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Héros et héroïnes dans l'épopée latine républicaine, de Livius Andronicus à Ennius
Par Jacqueline DANGEL
Publication en ligne le 08 juin 2015
Texte intégral
1L'idée de héros repose sur une représentation d'excellence. L'épopée latine, qui, dès ses fondements, se veut lieu privilégié des exempla, se plaît à raconter les actions emblématiques de ces grandes figures de référence. Celle d'héroïne occupe en revanche peu de place dans l'épopée républicaine, lieu masculin par excellence, dès lors que le modèle homérique prédomine chez les premiers poètes latins. Le principe vaut tout particulièrement pour l'Iliade, mais aussi pour l'Odyssée qui nourrit la première inspiration romaine. L'héroïne intervient pourtant. Dans ce cas, il s'agit de dire soit la souffrance de dignité exemplaire, telle Andromaque, soit, inversement, la passion destructrice telle Hélène ou tentatrice et mystérieuse du héros, telles Calypso et Circé. Aussi intervient‑elle comme le ferait un personnage de tragédie dans des épisodes fulgurants.
2On soulignera seulement que la première épopée latine qui commence par une inspiration mythique, comme le montre le choix de Livius Andronicus traduisant l'Odyssée, inclut très vite l'histoire : le Bellum Punicum de Naevius retrace la première guerre punique dont le poète a été un observateur direct, et les Annales d'Ennius s’apparentent à une annalistique romaine poétique, qu'il conviendra de comparer avec l'annalistique ancienne d'un historien prosateur comme Fabius Pictor. L'intrusion du temps historique dans l'atemporalité d'un mythe d'universalité invite à réfléchir sur le nouveau rapport qui ne peut manquer de s'établir entre le héros ou les héroïnes et les hommes d'une histoire authentique et non plus mimétique, ‑soit à une humanité d'êtres réels, notamment de Rome et d'une romanité socio‑politique.
3Livius Andronicus, ce prisonnier grec importé de Tarente, pourrait s'être réfugié dans le mythe pour prendre ses distances avec une romanité qui a bouleversé son existence jusqu'à son identité ethnique, mais dont il ne peut dénoncer clairement les méfaits. Il traduit de fait l'Odyssée et non l'Iliade, si bien qu'il retient le drame d'un homme, fût‑il un héros, qui, confronté à l'inconnu et à la solitude après la perte successive de ses compagnons et menacé des pires dangers, ne serait pas étranger aux peurs et souffrances du poète autant qu'à celles de tous les otages de Grande‑Grèce. Ainsi la frayeur et l'horreur des tempêtes qui ont raison même du courage d'Ulysse, peuvent‑ils être entendus tant avec Homère que par rapport à l'expérience de ces Grecs otages romains :
Livius Andronicus, 18 Bl = 23-24 W (Od. VIII, 138-139)1 :
namque nullum peius macerat humanum/ quamde mare saeuom
« rien de pire ne démolit un homme que la mer cruelle2 »
Livius Andronicus, 30 Bl = 18 W (Od. V, 297 et al.) :
Igitur demum Vlixi cor frixit prae pauore
« alors seulement le cœur d'Ulysse en proie à l'effroi trembla ».
4On citera encore cette belle vignette élégiaque d'un Ulysse qui, se retournant sur son propre passé chanté par Démodocos, ne peut retenir ses larmes :
Livius Andronicus, 17 Bl = 22 W (Od. VIII, 88) :
simul ac dacrimas de ore noegeo detersit)
« en même temps qu'il efface avec son manteau les larmes de son visage ».
5Malgré l'aspect lacunaire des fragments, Ulysse apparaît en effet comme un héros souffrant, au terme de dix années d'errance pour un difficile retour. Et au moment du temps retrouvé à Ithaque, il lui faut encore faire face à une guerre civile avant de rétablir un pouvoir juste et d'être reconnu par son épouse fidèle. L'héroïne tient à ce titre une place non négligeable aux côtés du héros dont elle est un 'double' féminin parfait : comme Ulysse, Pénélope possède la maîtrise du langage polytrope autant que de la ruse et de la méfiance qui conviennent à l'intelligence des situations inextricables. Ovide s'en souvient avec finesse et art dans sa première Héroïde.
6La place du héros, voire de l'héroïne est d'autant mieux marquée dans cette première épopée offerte à Rome que, comme le souligne Aristote (Poét. 1459b 8), l'Odyssée est centrée sur le caractère. Plus exactement, cet ethos des actions du héros est révélateur de données stables dont le proème homérique en pose très exactement les fondements héroïques :
Hom. Od. 1 (hexamètre) :
Ἄνδρα μοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον
« Dis‑moi, Muse, l'homme polytrope... ».
Livius Andronicus, 1 Bl = 1 W (Od. I, 1) (saturnien) :
Virum mihi, Camena, insece uersutum
« Dis‑moi, Camène, le héros des tropes ».
