Le héros négatif dans les épopées latines du Haut Empire

Par Fernand DELARUE
Publication en ligne le 08 juin 2015

Texte intégral

1On connaît le livre (sur lequel je reviendrai) intitulé Les monstres de Sénèque. Le même terme conviendrait pour les héros dont je vais parler. Ce n’est pas une coïncidence. Philippe Heuzé a montré de quelle façon Virgile a créé avec Énée un héros d’un type nouveau. Les poètes latins qui ont osé après lui s’engager dans la rédaction d’une épopée ont eu parfaitement conscience qu’il était inimitable. Ils ont voulu et su faire autre chose, en tirant parti aussi bien de l’impitoyable lucidité d’Ovide que de la vigueur et de la profondeur psychologique de Sénèque pour renouveler les figures des protagonistes.


2Le héros qui convient pour la tragédie, déclare Aristote, est « un homme qui, sans atteindre à l’excellence dans l’ordre de la vertu et de la justice, doit pourtant non au vice ou à la méchanceté, mais à quelque faute, de tomber dans le malheur, un homme parmi ceux qui jouissent d’un grand renom et d’un grand bonheur, tels Œdipe, Thyeste et les membres illustres de familles de ce genre1 ». Ce héros se situera « entre » le bien et le mal, metaxu. Tel est, peut‑on dire, Énée, qui ne progresse pas sans doutes et hésitations, et dont l’excellence n’est jamais tout à fait assurée ; tels sont surtout Didon et Turnus dont les vertus ne sont nullement occultées. Tout change chez Lucain et ses successeurs, les trois poètes épiques de l’époque flavienne, avec des héros qui ont l’air de pencher entièrement du côté négatif, tandis que d’autres apparaissent exemplaires dans le bien. 


3Les premiers sont plus originaux et en général plus intéressants2, tous dotés d’une énergie communicative. Aussi est‑ce à eux que j’accorde ici la prééminence. Le César que présente Lucain, neveu de Sénèque, dans sa Guerre civile (qu’on appelle aussi par commodité la Pharsale) constituera un modèle pour ses trois successeurs : quelques années plus tard les protagonistes de deux tragédies de Sénèque passent de la scène au récit narratif, Médée chez Valérius Flaccus, Œdipe chez Stace3 ; chez Silius Italicus, le moins original (le plus proche de la caricature qui a longtemps eu cours dans les livres de littérature), Hannibal peut être rapproché par plus d’un trait de ces héros non moins destructeurs que lui. Ceux‑ci ne doivent pourtant pas être isolés de leurs opposants. F. Ripoll écrit que, dans ces quatre épopées, « l’unité ne repose guère ou pas du tout sur la personne du héros central ». Chacune a fourni l’occasion d’articles et parfois de polémiques autour de la même question : qui est le « vrai » héros ? Vaines querelles, car ce trait commun marque précisément la rupture avec la tradition d’Homère et de Virgile : personne ne joue un rôle comparable à ceux d’Achille, d’Ulysse ou d’Énée. F. Ripoll ajoute à propos de Lucain : « centrée sur un conflit, l’épopée lucanienne est dominée par une triade de héros, César, Pompée, Caton, qui s’articule suivant un jeu d’oppositions morales4 ». C’est cette analyse que je veux poursuivre ici, en montrant que ce jugement vaut aussi pour les trois autres épopées : elles s’inspirent directement de ce que j’appellerai un « schéma lucanien », où le héros négatif joue le rôle moteur.


4En‑dehors peut‑être de Lucain, ces épiques sont loin d’être encore suffisamment connus5. C’est pourquoi, dans un souci de clarté et afin de mieux dégager l’originalité de chacun, je les examinerai tour à tour. Après Lucain (39‑65 ap. J.‑C.), les deux poètes mythologiques : bien que Stace soit vraisemblablement postérieur à Valérius Flaccus6, je l’étudierai avant lui, car il est plus facile de mettre en lumière ce qu’il doit à Lucain. L’examen de l’épopée historique de Silius Italicus7 fournira simplement une confirmation, car son utilisation du schéma est très claire, mais superficielle. À propos de chaque poète, je suivrai le même plan, en soulignant le jeu des reprises et des variations à partir de trois traits : 
– Chacun de ces quatre héros dépasse de très haut l’humanité ordinaire. Jamais, dans leurs rapports avec les dieux, ils ne se conduisent en inférieurs. Leur énergie dynamise l’action et trois fois sur quatre, c’est eux qui la font démarrer.
– Ils ne sont pas moins inhumains que surhumains : leur exceptionnelle capacité de nuisance s’exerce avec prédilection sur leur famille8.
– Tous constituent les éléments d’une opposition morale, tantôt directe, tantôt indirecte, entre le Mal et le Bien : celui‑ci est également incarné par un personnage exceptionnel qui fait pendant au héros négatif.

La Pharsale de Lucain

5L’épopée de Lucain traite de la guerre civile entre César et Pompée, à partir du passage du Rubicon en janvier 49. La mort a empêché le poète de terminer son œuvre : il a écrit 10 chants, l’ensemble devant, selon toute vraisemblance, en comporter 12, comme l’Énéide.


6Lucain ne s’astreint pas, pour présenter César, à une stricte exactitude historique9. Ainsi il ne mentionne pas les efforts de César pour entamer à plusieurs reprises des pourparlers de paix (sincérité ou hypocrisie, là n’est pas la question). Son héros apparaît aussitôt surhumain par sa rapidité et son efficacité. Aussi irrésistible qu’une force naturelle et aussi destructeur, « il se place d’emblée au‑delà de la morale10 » :


Sed non in Caesare tantum
nomen erat nec fama ducis, sed nescia uirtus

stare loco, solusque pudor non uincere bello
acer et indomitus, quo spes quoque ira uocasset,
ferre manum et numquam temerando parcere ferro, 

successus urguere suos, instare fauori

numinis, inpellens quidquid sibi summa petenti

obstaret gaudensque uiam fecisse ruina.
Qualiter expressum uentis per nubila fulmen

aetheris impulsi sonitu mundique fragore

emicuit rupitque diem populosque pauentes

terruit obliqua praestringens lumina flamma ;

in sua templa furit, nullaque exire uetante
materia magnamque cadens magnamque reuertens

dat stragem late sparsosque recolligit ignes11.


7Ce guerrier pareil à la foudre mène évidemment le Blitzkrieg. Après le portrait, quelque 25 vers développent sans grande originalité et de façon un peu languissante le thème de la décadence des mœurs. Un iam montre que le chef a profité de ce que le poète s’attardait pour le devancer :

Iam gelidas Caesar cursu superauerat Alpes

ingentisque animo motus bellumque futurum
ceperat12.

