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Entretien avec Laurent Mauvignier autour de Dans la foule (2006)
Par Françoise Dubor
Publication en ligne le 15 avril 2015
Texte intégral
1Laurent Mauvignier, comme il est spécifié sur son site, duquel nous reprenons les termes mêmes de sa biographie, est né à Tours en 1967. Diplômé des Beaux-Arts en Arts Plastiques (1991), il publie son premier roman aux Éditions de Minuit en 1999. Depuis, tous ses livres ont été publiés chez le même éditeur : Loin d’eux (1999) ; Apprendre à finir (2000) ; Ceux d’à côté (2002) ; Seuls (2004) ; un dialogue, Le Lien (2005) ; Dans la foule (2006) ; Des hommes (2009) ; Ce que j'appelle oubli (2011) ; théâtre, Tout mon amour (2012) ; Autour du monde (2014)… Ses romans s’essayent à circonscrire le réel mais se heurtent à l’indicible, aux limites du dire. Une langue qui tente de mettre des mots sur l’absence et le deuil, l’amour ou le manque, comme une tentative de vouloir retenir ce qui nous file entre les doigts, entre les ans.
2L’entretien ci-après touche à son seul roman Dans la foule, publié en 2006.
3Françoise Dubor: La question de la théâtralité de votre roman est peut-être une question latérale, que nous pouvons aborder aussi, je ne sais pas si vous avez pensé à cette dimension, à l’origine ou dans le fil de l’écriture, ou si vous la considérez comme une caractéristique de votre écriture – ce qui ne veut pas dire que le passage du texte à la scène serait facile, ou simple, même si Rodolphe Dana, notamment, l’a fait à plusieurs reprises, avec la compagnie des Possédés. Mais comme vous avez aussi écrit pour lui une pièce de théâtre, est-ce que les problèmes de l’écriture, pour vous, se posent différemment pour un roman et pour une pièce de théâtre ? Est-ce que, pour vous, l’expérience du plateau influe sur la forme de l’écriture ?
4Laurent Mauvignier: Bien évidemment. L’écriture pour le plateau n’est pas la même que celle du roman. Cette question, à elle seule, mériterait que l’on s’y arrête longuement. J’essaie d’y répondre dans Visages d’un récit qui comprend un entretien avec Othello Vilgard et le DVD du film Tout mon amour (Paris, Capricci, 2014) ; je me permets de vous y renvoyer, parce que je ne peux pas, en quelques lignes, traiter d’un sujet si vaste et complexe, d’autant qu’il est aussi compliqué pour moi que pour les autres, et que je fais ce que je peux avec… Mais pour dire vite : l’écriture théâtrale est différente, car elle doit prendre en compte le fait qu’elle n’est pas tout sur le plateau, qu’il y a l’espace, les corps, la lumière, l’ensemble de la scénographie et, bien sûr, les spectateurs. L’écriture doit faire place à un ensemble, même si elle est le centre autour duquel chacun va déployer son énergie et son talent, elle ne peut se substituer à personne, elle ne supplée à rien, elle doit au contraire donner l’occasion à tous de s’ouvrir, de s’accomplir. Un roman, c’est une écriture, et je sais que chez moi cette dimension de l’oralité, du mouvement, porte, surtout pour les premiers livres, des metteurs en scène de théâtre à vouloir travailler à partir de mes livres. Mais un livre n’est pas qu’une langue, une profération, une adresse. C’est aussi une architecture, un temps, et ces deux éléments ne sont souvent pas compatibles avec l’espace du théâtre. Je pense que l’adaptation, si l’on veut utiliser ce terme, est rarement réussie, car un roman se conçoit dans une intégralité, une structure qui met en tension les différents éléments dont il est composé. Je crois que modifier ça pour le faire entrer dans un autre format conduit à détruire ce qui fait la qualité, l’intégrité du roman. Écrire pour le théâtre doit donc être une vision, une pensée du théâtre, du plateau, etc. Mais il faudrait mettre aussi beaucoup de bémols, dans la mesure où, par exemple, Régy, lorsqu’il met en scène des romans de Vesaas, ne les détruit pas, puisqu’il en extrait une matière courte et qu’il évite ainsi le piège de l’adaptation. Et, dernier point, je n’écris de théâtre pour personne, ni pour Rodolphe Dana ni pour d’autres, même si les rencontres sont des déclencheurs formidables, celle de Rodolphe l’a été, mais à la fin, un texte n’est jamais sollicité que par l’auteur lui-même, ou plutôt par ce qui, en l’auteur, doit arriver, ce texte plutôt qu’un autre, dont l’auteur est l’artisan autant que le spectateur, avant d’être son propre commanditaire. C’est là encore une très vaste question.
5Françoise Dubor : La représentation d’une foule ne va pas de soi, au théâtre, mais dans le roman non plus, sans doute. Est-ce un défi à relever, selon vous ? Quels ont été les problèmes à régler, sur ce point, ou les questions qui se sont posées, à ce sujet ?