7Le terme de uir, s'il est sémantiquement très proche de ἀνήρ grec, désigne plus encore que le héros l'emblème des valeurs romaines exemplaires : uir qui forme un champ lexical avec uirtus, désigne très exactement le héros en âge de porter les armes pour défendre sa Cité avec les qualités d'honneur, de gloire, de fides et de pietas jusqu'à la deuotio qui en constituent le substrat. Ces valeurs n'excluent pas la bonne ruse, signe d'intelligence, celle qui vaudra plus tard à Caton même son cognomen, le rusé3.
8L'invocation à la Camène tient lieu de contre‑épreuve. Loin d'être seulement un substitut italique de la Muse grecque, cette Camène, fille de Moneta, comme le précise le poète dans un autre fragment, donne à entendre un discours d'avertissement (monere) qui suppose la réminiscence célébrante de commémoration. Ce discours prend place dans ce chant institutionnel qu'est le carmen latin, célébration épidictique des grandes valeurs de la Cité dans un savoir de reconnaissance partagée.
9Varron, à ce sujet, dont on a gardé moins une chronologie événementielle qu'une symbolique de l'histoire des premiers auteurs latins réfère Livius Andronicus et Ennius aux rois mythiques de la terre italique et de Rome, en un intéressant hysteron‑proteron :
Varron, L.L., V, 9 : Non enim uidebatur consentaneum quaerere me in eo uerbo quod finxisset Ennius causam, neglegere quod ante rex Latinus finxisset, cum poeticis multis uerbis magis delecter quam utar, antiquis magis utar quam delecter. An potius mea uerba illa quae hereditate a Romulo rege uenerunt quam quae a poeta Liuio relicta ? « Il me paraissait illogique en effet de rechercher la cause à propos de tel mot forgé par Ennius et de négliger tel autre mot forgé, longtemps auparavant par le roi Latinus, alors que je tire des mots poétiques plus de plaisir que de profit, et des mots anciens plus de profit que de plaisir. Car ces mots qui me sont arrivés par héritage depuis le roi Romulus sont‑ils plus à moi que ceux du poète Livius ? »
10Il va de soi que le respect de la chronologie, fût‑elle d'ordre mythique, aurait requis que Livius Andronicus fût référé à Latinus et Ennius à Romulus. Aussi la référence à Romulus est‑elle à comprendre comme emblématique d'un acte fondateur donné : placé sous le patronage de Romulus, Livius Andronicus en hérite le symbole fondateur qui fit de Rome la référence éthique et institutionnelle. Il devient ainsi à son tour fondateur d'une poésie moins encore artistique qu'officielle, véritable rituel de célébration des grandes valeurs de la Cité4. De fait, comme le souligne encore Varron, L.L., VII, 3, « l'époque la plus reculée à laquelle, dit‑on, remontent les premiers mots poétiques de Livius Andronicus », est celle des Chants des Saliens. Ajoutons que ce poète fut nommé plus précisément encore Chef du Collegium scribarum histrionumque : cette distinction honorifique consacre un poète officiel, moins encore écrivain que greffier (scriba), garant des institutions. Son écriture épique en saturniens et son goût pour les hymnes religieux en sont des confirmations incontestables5. Le choix du saturnien, au lieu de l'hexamètre épique, est d'autant plus significatif que Livius Andronicus pratique sans gêne une métrique grecque impeccable6. S'il lui préfère ainsi le vieux vers italique, c'est que celui‑ci a la force expressive des langages rituels de la Cité, dont il est le support expressif dans les vieilles prières, les épitaphes funéraires, les anciennes lois et, d'une manière plus générale, comme je l'ai montré7, dans le carmen épidictique et pré‑rhétorique, chargé de chanter les valeurs exemplaires. Le Destin et la Mort y sont prédominants. Ainsi en va‑t‑il de ce saturnien qui définit le linceul destiné à Laerte que tisse et détisse chaque nuit Pénélope, dans l'attente toujours espérée du retour d'Ulysse :
23 Bl = 10 W (Od. II, 99‑100)8 :
quando dies adueniet // quem profata Morta est.
« quand adviendra le jour que la Destinée a prédit ».
11Le terme de Morta, qui résonne par son suffixe à l'exemple des plus vieilles divinités archaïques romaines, réunit la mort, le Destin et la Parque9. Comme dans les meilleurs saturniens des épitaphes funéraires, le mètre est subdivisé en deux hémistiches bien dessinés, dans leur attaque respective, par un subordonnant (quando / quem) et fonctionnant en antonymie (dies /morta). A la solennité du formulaire s'ajoutent une dimension prophétique d'un futur et un vocabulaire sacral autant qu'oraculaire (profata).