8Diverses légendes ont visé à dramatiser l’épisode, hautement symbolique mais peu spectaculaire, du passage du Rubicon13. C’est, chez Lucain, l’image de la Patrie qui se dresse en face du général et de ses légions pour tenter de les retenir. César tremble, ses cheveux se hérissent, mais il passe.
Instare fauori numinis, dit Lucain (148‑149) : de fait il harcèle les dieux de ses exigences et les brave. Descendant de Vénus, futur dieu lui‑même, il se tient sans peine à leur niveau. Quand il ordonne à ses hommes de couper pour assiéger Marseille un antique bois sacré hanté par de hideuses divinités barbares, les soldats, épouvantés, hésitent. César saisit la hache et frappe le premier, affirmant : « Maintenant, pour que nul d’entre vous n’hésite à renverser la forêt, croyez que c’est moi qui ai commis le sacrilège » (III, 436‑43714). Tous le suivent alors « non que la troupe eût banni la crainte et recouvré la tranquillité, mais elle avait mis en balance la colère des dieux et celle de César » (438‑439)15.


9L’inhumanité du héros est elle aussi marquée dès son portrait : numquam temerando parcere ferro (147). « Souiller de sang le fer » ne préserve pas toute la force de temerare, qui évoque le sacrilège : temerare templum, c’est profaner le sanctuaire. Le fer qui accomplit un acte impie est celui du miles impius, le soldat des guerres civiles, de ces bella plus quam ciuilia qu’évoque le premier vers de l’épopée, où l’on s’entre‑tue non seulement entre concitoyens, mais entre membres d’une même famille. Lucain rappelle sans cesse que César et Pompée sont le beau‑père et le gendre, socer generque16. Mais c’est l’acte de foi en César prononcé par le centurion Lélius qui est véritablement révélateur : 


Nec ciuis meus est in quem tua classica, Caesar, 

audiero. Per signa decem felicia castris

perque tuos iuro quocumque ex hoste triumphos :
pectore si fratris gladium iuguloque parentis
condere me iubeas plenaeque in uiscera partu

coniugis, inuita peragam tamen omnia dextra
17.


10C’est avec un égal enthousiasme que Lélius est prêt à piétiner toute pietas : pour César, il dépouillera et incendiera les temples des dieux, il anéantira toute cité, « fût‑elle Rome » (379‑386). Inuita, au vers 378, constitue ici le seul trait d’humanité ; cette répugnance qui subsiste marque que le centurion n’a pas fait taire en lui la voix de la natura ; on a vu de même chez César un bref moment d’hésitation avant de faire violence à la Patrie. C’est par de telles indications que Lucain échappe au schématisme et à la caricature, qu’il nous fait croire à ses personnages, pour excessifs qu’il soient18. On n’en frémit pas moins devant ce qu’on peut considérer comme le programme du parti césarien19.


11Le dynamisme de César fait progresser l’épopée. Son adversaire, Pompée, Magnus bien amoindri, « ombre d’un grand nom » (I, 135), n’a jamais l’initiative : c’est lui le « metaxu » dont parle Aristote. Il sera sauvé malgré toutes ses faiblesses et ses fautes, car il a la chance inestimable de posséder dans son camp Caton, le héros positif, irréprochable Stoïcien. La voix de Caton est un authentique oracle : 


Ille, deo plenus tacita quem mente gerebat,
effudit dignas adytis e pectore uoces
20.


12Aussi bien Caton n’a‑t‑il pas besoin de consulter ceux des dieux pour connaître son devoir : le vers le plus fameux de la Pharsale confronte les deux héros : uictrix causa deis placuit, sed uicta Catoni (I, 128). Il paraît assuré que le poème se fût achevé par la mort de Caton ‑ ce suicide qui prive César de la victoire morale qu’eût constitué l’exercice de sa clementia sur son ennemi le plus inexpiable. Il me semble clair que cette fin eût opposé précisément à la victoire matérielle de César le triomphe moral de Caton. Celui‑ci, dit Sénèque, fait partie des héros qu’on ne saurait plaindre, car « la mort a été pour eux la voie vers l’immortalité » (ad immortalitatem moriendo uenerunt, Tranq. 16, 421). L’espoir qu’exprime Lucain va bien plus loin : 


Ecce parens uerus patriae, dignissimus aris, 

Roma, tuis, per quem numquam iurare pudebit, 

et quem, si steteris umquam ceruice soluta,
nunc, olim, factura deum es
22.


13La supériorité morale de Caton ne doit pourtant pas conduire à minimiser la grandeur du héros négatif. Exempt des traits qui caractérisent les tyrans des tragédies, ignorant leur lâcheté et leur mesquinerie, il ne manque pas d’une forme de générosité : du César historique il conserve l’art de porter ses hommes au‑dessus d’eux‑mêmes et toutes les vertus du chef charismatique23. Pour les successeurs de Lucain, il portera lui aussi témoignage de la grandeur de l’homme en face du divin.

La Thébaïde de Stace


14On ne s’en est guère avisé jusqu’ici : il n’est pas difficile d’établir un parallèle sur ces différents points entre la Pharsale et la Thébaïde. Stace traite la légende bien connue de la haine meurtrière des fils d’Œdipe et de l’expédition des Sept contre Thèbes, en suivant les versions présentée par Euripide dans les Phéniciennes et les Suppliantes. À la suite de la malédiction d’Œdipe, Polynice doit fuir à Argos ; de là un conflit entre les deux cités qui conduit à la défaite d’Argos ; Thésée intervient enfin pour éliminer Créon et permettre les funérailles des vaincus.
Après un prologue de 45 vers, le rideau semble se lever sur Œdipe, personnage grandiose, shakespearien ou hugolien, cumulant en lui les paradoxes : 


Impia iam merita scrutatus lumina dextra

merserat aeterna damnatum nocte pudorem

Oedipodes longaque animam sub morte trahebat.

Illum indulgentem tenebris imaeque recessu

sedis inaspectos caelo radiisque penates
seruantem tamen adsiduis circumuolat alis

saeua dies animi scelerumque in pectore Dirae
24.


15Œdipe, enseveli dans sa tombe, est un mort vivant, ou plutôt un vivant mort. Impie justicier, il s’est puni lui‑même. Ce qui apparaîtra bientôt plus nettement encore, le coupable est innocent. L’aveugle voit. Plus classiquement la victime va se faire bourreau, la plaie, couteau. Se révoltant enfin contre le ciel et la prédestination qui a accumulé sur sa tête, sans qu’il y soit pour rien, toutes les calamités, le héros se tourne vers les divinités infernales :


Tunc uacuos orbes, crudum ac miserabile uitae

supplicium, ostentat caelo manibusque cruentis

pulsat inane solum saeuaque ita uoce precatur :
« Di, sontes animas angustaque Tartara poenis

qui regitis, tuque umbrifero Styx liuida fundo,

quam uideo, multumque mihi consueta uocari

adnue, Tisiphone, peruersaque uota secunda
25 ».


16Lui aussi, sa cause plaît désormais aux dieux, qui l’écoutent26. L’attention de Tisiphone aussitôt alertée, elle tourne vers lui son sombre visage : talia dicenti crudelis diua seueros / aduertit uultus (88‑89) et se précipite jusqu’à Thèbes. Bien plus, Jupiter également approuve maintenant les vœux de l’effroyable vieillard : iam, iam rata uota tulisti, / dire senex (239‑240). Ainsi se met en marche, à l’initiative d’Œdipe qui ouvre l’action, la machine infernale.


