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La foule au Théâtre Libre d’André Antoine (1887-1894) : marée sournoise ou théâtre vivant ?
Par Simona Montini
Publication en ligne le 03 avril 2015
Table des matières
Texte intégral
1André Antoine « a le sentiment de la vie des foules et trouve des tas de petites inventions ingénieuses pour la faire revivre, cette vie tumultueuse, sur le champ étroit des planches d’un théâtre1 » : ainsi écrivait Edmond de Goncourt dans les pages de son Journal à l’occasion de la représentation au Théâtre Libre2 de sa Patrie en danger. Du point de vue théorique, Antoine tente de conférer à la foule une épaisseur, une identité propre, de transformer le groupe homogène et souvent informe de la tragédie classique en un véritable « chœur à régler », avec des groupements variés, diversifiés et, en même temps, agrégés par le mouvement. Il ne s’agit pas d’une masse compacte qui crie à l’unisson une même phrase, mais d’un magma fluide qui devient un protagoniste tangible de l’action scénique. Du point de vue technique, il n’hésite pas à supprimer les châssis, les bandes d’air et la toile de fond pour faire place à cette multitude vivante. Le souci d’exactitude, l’étude philologique des costumes, la cohérence de la scène pensée comme un ensemble et l’attention au recrutement des figurants font partie du même projet. Il assigne à la foule un rôle central mais, à la différence de nombreuses théories sociales de l’époque, nous la présente délivrée de sa dimension atavique et barbare, de sa brutalité destructrice et irrationnelle. En opposition avec l’esthétique officielle de la période, exprimée par la voix incontournable du critique attitré Francisque Sarcey, il choisit de la rendre sur scène d’une manière composite et non comme un simple complément de la décoration.
2L’objet de la présente réflexion est l’examen de la fonction scénique de la foule au Théâtre Libre, afin d’en éclairer la conception esthétique sous-jacente et les enjeux relatifs à sa représentation. D’un contexte culturel général vers une considération des spécificités de l’univers théâtral de l’époque, nous situerons par comparaison la place occupée par Antoine. Dans la dernière partie, il s’agira des trois scènes de foule qui sont au cœur des drames suivants : La Patrie en danger des frères Goncourt (19 mars 1889), Nell Horn de Rosny (25 mai 1891) et Les Tisserands d’Hauptmann (29 mai 1893). Exemples particulièrement révélateurs, car dans ces trois scènes la foule ne constitue pas seulement un sujet protagoniste, mais aussi un personnage dramatique à part entière. La transformation du statut du personnage-foule met en cause l’ordre général de la représentation et nous interroge sur la nature même du langage scénique3.
Le contexte culturel : psychologie des foules et images de la foule
3À la fin du 19e siècle, la foule constitue indéniablement un acteur politique de premier plan.
Entre la chute de Boulanger et le procès de Dreyfus, se situe une décennie singulièrement exempte de festivités. Entre 1889 et 1898, la France va connaître les premières manifestations du 1er mai, une vague de terrorisme anarchiste, la propagande par le fait, une augmentation considérable du nombre de grèves et de manifestations violentes, le scandale de Panama, l’assassinat du Président Carnot et le début de l’affaire Dreyfus4.
4Si la foule est plus que jamais présente sur la scène politique, on la retrouve aussi dans les pages des historiens, des hommes de lettres et de sciences, et bien ancrée dans l’imaginaire collectif. Elle devient une source de projections, un catalyseur d’angoisses et d’anxiétés, mais également un nouvel objet d’études avec la naissance de la psychologie collective. Pour mieux comprendre l’empreinte que l’introduction de la psychologie des foules a exercé sur l’esprit du temps, il convient de se libérer de l’hégémonie dont la pensée de Gustave Le Bon a bénéficié tout au long du siècle suivant5. Dans la période qui nous concerne, en effet, d’autres théories, qui partaient des mêmes principes mais pour les développer différemment, étaient à l’ordre du jour. L’on retiendra ici les travaux de l’école lombrosienne italienne et, notamment, le texte de Scipio Sighele, traduit pour la première fois en français en 1892 avec le titre de La foule criminelle6. Élève de Cesare Lombroso, le célèbre chef de fil de l’anthropologie criminelle positiviste, Sighele inaugure le passage de l’étude de l’individuel vers le collectif, avec une vision qui se veut progressiste et authentiquement démocratique. Gustave Le Bon, en habile divulgateur, reprend presque jusqu’au plagiat l’essai de Sighele ; il y ajoute une pincée de Gabriel Tarde et parvient à décréter que la foule ne peux exercer qu’un rôle destructeur. Sans remettre en cause l’existence de cette image inquiétante et archaïque de la foule, qui hantait les cauchemars de la bourgeoisie conservatrice, il n’en demeure pas moins qu’une autre image, moderne et positive cette fois, s’était entre-temps répandue. Olivier Bosc analyse « le processus de renversement de l’image des foules », visant à transformer la foule en peuple. Il constate ensuite, très justement, que Sighele contribue à faire sortir la foule du domaine fantasmé de l’imaginaire, en retraçant les lois qui la rendent intelligible et explicable :
Forgeant les outils conceptuels permettant l’émergence d’une sociologie et d’une psychologie des foules, Sighele aboli le fantasme, lui fait perdre son statut de refoulé pour l’exhausser au niveau d’un acteur historique, politique et social typiquement moderne7.
5Et, plus loin, Bosc remarque que dans l’évolution de la pensée de Sighele la foule perd progressivement ses caractéristiques violentes et primitives pour devenir une force positive de transformation de l’avenir :
[…] Sighele pousse la logique évolutionniste à ses limites et découvre que la foule est capable de moralité et d’intelligence. La foule n’est plus un agrégat primitif, résurgence atavique d’instincts grégaires et criminels, mais une expression moderne8.
