Héros et héroïsme dans l’épopée latine de Naevius à Stace

Par Fernand DELARUE et Isabelle JOUTEUR
Publication en ligne le 25 mars 2016

1Le lecteur trouvera ici une série d’articles issus d’une journée co-organisée en 2005 par Fernand Delarue et Isabelle Jouteur à la Maison des Sciences de l’Homme et de la Société sur « Le héros et l’héroïsme dans l’épopée latine ». Les communications des chercheurs présents à cette manifestation scientifique avaient fait l’objet d’une première publication en ligne sur le site « Hypogée », dédié aux travaux de l’équipe de Forell B2, axés sur l’histoire et la poétique des genres littéraires. Je tiens à remercier ici Fernand Delarue de m’avoir associée autrefois à la préparation de cette journée et Michel Briand d’avoir bien voulu accueillir ces articles dans les Cahiers du FoReLL en ligne, depuis la refonte du site du laboratoire.

2Jusqu’à une période récente, les ouvrages de synthèse sur les genres littéraires, tel celui de D. Madelénat, L’épopée, paru en 1986, ne paraissaient connaître de l’épopée latine que Virgile et, incidemment, Lucain, simplement présenté de façon très réductrice comme un « antiVirgile » — titre qui conviendrait au moins aussi bien à Ovide, dont les Métamorphoses, bien que classées par Quintilien parmi les épopées, ne sont pas toujours prises en compte dans les travaux sur ce genre. Les poètes épiques de l’époque flavienne, longtemps connus et appréciés, par Malherbe, Guez de Balzac, Corneille, ont été rejetés à partir de 1670, puis condamnés sans être lus : « une bouffissure plus soucieuse d’intensité que d’équilibre, caractéristique de l’antiquité tardive (sic), contraste avec un classicisme de façade » (op. cit., p. 202). C’est surtout depuis les années 1990 que diverses études, particulièrement en France, se sont à nouveau intéressées à ces œuvres savantes et complexes et ont renouvelé de façon spectaculaire la connaissance que nous en avons, révélant le renouvellement constant du genre, de Livius Andronicus à Stace.


3Les chercheurs invités à la journée organisée en 2005 se sont réunis dans le but de tenter de présenter une vision d’ensemble de l’épopée latine classique, en se penchant sur les huit épopées conservées (dans leur intégralité ou via d’importants fragments) de la période latine classique (fin du IIIe siècle av. J.C. fin du Ier siècle ap. J.C.). C’est autour de la notion d’héroïsme qu’ont porté les discussions, révélant l’ambivalence inattendue de cette notion dans l’épopée latine, de la République à l’Empire. Les communications se sont enchaînées de la façon suivante : Jacqueline DANGEL, Professeur à Paris IV : « Héros, héroïnes, héroïsme dans le Bellum Pœnicum de Naevius et les Annales d’Ennius. » ;
Philippe HEUZÉ, Professeur à Paris III : « Encore Énée ? » ; 
Anne VIDEAU, Maître de conférences à Paris X : « L’héroïsme selon Ovide dans le livre III des Métamorphoses » ; Isabelle JOUTEUR, Maître de conférences à Poitiers : « Achille dans les Métamorphoses » ;
Sylvie FRANCHET D’ESPÈREY, Professeur à Bordeaux : « Virgile, Lucain, Stace : création, réception et transmission des modèles » ; Fernand DELARUE, Professeur émérite (Poitiers) : « Le César de Lucain et les héros négatifs : Médée, Hannibal, Œdipe » ;
François RIPOLL, Maître de conférences à Toulouse : « Jason au chant VIII des Argonautiques de Valérius Flaccus : héros ou antihéros ? »

4Nous en présentons ci-dessous les résumés, suivis des articles de cinq des contributeurs.