17Quels sont ces vœux que lui‑même qualifie de peruersa et que Jupiter entérine ? Bien que ses motifs ne soient pas politiques, mais d’ordre privé, ils sont plus inhumains encore que les promesses de Lélius. Ses fils ont insulté sa vieillesse et sa cécité. C’est contre eux que se tourne sa rage : 


Indue quod madidum tabo diadema cruentis

unguibus abripui, uotisque instincta paternis

i media in fratres, generis consortia ferro

dissiliant. Da, Tartarei regina barathri,
quod cupiam uidisse nefas, nec tarda sequetur
mens iuuenum : modo digna ueni, mea pignora nosces
27.


18Œdipe ne demeure pas sur le devant de la scène. Pendant longtemps, lors de ses rares apparitions, il n’est que spectateur – ou plutôt il continue à déplorer de ne pouvoir l’être : quand se déchaîne la guerre, au chant VII, il réclame ses yeux, implorat Furias oculosque reposcit (VII, 469) ! C’est seulement lorsqu’il a obtenu l’accomplissement de ses vœux et que ses fils, presque à la fin de l’épopée, se sont entre‑tués, que la voix de la Natura se fait enfin entendre en lui. Devant leurs cadavres, il s’effondre : 


Tarda meam, Pietas, longo post tempore mentem
percutis. Estne sub hoc hominis clementia corde ?

Vincis io miserum, uincis, Natura, parentem
28 !


19Omnis enim ex infirmitate feritas est, « toute férocité procède de la faiblesse », écrit Sénèque (V.B., 3, 4).
Œdipe, au contraire de César qui relance sans cesse l’action, ne joue donc un rôle dramatique que dans la scène initiale. Mais cette différence entre les deux poètes apparaît très délibérée : dans un effet de symétrie, le rôle du héros positif est aussi limité et aussi décisif. Tandis que Créon exile Œdipe et refuse la sépulture aux morts Argiens, on attend toujours celui qui fera pendant à Œdipe comme Caton à César. Adraste qui a accueilli Polynice à Argos a déçu, après avoir laissé quelque espoir : malgré toutes ses vertus, il est seulement un « metaxu29 » – ainsi que les autres chefs de l’expédition. De même qu’Œdipe n’est intervenu activement qu’au tout début du poème pour déclencher la crise, Thésée n’apparaît directement qu’au vers 519 du dernier chant pour la dénouer en faisant triompher la justice et les droits de la Natura. Héros irréprochable, fils de Neptune30, il n’a pas plus que Caton besoin de consulter les dieux pour entendre en lui‑même la voix du Bien. Parlant au nom des lois de la terre et de l’ordre de l’univers (terrarum leges et mundi fœdera, XII, 642), il paraît appliquer la formule de Sénèque, non pareo deo, sed adsentior (Ep. 96, 2). Le seul reproche qu’on peut lui adresser est d’être un peu trop exemplaire : il lui manque l’âpre rigueur de Caton. Tant la peinture des réprouvés est presque toujours plus séduisante que celle des saints.


20Pour mener jusqu’au bout le parallélisme entre la Pharsale et la Thébaïde, il a fallu extrapoler et s’aventurer à deviner ce que devait être la fin de la première épopée. On n’oubliera pas que Stace, de peu plus jeune que ce prodige de précocité que fut Lucain, l’a certainement connu et fréquenté à la cour de Néron31. La structure de son poème apporte un argument supplémentaire pour affermir l’hypothèse concernant la Pharsale. L’épopée de Silius Italicus (qui, lui, est plus âgé que Lucain) apportera un témoignage dans le même sens, après qu’on aura examiné celle de Valérius Flaccus, organisée de manière en quelque sorte inversée.

Les Argonautiques de Valérius Flaccus


21Le poème de Valérius traite, comme son titre l’indique, de l’expédition de Jason et de ses compagnons en Colchide pour la conquête de la Toison d’or. Sept chants ont été entièrement écrits, le huitième s’interrompt au milieu d’une tirade après 467 vers. Il semble (bien que l’accord ne soit pas unanime) que ce chant devait être le dernier32.


22Comme chez Apollonios de Rhodes, « modèle » de Valérius33, le personnage le plus original et le plus intéressant n’est pas Jason, mais Médée, personnalité hors pair. Dans le récit, l’héroïne n’apparaît qu’à partir du chant V, dans la seconde moitié de l’épopée. C’est elle cependant qu’on attend : alors que, dans la Thébaïde, un passé criminel écrasant pèse sur Thèbes, l’horreur, chez Valérius, se situe dans le futur. Avant même le départ d’Argo, le devin Mopsus annonce l’ultime aboutissement de l’aventure qui commence : 


Quem circum uellera Martem

aspicio ! Quaenam aligeris secat anguibus auras

caede madens ? Quos ense ferit ? Miser, eripe paruos,

Aesonide ! Cerno et thalamos ardere iugales34.


23Les critiques s’accordent pour admettre que Valérius n’aurait pas introduit dans son épopée le drame de Corinthe, présenté sur la scène par Euripide, Ovide et Sénèque. Mais sans cesse (c’est sans doute là l’innovation majeure par rapport à Apollonios) il est évoqué. Le lecteur ne saurait oublier que le meurtre des enfants par la main de leur mère n’est pas le premier crime perpétré par Médée contre les membres de sa famille.


24Son apparition produit pourtant un effet de surprise. Médée a été annoncée par Jupiter comme impia uirgo (IV, 13‑14). Le poète lui‑même introduit ainsi la partie dont elle est l’héroïne : 


Ventum ad furias infandaque natae

foedera et horrenda trepidam sub uirgine puppem
35.


25Or la première vision, lors du débarquement de Jason, est celle d’une vierge innocente, dans une scène qui évoque de façon délibérée la rencontre d’Ulysse et de Nausicaa. Mais qu’on ne s’y trompe pas, comme l’ont fait bizarrement maints critiques : Médée, pour innocente qu’elle soit encore, est aussi une magicienne que ses redoutables pouvoirs élèvent bien au‑dessus de l’humanité ordinaire. Familière d’Hécate, la Diane infernale, elle se livre habituellement à des rites étranges et terrifiants36. Voici la présentation d’une de ses plantes favorites, le prométhéion : 


Cingitur inde sinus et, qua sibi fida magis uis
nulla, Prometheae florem de sanguine fibrae

Caucaseum promit nutritaque gramina monti,

quae sacer ille niues inter tristesque pruinas

durat alitque cruor, cum uiscere uultur adeso

tollitur e scopulis et rostro inrorat aperto.
Idem nec longi languescit finibus aevi

immortale virens, idem stat fulmina contra

saluus et in mediis florescunt ignibus herbae.

