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« Une pluralité d’individus » : le public shakespearien1
Par Stephanie Mercier
Publication en ligne le 03 avril 2015
Texte intégral
The throng that follows Caesar at the heels,
Of senators, of praetors, common suitors
Will crowd a feeble man almost to death.
Julius Caesar (II.4.36-38)2
1Il y a très peu d’occurrences du mot « crowd » (foule) dans le corpus shakespearien ; le terme est prononcé ou utilisé en didascalie seulement neuf fois dans les six pièces où il figure. Dans Julius Caesar, le prophète emploi « crowd » (II.4.36-38) comme verbe actif pour exprimer un doute qui va se vérifier pendant l’action tragique qui tend inéluctablement vers la mort de César, un César fragilisé par l’ambition et, donc, plus facilement assassiné. En 1599, date à laquelle la pièce fut mise en scène pour la première fois, la crainte d’une semblable transgression de pouvoir stratégique et politique du public, et plus largement de la communauté nationale, était toute aussi pressante. En effet, suite aux rapports de force de la réformation de l’Église et la dissolution des monastères à partir de 1530, la doctrine de l’autorité divine trouvait désormais son reflet dans une autorité terrestre ; une autorité qui devait reprendre les missions de l’Église, mais qui était aussi contrainte de gérer les questions économiques, politiques et sociales. Seulement quatre années avant que la dynastie des Stuart ne succédât à la celle des Tudors, il s’agissait de mesurer les forces et les dangers de la foule et la manière dont il convenait de la réguler, surtout au regard de l’équilibre des principes d’allégeance personnelle et de responsabilité civique qui étaient déterminants pour consolider l’autorité et les pouvoirs nécessaire pour piloter le pays dans ces conditions instables.
2Selon The Oxford Dictionary of English Etymology, le verbe « crowd » signifie, dès le quatorzième siècle, l’impulsion des individus dans la cohue, des individus qui se pressent vers l’avant telle une mêlée3. Le sémantisme originel du terme désigne donc des corps en mouvement, un ensemble d’individus qui affluent et se précipitent afin de faire gonfler le corps étendu de la foule humaine. D’abord, déplacement ; c’est seulement deux siècles plus tard que le mot lui-même se déplace et se nominalise, pour dénoter la réalisation de l’action exprimée par le verbe4. Il s’agit, donc, d’une évolution, d’un processus dynamique propre à l’époque de la Renaissance, comme si les limites langagières devaient être élargies afin d’exprimer comment les individus se détachaient petit à petit de la matrice structurante de la féodalité afin de se forger une identité propre au sein de la cohue de l’économie de marché5. Comme le fait remarquer William Egginton, l’affluence shakespearienne n’est pas celle qui se presse par obligation dans les églises médiévales afin d’y assister à la messe6, mais celle qui s’unit librement pour faire foule7. La nouveauté lexicale8, exprime toute la permutation sémantique car le mouvement est à la fois horizontal, dans le sens d’un déplacement physique, et vertical, en ce qui concerne la mobilité sociale. De plus, s’effectue un « brouillage » du paradigme traditionnel, dans le sens d’un dépassement des limites identitaires qui séparent habituellement l’individu et la multitude. En effet, la construction du public shakespearien « passe nécessairement par le regard de l’autre et le regard sur l’autre9 » et, comme nous allons le voir, les pièces jouées sur scène ajoutent une autre dimension au modèle car elles fournissent, par un jeu de regard additionnel, « une identité à la collectivité et l’œuvre écrite [qui] prend sens à partir de cette identité reconstruite par elle10 ».
3Il convient donc de tenir compte de l’importance de cette interactivité physique et psychologique des spectateurs que l’on pouvait parfois difficilement distinguer des acteurs car, en pleine lumière, la foule était amassée autour de la scène, voire assise sur la scène, et sa présence offrait alors elle-même un spectacle tridimensionnel : tout le contraire de l’alignement frontal du public contemporain qui est, le plus souvent, plongé dans le noir. Ainsi, l’étude de la question de l’identité pluridimensionnelle du public shakespearien implique une problématique qui est elle-même multiple et qui force le regard à se positionner à partir de plusieurs perspectives – perspectives plus nuancées et infiniment moins figées qu’à l’époque actuelle. Pour analyser la notion de public shakespearien nous allons donc faire dialoguer histoire, philosophie, anthropologie et littérature, afin de considérer ce conceptcomplexe, porteur d’une expérience à la fois personnelle et partagée.
Indidvidus groupés
The time misordered doth, in common sense
Crowd us and crush us to this monstrous form,
To hold our safety up.
