Jason au chant VIII des Argonautiques de Valérius Flaccus : héros ou anti‑héros ?

Par François RIPOLL
Publication en ligne le 04 juin 2015

Texte intégral

1Après l'épreuve du combat contre les Taureaux et les Terrigenae, Jason retrouve Médée au début du chant VIII avant d'aller s'emparer, avec son aide, de la Toison sur laquelle veille le Dragon. Dans un discours caressant (blando ore), il commence par lui déclarer qu'elle est à elle seule une récompense digne de la Toison d'Or à ses yeux, puis lui demande néanmoins de l'aider à ramener cette dernière, parce qu'il en a reçu l'ordre et que ses compagnons tiennent à cette gloire (v. 35‑44). A propos de ce passage, Kathleen Hull1 déclare : « L'esprit chevaleresque de Jason est à son apogée lorsqu'il apaise le désarroi de Médée après sa fuite de chez elle… Il parle avec tendresse et courtoisie… Il est le vrai héros, l'homme brave doté d'une profonde sensibilité ». Commentant le même épisode dans un article de Vita Latina2, Fernand Delarue affirme : « il semblerait que Jason atteint le sommet de l'hypocrisie dans la tirade où il déclare qu'à elle seule, Médée justifie l'expédition. ». La contradiction entre ces deux jugements est trop profonde pour pouvoir être évacuée par quelques paroles d'un relativisme conciliant sur une prétendue pluralité d'interprétations offerte par le texte de Valérius. L'une de ces deux lectures parfaitement inconciliables trahit forcément les intentions du poète… à moins que ce ne soient les deux à la fois. Reprendre à la base le problème du statut de Jason au chant VIII des Argonautiques, c'est donc essayer de mieux comprendre les intentions de Valérius dans un passage controversé, mais cela permet aussi, nous le verrons, d'accéder à une vision plus complète de son projet poétique d'ensemble, et, en fin de compte, de préciser sa place dans une évolution globale du genre épique.

2Mais revenons, pour commencer, à nos deux jugements contradictoires, qui recoupent en fait deux tendances interprétatives de la critique valérienne. L'une, dans la continuité d'Erich Lüthje3, s'attache à mettre en évidence dans les Argonautiques une vision critique du personnage principal, Jason, comme « héros manqué » marchant vers l'échec en raison de son ambition égoïste et de son absence de scrupules. L'autre, inspirée par Joachim Adamietz4, met au contraire l'accent sur une volonté de revalorisation de la stature héroïque de Jason chez Valérius, en réaction contre Apollonios de Rhodes sa source principale, et en référence au modèle d'Enée chez Virgile. Or dans le passage qui nous occupe, les deux interprétations s'avèrent en fait inadéquates.

3Commençons par celle que nous avons citée en second lieu, selon laquelle Valérius voudrait suggérer l'hypocrisie de son héros. Dire que Jason est hypocrite, cela veut dire que sa tirade enflammée adressée à Médée n'est pas inspirée par une passion véritable, mais par un simple calcul intéressé. Or rien dans le texte ne nous oriente vers une telle suggestion : la narration ne comporte en fait aucune indication sur l'état d'esprit du héros à ce moment précis. En revanche, il a été dit très clairement au chant VII, vers 489, que Jason est « enflammé d'amour » par les incantations magiques de Médée5. Faute d'indication contraire survenue dans l'intervalle, rien ne permet de penser que Jason n'est plus sous l'effet de ce charme au chant VIII, et que ses paroles ne sont pas celles d'un homme véritablement épris au moment où il les prononce. De plus, le narrateur ne mobilise dans ce passage aucune des ressources du « style subjectif » cher aux Epiques latins6 pour exprimer une quelconque réprobation du comportement du personnage7. En fait, l'idée d'une « hypocrisie » de Jason est un thème qui été surtout exploité par Ovide, principalement dans la douzième Héroïde (v. 72 et 91) ; mais il faut se garder de laisser les suggestions tirées d'Ovide rejaillir sur l'interprétation de Valérius, alors même que le poète flavien s'est clairement démarqué de son prédécesseur dans le traitement de la scène de la rencontre au chant VII8. D'une façon générale, il faut se méfier de la tentation de trop « ovidianiser » notre lecture de Valérius.

4Venons‑en à présent à la réflexion de Kathleen Hull. Elle s'inscrit dans une tendance interprétative dont la démarche est la suivante : mettre en parallèle des scènes analogues chez Apollonios et chez Valérius, pour constater que la récriture pratiquée par le poète latin va généralement dans le sens d'un grandissement et d'une « moralisation » du personnage de Jason, de façon à transformer le héros amoral et opportuniste du poète hellénistique en un type héroïque plus proche des idéaux romains. Cette approche donne le plus souvent des résultats convaincants9, notamment au chant VII, où Valérius repousse dans le discours mensonger de Vénus‑Circé la supplique de Jason à Médée présente chez Apollonios, pour la remplacer dans la narration par une protestation martiale et virile à coloration stoïcienne. Dans le même chant, le poète met en relief l'ardeur guerrière du héros face aux Terrigenae, contre lesquels il ne se résout qu'en dernier recours à employer les artifices magiques de Médée. Rien de tel au chant VIII : le poète met enfin en scène l'image d'un Jason suppliant qu'il avait évitée jusqu'ici, alors même que le chant IV d'Apollonios (d'où une telle scène est absente) ne le lui imposait nullement ; de plus, l'attitude du héros face au dragon est aussi passive que chez le poète hellénistique, alors que Valérius aurait pu, en s'appuyant sur Pindare10 ( Pyth., IV, 443‑44), mettre en scène une lutte héroïque et victorieuse de Jason contre le monstre. Bref, les moyens ne manquaient pas de poursuivre ici une entreprise d'héroïsation épique du personnage que d'autres passages expriment clairement ; si Valérius ne l'a pas fait, c'est que ses priorités étaient ailleurs.