6Laurent Mauvignier : Un défi, oui, sans nul doute. Parce que dans le roman, il y a une règle, une évidence même, qu’on part toujours d’un cas particulier – personnage, situation – pour arriver, pourquoi pas, à montrer quelque chose qui pourrait avoir une visée plus générale. Il se trouve que le cas particulier s’oppose à la multiplication des points de vue, à la masse, ou alors il faut faire de la foule, du nombre, une entité à part entière, et donc lui soustraire sa nature même, qui est d’être multiple et indiscernable. C’est donc une limite et un enjeu très fort, d’autant que le monde est de plus en plus le résultat de mouvements de masse. Au moins depuis la première guerre mondiale, cette question devient cruciale. Il y a une dimension politique aussi : une masse, une foule, ce n’est jamais que 1 + 1 + 1 des milliers de fois, même si les statistiques, les chiffres, l’effet d’ensemble nous donnent à croire qu’il s’agit d’une nuée, d’un corps mobile en action, qui prendrait lui-même ses décisions, qu’il serait libre – et, de fait, souvent nous avons cette impression, par la puissance de la foule – , alors qu’à l’intérieur, si l’on change de focale, on ne voit que de petites unités humaines, notre unité de base. C’est donc ça qu’il faut regarder. Par exemple, William Gaddis, dans Les Reconnaissances, lorsqu’il essaie de décrire une foule dans Paris, passe de l’un à l’autre, toujours anonyme, sans s’arrêter, « un homme dit… , une femme dit…, une autre dit… » . On voit bien la difficulté. Autre pari pour moi : je suis un écrivain du détail et de l’intime. J’ai besoin d’un point de focalisation petit, une main, une cigarette, puis j’élargis le champ. Pareil pour les personnages, une cuisine, deux personnes. Alors passer à un stade rempli de 58000 personnes, c’est un très large huit clos…
7Françoise Dubor : La première perception de la foule est fournie par le titre, qui incite à penser que la foule serait conçue comme un espace propre, mais un espace paradoxal, dans la mesure où une telle spatialité implique la perte de tout repère – repère géographique : la foule anéantit toute spécificité locale, puisque l’action de la foule, sa mouvance, s’exerce n’importe où de la même manière, en absorbant dans votre roman toute distinction de Nation (France, Belgique, Italie, Grande-Bretagne) et de continent (l’Europe) ; – repère spatial à proprement parler : on y perd les notions de gauche et de droite, du haut et du bas, du proche et du loin… – en outre, les énergies qui s’exercent dans la foule brassent des mouvements qui font d’elle une surface indéfinie, où la profondeur et la surface s’équivalent… Est-ce que la foule comme espace est une approche que vous avez voulu envisager, dans votre roman, peut-être en termes de lieu qui coïnciderait avec un non-lieu ? Et est-ce qu’on peut concevoir la foule comme un « support surface », en référence à ce mouvement dans les arts plastiques qui met au premier plan le ou les matériaux, et le sujet au second plan – et en référence aussi à votre formation aux Beaux-Arts ?
8Laurent Mauvignier : Il y a un mot qui résumerait presque tout : la spatialisation. Pour Dans la foule, j’ai essayé de penser la foule et l’espace comme une seule entité, un objet à part entière, solide et fluide en même temps, compact et poreux, avec un dehors et un dedans. Je suis allé à Bruxelles jusqu’au stade du Heysel, j’ai établi le parcours des personnages. Et surtout, j’ai essayé de comprendre comment s’articulait le rapport extérieur/intérieur au stade. J’ai pensé le personnage de Gabriel d’abord comme regard sur le drame du stade vu de l’extérieur (l’impression de foule alors qu’on ne la voit pas, mais dont on sent la présence, notamment par la rumeur, le son qu’elle produit). Les autres personnages vivent la foule de l’intérieur, ils sont des éléments de la foule, mais plus on s’approche d’eux, plus on les individualise, plus ils deviennent étrangers à la foule. Certaines théories prétendent que le ban de poissons, ou la nuée d’oiseaux, devient une autre entité, un autre corps, qui aurait son autonomie, son intelligence, indépendamment des membres qui le composent. Mais il ne faut pas confondre la masse et la foule : la masse, c’est l’ensemble disjoint des communautés, c’est l’opinion publique, la rumeur, alors que la foule est un groupe constitué dans un lieu et à un moment précis, lié à un objet extérieur à elle : une manifestation liée à un mouvement politique, une réunion liée à un événement sportif, etc. Cette précision est importante : pour moi, c’était l’idée d’une sorte de sculpture, presque du « land art ». Mais une sculpture informe, mouvante, comme l’eau, en mouvement. Et puis ce qui m’intéressait, c’était de comprendre un parcours : comment un personnage, une personne dans la vraie vie, devient autre chose que lui-même, comment il s’abstrait de lui et de son histoire, de ses particularités, pour se fondre et se confondre avec ce corps dont il est à la fois la manifestation et le déni, puisque, à lui seul, il n’est pas la foule, mais que par elle il n’est déjà plus lui-même. Ce qui est évident, c’est que la foule est un matériau plastique. La masse, elle, serait de l’ordre de l’idée, de l’idéologie, alors que la foule est une manifestation plastique, visuelle, sonore, qui dépasse de loin la réalité psychologique de ceux qui la composent.