2 King Henry IV (IV.1.259-261)11
4Cette citation, qui ouvre la première partie de notre article, démontre comment la pluralité des perspectives est une question centrale chez Shakespeare, comme dans la seconde partie de King Henry IV, jouée pour la première fois vers 1597. En cela, le commentaire de l’archevêque de York, qui exprime la nécessité de se plier aux contraintes de la realpolitik dans le contexte belliqueux d’un passage du pouvoir, résume en quelques vers la situation critique de la société dépeinte dans la pièce. Les difficultés qu’engendre la bousculade successorale lors d’une période nébuleuse de l’histoire de l’Angleterre se manifestent à travers son langage, un langage qui reflète aussi la crise que traverse l’Angleterre élisabéthaine car la reine était vieillissante et n’avait pas d’enfants pour assurer sa succession. Le passage de pouvoir à son cousin, Jacques VI d’Écosse, dont Élisabeth Ière avait fait exécuter la mère pour trahison en 1587, pouvait donc faire écho à celui d’Henri IV, lui-même usurpateur de la couronne de Richard II. Les vers traduisent ce désordre douloureux : l’allitération en cr qui évoque le bruit d’un broiement établit le lien entre la foule « crowd » et la violence d’une coercition « crush », la personnification de la foule en monstre et le chaos spatio-temporel – exprimé par le terme « misordered » (disloqué) en parallèle avec l’antithèse directionnelle de « crush » (écrasé vers le bas) et « hold up » (porté vers le haut) – transmettent, de manière stylistique, l’idée de cette lutte d’influence.
5D’une manière similaire, les compagnies de théâtre, contraintes de s’assembler dans Londres à la fin du XVIe siècle, le firent afin de se plier aux diktats des nouvelles lois économiques et de garantir leur survie. Les premiers théâtres commencèrent ainsi à attirer une foule de spectateurs en dehors des zones réglementaires restrictives de la ville de Londres et de la censure du « Revels Office » (le bureau des festivités) sur des terres connues sous le nom de « liberties » (libertés). Ces entrepreneurs n’avaient guère d’autre choix car les autorités regardaient cette nouveauté (jusqu’au milieu du XVIe siècle, le théâtre était ambulant et se produisait à l’intérieur des manoirs ou dans des cours d’auberge devant un auditoire réduit) d’un très mauvais œil puisqu’elles craignaient que celle-ci, en attirant les masses, ne destabilisât l’ordre social : « People at the theater are not where they should be (i.e. in their parishes, at work, or at worship) ; consequently, they are not who they should be, but are released into a realm of Protean shapeshifting with enormous destabilizing consequences for the social order12 ». Comme les autorités municipales et religieuses, hostiles, ne parvinrent pas à éradiquer totalement le théâtre, elles essayèrent de l’endiguer avec différents textes de lois, afin de maintenir chacun à sa place, sur la scène et dans la société, dans un effort constant de rationalisation.
6Néanmoins, les théâtres « The Red Lion », en 1567, et « The Theatre », en 1576, s’établirent dans le nord de Londres, même si certaines compagnies durent se produire sous une protection noble, voire un patronage royal, en réponse à la législation qui punissait les acteurs en tant que vagabonds dans le « Act for the Punishment of Vagabonds » (1572). S’ensuivit la construction d’autres théâtres au nord de la ville : le « Curtain », en 1577 ; puis, au sud, dans le quartier douteux du Bankside : le « Rose », en 1587, le « Swan », en 1595, et le « Globe », en 159913. En résumé, on peut dire que le phénomène qui a été à la base de la création du public shakespearien a débuté par une réunion en nombre et par une concentration des efforts économiques à Londres.
7 Ces nouveaux théâtres, avec une coopération opérationnelle renforcée, une capacité des lieux d’accueil qui allait grandissant (jusqu’à 3000 personnes pour certains) et qui se stabilisait géographiquement, bénéficièrent d’une visibilité accrue et d’une puissance financière potentielle plus importante. Toutefois, et comme le souligne Andrew Gurr, les modifications socioculturelles, qui, au cours de la période, créèrent les conditions de la formation de la foule, contribuèrent aussi à l’atomisation du groupe :
The players performed their own small part in the downfall. Their aims and objects changed drastically throughout the period, reflecting the shifts in the social structure that brought about the revolution in society at large. Under Elizabeth, the players might be summoned to Court to make a contribution to the Christmas festivities, […] but the plays that were performed on such occasions were not different from the fare that the players gave to the citizenry.
In the seventeenth century, under the Stuarts, the picture was modified. The citizen amphitheatres continued to offer a pennyworth of bear-baiting or playgoing throughout the period, but the upper end of the market expanded and altered radically […] most of the new plays were being written for the companies occupying the halls, and their wealthy patrons14.