5Si l'on s'en tient aux indications du texte lui‑même en se gardant de toute extrapolation subjectiviste, rien ne nous autorise à voir dans le passage que nous avons pris comme point de départ de cette étude une intention de dévalorisation ou, au contraire, d'apologie de Jason. L'examen du statut du personnage doit donc se faire sur d'autres bases, pour percer à jour des intentions relevant d'une autre logique, avant de s'efforcer de saisir l'unité de la démarche du poète.

6Repartons d'une constatation fondamentale : ce début du chant VIII est singulièrement pauvre en indications sur la psychologie du héros. Comme du reste chez Apollonios, c'est sur Médée que se concentre la focalisation subjective ; ses états d'âme occupent une large part du récit11, et c'est son point de vue de qui oriente majoritairement la narration. Mais dans le cadre même de cette focalisation sur Médée, l'analyse psychologique n'est pas développée pour elle‑même, et ne vise pas à une forme de « réalisme » considérée comme une fin en soi ; c'est du reste une différence essentielle entre le poète hellénistique et son successeur latin. Comme dans les chants précédents, la mise en scène de la vie intérieure du personnage est subordonnée à la recherche d'effets précis, relevant essentiellement d'une poétique du pathos à coloration tragique : il s'agit d'inspirer à la fois de la terreur et de la pitié.

7Commençons par la terreur. Parallèlement à l'image pathétique de la jeune fille tourmentée, Valérius a accentué au chant VII la suggestion du pouvoir exorbitant de la magicienne, la superposition des deux figures permettant de dessiner en filigrane la silhouette de la future héroïne tragique ovido‑sénéquienne12. Cette suggestion se prolonge au chant VIII dans la scène du rapt de la Toison : ce n'est pas un hasard si parmi les très rares indications sur les sentiments de Jason, deux sont des mouvements de frayeur. D'abord, il a un réflexe d'effroi en voyant l'animal13 (v. 59 : trepido), puis c'est Médée elle‑même qui, par la démonstration de son pouvoir, lui inspire une forme de terreur14 : tantus subiit tum uirginis horror (v. 67). Le glissement va dans le sens d'une amplification de la peur que suscite la maîtrise des forces obscures par la sorcellerie15. Ces notations n'ont donc rien à voir avec la caractérisation psychologique du héros (qui a suffisamment démontré son courage en d'autres occasions), mais visent à appuyer l'impact affectif de la scène. On comprend dès lors que Valérius ait conservé, dans l'épisode du dragon, la version d'Apollonios (endormissement du monstre par Médée), même si ce n'est pas la plus « héroïque » du point de vue de Jason : c'est que la stratégie narrative du poète dans ce passage n'est pas centrée sur la caractérisation du héros, mais sur les impressions que doit produire l'héroïne16. Jason pour sa part ne fonctionne guère que comme une « caisse de résonance » de ces impressions.

8Mais ce qui frappe surtout, quand on confronte Valérius à Apollonios, c'est la volonté du poète latin d'accentuer systématiquement tout ce qui est de nature à inspirer de la pitié pour Médée ; d'où, au chant VII, l'exacerbation du conflit entre amor et pudor et l'accentuation du sentiment de peur éprouvé en permanence par la jeune fille elle‑même (que l'on retrouve ici dans la comparaison des vers 32‑35)17. Or une lecture attentive du début du chant VIII montre bien que le souci premier du poète latin est de porter au plus haut degré possible la miseratio vis‑à‑vis de l'héroïne, en jouant sur le double ressort du pathétique (mise en scène des souffrances intérieures de Médée) et du tragique (anticipation de son destin funeste). La comparaison avec Apollonios, comme souvent, est tout à fait parlante : chez ce dernier, nous avons une Médée active, qui va trouver d'elle‑même Jason à son navire, lui promet son aide pour triompher du Dragon, et exige de lui en échange un serment de fidélité (66‑98). La Médée de Valérius au contraire laisse Jason parler le premier, ce qui est conforme au pudor plus prégnant de l'héroïne latine, et lui donne un rôle plus passif qui convient mieux à l'effet de pathos. Mais surtout, le poète flavien accentue fortement la coloration tragique de la tirade de Médée, à la fois par la solennité de l'invocation aux divinités (49‑50) et surtout par l'effet d'ironie involontaire par lequel la malheureuse anticipe sur son propre sort à venir18 : revenir, chassée par son époux, auprès de son père (v. 51‑53)19. L'intention première du poète est de mettre en scène une Médée tenaillée par une appréhension confuse de son destin futur ; c'est donc sa tirade à elle qui est le « temps fort » du passage, avec le point culminant que constitue le trait final d'ironie tragique (de même au chant VII, dans les v. 501‑508, c'était un trait d'ironie tragique involontaire de Jason qui constituait le climax affectif de la scène de la rencontre). Le discours de Jason a ici pour seule fonction de préparer celui de Médée, en lui donnant l'occasion d'exprimer ses craintes ouvertement ; en réaffirmant en préambule son attachement à la jeune fille (v. 37‑40), il permet à celle‑ci de surmonter son pudor en rappelant au héros son serment de fidélité. Bref, dans cette scène où Jason n'est pas caractérisé moralement ni même psychologiquement, il sert simplement de faire‑valoir à une Médée pathétique et tragique vers laquelle convergent tous les efforts de suggestion du poète20.