9Françoise Dubor : Comme la foule constitue aussi un collectif élaboré comme une unité forte, peut-on aussi la considérer comme un personnage à part entière ? Gabriel en parle dans votre roman comme d’un « seul corps » et « un seul être ». Mais il serait alors sans forme (c’est un « flot dense »), la densité vaudrait pour corporéité ; et sans conscience ni parole propre, plutôt caractérisé comme un champ de forces que comme une masse dotée d’une forme, et mû par des énergies libérées par autre chose qu’une volonté déterminée…
10Si la foule peut être considérée comme personnage (un personnage romanesque ?), serait-ce une sorte de personnage collectif ? Mais la foule, du point de vue de sa « voix », n’est pas seulement celle du stade (devant, ou à l’intérieur du stade) : avec cette voix qui est un incessant brouhaha, on la retrouve aussi au café, par exemple… Peut-on pour autant parler de foule, dans ce cadre plus réduit ? Y a-t-il foule à partir du moment où la densité se mesure à l’exiguïté spatiale où elle se trouve ? Ou n’est-ce pas, selon vous, un critère valide pour reconnaître l’existence même d’une foule ?
11Laurent Mauvignier : Question très difficile, insoluble. Pour moi, c’est d’abord en effet, comme vous le dites, un « champ de forces », un lieu où se concentrent et explosent dans la narration des images fragmentées, des éclats de sensations colorées, sonores, visuelles et tactiles. C’est l’occasion d’un univers protéiforme où sensations, perceptions, éclatements des repères, produisent et nourrissent l’entraînement et la motricité de la phrase, le décollement poétique du langage. Si l’espace se réduit, si l’effet dévastateur de la catastrophe, son caractère disproportionné par rapport au corps humain, au personnage, est remis en cause, si nous passons à un espace plus réduit, cette réduction peut néanmoins, elle aussi, avoir une force d’énergie, de concrétion de la matière, et produire, à son tour, par l’effet de foule, un démembrement, une mise en éclats du réel qu’elle peut nous donner aussi à vivre, à ressentir sur un mode hallucinatoire. Car la foule, c’est à la fois l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’horizon monstrueux, gigantesque, qui s’étend au loin, mais aussi l’écrasement, la suffocation, l’empilement, le danger d’un corps quand sa limite est en jeu. La foule pose la question de la dilatation de l’espace et de son rétrécissement. Kafka parle de ça, même s’il n’y a pas de foule : il suffit d’un corps contraint par l’espace.
12Françoise Dubor : Est-ce que la foule pourrait représenter un personnage « idéal », au sens où il devient impossible de lui assigner une psychologie propre ? Ou y a-t-il quand même la possibilité de distinguer une psychologie de la foule ? (Je dis « idéal » parce que j’ai cru comprendre que la question de la psychologie romanesque ne vous convenait pas beaucoup, et il est vrai que la psychologie est une approche qui fait encore aujourd’hui l’objet de grandes défiances…). Ou peut-être que la foule serait un personnage « idéal » pour d’autres raisons ?
13Laurent Mauvignier : En général, quand je m’emporte sur la question de la psychologie, c’est pour une raison très précise. J’ai entendu plusieurs fois des journalistes, bien intentionnés, il faut le préciser, qui voulaient m’inscrire dans la filiation du roman psychologique. Ce qui m’agace, c’est comment cette définition est simplificatrice. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de psychologie dans mes romans, bien sûr qu’il y en a ! Je n’ai rien contre la psychologie, si l’on veut, du moment qu’il y a un personnage… mais il y a aussi de la sociologie, du formalisme, etc, et cette manie de tout vouloir ramener à des catégories figées, dépassées, qui ne veulent plus dire grand chose, oui, c’est un peu pénible… Quant à dire si la foule aurait une psychologie propre, je ne sais pas. En tout cas, ce qu’elle aurait de particulier, ce serait d’être comme le loup dans la bergerie, une échappée des pulsions, pulsion de vie et pulsion de mort dans le monde civilisé, gendarmé, du quotidien. Si la foule a une psychologie propre, c’est celle de l’échappée, celle qui permet, en effaçant la responsabilité des actes de chacun, de laisser les pulsions s’épanouir sous la protection de l’impunité collective (personne n’a jamais tué quarante femmes, hommes, enfants, en donnant un coup de pied… a-t-on pu entendre au procès des hooligans du Heysel). Dans mes livres, la pulsion, l’élan du refoulé est au cœur de l’action : pulsion de mort à l’œuvre dans le suicide, dans le viol, dans le meurtre, dans les premiers livres, et pulsion guerrière pour Dans la foule. C’est vrai de ce que vivent les personnages sur un plan individuel lorsqu’ils oublient leur identité, ou qu’ils décident de s’en séparer, de laisser vivre leur espace pulsionnel. Leur corps est une prison, un lieu clos, ils s’échappent par le saut, le hors de soi ; la foule fait la même chose, sur un plan plus vaste, c’est une rivière qui enfle et déborde de son lit. Et je pourrais aussi dire que ce saut hors de soi, d’une certaine manière, c’est l’écriture qui l’accomplit le mieux pour moi.