6Ce processus de renversement de l’image de la foule en peuple est lié à l’aboutissement du concept de peuple théorisé par Jules Michelet et Pierre Joseph Proudhon. Suite à la période révolutionnaire, la figure du peuple avait en effet changé de statut par rapport à l’époque antérieure, où elle possédait une portée exclusivement négative, en parvenant à incarner aussi un idéal de liberté.La figure mythique du peuple, apparue avec la Révolution Française et confirmée au cours des successives ruptures révolutionnaires du 19e siècle, coexiste, dans une tension continuelle, avec celle de la « populace menaçante9 ». Le développement de la notion complexe et protéiforme de peuple et de ses représentations au cours du 19e siècle demeure bien en dehors de notre propos10. Limitons-nous ici à constater qu’Antoine met la foule au centre de la scène et lui confère une identité composite et problématique, en continuité avec l’image de modernité formulée par Sighele. Antoine s’efforce de la peindre en tant que somme d’individus, chacun agissant à sa guise et non comme une masse monolithique. En cela disciple d’Émile Zola qui avait exprimé la même thèse, en soutenant que « les faits ne sont jamais que le produit des foules, et les foules ne sont composées que d’individus11 », il en fait ainsi un produit historiquement déterminé et conséquemment dénoué d’une âme primordiale, éternellement pétrifié.
7Poursuivons plus avant dans le contexte culturel et remarquons au passage que, dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle12, Pierre Larousse présente, avec un cheval au galop et un bateau en marche, la foule en mouvement, parmi les manifestations que les nouveaux procédés photographiques ont finalement permis d’immortaliser, expression bouleversante d’un progrès certain et inéluctable13. Il convient de préciser que le volume du Grand Dictionnaire portant la définition du mot « photographie » sort en 1874. Ici, peu nous importe de faire la juste part entre la réalité de l’assertion du rédacteur et la simple transposition d’un espoir. Ce qui nous intéresse, c’est l’imaginaire qu’elle permet de présager : déjà à la moitié des années soixante-dix, l’idée de parvenir à capturer les mouvements d’une foule ne représente pas seulement une indéniable démonstration de l’évolution technique, c’est aussi l’expression d’un progrès artistique conséquent. Dans un même esprit, le théâtre, avec ses propres moyens techniques et son langage propre, expérimente cette même possibilité.
8Une digression dans le paradigme de la mise en scène moderne nous révèle une autre dimension de cette émergence de la foule sur les planches du théâtre : le lien qu’on peut établir entre les scènes de foule et l’avènement de la figure du metteur en scène14. Si le nouveau responsable de la scène a la charge de soumettre toute la partie matérielle du spectacle à son interprétation personnelle de l’œuvre dramatique proposée, quoi de mieux qu’une scène de foule bien réglée ? Disposer les figurants sur les planches, les faire vivre aux yeux du public en tant que multitude vivante devient ainsi une sorte d’emblème, un moyen pour afficher la puissance d’une création dont on est désormais le seul responsable. Si traditionnellement le placement des figurants sur la scène et le réglage de leurs mouvements constituaient de simples fonctions techniques relevant de la compétence du régisseur, avec Antoine ils font partie d’un dessein unitaire et cohérent, incluant l’écriture dramatique, le jeu des acteurs et la construction de l’espace scénique. On pourrait pousser l’hypothèse jusqu’à comparer le metteur en scène moderne au meneur des foules, maître incontesté de son propre univers scénique.
La représentation de la foule dans l’univers théâtral de la période, le rôle des comparses sur la scène et le système de recrutement des figurants
9Auparavant, les scènes de foule avaient été fréquemment utilisées par le théâtre historique de propagande (Lemercier, Delavigne, Duval), dans le but d’exalter l’unité nationale15. Néanmoins, il s’agissait d’une présence qui évoluait toujours à l’arrière-plan, cadre souvent muet d’une action réservée aux grandes individualités héroïques, souvent royales. Ensuite, dans le théâtre romantique, la mise en scène des foules laissait encore intact le relief particulier assigné au héros individuel, le seul protagoniste de l’action scénique :
Le théâtre romantique, qui place sur scène des foules et des groupes, quantité de figurants et d’hommes en armes qui parfois rendent difficile l’organisation pratique du metteur en scène, reste pourtant un théâtre de l’individu. Il s’agit d’y représenter les forces qui vont contre le pouvoir existant, de dénoncer les failles et les lacunes de celui-ci, voire de mettre en valeur ce qu’un individu peut proposer ou tout simplement faire vaciller, dans un système en place16.
10D’autres démarches visant à donner une âme à la foule seront pratiquées par la suite. Parmi ces dernières, on retiendra les drames historiques Patrie ! (1869), La Haine (1874) et Théodora (1884) de Victorien Sardou. Antoine lui-même souligne la beauté des scènes de foule de ces deux derniers dans une lettre à Francisque Sarcey, datée mi-juillet 188817. Le goût de Sardou pour l’utilisation de la foule en tant que personnage dramatique collectif et son habileté à régler la disposition des figurants sur la scène trouvent dans Thermidor (1891) et dans Robespierre (1895) une nouvelle évolution18. Sa vision politique réactionnaire le conduit cependant à présenter la foule d’une manière ambiguë et souvent caricaturale, même si de surprenants effets de théâtralité sont toujours présents19. En grand connaisseur des ficelles du métier, il utilise des techniques éprouvées d’écriture et de mise en scène, comme par exemple les actions simultanées, pour atteindre des effets puissants de saturation sonore au service de l’harmonie d’ensemble20. On peut aisément remarquer une continuité, toute différence faite, entre Antoine et Sardou dans les techniques de représentation de la foule. Continuité qu’on peut également retrouver dans bien d’autres éléments, en premier lieu, dans l’attention pour la pratique de la scène. Comme Sardou, Antoine est un praticien « exerçant son talent dans le cadre réel d’une activité à la fois artistique et sociale21 » et non un idéologue visionnaire.
11Parmi les spectacles où les figurants sont utilisés massivement et d’une manière innovatrice, il faut enfin faire un sort particulier au drame en cinq actes de Dion Boucicault et Eugène Nus, Jean la Poste, représenté au Théâtre de la Gaîté (alors dirigé par M. Dumaine) en octobre 1866. Il comportait une scène de foule qui se déroulait à la Cour d’Assises. Sarcey en parle comme « l’un des premiers essais faits sur notre théâtre, pour y mettre en scène la foule, pour lui donner une âme et une voix, pour la faire en quelque sorte grouiller et vivre sous les yeux du public22 ». En décembre 1890, Antoine reprend la scène du tribunal dans la pièce La Fille Elisa, de Jean Ajalbert23. Le décor de la Cour comporte alors la barre des témoins en dehors de la scène, sur le trou du souffleur. De cette manière, une continuité entre la scène et le parterre est créée : les spectateurs du Théâtre Libre deviennent les spectateurs du procès. Malgré lui, le public est donc impliqué dans la figuration.
