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La foule : le graal ou l’interdit de la représentation
Par Jean Delabroy
Publication en ligne le 03 avril 2015
Résumé
Le texte ci-après est la transcription d'un entretien mené par Françoise Dubor. Il sera remplacé par un texte rédigé par Jean Delabroy dès que possible. Ce texte est actuellement en cours d'élaboration. Jean Delabroy est ici sollicité comme auteur de roman et de théâtre, sur la question de la représentation de la foule1. Il ne parle cependant pas d’emblée de son œuvre, du moins pas en apparence. C‘est une sorte de radiographie de la foule qu’il nous propose, dans sa représentation artistique, selon ses enjeux, ses présupposés, ses conséquences, aussi. Mais lorsqu’il aborde finalement le cas de ses propres textes, on se rend compte que sa réflexion sur la représentation de la foule est aussi une façon de livrer sa propre vision, qui nourrit son œuvre, tant théâtrale que romanesque. Non qu’il y ait dans ses textes la mise en scène ou en espace de véritables foules. Mais elles existent un peu plus qu’à la marge, car elles ne sont jamais loin de ses personnages, dont il construit la singularité, la parole, la vision, la conscience, et qui se rapportent à de véritables personnes, dans plusieurs cas. On notera en particulier comment Alain Gerbault nourrit AG dans son roman Dans les dernières années du monde, ou Natascha Kampusch dans sa pièce La Séparation des songes. L’un comme l’autre se soustraient et sont soustraits non seulement à la foule, mais au monde saisi en tant que foule. Le paradoxe de cette relation tendue est le point de départ de cette réflexion.
Texte intégral
1La foule est une notion large, et provisoire, qui demande à être déclinée dans ses états différents selon les représentations qui lui donnent nécessairement des formes différentes : la masse, la horde, le peuple ne sont pas du tout la même chose.
2On pourrait dire que la foule est ou bien le graal ou bien l’interdit de la représentation – ou les deux. On ne peut pas représenter la foule, à cause du geste esthétique lié à la représentation : le théâtre comme la narrativité ont besoin d’individualité. Individuation et représentation sont liées par un pacte, qui couvre à la fois l’enjeu et l’acte de représenter – en peinture aussi.
3La peinture produit un effet de foule, en ce qu’elle représente un moment de stratégie militaire. Avec Napoléon, la guerre change de nature, d’où le besoin de changer de représentation. C’est alors que Géricault arrive : avec lui, l’effet de foule ne se mesure plus en effet de nombre. Ucello ménageait bien un effet d’embrouillamini qui produisait quelque chose de non nombré ; il privilégiait la cassure généralisée. Chez Géricault, l’effet de foule sur un seul personnage devient possible, qu’il s’agisse de soldat ou d’animal : on voit le passage sur l’un ou l’autre de quelque chose de plus fort qu’eux.
4En réalité, le geste consubstantiel de la représentation est exclusif de ce que suppose la foule, définie négativement comme un collectif flou, indistinct ; elle a d’abord une définition négative, et plus exactement privative : il n’y a pas d’individuation dans la foule, en sorte qu’on ne sait pas quoi faire d’une individuation de la foule. On peut être tenté par sa représentation, mais elle est aussi interdite.
5Un tel état de fait accule le théâtre qui voudrait la représenter à des manœuvres très infantiles, à mon avis, car le théâtre se trouve face à l’é-normité de la foule : comme elle est hors norme, à proprement parler, le théâtre ne peut en proposer que des représentations dérisoires. Il donne voix à des figures dérisoires, sans nom, ou presque, comme « Un Soldat » ; on ne peut pas se passer d’une instance singulière d’énonciation. Ce sera : « un homme », « un autre »… C’est ce qu’il y a de plus près de la dissolution du personnage, des tenant-lieu de la foule : la diminution dans le personnage des qualités de personnage.
6Sur le plateau, le côté enfantin se traduit de façon caricaturale dans l’opéra, notamment, qui propose des images stéréotypées, comme le fait le metteur en scène Christian Schiaretti, par lesquelles on emploie du petit personnel, dans des chorégraphies primaires, des traversées de plateau derrière la figure du héros, comme Coriolan.