14Françoise Dubor : A contrario, la foule en personnage n’a plus rien d’idéal dès qu’il est question d’effacement de toute responsabilité, celle de chaque individu étant impuissante à maîtriser ou à revendiquer les effets de la foule. Elle est un puissant agent de destruction, et de perte généralisée. La foule est-elle une incarnation du mal ? Y a-t-il quoi que ce soit de positif, malgré tout, dans l’approche de la foule ? Est-ce qu’elle permet, selon vous, de réfléchir aux liens entre l’individu et le groupe – et de supprimer l’idée que l’humain serait d’une nature uniforme, toute altruiste et bonne, ou toute mauvaise, et pulsionnelle ? La foule est-elle un bon moyen de provoquer une réflexion sur l’être au monde ?
15Laurent Mauvignier : C’est l’ambivalence de tout ce défoulement. C’est une force de ravages, de violence, de pulsion, d’anarchisme. Ce pourrait être le mal, mais c’est aussi un bien considérable, l’affirmation d’une force non domesticable par la société, une force sauvage et sexuelle, un désir d’être, une puissance de l’être, irréductible, irrécupérable par la communauté, dangereuse parce que libre. Bien et mal sont ici deux catégories morales et incapables, au fond, de circonscrire ce dont elles parlent. Pour moi, tous les personnages dont je parle, ce "hors de soi" qui les motive, qui motive la foule, c’est aussi le moteur de l’écriture, comme si tous ces personnages n’en étaient que métaphores, images, représentations.
16Françoise Dubor : Si on peut concevoir la foule comme personnage, ce serait peut-être, du moins, au prix d’une redéfinition radicale de la notion de personnage : à la fois munie et dépourvue d’une parole propre – dans le cri, la vocifération, l’inarticulé ; munie et dépourvue d’un corps propre ; dépourvue d’une volonté propre, mais munie d’une force impérieuse, en guise de volonté, qu’il devient impossible d’endiguer, d’infléchir, d’interrompre ; en perte d’humanité (au sens positif du terme), mais pourvue d’un fonctionnement clanique (Tana évoque « les animaux qui vivent en meute et qui tuent en meute », et il me semble que Gabriel et Geoff ont des termes comparables à propos de la perception de la foule)… ?
17Laurent Mauvignier : Oui, je crois qu’on peut dire ça, même si, il est vrai, il faut aussi se méfier de ne pas trop humaniser ou bestialiser la foule, ne pas trop en faire ce loup des contes pour enfants, même si c’est de ça qu’il s’agit, ou du retour des dieux grecs, peut-être, à la fois très présents, omnipotents et pourtant intouchables, incernables. Oui, la foule est un dieu dont l’animalité est souveraine et menaçante.
18Françoise Dubor : Parmi les effets produits par la foule, n’y a-t-il pas aussi celui d’une déréalisation du réel ? A-t-elle une capacité à rendre le monde (et le monde quotidien) à une forme d’abstraction ?
19Laurent Mauvignier : Oui,paradoxalement, la saturation d’effets de réel produit de l’abstraction ; l’image d’ensemble est tellement grande qu’elle est insaisissable. Le détail, la rapidité, la folie de la violence qui apparaît par bribes, morceaux, sensations explosées, produit de l’abstraction, la foule détruit l’intégrité des corps, l’unicité de l’individu ; le Heysel m’a aussi intéressé pour cette question du démembrement, de l’éparpillement, de la destruction de l’individu par l’ensemble. La perception de ce phénomène est impossible dans l’objectivité, la rationalité, mais seulement envisageable dans le morcellement de l’expérience humaine. Tout ce que l’homme voit à sa hauteur, c’est la dislocation de ses repères – temps, espaces, détails, gros plans et focalisations diverses et délirantes : manquer d’espace dans un stade qui contient 60000 personnes, le paradoxe effrayant dit tout.
20Françoise Dubor : Même si on s’attache sensiblement aux personnages qui se distinguent, en se détachant de la foule (et pour cela, le fait de les suivre avant l’événement aide grandement), on a le sentiment de la constitution aléatoire et imprévisible de la foule (les deux jeunes mariés en voyage de noces ne seraient sans doute jamais venus là si on ne leur avait pas offert ce voyage pour le match). Tout cela donne à l’apparition distincte de ces personnages quelque chose d’aléatoire : on aurait pu, avec autant d’intérêt, en suivre d’autres, qui n’auraient pas été moins intéressants, et qui se trouvent aussi, à l’instant T, dans cette foule, comme si donc les personnages étaient au fond fortuits, ou plutôt en puissance… Ce sont ceux-là, mais ils valent aussi pour d’autres, qu’ici on ne voit ni n’entend distinctement. Est-ce que cela correspond à une idée que vous vous faites du personnage romanesque ? Il aurait à la fois la compacité d’un être singulier, avec son histoire et son trajet singulier, mais qui serait simultanément emblématique, signalant par sa propre existence l’existence de beaucoup d’autres ? Et cela fait-il du roman le creuset de romans en puissance, comme en attente d’écriture ? N’est-ce pas là un autre type de foule, que recèlerait le roman, ou l’écriture romanesque ? Est-ce que le roman vous paraît un art privilégié pour la représentation de la foule ?