12Pour mieux comprendre la gestion des scènes de foule, il convient de se plonger dans la réalité quotidienne de la vie théâtrale, en interrogeant les dictionnaires de théâtre de l’époque. Dans le Dictionnaire du théâtre d’Arthur Pougin, édité en 1885, à la définition « comparse », on peut lire :
Le comparse est une machine humaine destinée à marcher ou à s’agiter sur la scène, sous la conduite et la surveillance d’un chef spécial, sans jamais avoir à ouvrir la bouche et à prononcer une parole. Le comparse complète ce qu’on appelle la figuration. […] c’est lui-même qui forme l’ensemble de la multitude, qui représente la foule tantôt des paysans, tantôt des seigneurs, tantôt des manants, tantôt des militaires, qui figure les flots mouvants du peuple, qui pousse des exclamations et des cris inarticulés, qui se précipite parfois à l’assaut d’une forteresse, tandis que d’autres fois il procède à l’enlèvement d’une infortunée victime. Le comparse, en un mot, est le complément aussi muet que collectif de l’action dramatique. Mais cette noble appellation n’est réservée qu’à ceux qui paraissent sur de grandes scènes, l’Opéra, la Comédie-Française ou l’Odéon ; sur les théâtres d’ordre secondaire, on leur donne la qualification plus familière de figurants24.
13Alfred Bouchard, dans son dictionnaire de La Langue théâtrale édité quelques années auparavant, proposait une définition assez similaire de comparse :
Sorte d’automate vivant, qui obéit à un fil et exécute mécaniquement […] Il fait les murmures du peuple, la foule qui remplit les salons, les paysans et les soldats de tous les pays, recevant et donnant des coups de sabre ou de bâton […]25.
14Le peu d’importance accordé aux scènes de foule est donc témoigné par le laisser-aller qui règle, dans la majorité des théâtres parisiens, la vie des figurants : bric-à-brac humain recruté sans aucun soin et entassé tant bien que mal sur la scène. Chiourme désordonnée, surveillée par un chef qui, non seulement en dirige les mouvements en criant du fond du théâtre, mais inflige aussi les amendes pour les retards et l’indiscipline. La figuration ne constitue pas un vrai métier encadré par des corporations professionnelles, à la différence de la claque qui, elle, est une organisation bien structurée, parfois dirigée par un des associés du théâtre. L’inexistence des centres de recrutement génère un enrôlement improvisé, souvent effectué parmi la population des chômeurs et des vagabonds. Trimardeurs de toute sorte se retrouvent ainsi réunis dans les coulisses, avec tous les problèmes afférents, parfois d’ordre public. Jules Lan, dans ses Mémoires d’un chef de claque26, décrit avec sarcasme ce petit monde. Il raconte une multitude d’anecdotes plaisantes à ce propos et il souligne la coutume de laisser à la responsabilité et à la charge financière de chacun le soin de se procurer les costumes en rapport avec le drame joué. On peut facilement imaginer les mouvements gênés de ces figurants sur la scène et leur incapacité de porter avec aisance costumes et accessoires. Incapacité que les figurants partagent, du reste, avec beaucoup d’acteurs de leur époque. Dans ces conditions, il est bien difficile d’assigner à la foule une valeur sémantique autre que celle de la simple couleur locale. Encore en 1907, Antoine déplore une situation avilissante, pratiquement inchangée en vingt ans :
À l’étranger, dans les centres où se trouvent de grandes scènes, le métier de figurant est une profession déterminée. Les théâtres parisiens, hélas ! n’ont pas cette ressource et il faut les recruter au jour le jour dans une population de gens momentanément sans travail, vagabonds ou rôdeurs de profession. Ce sont des gens dangereux lorsque les circonstances en agglomèrent 200 ou 300 dans des locaux restreints, il est à la fois triste et amusant de dépouiller un loqueteux de ses nippes pour le transformer, un quart d’heure après devant 1.200 spectateurs attentifs et souvent narquois en un grave préteur romain aussi majestueux que réfléchi27.
15À l’époque du Théâtre Libre, Antoine se chargeait déjà personnellement du recrutement des figurants, avec une attention particulière pour leur véridicité et leur conformité à l’esprit du drame. En mai 1889, pour la mise en scène de la pièce de Méténier, La Casserole, brossant un portrait audacieux de la petite criminalité de Château Rouge, il en recrute des dizaines dans les banlieues parisiennes, au point de provoquer l’indignation et la peur des spectateurs en salle28.
La conception de la foule selon Antoine
16Au regard de la situation coutumière, on comprend aisément le transport d’Antoine à la vue de la figuration de la troupe Saxe-Meiningen, admirée au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, à l’occasion de leur tournée en juillet 188829. Voilà les mots qu’il utilise pour la décrire, dans la susmentionnée lettre à Francisque Sarcey :
C’est que leur figuration n’est pas comme la nôtre composée d’éléments ramassés au hasard, d’ouvriers embauchés pour les répétitions générales, mal habillés et peu exercés à porter des costumes bizarres ou gênants, surtout lorsqu’ils sont exacts. L’immobilité est recommandée presque toujours au personnel de nos théâtres, tandis que là-bas, les comparses des Meininger doivent jouer et mimer leur personnage. N’entendez pas par là qu’ils forcent la note et que l’attention est détournée des protagonistes ; non, le tableau reste complet et, de quelque côté que se porte le regard, il s’accroche toujours à un détail dans la situation où le caractère. C’est d’une puissance incomparable à certains moments30.
17D’un avis contraire, mais intéressé par le potentiel polémique de cette apologie, Sarcey publiera cette lettre dans sa rubrique et dédiera plusieurs de ses chroniques hebdomadaires du mois d’août au thème de la foule au théâtre. Il y soutient qu’au théâtre la foule « ne doit agir que comme masse, avec des sentiments très simples, peu variés31 », les figurants ne doivent pas attirer l’attention sur eux, pour ne pas affaiblir l’effet du drame. À l’inverse, ils doivent être une décoration immobile, tout juste apte à transporter les spectateurs dans les lieux et le temps de la pièce :
Moins les figurants tireront l’attention sur eux, mieux cela vaudra pour l’effet du drame. […] ils n’existent pas, c’est qu’ils ne doivent pas exister pour le spectateur. On les a mis là pour qu’au lever du rideau ils complétassent une belle décoration qui, en charmant les yeux, mît l’imagination en branle et la transportât dans le pays et dans l’époque où l’action va se passer32.