Prima Hecate Stygiis duratam fontibus harpen

intulit et ualidas scopulis effodit aristas,
mox famulae monstrata seges, quae lampade Phoebes

sub decima iuga feta metit saeuitque per omnes

reliquias saniemque dei. Gemit inritus ille

Colchidos ora tuens : totos tunc contrahit artus
sponte dolor cunctaeque tremunt sub falce catenae
37.

26Il ne faut pas s’étonner que la vierge coutumière de telles pratiques oppose à l’amour que cherchent à lui imposer Junon, puis Vénus elle‑même, une résistance sauvage, sans commune mesure avec celle d’une Phèdre. Video meliora proboque, / deteriora sequor, déclarait Médée chez Ovide (Met. VII, 20‑21). Ce n’est qu’à son corps défendant qu’elle cède chez Valérius. Quand Vénus tout entière s’attache à elle, peu s’en faut qu’elle ne soit frappée par sa proie :

Torserat illa graui iamdudum lumina uultu,
uix animos dextramque tenens quin ipsa loquentis
iret in ora deae : tanta pudor aestuat ira !
Iamque toro trepidas infelix obruit aures

uerba cauens : horror molles inuaserat annos.

Nec quo ferre fugam nec quo se uertere posset
prensa uidet. Rupta condi tellure premique

iamdudum cupit ac diras euadere uoces
38.


27Horace demande, dans l’Art poétique, que le héros « soit d’accord avec lui‑même » (sibi constet, 127), donnant en exemple Médée : sit Medea ferox inuictaque, 123. Telle est déjà, avant le début de sa carrière criminelle, la Médée de Valérius. Non encore un monstre, mais un monstre naissant : son premier crime sera le meurtre de son frère (ou la complicité dans ce meurtre39) et tout porte à croire que c’est sur cet épisode que se fût terminée l’épopée.


28La Médée de Valérius répugne à devenir un monstre, elle s’accroche à son humanité. À défaut de posséder la Médée d’Ovide, on doit penser ici à celle de Sénèque. <Medea> fiam, déclare‑t‑elle avant le meurtre de ses enfants (171), Medea nunc sum, après le meurtre (910). F. Dupont commente : « Médée, en commettant un crime inhumain deviendra la Médée que nous connaissons aujourd’hui... Son nom... deviendra après le crime, après qu’elle aura quitté ce réseau de sociabilité, une identité mythologique, un nom qui rappellera une histoire connue de tous. Elle n’aura plus sa place parmi les hommes, son nom et l’histoire de son crime l’auront remplacée40 ». Elle est encore chez Valérius en amont de ce destin qu’elle choisit chez Sénèque (peut‑être chez Ovide ?) d’assumer. Mais déjà apparaissent dans la révolte de cette âme forte, de même que dans le mépris qu’elle manifestera à Jason41, un orgueil hautain qui l’isole et une volonté de puissance encore latente. Comme Œdipe, c’est à la suite d’épreuves terribles que Médée choisira de « sortir de l’humanité ». 


29Pour voir comment l’opposition des héros surhumains dans le Mal et dans le Bien se retrouve chez Valérius, mais comme inversée, il faut considérer la structure du poème. Comme dans l’Énéide, Junon fait directement obstacle par deux fois à un grand projet de Jupiter42. Au départ, un accord inhabituel règne entre les époux divins pour assurer la conquête de la Toison d’or43. Mais Jupiter compte avant tout sur Hercule. C’en est bien vite fini de l’entente conjugale44 : Junon, furieuse de voir son ennemi participer à l’expédition, tente de l’écarter – et y parvient. Hercule, paré par Valérius de toutes les vertus, est tout proche de l’apothéose, « suspendu entre humanité et divinité45 ». De même que Caton auprès de Pompée, il est la conscience de Jason, chef officiel de l’expédition : c’est lui qui le rappelle à l’ordre quand ce fragile héros est prêt à oublier sa mission à Lemnos dans les bras d’Hypsipyle. Au contraire de ce qui se passe chez Lucain et chez Stace, le héros positif domine d’abord l’action, durant la première partie de l’épopée. Lui disparu, Jupiter refuse désormais de soutenir l’expédition et place son épouse en face de ses responsabilités :


I, Furias Veneremque moue ; dabit impia poenas
uirgo, nec Aeetae gemitus patiemur inultos
46.


30La seconde offensive de Junon consistera en effet à faire intervenir Vénus : celle‑ci parviendra à rendre Médée amoureuse de Jason, en sorte qu’elle l’aidera à conquérir la Toison – mais à quel prix : la uirgo est ainsi contrainte à s’engager sur la voie de la monstruosité. Succès matériel, mais catastrophe humaine, le couple maudit ainsi formé, déjà désuni, s’est embarqué pour le malheur.

Les Punica de Silius Italicus


31On ne peut attribuer à Silius Italicus, auteur d’une épopée historique, la même subtilité qu’aux deux poètes mythologiques. Pline le jeune a bien caractérisé ce poète assez médiocre en déclarant qu’il écrivait « avec plus d’application que de talent », maiore cura quam ingenio (III, 7, 5). Son intérêt est pourtant ici évident : formellement, il utilise de façon transparente, voire candide, le « schéma lucanien », tout en l’affaiblissant et en le vidant d’une grande part de sa signification morale.


32Le sujet des Punica est celui même de la troisième décade de Tite‑Live, la seconde guerre punique. Les données virgiliennes sont directement exploitées : Hannibal, neveu de Didon, aidé lui aussi par Junon, veut venger la malheureuse reine en combattant les Romains. Mais le poème ne serait pas ce qu’il est sans Lucain. Celui‑ci rapprochait César d’Hannibal47 ; quand Silius fait le portrait d’Hannibal, il n’oublie ni l’outrance des traits négatifs ni les asyndètes de Lucain : armato nullus diuum pudor ; improba uirtus / et pacis despectus honos ; penitusque medullis / sanguinis flagrat sitis... (I, 58‑60)48. Cet Hannibal impie et assoiffé de sang lance aussitôt l’action, comme César et Œdipe. La fameuse scène de son serment se déroule dans un sinistre sanctuaire dédié à Didon :


Ipsa sedet tandem aeternum coniuncta Sychaeo ;
ante pedes ensis Phrygius iacet ; ordine centum

stant arae caelique deis Ereboque potenti.

Hic, crine effuso, atque Hennaeae numina diuae

atque Acheronta uocat Stygia cum ueste sacerdos.

Immugit tellus rumpitque horrenda per umbras
sibila ; inaccensi flagrant altaribus ignes.

Tum magico uolitant cantu per inania manes

exciti, uultusque in marmore sudat Elissae.

Hannibal haec patrio iussu ad penetralia fertur,

ingressique habitus atque ora explorat Hamilcar.
Non ille euhantis Massylae palluit iras,

non diros templi ritus aspersaque tabo

limina et audito surgentis carmine flammas
49.