7Le théâtre est toujours ombré, sur la scène qui accueille une représentation de la foule, par sa présence temporaire, censée spectaculaire, tant d’un point de vue visuel que sonore, par le nombre ou l’effet de nombre, et le volume sonore, jusqu’aux vociférations. Les chœurs, à l’opéra, sont monodiques. Si le chœur devient enfantin sur scène, c’est parce qu’il traduit la foule comme individu. On le voit dans l’opéra romantique, lors du grand acte d’autodafé de don Carlos ou les cérémonies d’Aïda, de Verdi dans ces deux cas, ou dans Les Huguenots de Meyerbeer, par exemple. Je les entends toujours comme des dénégations. La foule y est présentée comme ce qu’elle n’est précisément pas : l’hypostase qui couvre les individus singuliers, relevée à un niveau supérieur, comme une réduplication à un niveau supérieur.
8Ce qu’on soupçonne, dans la foule, et qui devrait être assumé comme tel, c’est qu’elle empêche l’individuation. Il faudrait, au contraire, aborder la foule pour ce qu’elle est : l’Autre (même si je n’aime pas beaucoup ce terme, c’est ce dont il s’agit) de l’individuation. Sergueï Eisenstein, au cinéma, est le seul qui ait abordé frontalement cette nature de la foule, dans la scène des chevaliers teutoniques, par exemple, dans Alexandre Nevski (1938). C’est la seule représentation que je connaisse aujourd’hui qui soit du moins la plus approchante de ce qui trouble dans l’expérience qu’on a de la foule. Quelque chose s’affronte à mon regard personnel ou individuel et m’écrase par sa puissance é-norme, sa dimension excessive, cela dépasse les habitudes et stéréotypes de mon regard de spectateur. Il y a aussi quelque chose de médusant devant les scènes d’Eisenstein. Cela contrevient à mon désir d’intime, pour le spectateur que je suis. L’image d’Eisenstein est un défi frontal qui écrase l’intimité qui serait à la fois mon désir et mon besoin de spectateur – le silence qui m’est nécessaire. La foule barre ma légitimité à réclamer une place intime. Quoi qu’il arrive à ce qu’on me montre, j’ai besoin d’une vie intérieure, où l’effet esthétique pourra entrer en résonance, permettre l’évaluation et le jugement. Mais Eisenstein me recouvre. Il se sert de la foule comme un viol de cette place : c’est un viol de mon intimité, en lieu et place de l’émotion et du jugement, retourné en violence esthétique.
9La foule est l’endroit où l’on n’existe plus, où l’on est en passe de ne plus exister, comme un gosse trois fois trop petit dans une foule qui l’engloutit forcément. L’imminence de la disparition est le commencement de la foule, quand il n’y a plus de dehors possible, quelque chose en soi est en passe d’être défait. C’est prodigieusement effrayant.
10En somme, la foule, c’est le tabou de la représentation. Antonin Artaud s’y est risqué. À partir de lui, on peut faire l’existence de la foule au théâtre. Le Artaud post-nietzschéen développe une réflexion sur la fin de l’individuation. Il pense la mort de l’individuation par l’être dans la foule.
11La foule est donc une question immédiatement politique : si l’individu ne peut plus exister, c’est un objet qu’on ne peut que temporairement représenter. On le voit dans Les Brigands de Schiller, qui met en jeu la corruption du juste en injuste et en effroyable. Rétablir l’individualité du héros devient un principe politique – mais il n’y arrive pas. Karl y est traité à la Walter Scott : l’idéal de liberté des brigands se mue en viol de filles et autres forfaits violents. La foule est la face interdite de la pensée du collectif, comme s’il y avait une épreuve de vérité de l’idée de peuple : le peuple serait l’état positif du collectif. Dans la caricature effrayante des Brigands, cet état du peuple n’est qu’un mythe, et la foule s’y installe, comme déresponsabilisation et couverture de crimes perpétrés : elle permet l’assouvissement de l’inhumain dans l’humain.
12Au théâtre, la foule comme négativité est une perversion du peuple, et sert d’alibi pour l’innommable. Il n’y a plus d’individualité ni de parole qui tienne. Il n’y a plus que fuir ou tuer, au nom des idéaux du groupe. La foule, c’est l’enténèbrement de l’être.