18Ces principes d’esthétique théâtrale transmettent l’idée que la foule ne peut que posséder des sentiments simples, voire simplistes et, en conséquence, agir avec une seule attitude comportementale. Ce sont ces principes qu’Antoine conteste, dans sa tentative de transformer des habitudes bien enracinées. Nous venons d’évoquer sa pratique personnelle de recrutement des figurants et ses essais en vue d’une implication sensorielle du public. Traçons maintenant les axiomes qui se dégagent de sa pratique scénique.
19Premièrement, les figurants sur scène doivent donner au public l’impression d’une foule immense, dans le but d’imprimer à l’action un puissant accent de vérité. À plusieurs reprises, Antoine invoque ce qu’il appelle « la sensation de la multitude ». La sensation et non l’illusion. Avec ces mots, nous sommes là au centre de la problématique du réalisme scénique d’Antoine. Vaste problématique, dépassant le cadre du présent exposé, mais nous permettant d’en relever un élément : parler de « sensation à donner au public » signifie exclure la simple transposition du réel sur scène, comme la recherche de la pure vraisemblance. Antoine cherche à impliquer le public, à l’envelopper dans l’atmosphère du drame, à frapper ses sens pour lui permettre de percevoir, presque physiquement, toute la puissance de cette foule. Et il le fait avec des moyens spécifiquement théâtraux : dans la tentative de dépasser l’exiguïté du plateau, il traite l’espace scénique avec l’aide d’innovations techniques (notamment avec l’utilisation de la lumière, du son et de la machinerie). Par exemple, il utilise l’éclairage par le haut pour créer un clair-obscur évocateur ou les bruits en coulisses pour amplifier l’impact.
20Deuxièmement, la foule sur scène doit échapper à une figuration purement descriptive et ne pas être une simple image statique. Elle doit être envahie par le mouvement, elle doit agir, intervenir dans l’action et déterminer le cours des événements ; non pas se limiter à encadrer le drame, à le commenter, à le refléter. Troisièmement, les figurants doivent être groupés dans des compositions hétérogènes, des sous-ensembles, des sous-groupements autonomes les uns des autres, mais en même temps fusionnés et harmonisés dans des rapports de réciprocité. En dernière instance, chaque comparse qui fait partie de ces groupements doit conserver un caractère propre ; il doit être caractérisé par un trait distinctif (un détail de gestuelle, de mimique, de psychologie ou de costume) afin de réfuter l’idée d’une masse abstraite.
Analyse de trois scènes de foule au Théâtre Libre
La Patrie en danger (19 mars 1889)
21Le spectacle où Antoine expérimente pour la première fois les mouvements de la foule, par le biais d’une grande quantité de figurants, est le drame historique La Patrie en danger des frères Goncourt33. La pièce, en dépit des déclarations de son auteur et de l’accueil enthousiaste de Zola, n’arrive pas à sortir de l’ornière de la tradition ; exception faite de la construction linguistique, elle demeure fidèle au langage de la période révolutionnaire. Il s’agit d’une œuvre plus intéressante à la lecture qu’à la scène, où le dialogue l’emporte sur l’action. Le succès du troisième acte arrive toutefois à racheter la soirée. L’action se déroule à Verdun ; l’épisode représenté se réfère à la capitulation de la ville aux Austro-Prussiens, le 2 septembre 1792. Le général Perrin de la pièce est inspiré de la figure du général Beaurepaire qui s’était opposé à la capitulation votée par le Conseil de Défense. La scène nous montre la salle du Conseil, envahie par les habitants qui réclament la fin de la résistance. Richard O’Monroy, Vicomte de Saint-Geniès et soiriste du Gil Blas, écrit à ce propos :
Le général Perrin ne veut pas capituler malgré l'invasion de la foule qui envahit avec une telle conviction que j'ai craint un moment que les figurants ne nous tombassent sur les genoux par-dessus la rampe34.
22Toute la troupe au complet participe à cette scène, même Antoine se trouve mêlé aux figurants, déterminé à en faire « un essai de figuration sensationnel », comme il le rappelle une fois de plus dans ses Souvenirs. Dans ce cas, on est face à la dialectique entre deux personnages dramatiques : le peuple de Verdun et le général Perrin. Le peuple se jette contre Perrin, renverse les tables, tend les poings et lève les piques, avec des cris et des mouvements excités. Dans le tapage, Mévisto, l’acteur qui joue le rôle de Perrin, continue à prononcer son discours, obligé à crier pour devancer les hurlements et arriver à se faire entendre du public en salle35. Il est intéressant de remarquer que le peuple de Verdun ne se présente pas comme une force de destruction aveugle. Bien que violent et redoutable, il se fait porteur d’une parole sensée : il demande la capitulation, en accord avec le Conseil de Défense. Conscient des forces en jeu, il s’oppose à l’inutile carnage, parce qu’il ne veut pas être sacrifié aux lubies d’un général enflammé par un patriotisme révolutionnaire outrancier. Le peuple de Verdun est donc l’expression du principe de réalité qui prend le dessus, et non pas le porteur inconscient de la nécessité historique. Il devient ainsi une figure héroïque collective ; sans maître, dépourvu de son meneur de foule, il n’est pas pour autant le simple représentant d’un élan vital déchainé. Son action change le cours de l’histoire, son geste légitime l’idéal qu’il incarne. La parole qui l’anime est pour autant unique, il n’y a aucune nuance dans ses revendications. Pour ce qui est de la mise en scène, le nombre des figurants effectivement utilisés est douteux : cinq cents selon Antoine, deux cents selon Goncourt et seulement cent selon Sarcey. Ce qui est indubitable, c’est l’effet puissant produit sur le public : tous les chroniqueurs s’accordent à l’affirmer. Charles Martel (pseudonyme de Charles Demestre), le soiriste du quotidien La Justice, écrit :
Le tableau est d’une vérité effrayante. Cette population affolée qui se répand dans la salle du conseil, renversant et brisant tout ce qu’elle trouve, a produit un véritable effet de terreur sur le public habitué à voir rester impassibles les braves figurants que le bourreau doit exécuter tout à l’heure36.