12On citera encore le rituel de la rencontre d'Ulysse avec la belle Nausicaa, véritable héroïne dont la dignité est égale à sa beauté10. Le héros pense précisément s'adresser à elle selon les principes d'une supplication. La réponse de l'héroïne fait entendre un impératif en ‑to de solennité quasi juridique :
Livius Andronicus, 14 et 15 Bl = 19-21 W (Od. VI, 141‑142 et 295‑296) :
Vtrum genua amploctens uirginem oraret « (se demandant si...) ou si embrassant ses genoux il implorerait la jeune fille » ‑Ibi manens sedeto donicum uidebis me carpento uehentem en domum uenisse.
« là assieds‑toi et attends‑moi jusqu'à ce que tu me vous, transportée sur mon char, entrer dans ma demeure ».
13Héros et héroïne d'exemplarité, s'ils apparaissent ainsi dans un contexte de solennité célébrée autant qu'institutionnalisée, sont plus généralement encore en contact avec une divinité qui les conseille, les protège, voire les sauve. Le savoir des dieux leur donne un pouvoir dont ils sont les garants. Instructif est ce dialogue de Télémaque, digne fils d'Ulysse et de Pénélope, avec Athéna, déesse de l'intelligence et du courage, dans un style sacral11, bien en convenance avec l'interlocuteur divin :
Livius Andronicus, 7 et 37 Bl = 7‑8 W (Od. I, 169 et 225‑226) :
Tuque mihi narrato omnia disertim ; Quae haec daps est ? Qui festus dies ?
« Toi, raconte‑moi tout en termes clairs ; quel est ce banquet ? Quel est ce jour de fête ? »
14Ulysse grec admet pourtant des faiblesses qui pourraient paraître peu conformes à l'héroïsme romain, surtout à l'époque républicaine, s'il ne s'agissait de mise à l'épreuve héroïque. En effet, Ulysse qui est, selon la terminologie de J. Poucet12, le prototype du héros universel, voyageur, grand visiteur étranger et civilisateur, prévaut dans l'Odyssée comparée à l'Iliade, par une seconde formation héroïque. Après la guerre de Troie, il se trouve confronté à l'inconnu de tous les dangers, voire à la monstruosité de l'impius Cyclops, si bien qu'il est confronté à ceux‑ci pour en triompher. Homère montre ainsi à quel point, grâce à son intelligence conceptuelle autant que par une sagesse pratique qui admet une sophistique de bon aloi, pragmatique et efficace, le héros des mille tours et détours est celui de la pensée inventive autant que des solutions défensives, pour une réussite méritée et louée. Livius Andronicus en continue le canevas. Il insiste seulement, par des choix de traduction, sur une potentialité homérique qui fait l'originalité de l'Odyssée comparée à l'Iliade, celle d'une affinité avec la tragédie, comme le souligne Aristote (Poet. 1459 b 8). Aussi ce fragment pourrait‑il trouver place dans le corpus tragique, consacré également au cycle de Troie, si ce n'était le mètre :
Livius Andronicus, 10 Bl = 13 W (Od. III, 10) :
ibidemque uir summus adprimus Patroclus.
« là‑bas même, le plus grand et le tout premier des preux, Patrocle ».
15On soulignera que le poète latin insiste ici sur la solennité de l'héroïsation humaine, à la différence de ce que l'on observe dans le modèle grec (Hom., Od., 3, 110), qui se limite à la sphère religieuse.
16Mieux encore : si l'isolement du naufragé solitaire, l'image de la souffrance et le thème de la désespérance semblent prédominer dans l'Odyssée, c'est que, comme dans les tragédies, l'acteur principal est le malheur polymorphe qui broie l'être humain, confronté dans une solitude tragique aux incroyables coups du destin et aux entités hostiles.
17Il n'est pas jusqu'aux amours forcées, douloureuses et dramatiques d'Ulysse qui ne rappellent le pathos de la tragédie. Calypso et Circé sont ainsi des épreuves formatrices, qu'il s'agisse de tentations amoureuses, d'épreuves à surmonter pour redonner aux compagnons métamorphosés leur forme humaine et pour mériter la liberté du départ :
Livius Andronicus, Frg.17 ; 33 ; 34‑36W(=Od. IV, 557 ; X, 395 ; XII, 16‑19) :
Apud Nimpham, Atlantis filiam, Calipsonem
Topper facit homones ut prius fuerunt (=é)
Topper citi ad aedis uenimus Circai ;
simul † duona †carnem portant ad nauis,
multam ancillae ; uinis isdem inserinuntur13.