8Gurr explique comment le financement « communautaire » tel qu’on l’entendait au XVIe siècle, non réglementé et destiné à soutenir des activités comme le théâtre, était aussi affecté aux loisirs tels les combats d’ours, ou de coqs, dont les lieux d’accueil se trouvaient aussi dans le Bankside et dont la tarification était identique à celle des théâtres. De ce fait, l’industrie de loisirs émergeante ne sut pas adopter une différenciation de son offre qui aurait pu créer une discrimination bénéfique dans l’esprit du public. Pire encore, ceci fit également perdurer une image dépréciative du théâtre accessible au plus grand nombre auprès des autorités municipales et religieuses de la ville. Aussi, à partir de 1603 avec l’ascension de la dynastie Stuart, l’urbanisation et l’agrandissement de la cour de Westminster engendrèrent une fracture entre les deux types de public shakespearien, le public aristocrate et le public populaire, avec une prédilection croissante des plus riches pour des théâtres couverts qui avaient une capacité d’accueil réduite et une tarification rédhibitoire pour les plus pauvres.
9Ceci finit par réduire les marges de manœuvre des compagnies considérablement et ce schisme conduisit à un amoindrissement du pouvoir de ces nouveaux entrepreneurs : leurs objectifs s’étaient divisés et les clivages résultant de ces changements de perspective, de priorité et d’orientation concoururent inéluctablement à la fermeture des théâtres par le Parlement en 1642, comme pour signaler la fin d’un règne15. La foule des spectateurs shakespeariens était vouée à se désagréger car la puissance communautaire s’était réduite, au fil du temps, à un monopole royal. L’institutionnalisation était donc loin d’être synonyme d’organisation, et la dissolution des théâtres, seulement un siècle après celle des monastères, révèle la qualité évanescente de la foule qui y assistait. Thomas Smith, en 1609, en avant-coureur de la pensée rebelle, rappelle comment l’individualité fluctuante de la multitude contrastait avec l’idée de stabilité que revêtait la notion de « Common-Wealth » :
A common-wealth is called a society or Common doing of a multitude of free men, collected together, and united by common accord and couenants among themfelves, for the conuerfaftion of themfelves, as well in peace as in warre, for properly a Hoaft of men is not called a Common-Wealth, but abufiuely, becaufe they are collected but for a time, and for a fact: which done each deuideth himfelfe from others as they were before16.
10En somme, l’homme médiéval se réunissait sous le joug de la religion, conditionné par des règles morales strictes liées à son statut, tandis que l’homme moderne fait foule, sans règles, et réunit le temps d’un instant avant de se disperser, divisé qu’il est de ses semblables par la nécessité de ses propres intérêts. Le philosophe Gilbert Simondon tire ainsi les leçons de cette « individuation » du groupe :
le groupe n’est pas fait d’individus réunis en groupe par certains liens, mais d’individus groupés ; d’individus de groupe. Les individus sont individus de groupes comme le groupe est groupe d’individus. On ne peut dire que le groupe exerce une influence sur les individus, car cette action est contemporaine de la vie des individus ; le groupe n’est pas non plus réalité interindividuelle, mais complément d’individuation à vaste échelle réunissant une pluralité d’individus […]. Le rapport de l’individu au groupe est toujours le même en son fondement : il repose sur l’individuation simultanée des êtres individuels et du groupe ; il est présence17.
Mouvements de foule
Among the crowd, i’ the Abbey; where a finger
Could not be wedged in more: I am stifled
With the mere rankness of their joy.