9La même stratégie d'intensification de la miseratio conditionne tout le traitement de ce qui est pour nous l'épisode final : la délibération des Argonautes sur la restitution de Médée aux Colchidiens et ses conséquences (vers 385 et suiv.). Valérius est parti d'Apollonios IV, 338 sq., où les Argonautes concluent un pacte avec les Colques pour éviter l'affrontement : les Grecs gardent la Toison, mais le sort de Médée sera soumis à l'arbitrage d'un tiers (ce qui provoque la fureur de cette dernière). Valérius veut surenchérir dans le pathos en portant à son comble la suggestion de la solitude de l'héroïne : il remplace le pacte par une décision unilatérale des Argonautes de livrer Médée, ce qui lui permet ensuite de développer et d'intensifier le désarroi de la jeune fille, avec à l'appui un certain nombre de réminiscences de la Didon de Virgile (v. 408 sq.). Qu'en est‑il du rôle de Jason dans les deux cas ? Chez Apollonios, ce pacte est une ruse par laquelle l'Esonide compte attirer Absyrte dans un piège (IV, 404‑405), ce qui est parfaitement cohérent avec la caractérisation éthique du héros comme un opportuniste calculateur21. Chez Valérius, le personnage est déchiré entre le serment et l'amour qui le lient à Médée d'une part, et la volonté de ses compagnons d'autre part (VIII, 400‑404), donc tiraillé entre deux fidélités. C'est‑à‑dire que le poète n'a pas cherché ici à illustrer un trait de caractère (positif ou négatif) du héros22, mais à le placer dans une situation pathétique de conflit intérieur. Bref, ce qui est premier dans ce passage‑ci, c'est l'intention du poète de susciter un sentiment de pitié. Pitié d'abord et surtout pour Médée, mais aussi, secondairement et à un degré moindre, pour Jason.

10Synthétisons les résultats de notre analyse à ce stade : aucune stratégie de dénigrement ou d'héroïsation de Jason n'est à l'œuvre ici, tout simplement parce que l'ethos du héros n'est pas le point focal du récit. Ce qui est premier, c'est une volonté d'exploiter à plein les effets pathétiques que permet la mise en scène d'une héroïne dotée d'un riche passé littéraire, notamment dans la tradition tragique. La puissance d'attraction de ce complexe intertextuel, liée à un goût esthétique du pathos en accord avec la sensibilité contemporaine, accentue un déplacement du centre d'intérêt du héros vers l'héroïne déjà amorcé par Apollonios. Mais ce qu'il faut souligner, c'est que ce glissement s'inscrit au sein d'une démarche poétique cohérente, tendant à privilégier les effets à produire sur le lecteur (terreur, pitié, admiration) plus que l'unité psychologique des personnages. La revalorisation héroïque de Jason observée par K. Hull s'exerce dans des épisodes dont le contenu narratif se prête à une exaltation martiale de la uirtus épique jouant sur le ressort de l'admiration (combats du chant VI, face‑à‑face avec Eétès au chant VII), mais elle ne constitue pas en soi une priorité. Elle passe au second plan lorsque la narration se prête davantage à une mise en avant de la pitié, une pitié qui n'est pas forcément centrée sur le héros principal : Hypsipyle, Télamon et surtout Médée en sont tour à tour les destinataires. Et c'est en fin de compte l'alternance d'émotions contrastées et parfois contradictoires qui commande la composition du poème23.

11Il reste que ce primat du pathos a pour effet secondaire un affaiblissement incontestable de la cohérence psychologique du héros principal24, alors que l'amèchania, trait constant du Jason d'Apollonios, lui donnait une solide unité tout au long du récit. Le débat sur l'abandon de Médée permet d'illustrer les fluctuations de la narration quant au statut de Jason. Les scènes de départ du chant I imposaient, à la différence d'Apollonios25, l'image d'un leader incontesté dont la suprématie est reconnue d'emblée par ses compagnons, alors que le débat du chant VIII met en scène un primus inter pares soumis de facto à la loi de la majorité. Entre les deux images du dux, Valérius se refuse à trancher de façon définitive : il active la première dans des épisodes à tonalité héroïque relevant de la tradition épique26, et recourt à la seconde lorsqu'il veut mettre en scène un conflit moral tout en réduisant autant que possible la responsabilité de Jason dans une décision peu honorable : c'est exactement la même stratégie qu'il adoptait dans l'épisode de l'abandon d'Hercule en Mysie au chant III (v. 611 sq.), faisant retomber sur Méléagre et sur les Argonautes en tant que groupe toute la réprobation du narrateur27. Bref, dans les épisodes où le souci d'héroïsation de Jason s'efface derrière la volonté de développer une scène riche en pathétique, Valérius se contente d'une sorte de « service minimum » vis‑à‑vis de son héros, évitant simplement de le noircir au passage. Quant à la trahison conjugale de Jason à Corinthe, annoncée par quelques allusions proleptiques28, on peut faire à son sujet deux remarques. D'une part, elle reste hors du champ de l'épopée argonautique, dont le point d'aboutissement narratif reste le succès de la quête de la Toison et le retour des héros. D'autre part, ces prolepses externes ne sont pas l'occasion pour le narrateur de développer une critique morale du personnage dans le présent de la narration, mais de colorer son récit de pathétique en y faisant peser l'hypothèque d'un avenir tragique à long terme. C'est encore une fois l'effet affectif qui est premier, et non la caractérisation éthique.