23L’effet est exacerbé par des jeux de lumière et de son : la salle est plongée dans l’obscurité totale, les feux de la rampe sont éteints, la scène est placée dans une sombre pénombre, sur la droite une lampe d’Argand. Peu à peu, les figurants filtrent lentement par une seule porte jusqu’à tout submerger, tandis que l’éclairage commence à tomber par le haut, de manière à laisser la moitié inférieure des corps des figurants dans l’ombre. De plusieurs endroits du théâtre, à différentes distances, on produit des clameurs pour donner l’impression d’un prolongement reculé des cris du peuple sur la scène. Ces cris ne sont bien sûr pas consonants et des sous-groupes prennent le dessus l’un sur l’autre, à tour de rôle, pendant que des conversations d’apartés sont murmurées. Dans une lettre datée de juillet 1888, Antoine écrivait à Edmond de Goncourt :
Je reviens de Bruxelles où j’ai passé quelques jours à suivre une fort curieuse troupe de comédiens allemands. Ils appartiennent au duc de Saxe-Meiningen qui les a disciplinés et façonnés d’une manière superbe. J’ai vu là des foules qui ne regardent pas dans la salle et qui jouent autant que les protagonistes. Je crois que les figurants de votre drame feront quelque chose dans ce genre et je médite bien des projets que je vous soumettrai avec une distribution prochainement. […] Pour les figurants, je veux d’abord que toute la troupe […], sans exception, en soit. Puis je recruterai une cinquantaine d’individus qui répéteront dix ou quinze fois d’ensemble. On bouchera les derniers plans avec beaucoup de monde. Nous aurions ainsi je crois une grosse sensation de vie et de mouvement. Il faut que la salle soit empoignée37.
24Faire jouer toute la troupe dans la figuration et faire répéter de nombreuses fois une cinquantaine de figurants était sans doute un gros effort pour le Théâtre Libre, particulièrement d’un point de vue financier : c’est dire son intérêt pour la foule dans son projet théâtral.
Nell Horn ou l’armée du Salut (25 mai 1891)
25Ce deuxième exemple est constitué par le troisième tableau du drame Nell Horn38 que les frères Rosny ont tiré de leur premier roman Nell Horn ou l’armée du Salut, publié cinq ans auparavant. C’est une peinture des mœurs des faubourgs londoniens, dramatiquement rendue par une succession de courts tableaux qui dessinent des scènes de misère sociale. La pièce est accueillie avec froideur par le public, elle est ponctuée de rires, de sifflets et de protestation. Après une rude scène d’ivresse, où un officier de police rentre en titubant chez lui, bat violemment sa femme et jette sa fille, la Nell Horn du titre, à la rue, la contraignant ainsi à l’errance nocturne dans les obscurs quartiers de Londres, on arrive à la scène de foule du troisième tableau. La scène se déroule à Hyde Park. Son Speakers’ Corner est occupé par un meeting de congrégations religieuses. Les orateurs improvisés habituels se mêlent aux légions structurées de bonimenteurs. Les prédicateurs se succèdent s’adressant à la foule réunie pour vanter les bienfaits de leur religion ou de leur foi. Un représentant de l’association des Teetotaler (traduit en français par un improbable « totalisateurs de thé ») prêche l’abstinence à l’alcool ; des chrétiens, des malthusiens, des athées cherchent à attirer l’attention des présents, afin de s’arracher les adeptes avec des déclamations hurlées. Les voix des tribuns s’amalgament au cri de la foule grouillante, parfois couvertes d’applaudissements ou coupées par des sifflets. On distribue des bibles, on offre qui la bonne parole, qui la bonne santé, qui le bon enterrement. L’entrée de l’Armée du Salut ajoute une fracassante note de couleur au cadre.
26Dans ce cas de figure, il n’y a plus une dialectique entre le personnage-foule et un autre personnage, comme dans l’exemple précédent. Ici la foule, dans sa multiplicité hétéroclite, est le seul personnage présent en scène. Nell Horn, la protagoniste du drame en est réduite à traîner à l’écart, égarée au milieu de ce tintamarre. Ce n’est qu’à la fin du tableau qu’elle rentrera à nouveau dans l’action scénique, quand elle rencontrera Juste, un jeune salvationniste français. Là, le personnage-foule n’est l’agent d’aucune action : il se limite à incarner une essence. Il ne s’agit précisément ni d’une essence psychologique, ni métaphorique, ni symbolique, et elle n’est pas non plus totalement attribuable à la seule couleur locale, même si cette dernière dimension est indéniablement présente. On pourrait la définir comme une essence typiquement « théâtrale », dans le sens d’un essai de mise en scène : c’est la simple expérimentation d’une scène de foule. Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de remarquer le soin avec lequel cette représentation est réglée. La mise en scène devient encore plus difficile, car elle requiert désormais un décor en plein air, un espace scénique peu familier à Antoine. À quelques années de distance, le critique du Journal des Débats nous renseigne sur la méthode utilisée pour arranger le plateau :
[…] il supprimait les bandes d’air, les châssis et la toile de fond, pour permettre à quatre cents figurants de se trouver réunis à la fois sur la petite scène des Menus-Plaisirs. Trois grandes toiles, une pour le fond et une pour chaque côté de la scène, formaient un vaste panorama autour de la foule. Cette innovation obtint un succès complet39.
27On dirait que le souhait exprimé par Antoine dans sa brochure de mai 1890 trouve ici une incarnation presque totale. « Il y aurait lieu, dans les tableaux de plein air, de tenter la suppression complète des coulisses, des bandes d’air, de tout l’encadrement factice qui rétrécit le tableau40 », écrivait-il. Décor mis à part, l’autre pivot de la mise en scène est composé du tissage sonore qui accompagne l’action de la foule : cymbales, flûtes, cuivres, une grosse caisse et d’autres instruments à percussion sont joués par les membres de l’Armée du Salut. Ce notable effort de mise en scène est, finalement, peu apprécié par le public :
Je ne sais pourquoi – rappelle Antoine – cet énorme déploiement de mise en scène a mis la salle en fureur, et, comme le bruit sur le théâtre était intense et que les spectateurs sentaient que leurs plaisanteries et leurs quolibets ne nous parvenaient même pas dans le brouhaha, faute de mieux, ils ont repris en chœur le cantique de l’armée du Salut. Perdu au milieu des figurants, j’ai été pris d’une telle rage que, sur un signal donné par le sifflet à roulette dont j’étais pourvu, trois cents figurants ont déchaîné sur la scène une tempête si drue et si prolongée que les spectateurs, fatigués et stupéfaits, en sont redevenus silencieux. […] J’ai eu 1500 francs de figuration41.