King Henry VIII (IV.1. 58-60)18
11La « présence » des individus qui composent le public shakespearien est ainsi tendue en miroir inversé à celle de la foule sur scène avec toute sa signification stratégique et politique. Comment le théâtre shakespearien tenta de s’adapter à la mobilité géographique et sociale de son public ? C’est la question qui va être au centre des deuxième et troisième parties de cette analyse. La mise en scène du couronnement d’Anne Boleyn (deuxième femme d’Henri VIII, et, pour beaucoup, l’usurpatrice du trône de la première femme du roi, Katherine of Aragon) en est un parfait exemple. La cérémonie est narrée « hors champ » par un membre de la Cour pour que l’effet produit soit doublement efficace, car le vocabulaire transcrit la scène, sans besoin de multiples figurants, et exprime les véritables raisons du mariage. En d’autres termes, la pénétration de la foule dans l’abbaye royale afin d’assister à la cérémonie peut évoquer celle, plus charnelle, du roi dont le désir est d’assouvir son besoin d’un fils héritier. En effet, la mise en abyme est celle d’un spectateur d’une histoire scénarisée qui est contemplée par le public qui participe, ou qui a participé, à une histoire quasi-identique, ce que semble confirmer le deuxième titre de la pièce « All Is True » (Tout est vrai). Toutefois, la fiction est loin d’être un simple moyen de propagande bienveillant car, comme nous rappelle William Egginton, la foule accueillante, présente au couronnement d’Anne et imaginée par les deux dramaturges ayant collaboré à l’écriture de la pièce, William Shakespeare et John Fletcher, anticipe celle, inhospitalière et hargneuse, de l’exécution de la reine en 1536. L’instabilité potentielle et imprévisible de la foule est un phénomène toujours présent au cœur de la dramaturgie, une dramaturgie qui est nécessairement façonnée en fonction des êtres qui l’entourent :
In scenes of pageantry, the crowd is ambivalently portrayed as at once a potentially uncontrollable multitude and an increasingly important moral arbiter upon which the history of the Elizabethan Protestant succession depends. At Anne Boleyn’s coronation […] the image of the crowd, gendered and intimately linked to Henry’s sexual appetite and desire for a male heir, suggests procreation […] but as the audience knows, coronation crowds also anticipate the unruly crowds of public executions. This representation of the multitude reflects England’s state of flux and the emergence of the crowd as a phenomenon oscillating between two poles: on one end, an energizing, fascinating physical union of people that represents a procreative force and successful balance of the state and monarchy, and on the other, a dangerous mass inciting anarchy and the threat of popular instability19.
12Ces transformations se vérifient à travers les pièces qui écrites et jouées selon le profil du public qui se trouvait sur les lieux de représentation. Comme l’indique Martin Holmes, pour les spectateurs de Finsbury présents au « Theatre » et au « Curtain », l’effet recherché des productions était conçu en fonction de l’impact que pouvait avoir les pièces sur le public, des individus originaires des classes aisées et, pour la majorité, des marchands ou des étudiants en droit des « Inns of Court ». Ce premier public shakespearien cherchait probablement à se distraire après une journée de travail, car la Cour n’était pas encore établie de façon permanente à Westminster et les seules raisons qui poussaient les habitants à s’installer à Londres à cette époque étaient le travail ou le commerce : « the London playgoer for whom Shakespeare usually wrote was not the gentleman of leisure seeking a sensation but the business man or law student seeking entertainment after a day’s work in shop, counting house or one of the Inns of Court20 ».
13Les structures narratives des histoires cherchaient à établir un véritable dialogue avec le public et s’efforçaient d’atteindre chacun de ses membres. Il était essentiel d’inclure des aspects de la vie courant au sein des intrigues les plus chargées d’histoire ou de tragédie afin de marquer la transition entre les moralités du Moyen Âge – qui comportaient des personnages types et insensés, basés sur la Bible, et qui semblaient désormais décalés du quotidien car imposés au public par l’Église – et un théâtre nouveau, un théâtre payant auquel le public avait désormais le libre choix d’assister ou non et pour lequel les fictions devaient être écrites sur mesure. C’était donc une évolution qui nécessitait la participation des personnages les plus complexes afin de refléter la réalité de l’époque et la vie quotidienne du public pour mobiliser, et garantir, l’adhésion des spectateurs. D’autant plus que la fin du XVIe siècle était une époque marquée par une série de crises économiques liées à de très mauvaises récoltes (1593-1597), et que le théâtre devait, en outre, faire face à des fermetures à cause de fréquentes épidémies de peste (1592-1593)21. Autrement dit, malgré des conditions difficiles, il fallait faire revenir le public, et c’est pour cela aussi que l’histoire préfigure l’œuvre car c’est l’homme qui se trouve au centre des préoccupations du dramaturge et des compagnies théâtrales, car c’est l’homme qui s’exprime à travers les mises en scène et qui s’y modèle :
To an audience that had read a little Seneca in its schooldays and had not looked into the pages of Aeschylus to learn what ghosts, doom and tragedy would be when handled by a master, a play like Henry VI would come as a refreshing relief. This was life, not literature, though it had its moments of ear-filling rhetoric and passion […], human beings, expressing this or that natural passion in an exuberant but still natural way […]. These playgoers went not only to hear poetry and see violence but to watch the unfolding of a story vaguely known to them already22.