12Si nous avons paru renvoyer dos‑à‑dos, au début de notre enquête, deux visions contradictoires du personnage de Jason, ce n'est pas parce qu'elles nous semblaient également fausses, mais parce que toutes deux échouaient à saisir les intentions premières du poète, en particulier dans ce dernier chant. Cela ne nous empêche pas d'établir une hiérarchie entre les deux. En effet, l'idée d'une critique délibérée de Jason induite par le récit semble procéder soit d'une appréciation subjective sans points d'ancrage solides dans le texte, soit de la projection abusive d'une image ovidienne du personnage sur une narration valérienne qui résiste à cette interprétation. Le jugement de K. Hull nous paraît plus proche de la réalité du texte, dans la mesure où elle part d'une idée bien vérifiée en d'autres endroits : l'effort du poète pour maintenir autant que possible une certaine grandeur à sa figure héroïque principale, moins sans doute par sympathie personnelle pour Jason que pour conserver à son poème une tonalité élevée29. L'erreur serait de voir dans l'héroïsation de Jason une préoccupation constante du poète et une fin en soi. Le fait est que le Jason de Valérius n'est pas le vecteur d'un idéal moral et politique comme l'Enée de Virgile, mais le support d'une succession d'émotions induites par le récit30.

13Cependant, alors même que le héros est réduit à un rôle presque secondaire dans la narration (centrée essentiellement, on l'a vu, sur l'héroïne), certaines de ses attitudes sont mises en valeur par le biais de comparaisons épiques, au nombre de trois dans ce chant31. Mais les remarques qui précèdent nous aident justement à mieux comprendre la portée exacte de ces comparaisons. Les comparants appliqués à Jason au chant VIII (sans antécédents directs chez Apollonios) se situent tous dans la sphère divine ou héroïque : Jason attendant Médée comparé à Endymion dans l'attente de Diane (v. 24‑31) ; Jason drapé dans la Toison d'Or comparé à Hercule revêtant la dépouille du Lion de Némée32 (v. 122‑126), et Jason lors de son mariage comparé à Mars et à Hercule goûtant le « repos du guerrier33 » (v. 224‑231). Le comparant contient un certain nombre d'éléments de la situation du comparé, mais toujours à une échelle supérieure, avec un effet de grandissement. On a écrit beaucoup de bêtises sur ces comparaisons34, en leur prêtant parfois une valeur ironique, comme si l'idée d'une comparaison antiphrastique avait une quelconque réalité attestée dans la tradition de l'épopée antique ! En fait, il faut partir de l'impression d'ensemble qu'elles suggèrent, avant de leur chercher un hypothétique « sens caché ». Même si les points précis de comparaison sont différents, les trois passages ont en effet un dénominateur commun : le thème de l'éclat (éclat de la beauté de Jason ou éclat de la Toison d'Or dont il se pare35). Elles sont toutes trois imprégnées d'une ambiance de douce euphorie qui tranche avec l'avenir sombre annoncé par les échappées proleptiques sur la tragédie corinthienne, mais correspond bien à la situation effective de Jason à ce moment précis de son parcours : un héros qui est parvenu à l'aboutissement de sa quête et au sommet de sa gloire. Elles prolongent des instants de triomphe tels que Jason n'en connaîtra jamais plus dans la suite de son histoire ; et cela, le lecteur, qui précisément connaît la suite, le sait bien (et de toute façon, les anticipations du destin tragique du couple, particulièrement nombreuses dans ce chant VIII, sont là pour le lui rappeler36). Ces comparaisons sont donc comme autant de points d'orgue sur les évocations d'un bonheur intense mais de courte durée. Le lecteur est invité à s'attarder sur cette gloire éphémère que l'avenir menaçant colore d'une teinte pathétique, en songeant peut‑être que la Roche Tarpéienne est près du Capitole. Ce qui importe pour le poète n'est pas de magnifier ou de dévaloriser la personne de Jason, mais de suggérer une émotion tragique sur fond de grandeur épique. On y retrouve le principe des émotions contrastées cher au poète flavien.