Résumés :

Jacqueline DANGEL : « Héros et héroïnes dans l’épopée latine républicaine, de Livius Andronicus à Ennius »

5L’idée de héros repose sur une représentation d’excellence. L’épopée latine, qui, dès ses fondements, se veut lieu privilégié des exempla, se plaît à raconter les actions emblématiques de ces grandes figures de référence. Celle d’héroïne occupe en revanche peu de place dans l’épopée républicaine, lieu masculin par excellence, dès lors que le modèle homérique prédomine chez les premiers poètes latins. Le principe vaut tout particulièrement pour l’Iliade, mais aussi pour l’Odyssée qui nourrit la première inspiration romaine. L’héroïne intervient pourtant. Dans ce cas, il s’agit de dire soit la souffrance de dignité exemplaire, telle Andromaque, soit, inversement, la passion destructrice telle Hélène ou tentatrice et mystérieuse du héros, telles Calypso et Circé. Aussi intervient‑elle comme le ferait un personnage de tragédie dans des épisodes fulgurants. On soulignera seulement que la première épopée latine qui commence par une inspiration mythique, comme le montre le choix de Livius Andronicus traduisant l’Odyssée, inclut très vite l’histoire : le Bellum Punicum de Naevius retrace la première guerre punique dont le poète a été un observateur direct, et les Annales d’Ennius qui, témoin des événements relatés, écrit une annalistique romaine poétique, qu’il conviendra de comparer avec l’annalistique ancienne d’un historien prosateur comme Fabius Pictor. L’intrusion du temps historique dans l’atemporalité d’un mythe d’universalité invite à réfléchir sur le nouveau rapport qui ne peut manquer de s’établir entre le héros ou les héroïnes et les hommes ou femmes d’une histoire authentique et non plus mimétique, celle d’une romanité socio‑politique. Le héros épique chez les poètes républicains est ainsi au cœur de la romanité. De la romanisation des valeurs à la romanité triomphante, il progresse au rythme des conquêtes territoriales et culturelles en même temps que de l’âme romaine. Dès lors qu’il participe à la construction d’une idéologie nationale, hommes et femmes y travaillent en partage. L’héroïsme féminin est seulement plus souvent mêlé à une écriture tragique que sa forme masculine. Mais la louange épidictique est communément partagée. Le texte épique est ainsi celui d’une communauté dont la modélisation héroïque a une valeur structurante : l’action narrée requiert une concordia culturelle dans une République polycentrique autant qu’aristocratique. Aristocratie des esprits plus encore que de naissance, au point que la référence pastorale d’un Romulus n’est qu’un moment accidentel de l’histoire, ce monde des res gestae exemplaires fait de l’événement un guide référentiel, si bien que le passé mythique et le fait historique ont le même sens prégnant d’un modèle à suivre. Le mythe est en effet à Rome préfiguration de l’histoire. On ne manquera pas de faire observer que finalement cette poétique de l’histoire, loin de trahir la vérité factuelle, en reconstruit un itinéraire sensé. Si l’événementiel est certes pensé en universalité, les thèmes institutionnalisés de l’écriture littéraire n’excluent nullement les tensions qui naissent de l’intrusion d’un temps historique dans ces représentations topiques. C’est pourquoi, de Livius Andronicus à Ennius en passant par Naevius, la représentation de l’histoire évolue : entre le passé idéal et immuable d’une idéologie épique et le présent réel, mouvant, voire conflictuel, de l’histoire en cours, les accidents de l’homme et des événements introduisent, sinon un point de vue relatif, tout au moins l’idée d’une réalité complexe. Livius Andronicus et Naevius sont ainsi sensibles à une vérité qui, bien qu’omnisciente, n’exclut pas les drames personnels, de sorte que l’épopée et la tragédie peuvent fonctionner en intergénéricité. Ennius dépasse l’apparence des faits pour interpréter leur sens profond, si bien qu’il se tourne vers la réflexion philosophique : le temps historique se confond avec la marche du monde, en histoire « sensée ». Mais, quelle que soit la voie choisie, les crises et conflits humains engendrent l’héroïsme, dès lors que des hommes triomphent d’eux‑mêmes et de l’adversité par leurs qualités : la forme suprême est le don de soi à une grande cause, jusqu’au sacrifice, qui honore une communauté humaine digne de ce nom et qui donne la gloire d’éternité, dans la mémoire des hommes.