21Laurent Mauvignier : Ah oui, tout à fait. Le hasard qui fait que « ça tombe » sur vous, c’est aussi vrai d’un fait divers que d’un roman. Vous êtes le personnage d’une situation réelle ou fictive, avec la même part de hasard, de probabilité, de chance ou de malchance… C’est ce que j’aime dans le roman, choisir des personnages parmi les infinités de personnages possibles, exactement pour ce qu’ils sont dans la vie réelle et dans la vie fictive : ça tombe sur eux, par hasard. Il n’y a ni déterminisme, ni élection, ni rien, seulement les probabilités, seulement le hasard, les circonstances qui font que vous êtes là, à l’instant T. C’est vertigineux, et je trouve que c’est bouleversant.
22Françoise Dubor : Distinguer quatre narrateurs, en particulier, est-ce contribuer à donner une forme précise aux vociférations de la foule ? À lui donner voix ? Cependant, le passage par la foule les rend eux-mêmes hébétés, et muets, leur parole est soudain comme avalée par le passage par la foule…
23Laurent Mauvignier : Leur individualité est traversée par la foule, mais elle résiste par la voix, par la parole : c’est encore et toujours la leçon beckettienne. On a beau faire, on y revient toujours, quand on est écrasé par la foule, par la violence, quand le corps lui-même fait défaillance, il reste la voix, même un filet de la voix d’un corps qui cherche à respirer pour survivre. Et en même temps, le paradoxe est là que c’est la voix qui, luttant contre ce qui l’oppresse, le fait vivre, car la foule vit dans ce corps de la parole du personnage. En prenant plusieurs personnages, plusieurs points de vue, il s’agit de créer une sorte de maillage géographique pour encercler la foule, la densité, pour en rendre compte.
24Françoise Dubor : Vous avez parlé de fluidité dans le passage d’un point de vue à un autre, d’un personnage à un autre. Mais dans cette circulation de la parole, que l’écrivain que vous êtes organise et répartit, il me semble que s’organise aussi une perte de repères pour distinguer ces locuteurs, non pas parce qu’on ne saurait plus qui parle – en général, on le sait très bien ! –, mais parce qu’ils se croisent et se retrouvent, par exemple, dans quelques énoncés communs (l’expression « le match du siècle », par exemple, circule entre eux) que nous partageons aussi avec eux, et que nous savons répandus parmi de nombreux anonymes singuliers comme nous-mêmes, et répandus par les médias évidemment. C’est l’idée d’une voix à plusieurs monologues, mais qui n’appartiendrait donc plus à vous non plus, écrivain, sinon par le choix que vous en faites – elle serait le fait d’une circonstance, d’une époque spécialisée dans le présent de la circonstance en question. Ce présent-là, comme la foule, est-il aussi engloutissant, dans ces énoncés communs qui circulent des uns aux autres ? De facto, il n’y a plus de personnage dominant (l’ancien « héros »), d’où, encore, la sensation de la pluralité, ou de la diversité… sauf Tana, à la fin, qui s’impose dans sa singularité, mais en la suivant, on la suit dans sa chute – autre manière de perdre tout repère…
25Laurent Mauvignier : C’est une question très intéressante, très riche, à laquelle il faudrait là encore prendre le temps de répondre longuement. Quelle langue parlent les personnages ? Au-delà des langues nationales, qu’on neutralise par évident souci de lisibilité, il y a la question des registres (ceci étant, j’ai caressé le rêve d’une édition à part où chaque personnage parlerait dans sa vraie langue, non traduite). D’abord, cette question d’une langue commune, composée d’expressions toutes faites, du type « match du siècle » ; c’est en effet très important, parce que voilà comment, très simplement, on peut rendre compte d’une foule de mots colonisant la prétendue singularité des individus. L’individualité est aussi traversée dans le langage, par la communauté indistincte, floue et pourtant bien réelle, de la société, du groupe. L’individu, c’est celui qui agit contre le flux de cette communauté, non pour s’en extraire bêtement, par égoïsme, mais pour l’enrichir d’un regard neuf, questionnant, vivant. Le langage, il est traversé par le monde, il est le monde, personne ne peut s’en dire l’auteur absolu. Il est impur, multiple, non individualisé ; pour autant, il y a aussi cette dimension de la langue de l’écrivain, la langue, la parole, l’écriture en jeu dans le roman. Pour moi, faire sentir cette dualité entre la parole libre, le style – qui n’est surtout pas une question de bien écrire, d’écrire joli, de bien faire, mais l’affirmation d’une singularité, l’affirmation d’un geste, un acte, écrire avec une langue qui produit un léger écart dans le monde communicationnel pour marquer sa défiance, son adversité, son être – et une parole colonisée par les stéréotypes, les clichés, c’est capital. Pour autant, si le personnage est marqué par le parler commun, il n’a pas lui-même de singularité très marquée. Tous les personnages parlent sensiblement la même langue, qui est celle de l’écriture. Je ne cherche pas à singulariser les personnages par des tics réalistes, parce que je ne crois pas que le mimétisme serait la solution. Chacun produit sa variation à partir de l’écriture qui est celle dans laquelle il prend vie. Ce n’est pas pensable, après le vingtième siècle, d’imaginer cette régression qui consisterait à faire comme si les passages écrits n’étaient pas d’abord le fait d’un seul, l’auteur. L’écriture est là, elle est aussi un matériau de ce monde, donc on doit pouvoir la montrer, la faire vivre, sans aller trop dans le naturalisme. Le personnage navigue entre ces deux espaces : langue du roman dans laquelle il prend vie, et langue de la communauté humaine dans laquelle il doit s’inscrire. Entre les deux, à lui de donner de la voix pour ne pas être écrasé, pour se faire de l’espace, pour vivre dans la chair de sa propre parole.