14Portons‑nous à présent vers la fin du chant VIII à la lumière de ces suggestions, pour essayer de percer à jour un problème délicat : celui de la partie manquante de ce chant incomplet, et plus précisément de la mise à mort d'Absyrte, frère de Médée, qui devait en être le principal « temps fort » dramatique37. L'ignorance dans laquelle nous sommes de la façon dont Valérius entendait traiter cet épisode obère assez lourdement toute réflexion globale sur le personnage de Jason dans ce chant. On ne peut donc faire que des hypothèses, mais il me semble que le poète nous a laissé quelques indices sur ses intentions.

15Tout d'abord, une certitude : Absyrte devait succomber sous les coups de Jason, comme chez Apollonios, et non de Médée elle‑même comme chez les Tragiques. En effet, le meurtre d'Absyrte ne figure dans aucune des nombreuses allusions anticipantes aux crimes de Médée dont Valérius parsème son récit38, alors qu'il joue un rôle dramatique important chez les Tragiques (notamment dans la Médée de Sénèque). Reste à savoir comment le poète flavien avait prévu de présenter les choses. En effet, si le point d'aboutissement de l'épisode (mise à mort d'Absyrte) est bien fixé par la tradition littéraire, celle‑ci laisse au poète (du fait précisément de l'existence de versions divergentes) une certaine marge de manœuvre pour parvenir à ce résultat39. Chez Apollonios, Jason et Médée s'entendent pour que celle‑ci entraîne son frère, sous un prétexte mensonger, dans le temple d'Artémis, où Jason, en embuscade, le frappe par surprise (IV, 450‑81). Valérius aurait pu évidemment suivre cette version pas à pas, mais certains détails donnent à penser qu'il a pu songer à exploiter une autre piste, que lui offraient d'autres intertextes.

16Le scénario du guet‑apens élaboré par Jason chez Apollonios présuppose en effet qu'Absyrte est d'accord sur le principe d'un arrangement « à l'amiable » avec les Argonautes pour éviter l'affrontement (cf. IV, 340). Or Valérius a prêté à son Absyrte, quelques vers plus haut (261‑84), une violente diatribe entièrement de son cru, dans laquelle le fils d'Eétès repousse par avance tout compromis, y compris la livraison sans conditions de Médée (270‑72), pour affirmer bien fort sa volonté d'en découdre avec tous les Grecs : te, Graecia fallax,/ persequor (275). Même en faisant la part de l'hyperbole, on se doute que cet Absyrte sera moins facile à circonvenir que celui d'Apollonios. Ses déclarations rendent en tout cas caduque par avance la transaction imaginée par les Argonautes. De plus, Valérius a sensiblement rehaussé la stature de ce personnage, assez falot dans l'épopée grecque, en en faisant un guerrier redoutable dans les combats du chant VI40 (517‑23), où il a droit à une petite aristie. Ses invectives du chant VIII, empreintes d'un furor teinté de xénophobie, confortent cette image en le rapprochant du Turnus de Virgile. Cela nous rappelle que de tous les principaux thèmes guerriers de l'épopée antique (amplement orchestrés au chant VI), un seul n'a pas encore été exploité dans les Argonautiques  : le duel entre deux antagonistes majeurs41. Or quel autre arrangement Jason pouvait‑il proposer à un Absyrte assoiffé de sang grec qu'un combat singulier, avec pour enjeu non seulement Médée, mais aussi sa propre vie, en échange de la sauvegarde de ses compagnons42 ? Une telle proposition était de nature à rassurer à la fois la jeune fille sur les sentiments de l'Esonide à son égard et les Argonautes sur leur propre sort, ce qui est précisément le dilemme auquel le héros doit faire face au moment où s'interrompt le récit. D'autant qu'il y a un précédent épique dans un contexte assez proche : le pacte proposé par Pâris au chant III de l'Iliade (67‑75), visant à régler le conflit par un duel entre lui et Ménélas. Or dans cette fin du chant VIII, (v. 396‑99) Valérius a précisément développé avec insistance un parallèle avec la guerre de Troie, associant Médée et Hélène comme causes de conflit entre la Grèce et l'Asie43. Tous ces éléments convergents pourraient bien nous acheminer vers un duel épique entre Jason et Absyrte, combinant l'idée homérique du pacte et du combat singulier avec des réminiscences du duel entre Enée et Turnus chez Virgile.

17On voit bien quelles auraient été les implications d'un tel choix : réaffirmation du statut héroïque de Jason, effet de renversement et de contraste affectif entre le début et la fin du chant (passage de l'angoisse au soulagement), possibilité d'un finale néo‑virgilien pour ce chant VIII, et peut‑être (s'il était destiné à être le dernier44), pour l'épopée dans son ensemble45. Tout cela n'est certes qu'une hypothèse, mais le fait qu'on puisse la développer avec un degré non négligeable de vraisemblance montre au moins que Valérius s'est gardée ouverte une porte de sortie proprement épique au conflit qui occupe l'essentiel du chant VIII. La déchéance morale d'un héros tombant dans l'impiété criminelle n'était pas le seul scénario possible. Mais surtout, rien n'empêchait le poète de continuer à jouer, dans ce chant, sur l'alternance d'émotions contrastées qui gouverne le reste de l'œuvre, en passant d'un conflit tragique à un duel épique.