Les Tisserands (29 mai 1893)
28Le troisième et dernier exemple, Les Tisserands d’Hauptmann42, est le plus politique car, déjà dans son écriture dramatique, la foule devient peuple, et peuple en révolte de surcroît, même s’il ne s’agit pas encore, bien entendu, d’une pièce d’agitation43. Les tisserands protagonistes sont des paysans sans terre qui pratiquent le métier de tisser à la pièce, dans leurs misérables foyers. Ils sont tous dans un état de pauvreté déplorable : débilités par la faim et la surcharge de travail, ils se rendent une fois par semaine chez Dreissiger, le patron, pour échanger le fruit de leur piètre labeur contre une très maigre rétribution. On est encore dans un système d’économie rurale, mais qui va bientôt être bouleversé par la révolution industrielle. Les faits, puisés dans l’histoire et reconstruits par Hauptmann à l’aide de documents originaux, se déroulent en Silésie en 1844 – raison pour laquelle la pièce a pu être accueillie par le public français avec un serein détachement. L’action dramatique progresse, avec lenteur, par la multiplication des tableaux successifs et presque concentriques, sans construction verticale visant à rejoindre une vraie acmé et, ensuite, à descendre vers la résolution finale du conflit44. La pièce venait d’être jouée à Berlin, à la Freie Bühne d’Otto Brahm, le 26 février de la même année, après être tombée aux mains de la censure et avoir été interdite au Deutsches Theater, alors dirigé par Adolph L’Arronge. Relever ce défi permet à Antoine de se confronter à un texte qui contient, dans sa propre écriture dramatique, la présence de la foule en tant que personnage multiple et socialement défini. Les tisserands sont présentés comme une collectivité agissante : avant, dans leur pénible travail, ensuite, dans leur prise de conscience et dans la révolte et, enfin, dans une défaite prévisible, mais qui laisse toutefois ouverte une lueur de possible délivrance. La seule intrigue présente est donc constituée par l’action de cette collectivité agissante où plusieurs individus se détachent successivement, mais tout en restant des composants de cet être social. C’est une construction symphonique collective dans laquelle on ne retrouve plus l’antithèse entre des protagonistes au premier plan et une foule indistincte à l’arrière-plan. Sur scène, cette construction symphonique est représentée par différents artifices. Avant tout, la foule possède un thème musical, un leitmotiv qui revient continuellement, sous diverses formes, pendant toute la pièce : le chant des tisserands en révolte. Antoine substitue la chanson d’origine (un vrai chant de désespoir des tisserands silésiens) avec un poème de Heine et accorde à cet élément un poids dramatique considérable. La scène qui suscite l’effet majeur est toutefois celle de l’incursion de la maison du fabricant Dreissiger, à la fin du quatrième acte. Hector Pessard, le critique du Gaulois, remarque :
L’envahissement de la fabrique par des hordes armées de crocs, de bâtons, de fourches, brisant tout sur leur passage, éventrant les fauteuils, étoilant les glaces, détruisant tout comme un cyclone, est un des effets de scène les plus terrifiants qui se puisse imaginer. M. Antoine, qui est un merveilleux metteur en scène et qui sait faire vivre les foules sur les planches, s’est surpassé45.
29Si Otto Brahm avait jugé prudent de supprimer les cris hostiles qui précèdent l’invasion des tisserands chez le patron46, Antoine, au contraire, insiste sur ces clameurs : il amplifie au maximum les bruits en coulisses pour augmenter la vigueur dramatique de l’effet. Et, dans sa chronique, Sarcey réagit :
Ils sont tous armés, et de leurs piques, de leurs haches, ils s’amusent, comme des singes en délire, à briser les meubles, à casser les carreaux. Le rideau tombe. La scène est d’un grand effet. Elle a été réglée à merveille par Antoine. Ai-je besoin de vous répéter, ce que j’ai dit cent fois, que ces effets sont des plus faciles à obtenir, qu’il ne faut pas être un grand génie pour lancer sur le théâtre des foules qui crient, chantent et saccagent, que ces effets sont violents, sans doute, mais qu’ils s’useraient vite, et que c’est un enfantillage de crier au chef-d’œuvre pour si peu47 ?
30À cette question oratoire de Sarcey, on pourrait répliquer que ces effets violents font partie du projet destiné à sortir le public de la tranquillité de sa jouissance habituelle du spectacle. Antoine, comme rappelé ci-dessus, veut étonner le spectateur pour mieux l’impliquer dans l’action scénique, frapper ses sens pour le faire pénétrer dans l’univers du drame, en lui faisant oublier, pour un moment, la perception de sa présence dans un théâtre. L’effet de stupéfaction est donc la condition quasi physiologique de cette implication sensorielle du spectateur, nécessaire à la réalisation du « théâtre vivant », selon la célèbre formule de Jean Jullien48. Formule qui implique l’action, le mouvement, la surprise et un objectif permanent : le théâtre conçu comme synthèse et image vivante de la vie. La violence n’est pas le seul procédé utilisé pour atteindre cet objectif : l’effet de masse d’une figuration innombrable, une « marée sournoise », apparaissant à la faveur d’éclairages soudainement puissants, peut se passer de bruit et de fureur pour parvenir aux mêmes fins49. On le voit, la mise en scène de la foule ne déroge pas aux principes qui régissent son Théâtre Libre, elle les met même en lumière : notamment, le défi de prendre en compte le réel, la volonté d’inclure les éléments de la vie sociale et la conception de la scène comme image autonome. La foule impose une « présence », elle donne corps à la réalité, en proposant sa réorganisation formelle sur les planches d’un théâtre et par la transfiguration artistique de la mise en scène.
Notes
1 Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, volume 3 (1887-1896), Robert Laffont, 1989, p. 240.
2 Le Théâtre Libre voit le jour dans la petite salle de l’Élysée des Beaux-arts, juste au-dessus de la Place Pigalle, il déménage vite au Théâtre Montparnasse de la rue de la Gaîté, et il termine son expérience, rive droite, au Théâtre des Menus-Plaisirs, boulevard de Strasbourg, aujourd’hui Théâtre Antoine. De 1887 à 1894, 124 pièces sont montées, de 114 auteurs, dont 69 n’avaient jamais connu auparavant les feux de la rampe. L’ouverture à la dramaturgie étrangère permet la représentation, entre autres, de Strindberg, Tolstoï, Ibsen, Hauptmann et Verga. Chaque spectacle prévoit une répétition générale ouverte à la presse, aux invités et aux membres honoraires, suivie par une ou deux soirées réservées aux abonnés. La structure de cercle d’amateurs vise à éviter la censure et, en même temps, à assurer la couverture des dépenses, grâce aux abonnements souscrits au début de chaque saison. Pour une histoire détaillée du Théâtre Libre, voir la thèse de doctorat en quatre volumes de Francis Pruner soutenue à la Sorbonne en 1954 sous la direction de René Jasinski et publiée, en partie, dans Francis Pruner, Les luttes d’Antoine au Théâtre Libre, vol. I, Lettres Modernes, 1964. Voir également : Francis Pruner, Le Théâtre Libre d’Antoine. Le répertoire étranger, Lettres Modernes, 1958 ; Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, Antoine, l’invention de la mise en scène. Anthologie des textes d’André Antoine, Actes Sud, 1999 ; André Antoine, Le Théâtre Libre, présentation de Martine de Rougemont, Paris-Genève, Slatkine Reprints, 1979.