13Pour des artistes d’obédience socialiste, et communiste, leur étroit chemin consisterait à représenter le collectif et à annuler la défiguration des masses (le pluriel importe, ici) en une masse (une, justement) inhumaine. Ils doivent imaginer que la foule puisse être un ensemble conscient. Brecht2, par exemple, prend le modèle du stade, la foule dans un stade de football, ou dans une salle de boxe – des sports populaires, donc – pour proposer un prototype de la foule à venir, une foule réunie par un même code, tous spectateurs debout et non pas assis comme au théâtre, bourgeoisement, plutôt dans un égal inconfort, et où l’on opère ensemble les actions d’un jugement demeuré libre face à la beauté d’un geste ou d’un mouvement de football. Hors de la représentation, la foule ici existe comme peuple et comme masse : on est ensemble, et plus humains et libres que tout seul. Un tel modèle est dénué de toute « hystérisation », le contraire donc de ce qu’on connaît, un état malade de la foule.
14Le point stratégique, c’est donc la disparition de l’individu. Il est bon que je sorte de ma position d’individu, pour un meilleur jugement ; mais dans la foule, qui opère la mise à mort, symbolique ou réelle, du moi, le jugement est interrompu.
15La foule opère le décloisonnement des individus – une opération terrifiante : des flux incontrôlables traversent les humains comme s’ils étaient des fils électriques. La ola dans les stades en est une marque explicite : tous en sont les acteurs dans la circulation électrique où le je est appelé à disparaître dans cet effet supérieur qui est un effet de mouvement. Le mouvement aussi est un constituant essentiel de la foule. C’est moi qui suis avalé par un mouvement qui me dépasse et qui est éphémère. C’est le passage du collectif sur moi. Ce n’est pas vrai qu’on est en dehors d’une foule, ou à côté. On est dedans, ou pas. Il n’y a pas de borne à la foule, pas d’unité de la foule. C’est pourquoi les chœurs monodiques sont un leurre, et une utopie, car les bornes et les contours qui permettraient de parler de la foule comme unité ont disparu. Il faudrait des qualités fixes, mais la foule se présente justement dans son aspect vibrionnant, dans le flux.
16En réalité, s’exerce dans la foule une double disparition du sujet : une disparition dans quelque chose qui est plus grand que moi, et dans quelque chose qui passe sur moi (à l’image de la ola). Face à cela, l’existence singulière est minuscule, et temporaire. La foule qui m’a englouti est déjà ailleurs, sans que je m’en rende compte.
17John Dos Passos arrive à rendre compte de la foule comme échelle de la perception. C’est là quelque chose de positif, comme une injonction à être moderne, c’est-à-dire à penser le monde qui est plus grand que nous. Dans son cas, on arrive au pluriel. Il active et construit le principe de la simultanéité : il invente un romanesque atomiste, avec des voix simultanées, inconscientes les unes des autres, et le romancier est alors un monteur de voix qui a la responsabilité d’organiser ces voix, d’entrecroiser ces fils qui s’ignorent les uns les autres. On ne peut pas dire qu’il s’agisse véritablement d’une représentation de la foule, mais d’un pluriel, qui serait l’état jubilant de la foule, c’est-à-dire une humanité à laquelle j’appartiens. La foule comme irreprésentable, et à l’effet médusant, Dos Passos ne la prend pas en compte.
18Victor Hugo reprend à saint Jérôme cette formule : Fex urbis, lex orbis. C’est faire l’hypothèse de l’impensable, pour nous qui sommes de l’Occident, hypothèse qui énonce que la vraie loi du monde, terrifiante et drastique, ne vient pas des citoyens pensants, agissants, mais d’états de la matière psychique qu’on appelle la foule, qui nous agit. C’est ce que nous ne sommes pas prêts à entendre, ni à admettre. Mais si on suit cette piste, la pièce des pièces, c’est Les Bacchantes. Le sujet est le meurtre d’un individu par une foule d’individus, cet individu singulier étant l’incarnation supérieure qu’est Orphée, son explosion. Il s’agit d’en finir avec toutes les limites physiques du corps d’Orphée, rendu à l’illimité, puisque sa chair et son sang maculent tout l’espace alentour. C’est une façon d’en finir avec l’Individu (cette fois avec une majuscule). C’est le moment sacré où le théâtre regarde sa propre origine, quand il se sépare de son propre sacré, fondé sur la séparation d’avec la foule. L’Art est hanté par cet Autre qu’est la foule : l’être dans le collectif, dans le sacré, peut être l’innommable, la dévoration de la foule. Dans le cas des Bacchantes, l’origine de leur culture est asiatique, avec Dionysos, et les Bacchantes mêmes. Ils ne peuvent pas se débarrasser de cette origine, qui définit un monde où nous ne sommes pas des individus, des sujets, et qui fonde quand même le monde grec, dont au fond on n’est jamais sorti.