33Le passage suffit à donner une idée d’un bric‑à‑brac infernal qui évoque, sans beaucoup d’invention, les scènes de nécromancie de Lucain et de Stace. La prêtresse immole à Hécate une victime noire, puis vaticine, annonçant pour Rome les plus affreux malheurs : montagnes de cadavres et fleuves fumants de sang sont bien au rendez‑vous.
Silius n’a aucune peine à maintenir d’un bout à l’autre au premier plan un Hannibal qui, lui aussi, dépasse les bornes de l’humanité50. Il conserve pour longtemps l’initiative de toutes les actions. Le Punique va évidemment, lui aussi, trouver un adversaire non moins exceptionnel. Scipion, comme sans doute Caton, comme Thésée, comme l’aurait fait Hercule, si Junon n’avait pas contrecarré le plan de Jupiter, triomphe. Mais, au contraire des trois autres épiques, Silius écarte toute nuance et toute ambiguïté51. Le poème s’achève sans surprise sur l’éloge de Scipion présenté, de même qu’Alexandre le Grand et conformément à une légende qu’il avait lui‑même contribué à lancer, comme fils de Jupiter :


Nec uero, cum te memorat de stirpe deorum,

prolem Tarpeii mentitur Roma Tonantis
52.

Conclusion

34L’innovation la plus frappante de la Pharsale, c’est que les dieux, dei ou superi, bien que très présents dans les coulisses de l’action53, n’apparaissent pas sur le devant de la scène sous leur aspect anthropomorphique. Comparant Lucain à Homère, Ahl peut écrire que César et Caton « ne sont pas des dieux avec la faiblesse des hommes, mais des hommes qui possèdent la puissance des dieux... Bien que ni l’un ni l’autre ne soit immortel, tous les deux sont sans peur devant la mort et triomphent ainsi de la mort. Ils n’ont pas le pouvoir absolu de Zeus, mais ils guident le destin de Rome et disposent des affaires du monde. » Par leur statut et leur fonction dramatique, précise‑t‑il, ils sont comparables aux « sous‑destins » de l’Énéide, Junon et Vénus54. Telle est en effet la leçon qu’on retenue les successeurs de Lucain et chacun des héros négatifs et positifs dont on a parlé ici joue bien, en dépit du retour sur la scène des divinités mythologiques, ce rôle de « sous‑destin ».


35On s’est attaché avant tout à ces criminels que place hors pairs leur démesure, que n’intimide pas le fatum, prêts à bousculer toutes les lois divines et humaines. Œdipe déclenche lui‑même la crise longtemps différée par Jupiter, qu’il n’hésite pas à qualifier de deorum ignauus genitor (I, 79‑80). Médée en dépit de la pression qu’exercent sur elle les déesses, se débat âprement pour suivre sa propre voie. Pas plus que chez Lucain, la piété à l’égard des dieux n’apporte de rétribution et les représentants de l’humanité ordinaire, les « metaxu », ne peuvent que subir leur sort. Adraste, fervent d’un Apollon qui à aucun moment ne s’intéresse à lui, s’enfuit déshonoré à la fin de la Thébaïde. Jason, en dépit de sa dévotion à Junon, se voit submergé par la puissante personnalité de Médée et poussé malgré lui vers le crime. Pour fournir un contrepoids aux héros criminels, il faut des héros non moins exceptionnels par leur vertu. Le sage, répète Sénèque, est l’égal des dieux. Une fois, il va plus loin : les hommes qui supportent patiemment les maux surpassent le deus : « lui est à l’abri des maux ; vous êtes, vous, au‑dessus d’eux55 ». Au stoïcisme affirmé de Caton répond l’héroïsme lucide, nettement teinté lui aussi de stoïcisme, de Thésée et d’Hercule56.

36Chez tous il y a donc, sur ce point précis, rupture avec l’Énéide (de même qu’avec une certaine tradition aristotélicienne). Il faut cependant replacer cette rupture dans une perspective historique. Virgile évoque un monde où règne une harmonieuse hiérarchie, comparable à celle de la cité des abeilles, que cimente la pietas. Au temps de Lucain, au cœur d’un Empire qui tend à se confondre avec le monde civilisé connu, un bouleversement politique a établi un régime monarchique où triomphe la démesure, sous la volonté toute‑puissante d’un descendant de dieux, futur dieu lui‑même (au moins en est‑il convaincu). Ces personnages tout‑puissants ne sont plus assujettis aux lois de l’humanité ordinaire. Ils concurrencent les Olympiens57, mais se rapprochent aussi des représentants les plus notoires de la mythologie, pour le pire bien plus souvent que pour le meilleur58. Il serait fastidieux d’énumérer les meurtres à l’intérieur de la famille des Julio‑Claudiens ; l’inceste n’y est pas non plus inconnu. Qui croirait qu’il s’agit d’un hasard si les héros monstrueux de Sénèque et de Lucain apparaissent à l’époque qui a produit un Caligula et un Néron ? Si Lucain présente en César un monstre, c’est sans doute moins pour le rôle historique qui fut le sien de son vivant que parce qu’il a permis l’accession au pouvoir des Césars. 


37La situation a changé sous les Flaviens. On a constaté que le principat n’était pas un régime fondamentalement pervers avec Vespasien et avec Titus, « délices du genre humain » ; Domitien ne sévit vraiment que dans les dernières années de son principat, alors que le temps de la révolte est bien achevé59. On ne peut cependant faire que le passé soit aboli. Il est légitime de penser que Stace fait écho à Lucain dans ses invectives contre la tyrannie, qu’Étéocle ou Créon évoquent les princes antérieurs aux vertueux Flaviens, cependant que le rapport entre Thésée et Domitien est du même ordre que celui que Virgile établit entre Énée et Auguste. La leçon morale est forte, mais en évoquant un prince parfait à tous égards, Stace évacue largement le contenu politique. Chez Valérius, les tentatives pour rapprocher les Argonautiques, de l’actualité se sont révélées vaines : l’intérêt réside dans le ton romanesque et surtout dans la peinture psychologique. Quant à Silius, on a pu le qualifier non sans raison de « réactionnaire » : les Punica sont pour lui une occasion de retrouver les poètes qu’il admire et le passé glorieux de Rome.


38On a voulu ici mettre en lumière l’incontestable influence de Lucain sur un point essentiel. Il n’est pas moins important de voir comment les deux poètes mythologiques exploitent et combinent de façon toujours très consciente les leçons de leurs grands prédécesseurs, jouent de ces différents modèles : tantôt en s’inspirant d’eux de près (non sans de subtiles modifications), tantôt en prenant leurs distances, ils instaurent parfois avec eux de véritables dialogues, tout en invitant le lecteur à de constantes comparaisons. Ainsi peuvent‑ils renouveler et marquer de leur originalité des sujets déjà mille fois traités. Tous les deux reprennent des héros mis en scène par Sénèque, tout en traitant un moment différent de leur existence : Œdipe après Œdipe, Médée avant Médée. Mais quand, de même que le sous‑destin César chez Lucain, Œdipe déchaîne la violence, jetant aussitôt le lecteur in medias res, maintes indications rappellent aussi chez Stace le sous‑destin Junon déchaînant la tempête au chant I de l’Énéide. Valérius, lui, a choisi de faire apparaître d’abord Hercule, le héros positif : mais Junon, dans un monologue enflammé, écho proclamé de ceux qu’elle prononce chez Virgile, a tôt fait d’affirmer sa volonté de l’évincer : sous‑destin traditionnel, elle interdit à Hercule d’assumer jusqu’au bout le rôle de sous‑destin que lui destinait Jupiter. L’ambition de Silius n’est pas de rivaliser avec Virgile, mais de lui être fidèle60. Aussi associe‑t‑il sans subtilité les sous‑destins divin et humain : Hannibal agit aussitôt, comme chez Lucain et Stace, mais il est poussé par Junon.