14C’est ainsi qu’une mise en forme des éléments quotidiens et historiques s’organisent dans l’espace ; une mise en scène dont la représentation théâtrale constitue une expérience partagée, dans la mesure où le rôle actif du théâtre est d’aller vers le spectateur afin d’établir une situation interactionnelle. Ceci, puisque l’écriture scénique est déjà conditionnée par la vie du public, par l’expérience dont la déclaration demeure indispensable pour en prendre le contrôle et en surmonter les contraintes. Cela se vérifie de manière étymologique, car « experience » signifie le passage d’un espace temps vers un autre, et la reconstitution théâtrale de cette expérience est l’expression du besoin universel de conférer une dimension esthétique à son mode de vie. Comme le rappelle Victor Turner : « ‘experience’ derives, via Middle English and Old French, from the Latin experientia, denoting ‘trial, proof, experiment,’ [per-] with the core meaning of ‘forward’, ‘through’ […] ‘I pass through’ […] in which meaning emerges through ‘reliving’ the original experience (often a social drama subjectively perceived), and is given an appropriately aesthetic form23 ». Le sens, voire l’enseignement, sociétal essentiel qui en découle réside, donc, dans la volonté d’épouser, avec réalisme, l’avenir et de progresser de façon efficace. Le public shakespearien du nord de Londres assistait à la représentation simultanée d’une pratique acquise et d’un modèle d’apprentissage.
15Les changements de lieux qu’accompagnent souvent les histoires renforcent l’expérimentation dramatique. Sans avoir à se rendre dans le pays et avec un minimum de connaissances des us et coutumes du peuple qui y réside, le public shakespearien de Finsbury se voit déployer d’autres modes de vie devant ses yeux. Par exemple, la manière dont Romeo and Juliet, une pièce probablement jouée pour la première fois au « Curtain » en 1597, transcende le banal, pour atteindre son climax poétique et tragique, dépend d’une pratique italienne de déposer des corps défunts dans un cercueil sans couverture. C’est pourquoi le Frère Laurent doit communiquer cette information aux spectateurs, afin de replacer l’histoire dans un cadre qui est à la fois crédible et spectaculaire24.La dramatisation de la forme va de pair avec celle de la présentation d’une information vérifiable, et l’effet dramatique recherché se trouve, en outre, intensifié par l’éloignement auquel il est subordonné.
16C’est donc l’élargissement des horizons qui permet la mise à distance et qui souligne l’inévitable tragédie de l’apogée de la pièce – car attribuable à différentes mentalités et dépendant d’autres lieux. De même, le public shakespearien, lui-même composé de gens venus d’horizons éloignés et apportant chacun un vécu différent sur le lieu du théâtre, se trouve ainsi animé par la volonté de participer à la représentation. L’importance accordée au mouvement sert, ainsi, à unir et non à séparer les spectateurs, car le déplacement est un reflet de la diversité des connaissances et des préoccupations de chacun et de tous. La distanciation sociale et géographique joue donc un grand rôle unificateur dans une dynamique rassembleuse qui prend sa source, paradoxalement, dans un élément de conflit et parmi des personnages qui peuvent, a priori, n’invoquer aucun facteur commun avec les personnes qui les regardent. Voilà pourquoi Shakespeare a revisité le long poème en anglais d’Arthur Brooke, le Tragicall Historye of Romeus and Juliet, écrit en 1562, afin de lui donner des ramifications spécifiques capables d’unir la foule d’acteurs et de spectateurs autour de l’union finale entre les deux familles qui est désignée à redresser les torts subis :
Capulet is a London merchant rather than a Renaissance nobleman. Fathers could be disappointed in their children and stunned and broken by bereavement, in the commercial world of London no less than in the Italian aristocracy, and the mourning figures at the end of the play bring the tragedy most clearly home to that particular type of spectators […] The true end, the end that the Elizabethan audience would want to see, is the effect of the tragedy on the stricken parents25.
17De la même manière, la pièce King Henry VIII, dont le deuxième mariage du personnage éponyme revenait, pour ses détracteurs, à usurper l’autorité de l’Église et les droits souverains de dieu, est mise en scène en 1613 au « Globe » (à un moment où personne ne pouvait ignorer les problèmes successoraux de Jacques I suite à la mort de son fils Henri en 1612) comme pour rappeler la nécessité de se grouper autour d’un monarque légitimement sacré. Le théâtre devient, alors, un espace de médiation pour traiter les problèmes susceptibles d’être relevés dans le cadre de cohérence fourni par la scène ; un endroit où la parole était impossible à renier car, par définition, déjà fausse. Non seulement les éléments apparemment irréconciliables deviennent parfaitement conciliables, et même compatibles et solidaires car restitués dans le cadre d’une fiction, mais la mise en scène de la tragédie du couronnement et puis de l’exécution d’Anne, qui précède celle de Mary, permet un chevauchement des éléments de l’histoire et un rapprochement flatteur entre les règnes d’Élisabeth Ière, « the maiden phoenix » (V.4.40), et de Jacques Ier, « the heir » (V.4.41). Ainsi s’opère une réunion des idées et des individus : le théâtre devient un lieu qui instaure un climat de confiance mutuel par la prise en compte des attentes des différentes sources de légitimité, même si ce lieu ne suffit pas à garantir, à lui seul, l’interaction constructive de ces dernières. Toutefois, et même si les conflits ne sont pas tous résolus à la fin de l’intrigue, les oppositions représentées permettent de mieux comprendre la profondeur et l’étendue des préoccupations du monde et offrent la possibilité de le modeler, individuellement et collectivement, dans un apprentissage tout au long de la vie.