Philippe HEUZE : « Encore Enée ? »

6Parmi toutes les innovations dont témoigne l’Enéide, la moindre n’est pas la conception du principal personnage. Cette figure a d’ailleurs rencontré beaucoup de détracteurs (cf. le « cagot Enée » de Berlioz). La communication reprendra l’examen de quelques caractères de cette composition, en montrant combien Virgile s’éloigne du maître (Homère) et du théoricien (Horace), et en rappelant que ce héros complexe devait être aussi modelé en ancêtre de César et d’Auguste.

Isabelle JOUTEUR : « Achille dans les Métamorphoses d’Ovide »

7Paradigme du héros épique, Achille occupe dans les Métamorphoses d’Ovide une place non négligeable, ce qui surprend de la part d’un poète qui dans l’élégie n’a cessé de proclamer la péremption de la valeur héroïque. Le récit de sa naissance, de ses exploits et de sa mort alors même que ce personnage ne se métamorphose pas, s’inscrit dans le projet d’une réécriture de l’Iliade où le modèle homérique se voit concurrencé par la relation d’une série de métamorphoses en oiseaux. La célébration héroïque cède le pas devant la célébration poétique d’un envol vers des sphères propres à redéfinir la notion même d’épopée.

Sylvie FRANCHET D’ESPEREY : « Virgile, Lucain, Stace : création, réception et transmission des modèles »

8Le lecteur pourra se reporter à la version publiée de la communication : « Réception et transmission des modèles. L'Enéide comme modèle aux époques néronienne et flavienne » dans Réceptions antiques. Lecture, transmission, appropriation intellectuelle, textes édités par Laetitia Ciccolini, Charles Guérin, Stéphane Itic et Sébastien Morlet, Editions rue l'Um, Paris 2006, p. 73-86.

Fernand DELARUE, « Le César de Lucain et les héros négatifs : Médée, Hannibal, Œdipe ».

9Dans la Pharsale, Lucain dote son César d’une énergie destructrice surhumaine, comparée à celle de la foudre. C’est lui qui, dès le début, confère à l’action son dynamisme. Des héros comparables, éloignés des modèles virgiliens, figurent dans les deux épopées mythologiques de l’époque suivante, les Argonautiques de Valérius Flaccus et surtout la Thébaïde de Stace. La magicienne Médée, prêtresse d’Hécate, et Œdipe qui fait directement appel aux Enfers (en intervenant d’emblée, comme César) font vigoureusement progresser l’action, en suscitant malheurs et crimes. Lucain paraît avoir projeté de terminer son épopée par le triomphe de l’adversaire irréductible de César, Caton, héros stoïcien, supérieur à la fortune. De même Hercule (sur la voie de l’apothéose) chez Valérius, Thésée chez Stace sont eux aussi des héros qui par leur uirtus dépassent de très haut l’humanité. Chaque poète conserve pourtant toute son originalité. Silius Italicus, dans son épopée historique sur la seconde guerre punique, reprend, lui, de façon plus simpliste le schéma de Lucain et de Stace, des succès foudroyants d’Hannibal à la victoire finale de Scipion, fils de Jupiter.

François RIPOLL : « Jason au chant VIII des Argonautiques de Valérius Flaccus : héros ou anti‑héros ? »

10« Les difficultés de la critique à appréhender le statut de Jason au chant VIII des Argonautiques viennent de ce que le récit n’est pas centré ici sur la figure du héros, mais sur les émotions que doit produire l’héroïne ; une Médée pathétique et tragique dont la souffrance morale est le sujet central de tout le début de ce chant inachevé. Ce que l’on peut deviner, à partir d’indices précis, de la suite que le poète comptait donner à son récit conduit néanmoins à nuancer cette impression en laissant deviner un changement de point focal et d’ambiance générale dans la dernière partie. La logique d’ensemble réside dans un principe de composition fondé sur l’alternance d’émotions contrastées, qui gouverne l’ensemble d’une épopée où le pathos prend définitivement le pas sur l’ethos. »

Pour citer ce document

Par Fernand DELARUE et Isabelle JOUTEUR, «Héros et héroïsme dans l’épopée latine de Naevius à Stace», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Héros et héroïsme dans l'épopée latine, Revue électronique, mis à jour le : 25/03/2016, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=305.