3 On prend ici en considération la seule représentation de la foule et non des personnages issus du peuple. Pour une analyse des personnages populaires et des enjeux sociaux de la représentation du peuple au Theatre Libre, voir Brigitte Prost, « Le peuple et la scène naturaliste d’André Antoine », Marion Denizot (dir.), Théâtre populaire et représentations du peuple, Rennes, PUR, 2010, p. 61-74.
4 Susanna Barrows, Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du 19e siècle, Aubert, 1990, p. 8.
5 En témoignage, parmi d’autres, de la portée de l’œuvre de Gustave Le Bon : son influence sur l’essai de Sigmund Freud,« Psychologie collective et analyse du moi », (1921), in Essais de psychanalyse, Payot, 1981.
6 Scipio Sighele, La foule criminelle. Essai de psychologie collective, traduit de l’italien par Paul Vigny, Félix Alcan éditeur, 1892. L’édition italienne date de 1891 : Scipio Sighele, La folla delinquente, Torino, Bocca, 1891. En 1901 il y aura une deuxième édition française, entièrement refondue, avec un nouvel avant-propos de l’auteur. En réponse aux critiques que la première édition avait suscitées, Sighele accentue la considération de la foule comme un produit social.
7 Olivier Bosc, La foule criminelle. Politique et criminalité dans l’Europe du tournant du XIXe siècle, Fayard, 2007, p. 103.
8 Ibid., p. 135-136.
9 « Associé à l’idée de souveraineté, la figure du peuple devient prestigieuse : on passe alors d’un mépris absolu à une sacralisation. L’homme du peuple est alors porteur d’un avenir meilleur ; en incarnant cet idéal de liberté, il accède au rang de héros. Cependant, cette figure souveraine cohabite avec celle d’un peuple sauvage, incontrôlable, qui émerge en 1793. Le 19e siècle reçoit ce double héritage et doit gérer cette tension entre une figure à la fois porteuse d’espoir et menaçante », Nathalie Jakobowicz, 1830. Le peuple de Paris. Révolution et représentations sociales, Rennes, PUR, 2009, p. 23.
10 Pour une histoire de la notion de peuple au 19e siècle cf. Hélène Desbrousses, Bernard Peloille, Gérard Raulet (dir.), Le Peuple. Figures et concepts, entre identité et souveraineté, François-Xavier de Guibert, 2003 ; Alain Pessin, Le Mythe du peuple et la société française du 19e siècle, Presses Universitaires de France, 1992. En particulier, pour ce qui concerne les représentations sociales du peuple pendant la révolution du 1830 voir Nathalie Jakobowicz, 1830. Le peuple de Paris. Révolution et représentations sociales, Rennes, PUR, 2009, sur la révolution du 1848 voir Maurice Agulhon, Les Quarante-huitards, Gallimard, 1992 et sur la Commune de Paris voir Éric Fournier, Paris en ruines : du Paris haussmannien au Paris communard, Imago, 2007.
11 Émile Zola, « Histoire de Jules César », dans Mes Haines : causeries littéraires et artistiques, G. Charpentier, 1879, p. 239.
12 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle. Français, historique, géographique, mythologique, bibliographique, littéraire, artistique, scientifique, etc., etc., Administration du Grand Dictionnaire Universel, 17 tomes, 1866-1877.
13 Ibid., tome 12, 1874, p. 889.
14 Pour ce qui concerne l’avènement de la figure du metteur en scène moderne, voir les nombreux travaux du Groupe de recherche sur la poétique du drame moderne et contemporain de l’Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3 et, notamment, les théorisations formulées, à plusieurs reprises, par Jean-Pierre Sarrazac.
15 Voir Florence Naugrette, Le Théâtre romantique. Histoire, écriture, mise en scène, Éditions du Seuil, 2001, p.188-196.
16 Florence Fix, L’histoire au théâtre (1870-1914), Rennes, PUR, 2010, p. 13.
17 James B. Sanders, La Correspondance d’André Antoine. Le Théâtre Libre, Longueil (Quebec), Éditions du Préambule, 1987, p. 147.
18 Pour approfondir le théâtre de Sardou, voir Guy Ducrey (dir.), Victorien Sardou, un siècle plus tard, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2007 et Jean-Claude Yon, « Une triade et un vétéran : Augier-Dumas fils-Sardou et Scribe sous le Second Empire », in Jean-Claude Yon (dir.), Les spectacles sous le Second Empire, Armand Colin, 2010, p. 125-137.
19 À propos de Thermidor : « Sardou […] a ménagé à plusieurs reprises dans son drame des scènes de foule (pas moins de deux cents figurants dans la version remaniée de la Porte Saint-Martin, beaucoup moins à la Comédie Française), le plus souvent spectatrice de ce qui se joue sur la scène, au bénéfice d’un effet de théâtralisation destiné certainement à impliquer les spectateurs dans le drame, mais qui ne manque pas non plus d’ambigüité. », Sophie Lucet, « Révolution et Réaction : les ambigüités du théâtre historique de Victorien Sardou », in Guy Ducrey (dir.), Victorien Sardou, un siècle plus tard, op. cit., p. 119.
20 « Je ne fais pas référence ici aux chœurs, au sens antique du terme, mais à la choralité, autrement dit aux techniques […] par lesquelles l’action s’élabore grâce à des personnages secondaires nombreux et agissants. Techniques bien connues de Shakespeare, et remises à l’honneur par les romantiques. Hugo, Dumas, Musset, mais aussi Verdi, Meyerbeer, Puccini en connaissent tous les mérites », Isabelle Moindrot, « Rire et trembler-Sardou et la comédie », in Guy Ducrey (dir.), Victorien Sardou, un siècle plus tard, op. cit., p. 153.