18Si l'on en revient, pour conclure, aux deux jugements critiques contradictoires que nous avons cités en préambule, on peut dire que le Jason de Valérius ne méritait en fin de compte ni tant d'honneur, ni tant d'indignité ; mais là n'est pas l'essentiel de notre propos. Nous espérons avoir apporté à ce qui était finalement une mauvaise question (« Jason, héros ou anti‑héros ? ») ce qui est peut‑être une bonne réponse. Cette étude nous aura permis en effet d'éclairer un point fondamental du projet poétique de Valérius : le primat du pathos sur l'ethos ; et c'est précisément ce qui en fait un jalon significatif dans l'évolution du genre épique. Il n'y a pas à proprement parler dans les Argonautiques de « crise du héros », et encore moins de remise en question des valeurs héroïques, mais bel et bien une crise d'un modèle littéraire : celui de l'épopée de type odysséen, appelée par Aristote46 « épopée éthique » dans la mesure où elle est centrée sur le caractère (l'ethos) d'un héros principal dont l'unité psychologique (pensons à la ruse d'Ulysse) constitue un fil directeur du récit47 ; une tradition à laquelle les Argonautiques d'Apollonios, avec son Jason amèchanos, sont encore largement fidèles (en dépit d'une présence ponctuelle d'intertextes tragiques). Valérius semble à première vue suivre et même conforter cette lignée, dans la mesure où il accentue, par souci de resserrement dramatique, la position centrale de Jason au détriment de ses compagnons. Mais en même temps, il subvertit ce modèle en laissant la recherche du pathos prendre le pas sur l'unité psychologique des personnages. Cette tendance est assurément à son apogée dans les derniers chants, où la force d'attraction des modèles tragiques associés à la figure de Médée tire fortement dans ce sens, mais elle est en fait sensible dès le début de l'œuvre. En cela, Valérius prolonge d'une certaine façon l'héritage de Virgile, qui en combinant épopée odysséenne et épopée iliadique et en faisant une large part à l'influence tragique, avait réalisé une synthèse parfaitement maîtrisée de l'éthique et du pathétique. Mais le poète des Argonautiques, contemporain et lecteur de Sénèque et de Lucain, va bien au‑delà de Virgile dans l'exploitation des potentialités pathétiques et tragiques du mythe. Les Argonautiques offrent l'exemple d'un envahissement de l'épopée éthique par le pathétique. Il en résulte un affaiblissement de l'unité du héros principal, qui n'est plus assurée par une disposition éthique dominante telle que la ruse d'Ulysse, l'amèchania du Jason d'Apollonios, ou la pietas d'Enée. Mais l'important est de voir que cet affaiblissement n'est que la conséquence indirecte d'un mouvement qui prend ses racines dans une tendance profonde du goût contemporain, marqué par une vogue manifeste de l'épopée pathétique (Bellum Capitolinum du père de Stace, Thébaïde de Stace, Punica de Silius Italicus). Ce n'est qu'à la fin de la période flavienne que l'on trouve l'exemple d'une tentative de restauration de l'épopée éthique, centrée sur l'unité d'un caractère : l'Achilléide de Stace.

Notes

1  « The Hero‑concept in Valerius Flaccus'Argonautica », in Studies in Latin Literature and Roman History I, Bruxelles, 1979, p. 379‑409.

2  « Junon chez Valérius Flaccus », VL 170, 2004, p. 82‑97.

3  Gehalt und Aufriss der Argonautica des Valerius Flaccus, Diss. Kiel, 1971.

4  Zur Komposition der Argonautica des Valerius Flaccus, München, 1976.

5  VII, 488‑89 : tacitis iam cantibus illum/ flexerat et simili iamdudum adflarat amore.

6  … telles qu'apostrophes, exclamations, épithètes à coloration morale…

7  Voir a contrario la façon dont le narrateur introduit le discours hypocrite d'Eétès en V, 519 sq.

8  Pour une analyse du traitement de Jason au chant VII, voir notre article : « Jason héros épique et tragique au chant VII des Argonautiques de Valérius Flaccus », VL 169, 2003, p. 70‑82.

9  Voir sur ce point les chapitres centraux de l'ouvrage de D. Hershkowitz, Valerius Flaccus' Argonautica. Abbreviated Voyages in Silver Latin Epic, Oxford, 1998.

10  Valérius semble avoir tiré parti de Pindare dans sa présentation du tyran Pélias au chant I (v. 51‑53 : cf. Pind., Pyth., IV, 157) ; il aurait tout à fait pu s'en souvenir ici.

11  Principalement vv. 1‑53, 92‑108, 408 sq.

12  Voir notamment H.‑J. Tschiedel, « Medea Zauberin und Liebende », in Ratis omnia uincet. Untersuchungen zu den Argonautica des Valerius Flaccus, (M. Korn & H.‑J. Tschiedel éd.), Hildesheim, 1991, p. 211‑223, et notre article à paraître dans la REL en 2005 : « L'inspiration tragique au chant VII des Argonautiques de Valérius Flaccus ».

13  Ce mouvement et l'étonnement qui l'accompagne paraissent peu logiques dans la mesure où Jason, qui a déjà vu le monstre (VII, 522‑30), paraît ici le découvrir pour la première fois. Est‑ce un indice d'inachèvement, qui aurait été « corrigé » si le poète avait pu mettre la dernière main à son œuvre ? Peut‑être ; mais l'important est que, dans le « premier jet », le poète ait voulu mettre l'accent sur la frayeur de Jason à ce moment précis.