39Junon, on le voit, est partout, Saturnia opposée sans relâche aux desseins de son époux, bien que son rôle soit partout différent. De tels traits (on pourrait les multiplier), superficiellement relevés, ont pu conduire à affirmer par exemple que les épiques flaviens « se sont faits serfs de Virgile61 ». Si on n’a pas été plus attentif jusqu’ici à ce qu’ils doivent à Lucain, c’est aussi en raison de l’ingéniosité des poètes mythologiques : son « schéma » est, en même temps qu’adopté, adapté. Les motivations des héros criminels ne sont pas les mêmes. Celles de César n’ont pas besoin d’être précisées davantage, la réussite du personnage historique donne une garantie de vérité à son ambition inextinguible. Œdipe, lui, est poussé par une amertume et un désir de vengeance bien compréhensibles, après le sort que lui ont imposé le destin et ses proches, tandis que Médée subit contre son gré une passion irrésistible à laquelle elle ne se résigne pas à céder. Le premier ne peut maintenir jusqu’au bout une inhumanité qu’il prétendait assumer, la seconde accèdera progressivement à la sienne. De même leur action n’a pas la même extension. Alors que César et Caton sont adversaires dans la guerre civile, le petit nombre de vers consacré à Œdipe et à Thésée dans la Thébaïde est réservé aux places particulièrement fortes que sont le début et la fin62. Hercule et Médée apparaissent tour à tour dans chacune des moitiés du poème de Valérius. Stace mène l’intrigue jusqu’à un achèvement moralement et intellectuellement satisfaisant, Valérius paraît vouloir laisser une fin ouverte : il a en tout cas fait en sorte que nul lecteur n’oublie vers quel désastre inévitable on s’achemine désormais. Ille poetarum ingeniosissimus, disait Sénèque (Nat. Q., III, 27, 13) à propos d’Ovide : dans la science de construire une intrigue, de tirer parti de la diversité des modèles tout en préservant pleinement leur part d’invention, ses successeurs de Ier siècle n’ont pas voulu être en reste par rapport à lui.

Notes

1  Poet. 1453 a 7-12. Ce jugement vaut-il aussi pour l’épopée ? Aristote cite dans le même chapitre l’Odyssée : voir sur ce point R. Dupont-Roc, J. Lallot, Aristote, Poétique, texte, trad., notes, Paris, Seuil, 1980, p. 250-251 (édition dont je reprends la traduction). D’autre part l’épopée latine, à partir de Virgile, recherche une concentration qui la rapproche de la tragédie.

2  Seul Caton, parmi les héros positifs, échappe à une certaine fadeur inhérente au personnage exemplaire. Lui aussi peut être considéré comme un héros de Sénèque, mais dans ses œuvres en prose (Cf. H. Zehnacker, « Quelques méditations sur la guerre civile chez Sénèque et chez Lucain », Mél. Le Bonniec, Bruxelles, 1988, p. 434-464). Les deux autres, Hercule et Thésée sont dans les tragédies de Sénèque, en dehors de leurs drames familiaux, les grands justiciers, les principaux exterminateurs de monstres.

3  La Médée d’Ovide, qui fut considérée comme un des chefs-d’œuvre du théâtre latin est perdue, mais il est sûr que Sénèque et Valérius Flaccus lui doivent beaucoup. I. Jouteur étudie ici le personnage d’Achille dans les Métamorphoses : l’autre épopée de Stace, l’Achilléide, dont un chant et demi seulement a été écrit, présente un héros qui, lui aussi, doit beaucoup à Ovide.

4  F. Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne : tradition et innovation, Peeters, Louvain-Paris, 1998, p. 15.

5  Je reprends ici des analyses que j’ai développées en particulier dans les travaux suivants : « Sur l’architecture des Punica de Silius Italicus », Revue des Études Latines, 70, 1992, p. 149-165 ; « La Guerre civile de Lucain : une épopée plus que pathétique, », Revue des Études Latines, 74, 1996, p. 212-230 ; Stace, poète épique : originalité et cohérence, Peeters, Louvain, 2000 ; « Junon chez Valérius Flaccus », Vita Latina, 170, juin 2004, p. 82-97.

6  Les dates de Stace sont assez bien établies (env. 45-96 ; la Thébaïde écrite à peu près de 80 à 92). On ne sait en revanche presque rien de Valérius : il paraît pourtant probable qu’il a commencé à écrire les Argonautiques sous Vespasien (69-79) et qu’il est mort au début des années 80. Voir en dernier lieu F. Ripoll, « Silius Italicus et Valérius Flaccus », Revue des Études Anciennes, 101, 1999, p. 499-521.

7  Les dates sont environ 26-102 ; Silius commence sans doute à écrire les Punica après 80.

8  Cf. Aristote, Poet. 1453 b 14 sqq. : les plus beaux sujets de tragédie sont ceux qui présentent des ruptures au sein des « alliances » (philiai) ; les noms d’Œdipe et de Médée figurent en bonne place dans ce chapitre.

9  L’ouvrage de base le plus fiable sur Lucain demeure F. M. Ahl, Lucan : an introduction, Ithaca, 1976. Sur César, p. 190‑230.

10  P. Grimal, « Le poète et l’histoire », dans Lucain, Entretiens de la Fondation Hardt, 15, 1968, p. 68.

11  « En César, il n’y avait pas seulement un nom et la gloire militaire, mais une valeur incapable de se tenir au repos ; nulle honte, sinon de vaincre sans combat ; fougueux et indompté, partout où l’appelle l’espoir ou la colère, il y porte son bras ; jamais il ne répugne à souiller de sang le fer, il force ses succès, presse la faveur divine, brisant tout obstacle à son ascension, heureux de se frayer un chemin par les ruines. Ainsi la foudre, arrachée des nues par les vents parmi les grondements de l’éther ébranlé et le fracas de l’univers, étincelle, déchire le ciel, épouvante les peuples en émoi qu’elle éblouit de son éclair oblique ; elle se déchaîne sur les espaces qu’elle parcourt dans le ciel et, sans qu’aucune matière puisse entraver son élan, tombant ou remontant, elle fait une jonchée de décombres et rassemble ses feux épars » (I, 143-157 ; trad. Bourgery modifiée).