Mobilité et (in)cohérence sociales
The general subject to a well-wished king,
Quit their own part, and in obsequious fondness
Crowd to his presence.
Measure for Measure (II.4. 27-29)26
18Malheureusement, cette opportunité de remodeler en profondeur la société au bénéfice de l’ensemble se traduit le plus souvent en « self-fashioning ». Autrement dit, l’erreur était de penser que l’unification des individus qui composaient le public shakespearien se ferait d’elle-même par la combinaison d’éthique et d’esthétique qu’offre la représentation d’une expérience partagée sur scène. L’aménagement d’un espace théâtral commun dédié à la société civile ne garantissait donc pas, à lui-seul, un avenir où les individus agiraient d’une façon désintéressée. Ainsi l’équilibre délicat de l’autoréglementation de la société moderne s’articule-t-il autour de l’arbitrage d’un civisme collectif et de la conscience personnelle de chacun. Les vers d’Angelo cité ci-dessus, le jeune substitut du duc de Vienne dont le rêve de pouvoir tourne rapidement au cauchemar, sont un bon exemple du dilemme, pour l’individu et pour la société, de la mise à l’épreuve des valeurs morales : le conflit entre foi et raison que pose la question de servir les autres ou de se servir. Tel est le prix à payer pour la mobilité sociale ; le sacrifice de soi (« Quit their own part ») pour faire foule autour d’un autre (« Crowd to his presence ») et la liberté d’expression cèdent la place à l’oxymore du cynisme et de l’hypocrisie de la « vérité politique ». Ceci, car la folie du groupe occulte parfois tout l’espoir d’une réponse cohérente visant à soutenir et à respecter la diversité.
19Cette hypothèse se vérifie, une nouvelle fois, à travers du contexte historique de la fin du XVIe siècle. Au fur et à mesure que le cercle de la Cour se refermait sur Westminster, les centres d’intérêt du public se reflétant dans les pièces se resserraient de plus en plus sur la fragilité de la nature humaine dans un monde déchu. De cette manière, la vulnérabilité et l’impuissance de l’homme pouvaient tout autant devenir un prétexte pour l’inertie qu’être érigées en stratégie pour agir afin de devenir maître de la situation. La personnalité des personnages devait alors se complexifier afin de correspondre aux attentes du public érudit des classes dirigeantes et aux attentes de ceux qui aspiraient à en faire parti :
When Shakespeare and his fellows changed their old citizen-audience of Finsbury for a less familiar one on Bankside, a change was coming over London itself. The Court was settling itself permanently at Westminster […] The polite audience, hitherto associated with special occasions and ‘command performances’ in banqueting halls, was prepared to go more regularly to the ordinary playhouse for its entertainment if it found anything worth going to […] an audience that had come to the theatre not so much to be excited as to be interested [in a play that] depicts a fairly small field of human action but an infinitely greater proportion of human nature […] The important thing about Brutus was his nature, not his nationality27.
20Julia Briggs présente ainsi le processus qui permet d’acheminer une telle information vers le public, celui du « théâtre dans le théâtre » ou du spectacle en miroir de la foule par la foule : « Plays-within-plays usually provided a sinister purpose, providing occasions for murders which an on-stage audience of actors watched as impassively as their actual, off-stage counterparts; actors and audience conspired to take mutual pleasure in a fiction, to reject the truth of experience for a glitteringly dangerous invention28 ». Dans une mise en abyme théâtrale, l’illusion et l’artifice contribuent à former un groupe de spectateurs dont la réalité est évaluée à travers la perception subjective de chacun. La dynamique des pièces shakespeariennes se révèle donc être celle qui s’opère entre les notions de normalisation, de différenciation et d’altérité, avec le souci de remettre en cause l’illusion de sa propre centralité et de cultiver la possibilité du partage de l’espace au sein du groupe :
There is much theatre, much role-playing, much illusion in ordinary life […] And of course the nature of reality itself is problematic. Our senses are fallible; we can perceive reality only through these imperfect senses and so what we perceive may itself be an illusion […] the theatre, which merely adds another dimension of illusion to the fabric of illusion we call reality, is a perfect image of our situation as human beings in this world29.