21 Olivier Goetz, « Le Geste spectaculaire de Victorien Sardou », in Guy Ducrey (dir.), Victorien Sardou, un siècle plus tard, op. cit., p. 327. Pour l’analyse de la portée de Victorien Sardou en tant que précurseur de la mise en scène moderne, voir également Olivier Goetz, « Victorien Sardou, metteur en scène de son théâtre », in Mara Fazio et Pierre Frantz (dir.), La fabrique du théâtre. Avant la mise en scène (1650-1880), Éditions Desjonquères, 2010, p.187-200.
22 Francisque, « Chronique Théâtrale », Le Temps, 27 juin 1892.
23 La Fille Élisa, pièce en trois actes en prose de Jean Ajalbert, tirée du roman d’Edmond de Goncourt, représentée pour la première fois au Théâtre Libre le 26 décembre 1890, dans la salle du Théâtre des Menus-Plaisirs, au 14 boulevard de Strasbourg.
24 Arthur Pougin, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent, Librairie de Firmin-Didot et Cie, 1885, p. 227.
25 Alfred Bouchard, La Langue théâtrale. Vocabulaire historique, descriptif et anecdotique des termes et des choses du théâtre, Arnaud et Labat, 1878, p. 68.
26 Jules Lan, Mémoires d’un chef de claque. Souvenirs des théâtres, Librairie Nouvelle, 1883.
27 André Antoine, « Les coulisses des coulisses », Je Sais Tout, III, 25, 15 février 1907, p. 22.
28 La Casserole, pièce en un acte, en prose d’Oscar Méténier, représenté pour la première fois au Théâtre Libre le 1er juin 1889, dans la salle du Théâtre des Menus-Plaisirs, au 14 boulevard de Strasbourg.
29 La troupe du grand-duc de Saxe-Meiningen (en activité à Meiningen de 1866 à 1874 et en tournée dans toutes les principales capitales d’Europe de 1874 à 1890) était de passage au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, en juillet 1888. La clameur suscitée par ses spectacles réveille l’intérêt de beaucoup de protagonistes du théâtre français qui, comme Antoine, feront le voyage à Bruxelles. Parmi eux, André Hallays (critique littéraire du Journal des débats) et Jules Claretie (alors administrateur général de la Comédie Française) en rapportèrent des relations enthousiastes (voir Lucien Muhfeld, La Revue d’Art Dramatique, tome 14, avril-juin 1889, pp. 46-47). Pour une histoire de la troupe des Meininger voir Umberto Artioli Teorie della scena dal Naturalismo al Surrealismo, Firenze, Sansoni, 1972.
30 James B. Sanders, La Correspondance d’André Antoine. Le Théâtre Libre, op. cit., p. 147.
31 Francisque Sarcey, « Chronique Théâtrale », Le Temps, 13 août 1888.
32 Francisque Sarcey, « Chronique Théâtrale. Les foules au théâtre », Le Temps, 6 août 1888.
33 La Patrie en danger, drame en cinq actes, en prose d’Edmond et Jules Goncourt, représenté pour la première fois au Théâtre Libre le 19 mars 1889, dans la salle du Théâtre des Menus-Plaisirs, au 14 boulevard de Strasbourg.
34 Richard O’Monroy, La soirée parisienne, volume 1, Arnould Éditeur, 1890, p. 130-131.
35 Pour la petite histoire, dans un entretien au journal Le Temps (27 juin 1892), Mévisto se plaindra d’avoir attrapé une extinction de voix à cette occasion-là.
36 Charles Martel, « La soirée d’hier », La Justice, 20 mars 1889.
37 James B. Sanders, La Correspondance d’André Antoine. Le Théâtre Libre, op. cit., lettre à Edmond de Goncourt 6 juillet 1888, p. 139.
38 Nell Horn, drame en quatre actes et six tableaux, en prose, des frères Rosny, représenté pour la première fois le 25 mai 1891 au Théâtre Libre, dans la salle du Théâtre des Menus-Plaisirs, au 14 boulevard de Strasbourg.
39 Hippolyte Fierens-Gevaert, « La mise en scène », Le Journal des Débats, 17 août 1896.
40 André Antoine, Le Théâtre Libre, op. cit., p. 106.
41 André Antoine, Mes souvenirs sur le Théâtre Libre, Arthème Fayard & Cie, 1921, p. 233-234.
42 Les Tisserands, drame en cinq actes en prose de Gerhart Hauptmann, traduction de Jean Thorel, représenté pour la première fois le 29 mai 1893 au Théâtre Libre, dans la salle du Théâtre des Menus-Plaisirs, au 14 boulevard de Strasbourg.
43 Pour un examen approfondi de cette pièce voir Filippo Bruschi, Personnage collectif, personnage individuel au théâtre. Tableaux d’un parcours dialectique (1830-1930), Honoré Champion, p. 111-135.
44 Je renvoie à l’essai de Claudine Amiard-Chevrel « Des révoltes de la faim à l’organisation révolutionnaire », in L’ouvrier au théâtre de 1871 à nos jours, CNRS, 1987, pour ce qui concerne l’analyse dramatique du drame.
45 Hector Pessard, « Les Premières », Le Gaulois, 30 mai 1893.
46 Voir Philippe Baron (dir.), Le Théâtre Libre d’Antoine et les théâtres de recherche étrangers, L’Harmattan, 2007, p. 28.
47 Francisque Sarcey, « Chronique Théâtrale », Le Temps, 5 juin 1893.
48 Jean Jullien (1854-1919) : journaliste, romancier, auteur dramatique, critique et théoricien de théâtre, fondateur en 1889 de la revue Art et Critique, revue littéraire, dramatique, musicale et artistique. Après une étroite collaboration avec André Antoine, il prendra les distances du Théâtre Libre. Sa théorie du « théâtre vivant », ainsi que la définition de « tranche de vie » et de « quatrième mur », apparaît dans sa préface à la pièce L’Échéance. Voir Jean Jullien, Le théâtre vivant. Essai théorique et pratique, volume 1, Charpentier et Fasquelle, 1892.
49 La définition de «marée sournoise», pour indiquer une foule de figurants qui filtre lentement sur la scène jusqu’à tout submerger, est utilisée par Antoine dans ses Souvenirs. Voir André Antoine, Mes souvenirs sur le Théâtre Libre, op. cit., p. 139.