26Françoise Dubor : En parlant de Dans la foule, et aussi d’une manière plus générale de vos œuvres, vous avez de nombreuses références au cinéma. Vous évoquez notamment vos personnages comme des caméras qui donnent autant de points de vue sur et dans la foule. Quand vous écrivez, et pour ce roman en particulier, est-ce que vous visualisez les scènes ? Est-ce que vous les orchestrez (la référence à la musique est aussi très présente !) en fonction de la visibilité que vous avez ou que vous souhaitez, en l’occurrence, de la foule ? Avec le jeu des intonations, variations, tonalités qui s’entrelacent, comment maîtrisez-vous cette foule par l’écriture, alors qu’elle est visuellement impossible à circonscrire ? Vous posez-vous des problèmes de cinéaste pour représenter la foule ? Ou le cinéma vous fournit-il des « solutions », ou des « clés », pour élaborer une telle représentation ? Avez-vous des références précises au cinéma en la matière ? Je pense à la fameuse séquence de foule dans Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, mais il y en a tant d’autres ! Et la musique (ou composition musicale) est-elle aussi une aide pour la composition romanesque ? La peinture ?
27Laurent Mauvignier : Oui, je visualise très bien les scènes, j’écris jusqu’à ce que je retrouve par la langue cette densité visuelle. Mais très vite, il y a un moment où l’écriture prend le pas, s’autonomise, elle embarque le visuel avec le sonore, la sensation, dans le rythme de la phrase. Le phrasé, finalement, produit toujours davantage d’images, de sons, etc, que je ne saurais en imaginer. C’est en effet impossible de circonscrire un réel aussi puissant, aussi spectaculaire. C’est pourquoi il faut vraiment muscler la langue, continuer, préciser, revenir, reprendre plusieurs fois chaque description, scène, temps, pour la rendre plus juste, plus forte, sachant qu’on ne sera jamais à la hauteur du réel. On peut aussi prendre ça en compte, contourner parfois l’obstacle, jouer sur les effets d’attente, de contournements. Et puis il y a le cinéma, en effet, mais aussi le théâtre, la littérature : tous les lieux de l’imaginaire aident à produire ce réel de la fiction. Des titres, je pourrais vous en donner des tonnes, mais je ne suis pas sûr que ça répondrait très bien à la question… enfin, une image qui me vient à l’esprit tout de suite, que j’aime énormément, en peinture, La bataille de San Romano par Paolo Uccello. Celle-ci par exemple, oui, je peux dire qu’elle fait partie de mon imaginaire, de ma conception de la foule : voyez comment tout y est imbriqué, lié, comment tout circule et se heurte en même temps. Une peinture comme celle-ci (il en existe trois versions qui sont toutes les trois aussi puissantes), en écrivant je la vois, elle me nourrit, l’esprit la convoque, elle fait partie de mon vocabulaire, de ma syntaxe imaginative. Pour Dans la foule,elle a énormément compté.
28Françoise Dubor : Quelle part accordez-vous à l’aléa, au hasard, dans l’écriture ? Est-ce une dynamique productrice pour vous ? Est-ce que la référence à John Cage est valide, pour vous ? Je pense à la notion de hasard que Cage introduit dans la création. Comment concevez-vous la part de hasard et d’autonomie dans la constitution romanesque de la foule ?
29Laurent Mauvignier : C’est amusant, j’ai failli évoquer John Cage à la question précédente… Oui, bien sûr, le hasard est une dynamique formidable, à la fois toujours dangereuse, qui peut nous emmener n’importe où, mais qui peut parfois produire des écarts impensables par la seule réflexion. De ce point de vue, les arts plastiques et une partie de la musique contemporaine ont été des vraies sources pour travailler, produire de la matière textuelle. Le tout est, pour moi, de ne pas m’éloigner trop d’une ligne de récit, et d’enrichir ce dernier avec ces matériaux, jusqu’à lui donner la puissance, l’étrangeté, la présence d’un monde possible. Le problème dans les romans, je trouve, c’est qu’on se dit qu’une phrase c’est : sujet, verbe, complément. On s’intéresse beaucoup au sujet, on en écrit des tonnes sur ses atermoiements, puis on s’intéresse au verbe, à l’action de ce sujet, on décrit alors ce qu’il fait ou qu’il vit, mais on néglige le complément, sous prétexte qu’il est ainsi trop mal nommé. Le complément est aussi important que l’action ou le sujet. C’est par lui, paradoxalement, que je passe. En faisant parler le personnage, la première personne, je me débarrasse aussi de lui pour en venir à ce qu’il voit, le monde dans lequel il circule, vit, respire. C’est très important, et le réel, l’observation, le hasard qu’on croise aident à construire tout cela.