18Au total, hypotypose du héros autant que de l'héroïne, la difficulté est épreuve de courage et de volonté. Ulysse et Pénélope gagnent conjointement : leur fidélité, leur piété et leur courage permettent de vaincre le Mal, voire la Guerre civile. Le secret de l'héroïsme réside ainsi chez Livius Andronicus dans un courage infaillible joint au sens de la responsabilité toujours assumée, si bien que l'obstacle, si insurmontable apparaît‑il, n'aboutit jamais à la spoliation de soi, pas plus que le retour à Ithaque n'est la fin d'un périple personnel. Il est un combat de défense pour les valeurs essentielles, qui font la grandeur de l'homme en général dont le héros ou l'héroïne sont le paradigme. Aussi l'Odyssée de Livius Andronicus peut‑elle avoir été conçue par ce Grec, héritier d'une longue tradition culturelle et démocratique, moins comme une traduction que comme un manifeste de politique cachée. Une interprétation historique du codex homérique et mythique est d'autant plus vraisemblable que le personnage d'Ulysse sera diversement apprécié à Rome, au fur et à mesure des rapports contradictoires avec la Grèce14. Aussi le poète, prisonnier sous haute surveillance, pouvait‑il se faire le medium d'une romanité qui consisterait moins dans le droit de la lance que dans la mission civilisatrice d'une Realpolitk odysséenne de la grandeur intelligente et des stratégies pragmatiques autant qu'humanistes. Il a choisi en effet un Ulysse héros politique plutôt qu'un Achille héros grandiose, mais guerrier. De fait les héros de la violence guerrière, tel Ajax d'Oïlée sauvé un temps par Junon, ne sont que momentanément protégés, comme le suggère ce fragment conservé :
Livius Andronicus, 12 Bl = 16 W (Od. IV, 513) : Sancta puer Saturni...regina.
19L'écriture épique du héros est de fait un événement guide : le passé mythique acquiert le sens prégnant d'un modèle d'exemplarité, capable d'une interprétation historique. Le fait devient une évidence dès Naevius, chez qui le mythe se fait préfiguration de l'histoire. Dans cette épopée mythico‑historique, la romanisation est affirmée. Ulysse grec cède la place à Énée troyen, fondateur légendaire de la romanité. Le héros, si distant soit‑il par la distanciation mythico‑homérique, n'est pourtant pas abstrait. Emblème de valeur fondatrice, il est destiné, par delà sa fonction, à être actualisé par un contenu concret : il annonce l'histoire romaine qu'il fonde, avec ses schèmes comportementaux, sa structure idéologique spécifique, voire ses modèles langagiers : Naevius conserve le saturnien italique, montrant que la voix narrative et les héros de l'épopée s'expriment, sinon comme le commun des hommes, tout au moins comme les personnages exemplaires de la nation. Dès lors que le poème évoquera des faits historiques, voire contemporains, comme la première guerre punique dont Naevius fut le témoin, la forme poétique sous‑tend une réalité qui admet une structure idéologique. De l'omniscience poétique de la voix épique, on passe à une vérité proprement politique.
20Il est vrai qu'Homère, sans le vouloir, a facilité cette réorientation épique romaine. Dans l'Iliade, XX, 307, il proclame en effet : « Et la force d'Énée régnera sur les Troyens ». Une déformation hellénistique du passage revendiquera même un règne d'Énée sur le monde entier. Symbole du héros vaincu, mais triomphant de l'adversité au point de fonder une autre Troie vouée à la domination sur le monde, Énée gagne l'Occident par la Thrace, l'Arcadie, la Sicile et la Campanie, fondant des cités et des comptoirs italiques. Naevius choisit pourtant non de faire l'histoire chronologique de cet exode de fondation15. Son œuvre est un Carmen continu16 dont la nature démonstrative est d'autant plus apparente qu'elle ressortit à un argument comparé. Conçue non en sept chants, selon la subdivision tardive de Lampadion, ce chant de commémoration et de célébration épidictique s'échelonne de la chute de Troie jusqu'à la fondation de Rome avec Énée pour pivot, sans que soit raconté ce qui se passe entre Rome fondée et la première guerre punique. Ce grand raccourci entre les origines fondatrices et l'histoire contemporaine se veut ainsi lieu d'exemplarité en morceaux choisis. De Troie on aboutit directement à Carthage. L'épopée névienne apparaît ainsi comme un cycle qui commence et se clôt sur la même image des cités concurrentes et ennemies : Carthage devait faire l'objet d'une méditation comparée avec Troie.
21Le héros, futur emblème romain, annonce Énée virgilien. On sait en effet, notamment par Servius, combien Virgile est redevable à Naevius. Vénus donne déjà à entendre, comme le fera Virgile, En. I, 228‑257, sa complainte auprès de Jupiter, au spectacle des malheurs d'Énée et des Troyens
Naevius, Bellum Punicum, Frg.14 B = 1 b‑17 W :
Patrem suum supremum optumum adpellat :"Summe deum regnator, quianam me genuisti ?"