14  Dans un contexte analogue, Apollonios dit simplement que Jason est « terrifié » (péphobèménos) sans spécifier l'objet exact de sa frayeur (IV, 149). En faisant explicitement de Médée l'objet de ce même sentiment, le poète flavien pointe davantage le pouvoir terrifiant de la Colchidienne.

15  … comme au chant VII la peur inspirée par Médée à la nature environnante finissait par gagner Vénus‑Circé elle‑même (v. 389‑95).

16  Impressions mêlées, au demeurant, puisqu'à la terreur inspirée par la magicienne, le poète ajoute une touche de pitié à travers le discours d'adieu pathétique de la jeune fille au Dragon, qui apparaît un peu, au fil de ses propos, comme un substitut de son père.

17  Pour une analyse des comparaisons appliquées à Médée, voir principalement C.  Salemme, Medea. Un antico Mito in Valerio Flacco, Naples, 1993.

18  On sait que d'après le Médus de Pacuvius, Médée et son fils retournaient finalement en Colchide pour y rétablir Eétès sur son trône.

19  … modo ne quis abactam/ huc referat me forte dies oculisque parentis/ ingerar.

20  Ce primat du pathétique centré sur Médée permet de justifier et de conserver, au v. 54, la leçon miseratur des manuscrits, corrigé en miratur par certains éditeurs à la suite Meyncke (c'est notamment le cas des éditeurs de Teubner, Courtney et Ehlers, alors que Liberman revient à la leçon miseratur, mais avec une justification partiellement boiteuse). La leçon miseratur ne se défend pas seulement par le parallèle avec Virgile, Aen., VI, 476, dont le contexte est tout à fait différent (bien qu'il s'agisse d'Enée et de Didon), mais aussi par l'ambiance affective du passage. Jason s'apitoie sur Médée non parce qu'il a l'intention de la trahir (ce que semble croire Liberman en forçant la portée du parallèle avec Virgile), mais parce qu'il vient de prendre la mesure du déchirement intérieur et des angoisses qui agitent l'âme de la jeune fille, et dont il n'avait sans doute pas conscience jusqu'alors. La réaction de compassion du héros est comme un écho de celle qu'est censé éprouver le lecteur à l'issue de ce passage dominé par le pathos. Cela est plus satisfaisant en termes de puissance suggestive que de comprendre que Jason s'étonne (en lisant miratur) de la rapidité du pas de Médée...

21  Sur le personnage de Jason chez Apollonios, voir principalement G. Lawall, « Apollonius’ Argonautica : Jason as an Anti‑Hero », YCS 19, 1966, p. 121‑169.

22  Les termes péjoratifs par lesquels est qualifiée la décision de Jason aux v. 410‑411 (dolos, non fidi… uiri) se situent dans un contexte d'expression semi‑indirecte du point de vue subjectif de Médée.

23  Ce fait a été bien mis lumière par l'étude de J. Adamietz citée supra.

24  Nos réflexions sur ce point rejoignent à certains égards celles d'A. Perutelli, C. Valeri Flacci, Argonauticon, Liber VII, Florence, 1997, p. 51 sq., avec quelques nuances.

25  Cf. I, 328‑349.

26  Par exemple, le départ des Argonautes au chant I, où Jason est d'emblée accepté comme chef, contrairement à ce qui se passait chez Apollonios.

27  Pour une analyse d'ensemble de cet épisode, voir P. Schenk, Die Zurücklassung des Herakles : ein Beispiel der epischen Kunst des Valerius Flaccus (Argonautica III, 598‑725), Wiesbaden‑Stuttgart, 1986.

28  I, 442‑45 ; VI, 501‑502 ; VII, 505 sq.,VIII, 248‑49, 420‑22.

29  Voir sur ce problème les bonnes remarques de F. Spaltenstein, op. cit., p. 35 et 116.

30  Nos observations rejoignent globalement celles de F. Spaltenstein, Commentaire des Argonautiques de Valérius Flaccus (livres 1 et 2), Bruxelles, 2002, p. 115 : « On se tromperait en interprétant sentimentalement tel trait ou telle attitude d'un personnage, alors que Valérius en fait un élément de la mise en scène et qui ne vise pas la caractérisation de ses héros ». Nous remplacerions cependant l'expression un peu vague « élément de la mise en scène » par « effet de pathos », qui est plus précis. D'autre part, nous nuancerions le caractère trop général de cette affirmation : on trouve bien chez Valérius des notations tendant vers une caractérisation éthique (la uirtus ou la pietas de Jason par exemple), mais ces traits ne sont « activés » que quand la narration se prête à une exaltation de l'héroïsme épique mobilisant le ressort de l'admiration, quitte à passer au second plan quand c'est la pitié qui est mise en avant.

31  Pour une approçhe générale, voir U. Gärtner, Gehalt und Funktion des Gleichnisse bei Valerius Flaccus, Stuttgart, 1994, p. 219‑29.