30Françoise Dubor : Vous avez aussi évoqué l’effet d’entropie ou l’effet mécanique de l’écriture (l’écriture fait écrire). Est-ce que cela contribue non seulement au trajet des personnages, mais aussi aux déplacements que pourrait imposer l’activité de l’écriture aux plans préétablis, touchant ainsi la composition romanesque ? Et l’importance des objets, des gestes « déclencheurs » procède-t-elle, au moins en partie, de l’aléa, du hasard, de la variation ?
31Laurent Mauvignier : Oui, le plan préétabli bouge bien sûr en fonction de ce qui se passe dans l’écriture. Il faut vraiment écrire le livre pour savoir de quoi il est fait, ce n’est pas la simple application d’une grille, d’un montage préétabli. J’ai toujours plus ou moins une ligne générale, je sais où le livre va, mais il y a des chemins de traverse, il y a des ouvertures, des personnages secondaires qui s’imposent, d’autres qui étaient prévus et qui disparaissent, des situations qui enflent et prennent soudain toute la place, d’autres au contraire qui s’amenuisent… Mais la composition répond aux hasards et aux faits de l’écriture. Il y a, entre chaque séance d’écriture, une réévaluation de ce qui devait être fait, car à chaque fois le plan, l’idée générale est déplacée, transformée. Donc, tout est à réévaluer à chaque fois. Et c’est tant mieux, sinon, je n’aurais aucun intérêt ni aucune envie d’écrire. L’écriture va toujours plus loin que vous, elle va toujours au-delà de vos projets, de vos envies, elle est une source d’étonnements, de doutes, et elle offre plus qu’un canevas, même très complet.
32Françoise Dubor : La foule semble imposer une logique du chaos (que Tana définit comme « la norme, et pas l’inverse ») qui dirige des effets de fragmentation, etc. Comment s’articule le désordre né du chaos avec l’ordre de la composition romanesque ? Est-ce que les personnages singuliers vous permettent d’endiguer l’informe de la foule, en lui donnant visages et voix ?
33Laurent Mauvignier : C’est une question qui touche à la nature même de ce qu’est le roman. C’est une des raisons pour lesquelles il a été contesté tout le long du vingtième siècle : il donne à penser des relations de causalité, il crée des liens de logique et donne une vision du monde organisée, et d’une certaine manière rassurante. Or, rien n’est moins vrai. Le monde est simultané, chaotique, personne n’y est un personnage principal plus qu’un autre ; il n’y a pas de progression dramatique, de logique, de vérité, de début, de milieu et de fin. Tout vient en même temps dans l’espace du monde, alors que le romancier hiérarchise, oriente, dessine un sens au réel. Il construit un monde conforme à l’idée qu’il s’en fait, et il n’en rend pas compte. C’est ce qui est très critiquable dans le roman, ce qui en fait la limite. Pour autant, nous n’en sommes plus à l’èredu soupçon. J’écris avec des récits, des personnages, des situations, et il me semble qu’on peut de nouveau prendre cette question du roman et même du romanesque à bras le corps, qu’on peut se poser de nouveau la question de la hiérarchisation des éléments constitutifs du réel. Je me pose, comme beaucoup aujourd’hui, cette question de dire le chaos, de rendre compte de cette désorganisation constitutive du monde. Pour moi, passer par les personnages, en tout cas pour Dans la foule, c’était une façon d’assumer le morcellement du réel, et sa part toujours subjective, parcellaire, arbitraire. Une vérité à hauteur d’hommes, de sensations ; un monde de perception avant d’être un monde d’idées. La force du roman est d’abord sa grande faiblesse et sa fragilité, il ne peut parler qu’à partir de choses insignifiantes comme un ou deux personnages, une situation. Cette faiblesse constitutive est, pour moi, sa réalité, et si le roman se pense plus grand qu’il n’est, s’il commence à faire de ses personnages les porte-paroles d’idées, de thèses, et des scènes qu’il déploie des situations édifiantes et illustratives, alors on court à la catastrophe réelle du roman, l’éloignement d’avec sa nature. En montrant l’expérience de quelques-uns, simplement, il touche à plus grand, parce que les expériences que peuvent vivre quelques personnages nous donnent à retrouver les nôtres, à nous tous, non pas comme un simple reflet ou écho, mais comme mis en perspective, un monde proche du nôtre mais dont la proximité est aussi assurée par un éloignement, un recul romanesque qui ouvre notre propre expérience à une connaissance inédite pour chacun d’entre nous.
34Françoise Dubor : Pour revenir à ma première question, et donc au théâtre : est-ce que la référence au théâtre appartient à votre idée de l’écriture ? Ou est-ce une dimension que d’autres que vous ont discerné dans votre écriture, à tort ou à raison ? N’y a-t-il pas aussi l’inscription d’un certain refus du théâtre, par exemple quand Tana dit qu’elle « ne veut pas jouer le deuil éternel » ? Est-ce là un refus de la tragédie théâtrale ? Sans doute en raison des forces libérées par la foule, on a aussi parlé de vulgarisation des Dionysies grecques. Qu’en pensez-vous ?