« Elle appelle son père, le très Haut et le très Bon : "Souverain des dieux, le très Haut, pourquoi donc m'as‑tu engendrée ?" »
22Selon un témoignage de Varron rapporté par Lactance relatif à une quatrième Sibylle Cimmérienne, on peut supposer une neikuia d'Énée comparable à la catabase du héros virgilien, tant il est vrai que cette Sibylle œuvre dans l'ombre souterraine :
Naevius, Bellum Punicum, Frg. 18 B :
« quartam (Sibyllam) Cimmeriam in Italia, quam Naeuius in libris Belli Punici...nominet ».
23Énée prévaut en effet, une fois encore comme chez Livius Andronicus, par ses qualités exemplaires de piété et de respect des grandes valeurs romaines, qui feront du héros virgilien le pius Aeneas. Des fragments conservés montrent ainsi Anchise, Énée et leurs épouses fuyant Troie dans une attitude de deuil rituel :
Naevius, Bellum Punicum, Frg. 4 B (5‑7 W) :
Amborum uxores Noctu Troiad exibant capitibus opertis,
Flentes ambae abeuntes lacrimis cum multis.
Frg.5 B = 8‑10 W :
Eorum sectam sequontur multi mortales
Multi alii e Troia strenui uiri
« les épouses de l'un et l'autre de nuit allaient loin de Troie la tête couverte, pleurant l'une et l'autre, s'éloignant dans un torrent de larmes » ; « suit à leur suite des mortels en nombre, d'autres en nombre, les héros au grand cœur issus de Troie ».
24Anchise apparaît plus encore comme chef spirituel17, augure et prêtre sacral :
Naevius, Bellum Punicum, Frgt 3 B = 2‑4 W :
Postquam auem aspexit in templo Anchisa,
sacra in mensa Penatium ordine ponuntur :
immolabat auream uictimam pulchram.
« Après qu'Anchise a aperçu l'oiseau dans l'espace sacral, les objets sacrés sont déposés en ordre sur la table des Pénates ; il immolait une victime dorée de toute beauté ».
25L'évocation des Géants n'est finalement pas aussi étrange que certains critiques le donnent à penser :
Naevius, Bellum Punicum, Frgt 19 B = 44‑46 W :
inerant signa expressa, quomodo Titani bicorpores Gigantes magnique Atlantes,
Runcus atque Purpureus, filii Terras.
« Y étaient insérées des figures représentant comment les Titans et les Géants au corps double ainsi que les grands Atlantes, Runcus et Le Pourpre, fils de la Terre... »
26Cette ekphrasis, qu'elle figure sur un bouclier, sur les portes du temple de Junon à Carthage, ou comme ornementa d'un navire romain lors de la guerre punique18, rappelle la Gigantomachie hésiodique comme symbole de guerre monstrueuse opposant Carthage à Rome.
27En effet Naevius, dans les fragments gardés, donne souvent à entendre une méditation sur les grandes valeurs d'ordre et de justice, voire sur la notion de sacré. On ne saurait donc s'étonner de l'entendre louer « les neuf sœurs, filles de Jupiter, à l'unisson », dans un contraste parfait avec la Gigantomachie, de violence destructrice contre l'ordre de justice olympienne :
Naevius, Bellum Punicum, Frg. I. W :
Nouem Iouis concordes filiae sorores.
28Aussi le héros peut‑il devenir historique et porter ainsi le nom d'un consul romain, comme emblème d'un bellum iustum. Dans cette longue guerre punique (frgt 48 B septimum decimum annum ilico sedent), Naevius semble faire état d'une expédition exemplaire en Sicile, qu'il privilégie d'en faire un récit topique de l'action héroïque19. Il s'agit vraisemblablement de Manius Valerius qui fut consul en ‑263 et qu'évoque Polybe (I, 16, 1) :
Naevius, Bellum Punicum, Frgt 3 B = 29‑30 W (= Marcus Valerius) :
Manius Valerius / consul partem exerciti in expeditionem ducit.
« Manius Valerius conduit une partie de l'armée en expédition ».
29Le héros romain, qui doit conduire à la victoire grandiose, admet même, comme P. Claudius (‑270), le mépris superbe, emblème de reconnaissance nationale :
Naevius, Bellum Punicum, Frgt 45 B = 39 W :
Superbiter contemptim conterit legiones.
« avec un mépris superbe il écrase les légions » .
30D'une manière générale, on remarque que le héros est raconté en fonction d'événements moins d'une histoire personnelle que d'un modèle idéal de l'histoire des hommes. Ce mode épique n'exclut pourtant pas l'évocation des accidents humains et événementiels. Aussi, comme chez Livius Andronicus, un arrière‑plan tragique n'est‑il pas à exclure de l'écriture épique névienne, au point qu'il paraît très vraisemblable que Naevius ait fondé l'histoire d'Énée et de Didon à Carthage20. D'une manière plus générale, Naevius est sensible aux héroïnes victimes du comportement des hommes ou dieux indélicats. On le voit dans ses tragédies avec Hésione, Iphigénie et Danaé21. Mieux encore : on ne saurait oublier que Naevius est le fondateur de la tragédie prétexte22 à Rome, si bien que l'héroïsme national qui est aussi dans ce genre une référence majeure, n'exclut pas, en laudationes funèbres, le sacrifice tragique, tout exemplaire qu'il est.