12  « Déjà César dans sa course avait franchi les Alpes glacées et conçu dans son esprit d’immenses bouleversements et la guerre à venir » (I, 183-185).

13  Le contraste est plaisamment exploité par Fellini au début de Fellini-Roma.

14  Iam ne quis uestrum dubitet subuertere siluam, / credite me fecisse nefas.

15  Non sublato secura pauore / turba, sed expensa superorum et Caesaris ira.

16  Après Catulle (29, 24) et Virgile (Aen. VI, 830-831).

17  « Il n’est plus mon concitoyen, celui contre qui j’aurai entendu l’appel de tes trompettes, César. Par tes enseignes glorieuses dans dix campagnes, par les triomphes remportés sur toutes sortes d’ennemis, je le jure : si tu m’ordonnes d’enfoncer un glaive dans la poitrine de mon frère, dans la gorge de mon père, dans les entrailles de mon épouse enceinte, mon bras y répugnera, pourtant il accomplira tout » (I, 373-378).

18  On constate que ces modestes traces de sentiments naturels peuvent elles-mêmes être abolies chez les fanatiques et autres kamikazes, fiers au contraire de leur inhumanité. Pour demeurer dans le cadre antique, les tophet puniques (la « grillade des marmots » de Flaubert) inspirent une égale horreur aux Grecs et aux Romains.

19  Sur l’arrière-plan historique de la déclaration de Lélius, P. Grimal, op. cit., p. 86-90.

20  « Lui, plein de la divinité qu’il porte au fond de son âme, tire de son cœur des paroles dignes du sanctuaire » (IX, 564-565). Cf. II, 284-285.

21  E. Narducci (La provvidenza crudele. Lucano e la distruzione dei miti augustei, Pise, 1979 ; Lucano : un’ epica contro l’impero. Interpretazione della Pharsalia, Rome, 2002) ne distingue pas suffisamment théologie « naturelle », philosophique (prouidentia : cf. le traité de Sénèque), et théologie poétique, mythologique (dei).

22  « Le voici, le véritable père de la patrie, le plus digne, Rome, de tes autels, celui par qui ce ne sera jamais une honte de jurer, celui de qui, si jamais tu relèves une tête libre, maintenant, un jour, tu feras un dieu » (IX, 601-604). On opposera, à propos de l’apothéose des Césars, VII, 455-459 et on n’oubliera pas que, selon une biographie qui remonte sans doute à Suétone, Lucain fut paene signifer Pisonianae coniurationis.

23  Il y a cependant dégradation dans les deux derniers chants écrits : hypocrisie devant la tête de Pompée (IX, 1035-1108) ; peur, pour la première fois, devant le soulèvement égyptien (X, 443-466).

24  « Déjà, fouillant ses yeux impies d’une main vengeresse, Oedipe avait plongé dans une éternelle nuit la perte de son honneur ; ce n’est qu’au sein d’une longue mort qu’il prolongeait sa vie. Il se livre aux ténèbres et, au plus profond du palais, demeure en un séjour inaccessible aux rayons du ciel ; en vain : du battement de leurs ailes l’enveloppent sans relâche la lumière impitoyable de la conscience et, dans son cœur, les Furies de ses crimes » (Theb. I, 46-52).

25  « Alors, présentant au ciel ses orbites vides, sanglant et pitoyable châtiment de son existence, il frappe de ses mains ensanglantées la terre, séjour des ombres, et d’une voix effroyable profère cette prière : "Dieux qui, dans le Tartare trop étroit pour tous les supplices, régnez sur les âmes des damnés et vous que je vois, profondeurs livides du Styx porteur des ombres - et toi, tant de fois convoquée pour moi, agrée, Tisiphone, mes vœux contre-nature et seconde-les" » (I, 53-59).

26  Sa famille aussi descend de Jupiter (cf. Theb. I, 224-226) : une telle origine, il est vrai, est moins rare en ce temps qu’en celui de César.

27  « Ceins le diadème souillé de sanie qu’ont arraché mes ongles sanglants et, excitée par les vœux d’un père, insinue-toi entre les frères ; que le fer tranche les liens du sang. Accorde-le moi, souveraine de l’abîme tartaréen, ce crime que mes yeux voudraient voir ; le cœur des jeunes gens ne sera pas long à te suivre : viens seulement digne de toi-même et tu reconnaîtras mon sang ! » (82-87).

28  « C’est tardivement, Piété, et après bien longtemps, que tu viens ébranler mon âme. La clémence a-t-elle donc sa place en ce cœur d’homme ? Tu m’a vaincu, hélas, Nature, tu m’as vaincu, malheureux père » (XI, 605-607).

29  Sa présentation (Theb. I, 390-391) fait ostensiblement écho à celles de Pompée (Luc. I, 129-131) et de Latinus.

30  Cf. Theb. XII, 588 et 665. C’est la généalogie que présentent les Hippolyte d’Euripide et de Sénèque.

31  Sur les dates, supra, notes 6 et 7. Stace adresse encore fidèlement, au début des années 90, une pièce des Silves à la veuve de Lucain pour célébrer l’anniversaire du poète.

32  W. Schetter. « Die Buchzahl der Argonautica des V. F. », Philologus, 103, 1959, p. 297-308. On admettra ici avec Schetter que l’épopée est divisée en deux parties de quatre chants.

33  Les innovations et l’originalité de Valérius ont été constamment sous-évaluées.

34  « Autour de la toison, quel combat j’aperçois ! Qui est celle-ci, fendant les airs sur des serpents ailés, ruisselante de sang ? Qui frappe-t-elle de son épée ? Arrache-lui ces petits, malheureux fils d’Éson ! Je vois aussi en flammes une chambre nuptiale » (I, 223-226).

35  « Nous en arrivons aux fureurs et à l’union monstrueuse d’une fille, à la nef tremblante sous l’effroyable vierge » (V, 219-220).

36  Cet aspect de sa personnalité est évoqué bien plus discrètement chez Apollonios.

37  « Elle serre alors sa robe et choisit la fleur dont la puissance lui paraît la plus sûre, née sur le Caucase du foie sanglant de Prométhée, une plante que le mont a nourrie, que ce sang maudit fortifie et fait croître, parmi les neiges et les sombres frimas, quand le vautour gorgé d’entrailles s’envole des rochers et, le bec ouvert, laisse dégoutter sa rosée. Cette plante ne se flétrit pas au terme d’une longue vie, éternellement verdoyante ; elle se dresse intacte, face à la foudre et ses fleurs s’épanouissent au milieu du feu. Hécate la première porta sa faucille durcie aux eaux du Styx sur les tiges vigoureuses ; puis elle montra la récolte à sa servante qui, au dixième éclat de Phébé, moissonne les produits des cimes et se déchaîne parmi les restes et la sanie du dieu. Lui gémit vainement quand il aperçoit la face de la Colchidienne : alors, sans autre raison, la souffrance contracte tout son corps et toutes les chaînes tremblent sous la faux » (VII, 355-370). - Cette plante de Colchide est parfois identifiée au vénéneux colchique.