32  Apollonios, dans le même contexte, compare Jason à une jeune fille jouant avec sa robe (IV, 167‑170). Le souci de Valérius de maintenir une grandeur épique dans le comparant (un trait récurrent des Epiques latins au demeurant) est manifeste. On a parfois mis en doute le sérieux de cette comparaison, au motif que Jason n'a pas conquis la Toison par ses propres forces, contrairement à Hercule avec la dépouille du Lion de Némée. C'est oublier un peu vite que le rapt de la Toison proprement dit n'est que l'aboutissement d'une série d'épreuves commencées au chant I avec la tempête, épreuves au cours desquelles l'Esonide a largement payé de sa personne ! Plus généralement, l'idée qu'une comparaison épique pourrait être destinée à attirer l'attention sur une différence plus que sur une ressemblance est une construction interprétative parfaitement arbitraire, qui va à l'encontre non seulement de la tradition épique, mais de la simple logique.

33  Sur les deux dernières comparaisons, on peut voir notre thèse, La morale héroïque dans les épopées latines d'époque flavienne. Tradition et innovation, Louvain‑Paris 1998, p. 92‑94 et 167‑176.

34  Voir principalement B. E. Lewis, « Valerius Flaccus' portrait of Jason : Evidence from the similes », AClass 27, 1984, p. 91‑100.

35  Cela prolonge l'évocation de Jason comme héros « rayonnant » déjà présente chez Apollonios (cf. III, 956‑61).

36  Cf. v. 16‑19, 108, 148, 236, 248‑51, 420‑22.

37  Sur la fin possible de l'épopée, voir en dernier lieu H.‑G. Nesselrath, « Jason und Absyrtus. Überlegungen zum Ende von Valerius Flaccus'Argonautica », in Ratis omnia uincet. Neue Untersuchungen zu den Argonautica des Valerius Flaccus, Munich, 1998, p. 347‑354 (surtout consacré au débat sur la question du voyage de retour, mais esquissant en conclusion une problématique que nous tentons d'approfondir ici).

38  Voir notamment I, 224‑26 ; V, 328‑40, 442‑54.

39  Valérius a bien donné la mesure des libertés qu'il pouvait prendre avec ses sources en ajoutant de son propre cru l'épisode guerrier du chant VI, ou en faisant intervenir directement Junon et Vénus dans l'histoire de Médée : si à l'issue de ces épisodes le récit retombe finalement au même point que chez Apollonios, les péripéties intermédiaires peuvent être assez profondément remaniées. On pourrait aussi citer, au chant I, la transformation en suicide stoïcien de la mort d'Eson, sur laquelle la tradition légendaire est assez flottante.

40  Chez Apollonios, on comprend qu'Absyrte est un homme fait (cf. III, 1235‑39 ; IV, 224, 305 sq.), mais rien n'est dit de sa valeur guerrière. Apollonios et Valérius s'éloignent de la tradition tragique, selon laquelle Absyrte est quasiment un enfant au moment de son assassinat par Médée. Le personnage est certes présenté comme primis in annis chez Val., Arg., V, 457, mais cette expression assez vague peut recouvrir une partie de l'âge adulte (cf. Aen., II, 87). La contradiction est plus manifeste en VII, 340 (où Médée se désole à l'idée qu'elle ne verra pas les joues de son frère se garnir de duvet), mais le primat de la touche affective dans ce passage précis explique la relative incohérence logique et en minimise la portée. Quoi qu'il en soit, l'image d'un Absyrte guerrier est celle qui s'impose avec le plus de netteté sur l'ensemble des chants VI et VIII.

41  L'épisode qui s'en rapproche le plus n'est qu'un bref combat entre deux personnages secondaires (VI, 265‑78).

42  Le fils d'Eétès devait y trouver l'occasion d'y assouvir sa haine personnelle sans mettre en péril ses propres hommes dans un combat contre des Argonautes dont la grande bataille du chant VI lui a bien fait voir la valeur guerrière…

43  Cf. v. 396 : nec…/ Europam atque Asiam prima haec committat Erinys ; une réminiscence de Virg., Aen., II, 573, où Enée qualifie Hélène de Troiae et patriae communis Erinys.

44  Sans rentrer dans le débat sur le plan prévu des Argonautiques, disons simplement que des deux hypothèses les plus crédibles (huit ou dix chants), nous aurions tendance à préférer la première (pour un argumentaire, voir en dernier lieu l'édition CUF de G. Liberman, vol. II, p. 129‑132).

45  A cela s'ajouterait un effet d'écho et de symétrie entre la fin du chant IV (victoire de Pollux sur Amycus) et celle du chant VIII (victoire de Jason sur Absyrte), du point de vue non seulement du thème, mais aussi de la tonalité.

46  Poet., 1449 b 10 ; 24.

47  Sur la distinction entre « épopée éthique » sur le modèle odysséen et « épopée pathétique » sur le modèle iliadique, voir F. Delarue, Stace, poète épique. Originalité et cohérence, Louvain‑Paris, 2000, p. 191‑231.

Pour citer ce document

Par François RIPOLL, «Jason au chant VIII des Argonautiques de Valérius Flaccus : héros ou anti‑héros ?», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Héros et héroïsme dans l'épopée latine, Revue électronique, Héros et héroïsme dans l'épopée latine, mis à jour le : 04/06/2015, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=309.

Quelques mots à propos de :  François RIPOLL

Université de Toulouse‑II le Mirail