31Varron nous invite à aller dans ce sens. Si comme pour Livius Andronicus évoqué plus haut, il insiste sur une solennité quasi sacrale de l'épopée névienne, il ancre son écriture dans une histoire romaine affirmée. Telles sont ces étymologies relatives à la Rome légendaire et concernant notamment le Palatin ou l'Aventin :
Varron, L.L., V, 43 :
Auentinum aliquot de causis dicunt. Naeuius ab auibus, quod eo se ab Tiberi ferrent aues...
Varron, L.L., V, 53 :
(Palatium) ...Eundem hunc locum a pecore dictum putant quidam ; itaque Naeuius Balatium apellat.
32Dans le premier cas, est sous‑entendue la prise d'auspices par Romulus sur l'Aventin, en vue de départager le pouvoir avec son frère, Rémus ; dans le second cas, est souligné le rôle pastoral d'un Palatin 'bêlant', à une période où les consonnes sourdes et sonores étaient confondues. Et lorsque l'on quitte ces temps légendaires pour rejoindre les temps historiques, c'est pour situer Naevius au moment des guerres puniques qu'il marque de son empreinte auctoriale. Varron rapporte ainsi cette périphrase relative aux célèbres éléphants d'Hannibal :
Varron, L.L., VII, 39 Apud Naeuium :
'Atque prius pariet lucusta Lucam bouem'. Luca bos elephans.
33Avec Ennius une visée philosophique de l'histoire des hommes et du monde est revendiquée, si bien que Varron dans le De Lingua Latina offre de nombreuses citations orphico‑pythagoriciennes. L'une d'elles explique ainsi qu'aux Faunes et aux Camènes de Livius Andronicus, Ennius préfère les Muses pythagoriciennes23 :
Varron, L.L., VII, 26 :
'Musas quas memorant nosce nos esse / '. Casmenarum priscum uocabulum ita natum ac scriptum alibi ; Carmenae ab eadem origine sunt declinatae.
« tu sauras que nous, les Camènes, nous sommes celles qu'on célèbre sous le nom de Muses ».
34Au célébrant d'un Mémorial du passé, instruit par les filles de Celle qui fait se souvenir, Moneta24, est substitué le poète d'une Révélation d'éternité, tant il est vrai qu'il est montré dansant avec les Muses dans le Ciel astral25 :
Varron, L.L., VII, 20 :
Musae quae pedibus magnum pulsatis Olympum. Caelum dicunt Graeci Olympummontem in Macedonia omnes.
35Le choix de l'hexamètre hellénisant scelle un nouveau pacte épique. Varron, comme nous l'avons vu plus haut, de fait surimpose Ennius à Latinus, filiation qui fait apparaître le poète comme l'ordonnateur d'une poésie proprement 'latine', si bien que les héros et héroïnes sont aux dimensions d'une terre italique qui accède désormais à une mission civilisatrice, relais de la culture grecque.
36Varron évoque pourtant des débuts ambigus, à propos de la dénomination du Capitole, inclus dans le Septimontium, la terre de Saturne, qui, chassé de l'Olympe, se serait réfugié sur la terre italique, dans le Latium :
Varron, L.L., V, 42 :
Hunc antea montem Saturnium appellatum prodiderunt et ab eo late Saturniam terram ut etiam Ennius appellat.
37Mais l'épopée ennienne, qui donne à entendre une pluralité de faits et d'événements variés, montre précisément que l'héroïsme est un destin consenti par un héros qui se forme avec les épreuves : il se fait ainsi moins encore l'exécutant d'un Fatum que son complice. La Providence l'élit parce qu'il possède les qualités qui le rendent apte à sa mission. En parfaite concorde avec elle, il suit un ordre de raison naturel qu'Ennius appelle sapientia :
Enn., Ann., livre VII, fgt II, Vahl.26 :
Nec quisquam sophiam sapientia quae perhibetur
In somnis uidit prius quam sam discere coepit.
« et il n'est personne qui ait vu en songe la philosophie, que nous appelons sapience, avant d'avoir commencé à l'apprendre ».
38Ennius dit avoir lui‑même reçu en songe non un savoir abstrait (sophia), mais un art de saveur et un jugement de bon sens (sapientia)27. L'héritage qui est ainsi transmis par une révélation initiatique, est comparable à celui du doctus Anchises :
Enn., Ann., livre I, fgt XVII, Vahl. :
Doctusque Anchisa Venus quem pulcherrima dium
Fata docet fari, divinum ut pectus haberet.
« et le docte Anchise à qui Vénus, belle entre les déesses, donna le don de prophétie et l'intelligence des choses divines ».