21Ceci, même si l’interprétation va souvent à l’encontre de l’intention manifeste du dramaturge, car il importe de comprendre les motivations de chacun, chaque individu orientant son interprétationafin de favoriser ses propres intérêts :
So [the playwright] will be bound to show that the judge who pronounces the sentence also suffers agonies in his mind, he will have to show the case for the punishment of his victim as much and as fairly as that against it […] he will not be able to stop at least some members of his audience form seeing the other side of the case as well. Ultimately the effect will depend not so much on the manifest intention of the author as the quality of the play as drama30.
22Voilà pourquoi, dans Measure for Measure, le personnage d’Angelo soulève des interrogations à la fois morales et politiques. L’intrigue ne se contente pas de relater une histoire basée sur les dérives des intérêts égoïstes d’un despote puritain qui ne possède ni l’envergure intellectuelle, ni la sensibilité humaine pour se détacher d’une conception étroite de la tradition conservatrice dans sa gestion de Vienne – une gestion qui va finir par détruire les choses qu’elle cherche à maintenir. Au contraire, la pièce, qui se termine par la déconfiture du substitut, va, par la représentation associative nécessairement cohérente de l’expérience de sa peine, susciter de la compassion de la part des spectateurs. Ceci puisqu’Angelo est aussi victime du duc Vincentio lequel s’avère être un maître dans l’art de la manœuvre machiavélique, une pratique qui semble avoir évincé la morale individuelle et l’éthique personnelle dans le duché.
23La fiction se révèle donc fidèle représentation de la complexité et de l’ambivalence de la société ; plus le degré d’illusion est élevé, plus est profonde l’influence du corps social sur tous les autres, sur scène et dans le public. À travers l’illusion, la fiction tente de balayer toute notion de hiérarchie sociétale : il n’y a ni catégorisation formelle, ni groupement indifférencié des personnages. Ce travail en réseau permet au dramaturge de rapprocher les personnages entre eux ainsi que d’établir des ponts entre les personnages et le public. Le théâtre devient, alors, une manière de donner corps au principe de communication, un point de rencontre pour un échange d’expériences détenant une valeur symbolique à la fois universelle et particulière.
[A] man into whom nature hath so crowded humours that his valour is crushed into folly, his folly farced with discretion.
Troilus and Cressida (1.2. 20-22)31
24La hiérarchie est une nouvelle fois détournée par le commentaire d’Alexandre à propos du précipité de folie qu’est Ajax, un soldat à la fois troyen et grec comme nous le rappelle Hector : « my great father’s son / A cousin-german to great Priam’s seed » (IV.7.4-5). Ce personnage incarne à lui seul la pluralité de la comédie humaine représentée dans Troilus and Cressida, une pièce de 1601 destinée à un public exclusif et érudit, issu des classes dirigeantes32, et qui relate le gâchis humain du théâtre des opérations à Troie. Ici, Shakespeare prend une position distanciée, dans le temps et dans l’espace, mais aussi par rapport à lui-même et à ses drames historiques précédents qui avaient souvent promu l’action militaire comme moyen d’assurer la défense de l’État. Le dramaturge, par cet éloignement, se place parmi la pluralité d’individus de son propre public, tel un observateur de la société : une société composée elle-même d’une foule d’individus qui peut être contre-nature (« crowded humours ») et dépourvue de raison (« crushed into folly »). Ainsi jette-t-il le doute, chez les spectateurs aristocratiques, sur le fondement moral de leur légitimité politique. D’un côté, c’est un regard sur une foule où l’usurpation du pouvoir et de l’identité est de mise afin de forcer le passage à travers la mêlée et de garantir la réussite, mais, de l’autre, c’est un regard différent qui offre au public la possibilité de se réinventer par un changement de perspective. Au final, Shakespeare, par le dialogue théâtral qu’il instaure avec autrui, fait place à un positionnement alternatif quant à la lutte pour créer une vie digne et être maître de son destin. À la vivacité du jeu d’acteur et à la pleine conscience du public de se rencontrer afin de comprendre qu’il s’agit d’un éclairage perspicace sur la nature conflictuelle de l’être humain au sein de la cohue.
Notes
1 Gilbert Simondon, L’individuation psychique et collective, Éditions Aubier, 1989, 2007, p. 186. Le terme « shakespearien » fait référence à la période comprise entre 1590 et 1616 : « Shakespeare’s own contact with the London theatre world extended only from about 1590 to 1616, but he stands on its highest peak », Andrew Gurr, The Shakespearean Stage 1574-1642, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, Preface, p. xii.