38  « Depuis longtemps Médée, le visage grave, tournait çà et là ses regards, contenant avec peine sa colère et sa main de se porter sur le visage même de la déesse qui lui parlait : tant sa pudeur bouillonne de fureur. Déjà l’infortunée, toute tremblante, enfouit dans le lit ses oreilles, redoutant ces paroles. L’horreur avait envahi sa tendre jeunesse. Où s’enfuit ? où se tourner ? prise au piège, elle ne le voit pas. Elle désirerait qu’à l’instant la terre, se rompant, l’engloutît et l’écrasât, pour échapper à ces épouvantables propos » (VII, 292-299).

39  Voir, pour plus de détails, la contribution de F. Ripoll. - Lucain compare César conservant Ptolémée comme otage à Médée : « Ainsi, dit-on, la barbare Colchidienne, redoutant le vengeur du royaume trahi qu’elle fuyait, l’épée levée sur la nuque de son frère, attendait leur père » (X, 464-467).

40  F. Dupont, Médée de Sénèque ou comment sortir de l’humanité, Paris, Belin, 2000, p. 20-21. Cf. Les monstres de Sénèque, Paris, Belin, 1996.

41  Une des principales faiblesses de Jason réside dans son incapacité rhétorique : il est beau, il est brave, quoique brouillon, mais il est incapable d’adapter son discours à ses interlocuteurs et aux circonstances.

42  « Le principal ressort de l’action, dans l’Énéide, est un ressort religieux. C’est la colère de Junon, dit fort justement G. Boissier, qui amène les principaux incidents du poème. Au début de chacune des deux moitiés de son œuvre, Virgile a déployé de façon particulièrement grandiose ces interventions de la déesse : au Ier livre, Junon, Éole, la tempête ; au VIIe, Junon, Allecto, les fureurs de la guerre... » (J. Perret, Virgile, Paris, Hatier, 1965, p. 130.

43  Jupiter voit en fait bien plus loin et son projet ultime est le transfert de la toute-puissance de l’Asie à la Grèce, puis à Rome (I, 531-560) ; Junon, elle, veut simplement le succès de Jason dont elle est la protectrice.

44  Valérius précise non sans humour que Junon « renouvelle ses plaintes coutumières », solitasque nouat Saturnia questus, I, 112.

45  F. Ripoll, La morale héroïque, p. 89. Sur la façon dont Valérius a amplifié le rôle d’Hercule par rapport à Apollonios, ajoutant d’autres exploits d’une portée métaphysique (délivrance d’Hésione, de Prométhée), M. Piot, « Hercule chez les poètes du premier siècle ap. J.-C. », Revue des Études Latines, 43, 1965, p. 342-358.

46  « Va, fais intervenir les Furies et Vénus : la vierge impie sera châtiée et nous ne laisserons pas sans vengeance les plaintes d’Éétès » (IV, 13-14).

47  F. M. Ahl, op. cit., p. 107-110.

48  M. Von Albrecht, Silius Italicus, Freiheit und Gebundenheit römischer Epik, Amsterdam, 1984, p. 54-55 (cf. p. 29, 42, 44, 49,151-152). Sa cruauté ne s’exerce pas cependant contre ses compatriotes, mais seulement contre Rome.

49  « Didon s’y tient aussi, enfin réunie à Sychée retrouvé à jamais ; à ses pieds, gît l’épée du Phrygien ; s’y dressent alignés cent autels voués aux dieux du ciel et au puissant Erèbe. - Là, les cheveux épars, une prêtresse en robe du Styx invoque la puissance de la déesse de l’Henna (Proserpine) et l’Achéron. La terre mugit, laisse échapper dans la pénombre d’horribles sifflements ; des feux s’allument d’eux-mêmes sur les autels. Alors, à l’appel de l’incantation magique, les esprits des morts viennent voleter çà et là dans l’air vide, et la sueur mouille les traits de marbre d’Élissa. C’est dans ce sanctuaire qu’Hannibal est conduit par son père ; il entre et Hamilcar observe de près son attitude et son visage. Mais il n’a pas pâli aux hurlements rageurs de la prêtresse massylienne ni devant les rites cruels du temple, ou le parvis maculé de sang noir, ou le feu que font surgir les incantations » (I, 90-103 ; trad. Miniconi-Devallet).

50  « Hannibal hat nun ( = en franchissant les Alpes) die Grenzen der Menschenwelt durchbrochen » (M. von Albrecht., op. cit., p. 51).

51  Le héros « intermédiaire » est ici Fabius Cunctator, présenté comme descendant d’Hercule.

52  « Et ce n’est pas de façon mensongère que, proclamant ton origine divine, Rome te déclare fils de Jupiter Tarpéien » (XVII, 653-654).

53  Un simple relevé dans les chants I et II fournit les chiffres suivants : dei, 12 et 10 occurrences ; superi, 8 et 10 ; numen ou numina, 8 et 2 ; fatum, 11 et 19 ; fortuna, 11 et 15. Ces différents termes sont fréquemment associés.

54  F. M. Ahl, op. cit., p. 284-285. J’emprunte le terme de « sous-destins » (sub‑fates) à B. Otis, Virgil. A study in civilized poetry, Oxford, 1963.

55  Hoc est quo deum antecedatis : ille extra patientiam malorum est, uos supra patientiam (Prov. 6, 6).

56  Cf. supra, n. 2.

57  Cf. Luc. VII, 457-459 : « La guerre civile produira des dieux égalés à ceux du ciel, Rome ornera des mânes de foudres, de rayons, d’astres, et dans les temples des dieux jurera par des ombres ».

58  Caligula citait volontiers le mot d’Atrée chez Accius, oderint dum metuant (Suet., Cal. 30). La tragédie romaine Octavie (dont Racine s’est inspiré dans Britannicus) présente Néron et sa cour dans un cadre qui est strictement celui des pièces de Sénèque...

59  Lucain écrit magnifiquement « Parmi tous les peuples qui subissent la royauté, notre sort est le pire, car notre servitude nous fait honte (nam seruire pudet) » (VII, 444-445). Stace (Silv. I, 1, 27-28), de même que Martial (XI, 5, 13-14), ose affirmer que, si Caton revenait, il serait partisan de César (Domitien).

60  Il manifestait à l’égard de Virgile une véritable vénération, dit Pline le Jeune : il célébrait le jour de sa naissance avec plus de dévotion que le sien propre (religiosius quam suum) et visitait son tombeau comme il eût fait d’un temple (Ep. III, 7, 8).

61  J. Bayet, Littérature latine (2e édition), Paris, Colin, 1965, p. 366.

62  Cf. Aristote, Poet. 1450 b 26-33.

Pour citer ce document

Par Fernand DELARUE, «Le héros négatif dans les épopées latines du Haut Empire», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Héros et héroïsme dans l'épopée latine, Revue électronique, Héros et héroïsme dans l'épopée latine, mis à jour le : 08/06/2015, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=307.