19Si l’on est hors de la foule, on ne peut plus la représenter, et si l’on est dedans, on ne peut pas non plus. Avec Le Sacre du printemps de Stravinski ou le cinéma d’Eisenstein, on est au plus près de la différance (pour reprendre la notion à Derrida) structurelle entre l’espace de la représentation et l’espace de la foule, c’est-à-dire du sacré.
20Qu’il s’agisse de roman ou de théâtre, je travaille sur ce que la domination de la foule sur notre conscience rend impensable sans retour. L’envie d’écrire, et l’écriture même, se déclenche toujours sur quelque chose qui, sans mon travail, est déjà réglé par l’opinion, la foule si on veut. Il n’y aurait plus rien à penser ou à représenter avant même de s’y mettre. J’interviens pour déchirer cet état de l’opinion de la foule – politique, critique, ou journalistique. La foule serait l’incarnation de l’état mortel et meurtrier – elle tue deux fois : celui qui ne peut pas dire les choses, qui ne peut pas penser ce qui lui arrive, et celui-là même à qui on ne laisse pas le temps ou l’espace de penser ce qui lui arrive. La seconde mort est due à la foule. C’est la seconde plongée qui est sans retour. AG3 peut trimballer contre les foules égarées du monde occidental un plaidoyer pour le peuple : il se retrouve entendu comme quelqu’un qui est un propagandiste des sauvages.
21Le sentiment d’opinion globale barre, empêche la parole de l’individu : c’est un point commun à AG et à Natascha Kampusch. Ils sont nourris par une force du non comprendre, une force supérieure au jugement de la foule, celle que j’essaie de faire entendre. C’est une force intérieure qui ne peut entrer ni dans la pensée de l’individu, ni dans celle du collectif.
22Si je dis la foule est mortelle, je peux donner l’impression de le dire au nom des droits imprescriptibles de l’individu. C’est ce que montre Benjamin Britten dans son opéra Billy Budd : la mise à mort d’une personne par la foule dans un système accusatoire, qui touche à la question homosexuelle. Mais je ne crois pas au droit, du tout, je ne suis pas dans cette ligne selon laquelle on pourrait dire que « la foule tue, je défends la parole singulière ».
23Mais la foule tue, juge, enfouit, ne laisse aucune chance à ce qui, dans un individu, lui est, d’abord à lui-même, incompréhensible, et obscur, et souterrain. Il ne s’agit donc jamais de livre militant ou idéologique. Je tourne autour des effondrements de la personne. Ma littérature commence quand ceci, cette chose, est en jeu : opposer au meurtre que fait la foule une absence de personne. C’est ce que je travaille, c’est ce qui me mobilise, uniquement.
Notes
1 Jean Delabroy est l’auteur d’un récit, Pense à parler de nous chez les vivants (Éditions Verticales, 1997), d’un roman, Dans les dernières années du monde (Éditions Verticales, 2005, 784 p.), et de pièces de théâtre, La Séparation des songes (Théâtre ouvert, coll. « Tapuscrit » n°118, 2008), Derrière la porte (2011), et Les Enfants de l’Enfer (2013).
2 Jean Delabroy fait allusion à un texte de Brecht intitulé Davantage de bon sport, daté du 6 février 1926. On le trouve dans Écrits sur le théâtre I, L’Arche Éditeur, 1989, p. 84-87.
3 AG, bâti sur le modèle d’Alain Gerbault, est le personnage principal du roman de Jean Delabroy, Dans les dernières années du monde, Éditions Verticales, 2005.