2 Toutes les citations proviennent de The Norton Shakespeare, Deuxième edition, Stephen Greenblatt (éd.), New York, Norton, 2008. Ici The Tragedy of Julius Caesar, First Folio, 1623 (II.4.36-38), p. 1581.
3 The Oxford Dictionary of English Etymology, C.T. Onions (éd.), Oxford, Oxford University Press, 1966, entrée « crowd », p. 231: « crowd […] press on […] push, press in a throng XIV ».
4 Id., « crowd […] dense multitude XVI ».
5 Ou, et selon la définition d’A.L. Beier, « persons no longer having manorial ties, but who were now subjet to the buffetings of the market economy », Masterless Men: The Vagrancy Problem in England 1560-1640, London, Methuen & Co., 1985, p. 12.
6 « It [is] anachronistic to postulate that their behaviour is identical to that analyzed under the rubric of “crowd psychology” in the late nineteenth and twentieth centuries, describable, for instance, in terms of “the predominance of unconscious personality” of the “possession of a collective mind” », William Egginton, « Intimacy and Anonymity, or How the Audience Became a Crowd », Jeffrey T. Schnapp et Matthew Tiews (éd.), Crowds, Stanford, Stanford University Press, 2006, p. 98.
7 Jean E. Howard, The Stage and Social Struggle in Early Modern England, Routledge, London/New York, 1994, p.23.
8 Pour une explication détaillée de la « motivation créatrice », voir Jean Tournier, Précis de lexicologie anglaise, Ellipses, 2004, p. 32.
9 Gabrielle Chamarat (éd.), Identités individuelles Identités collectives, Actes du colloque de Caen (1995), Caen, Presses Universitaires de Caen, 1998, Introduction de Gabrielle Chamarat, p. 10.
10 Ibid., Introduction, p. 11.
11 William Shakespeare, 2 King Henry IV, p. 1380 dans l’édition Norton.
12 Jean E. Howard, The Stage and Social Struggle in Early Modern England, op. cit., p. 27. Les italiques sont de l’auteur.
13 Julia Briggs, This Stage-Play World, Texts and Contexts, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 254-255.
14 Andrew Gurr, The Shakespearean Stage 1574-1642, op. cit., p. 11.
15 « The new tradition […] created by the Privy council [in 1594] for two professional acting companies to perform daily in London’s suburbs […] a tradition that Parliament stopped abruptly in 1642, at the beginning of its long war with the crown for authority », Andrew Gurr et Mariko Ichikawa, Staging in Shakespeare’s Theatres, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 14.
16 Thomas Smith (Knight, Doctor of both Lawes, and one of the principall Secretaries unto two moft worthy Princes, King Edvvard and Queene ELIZABETH.), The Common-Wealth of England, and the Maner of Gouernement thereof, London, John Smethwick, 1609, p. 11.
17 Gilbert Simondon, L’individuation psychique et collective, op. cit., p. 185-186. Les italiques sont de l’auteur.
18 William Shakespeare, All Is True (Henry VIII), p. 3180-3181, dans l’édition Norton.
19 William Egginton, « Intimacy and Anonymity, or How the Audience Became a Crowd », op. cit., p. 105.
20 Martin Holmes, Shakespeare’s Public, The Touchstone of his Genius, London, John Murray, 1960, p. 16.
21 Julia Briggs, This Stage-Play World, Texts and Contexts, op. cit., p. 30.
22 Ibid., p. 18.
23 Victor Turner, From Ritual to Theatre, The Human Seriousness of Play, New York, PAJ Publications, 1982, Introduction, p. 17-18.
24 Martin Holmes, Shakespeare’s Public, The Touchstone of his Genius, op. cit., p. 29. Le vers auquel il fait référence : IV.1. 109.
25 Ibid., p. 32-33.
26 William Shakespeare, Measure for Measure, p. 2069, dans l’édition Norton.
27 Martin Holmes, Shakespeare’s Public, The Touchstone of his Genius, op. cit., p. 105-107.
28 Julia Briggs, This Stage-Play World, Texts and Contexts, op. cit., p. 267.
29 Martin Esslin, An Anatomy of Drama, New York, Hill and Wang, 1996, p. 94.
30 Ibid., p. 97.
31 William Shakespeare, Troilus and Cressida, p. 1863 dans l’édition Norton.
32 « [N]euer ftal’d with the Stage, neuer clapper-clawd with the palmes of the vulger », Prefatory epistle added to the second state of the 1609 Quarto : The Norton Shakespeare, Stephen Greenblatt (éd.), op. cit., p. 1850.