35Laurent Mauvignier : Le théâtre, je dois dire que je n’y avais pas vraiment réfléchi, mais il se trouve que dès mon premier roman, Loin d’eux, il est venu vers moi. Des metteurs en scène, des acteurs, beaucoup de gens sont venus avec l’idée de monter ce livre pour le théâtre. Puis ça a continué, et je dois dire que depuis des années j’écris une pièce que je jette quelques semaines plus tard… Le théâtre est un désir ancien, mais je ne veux pas qu’il soit une simple adaptation des romans. Que mon écriture invite à la profération, à l’adresse au public, qu’elle incite à la vocalisation, c’est un fait, plus ou moins vrai selon les livres. Mais ça ne suffit pas pour faire du théâtre. Je refuse le théâtre pour les mêmes raisons qu’il faut refuser la notion de roman psychologique, c’est-à-dire pour tout enfermement dans une catégorie. Le théâtre participe de mon écriture, la théâtralité comme le romanesque, le drame comme le mélodrame… mais comme tout ça est encore un peu tabou – je me souviens du regard suspect que certains me jetaient, il n’y a encore pas si longtemps, dans les universités et chez certains journalistes, parce qu’il y avait un problème avec l’idée de jouer sans ironie le roman populaire et l’écriture savante. Comme si on ne pouvait conjuguer premier degré d’une émotion dans un livre et recherche formelle et littéraire… Cette suspicion, je la connais bien, je l’éprouve moi aussi, c’est un de mes tiraillements permanents. Mais je sais qu’il ne faut pas céder là-dessus. Le cinéma est plus libre sur ces questions : en 1959, je crois, Godard écrit un article magnifique sur la beauté mélodramatique des films de Douglas Sirk… Pour ça, l’écriture de Dans la foule, avec son côté romanesque, c’était excitant, parce qu’il y a, dans la littérature contemporaine qui se veut « sérieuse », un interdit, un tabou avec l’émotion, l’empathie. C’est plus complexe qu’un simple refus de la tragédie théâtrale, c’est la question de comment lui donner une puissance renouvelée, une force que la forme doit révéler. Comment ne pas céder aux facilités de la pacotille lorsqu’il s’agit d’émotion, de drame, de tragédie ? Quant à la vulgarisation des Dionysies, oui, c’est intéressant ; j’aime bien cette idée. Je pense souvent que les faits divers sont aujourd’hui les outils qui conviennent pour réinvestir le tragique, sans passer par le folklore de la toge et l’éloignement des pièces anciennes. La question du comment est toujours au cœur de la pratique d’un artiste, il me semble, avant même le pourquoi.
36Françoise Dubor : Pouvez-vous aussi évoquer l’adaptation de Denis Podalydès ? Dans sa mise en scène, qu’avez-vous retrouvé de votre roman ? Est-ce que la représentation théâtrale vous a surpris par ses possibles équivalences, du point de vue des moyens de représentation ? Denis Podalydès n’a pas évité la représentation de la foule, entre autres en démultipliant les narrateurs romanesques en plusieurs acteurs. Comment avez-vous perçu sa représentation de la foule sur la scène ? Est-ce que la réalisation scénique trouve des moyens qui sont, en retour, transposables dans l’écriture romanesque ? Est-ce qu’une dramaturgie de la parole, à votre avis, pourrait réunir roman et théâtre – en particulier dans la représentation de la foule ?
37Laurent Mauvignier : Ce qu’a fait Podalydès est remarquable. Vraiment, il a tout à fait compris deux choses essentielles dans le monologue : la dualité, la tension en jeu à l’intérieur d’une seule parole, la multiplicité des voix en une seule, et, deuxièmement, sa mise en mouvement permanente, sans repos, sans pause autre qu’un silence définitif. Je trouve en effet qu’on ressent la foule, sa présence, son corps, et c’était très excitant aussi à entendre parce que, pour moi, j’ai senti la possibilité d’un vaste chantier, d’une piste à envisager dans l’écriture, où théâtre et roman coexistent dans une forme qui cherche d’abord à trouver la voix en mouvement, le corps de la voix, si l’on peut dire, glissant de l’un à l’autre – une foule avec quelques acteurs. Oui, je crois que ça ouvre beaucoup de pistes.
38Françoise Dubor : Finalement, diriez-vous que la foule occupe en effet le premier plan, dans votre roman, comme peut le faire un personnage principal ?
39Laurent Mauvignier : Non, sans doute pas assez, j’ai une frustration de ce côté. Je crois que j’aurais dû aller plus loin. C’est un roman qui me laisse un sentiment, une sensation d’inachevé, et notamment sur la question de la foule comme personnage central au cœur du dispositif. Il m’arrive de me dire que je vais réécrire ce livre un jour, mais pour l’instant j’ai d’autres projets, d’autres romans, d’autres pièces, alors nous verrons.