39On comprendra que le parfait accomplissement d'une vérité supérieure se trouve dans la parole prophétique (fari), à l'écoute de l'inspiration divine. Exemplaire est à ce sujet Égérie conseillant et inspirant Numa :
Enn., Ann., livre II, fgt I, Vahl. (=Varron, L.L., 7, 42) :
Olli respondit suauis sonus Egeriai
« À lui répondit la douce voix d'Égérie »
40Ce critère vaut autant pour le mythe ou la légende que pour l'histoire factuelle, même si la formulation est alors plus philosophique que métaphysique. Ennius défend l'idée d'êtres providentiels héros ou héroïnes qui jalonnent l'histoire d'une Rome vouée à réaliser son propre destin, celui des Fata deorum. Aussi le héros est‑il montré sans conflit intensif avec la conscience de lui‑même, puisque vivre pour les autres et plus encore pour la Cité, c'est vivre pour soi, fût‑ce au prix d'un acte de deuotio. Les Annales d'Ennius offrent ainsi une galerie de grands noms : ils commémorent les hommes providentiels qui ont fait l'histoire de Rome autant qu'ils ont construit une âme nationale. Malgré l'aspect lacunaire du texte, on a gardé le souvenir exemplaire de la grande figure de Décius à Ausculum en ‑279 au livre VI, le portrait de Cornelius Cethégus28 pendant la terrible 2ème guerre punique, les gestes de T. Quinctus Flamininus contre Philippe V de Macédoine, au livre X, conduisant « des hommes d'élite capables de supporter la guerre » (frgt 332 Valh. : duxit delectos bellum tolerare potentes), de Fabius Maximus Cunctator, sauvant Rome d'Hannibal au livre XII, de Fulvius Nobilior dans la guerre en Étolie et de L. Cornelius Scipion vainqueur d'Antiochus dans les derniers livres.
41Le héros est plus précisément incarné par l'homme qui sait garder la maîtrise de soi pour le service des autres et de sa patrie. Proclamer la liberté de l'Hellade, comme Flamininus, temporiser, comme Fabius, c'est très exactement faire œuvre de sagesse, raisonner les situations et mettre à profit son intelligence. Le héros grandit et honore la condition humaine. La guerre, même si elle prédomine depuis l'arrivée d'Énée jusqu'à une histoire contemporaine, ne doit pas laisser place la violence de sauvagerie, qui caractérise ici un Pyrrhus montré en anti‑héros, dans la continuité mythique de la colère néfaste d'Achille, propre à la race des Éacides29 :
Enn. : Ann., libre I, fgt LXVII, Vahl. (= Cic. de Diu., 2, 56, 116)
Nam ui depugnare sues stolidi soliti sunt
« car c'est par la violence que les sangliers stupides usuellement combattent »
42La parole violente est ennemie du droit :
Enn. Ann., livre VIII, fgt III, Vahl. (= Gell. N.A., 20, 10) :
pellitur e medio sapientia, ui geritur res
« La sagesse est chassée du milieu des hommes, c'est par la violence qu'on conduit les affaires »
43Aussi ne peut‑elle qu'engendrer une guerre symbolisée par Discorde d'une laideur hideuse :
Ennius, Ann.. livre VIII, fgt II, Vahl. :
postquam Discordia taetra
Belli ferratos postes portasque refregit
« après que Discorde hideuse eut brisé les gonds ferrés et les portes de la guerre ».
44Le héros guerrier, qui est conjointement un homme politique, doit en revanche être à l'égal d'un Servilius dont Ennius lui‑même fut le conseiller, comme le montre ce témoignage autobiographique, dont nous ne citerons que quelques vers :
Enn., Ann., livre VII, fgt X, Vahl. ( =Gell. N. A., 12, 4, 1‑4) :
Ingenium cui nulla malum sententia suadet
Ut faceret facinus leuis aut malus doctus fidelis
Suauis homo facundus suo contentus beatus
Scitus secunda loquens in tempore commodus uerbum
Paucum, multa tenens antiqua sepulta uetustas
Quem fecit, mores ueteresque nouosque tenentem
Multorum ueterum leges diuumque hominumque :
Prudenter qui dicta loquiue tacere ue possit.
Hunc inter pugnas Seruilius sic compellat.
« une nature à qui nul ne peut persuader de faire le mal, d'agir en des actions inconsidérées ou mauvaises ; un homme savant, fidèle ; un homme suave, agréable, satisfait de son sort, heureux, avisé, donnant son assentiment au bon moment, affable, économe de ses mots, fin connaisseur des temps anciens, que l'âge tient enfouis ; un homme dépositaire de la morale des anciens et des contemporains, de lois d'un grand nombre d'anciens, divins et humains ; un homme qui pouvait, dans sa prudence, dire ou taire les mots. C'est cet homme là qu'au milieu des combats Servilius interpelle ainsi ».
45Le héros historique, héritier du héros mythique, vaut ainsi par la qualité de ses actes au point que le mythe et l'histoire admettent un raccourci d'écriture, qui tient lieu de symbole. Ainsi T. Caecilius Teucer, vainqueur des Histriens, dans un combat auquel assista Ennius, est raconté à partir de l'aristie du grand Ajax homérique : l'individu importe moins que la valeur topique qu'il incarne30 :
Homère, Iliade, 16, 102‑111 :
Αἴας δ᾽ οὐκ ἔτ᾽ ἔμιμνε· βιάζετο γὰρ βελέεσσι·
δάμνα μιν Ζηνός τε νόος καὶ Τρῶες ἀγαυοὶ
βάλλοντες· δεινὴν δὲ περὶ κροτάφοισι φαεινὴ
πήληξ βαλλομένη καναχὴν ἔχε, βάλλετο δ᾽ αἰεὶ
κὰπ φάλαρ᾽ εὐποίηθ᾽· ὃ δ᾽ ἀριστερὸν ὦμον ἔκαμνεν
ἔμπεδον αἰὲν ἔχων σάκος αἰόλον· οὐδὲ δύναντο
ἀμφ᾽ αὐτῷ πελεμίξαι ἐρείδοντες βελέεσσιν.
αἰεὶ δ᾽ ἀργαλέῳ ἔχετ᾽ ἄσθματι, κὰδ δέ οἱ ἱδρὼς
πάντοθεν ἐκ μελέων πολὺς ἔρρεεν, οὐδέ πῃ εἶχεν
ἀμπνεῦσαι· πάντῃ δὲ κακὸν κακῷ ἐστήρικτο.
« Ajax, lui, ne résistait plus. Il cédait à la violence des traits. Le vouloir de Zeus a raison de lui ainsi que les traits des Troyens superbes. Autour de ses tempes son casque scintilllant faisait entendre sous les traits un son terrible ; les traits inlassablement le frappaient au niveau des solides bossettes ; il souffrait de son épaule gauche portant inlassablement, sans répit, son écu éclatant. Et l'ennemi tout autour ne pouvait l'ébranler, bien que l'écrasant de traits. Inlassablement, il était pris d'une suffocation atroce et la sueur ruisselait à flots de partout sur ses membres et il n'avait plus moyen de reprendre son souffle. Partout malheur sur malheur s'entassait. »
Ennius, Annales, 16, 409‑416 Valh. : Undique conveniunt velut imber tela tribuno
configunt parmam, tinnit hastilibus umbo
aerato sonitu galeae, sed nec pote quisquam
undique nitendo corpus discerpere ferro ;
semper abundantes hastas frangitque quatitque ;
totum sudor habet corpus multumque laborat,
nec respirandi fit copia ; praepete ferro
Histri tela manu iacientes sollicitabant.
« De toutes parts des traits s'abattent sur le tribun comme une pluie, se fichent dans son bouclier ; la bossette sous les projectiles tinte, avec l'écho d'airain du casque ; mais pas un, malgré l'acharnement de toutes parts, ne peut déchirer par le fer le corps. Il brise et secoue les lances qui inlassablement l'inondent ; la sueur envahit tout son corps et il peine beaucoup ; il n'a plus moyen de respirer. Lançant du bras leurs traits au fer rapide, les Histriens l'accablaient ».
46Le monde héroïque devient langage symbolique d'une Romanité dont les sacrifices sont consentis pour la victoire des valeurs civilisatrices. Et le héros n'est autre que l'être providentiel, choisi et désigné par un ordre de raison supérieur pour accomplir le Destin. La philosophie stoïcienne qui sous‑tend la réflexion ennienne permet aux femmes d'atteindre à la même grandeur, dès lors qu'elles pratiquent la même sagesse.
47Telle est l'image des Sabines légendaires, en deuotio pour la Concorde :
Frg. 107 W :
[virgines] nam sibi quisque domi Romanus habet sas.
« de fait chaque Romain a pour soi chez lui la sienne ».
48Telles sont encore les femmes historiques de Flégelles
Frg. 169 W :
Cogebant hostes lacrumantes ut misererent.
« Elles forçaient les ennemis par leurs pleurs pour qu'ils aient pitié d'elles ».
49L'image la plus symbolique reste pourtant Lucrèce qui, outragée par Tarquin le Superbe, image du tyran despotique et violent, se suicide pour laver son honneur :
Frg. 162‑163 W :
Caelum prospexit stellis fulgentibus aptum
Inde sibi memorat unum superesse laborem.
« elle regarda le ciel constellé d'étoiles brillantes ; puis elle rappelle qu'il lui reste un seul devoir ».
50Elle fait pendant à un autre grand emblème féminin, Ilia, sans laquelle Rome n'aurait pas été fondée. Nous avons gardé le récit de son rêve‑visitation31 :
Ennius Ann. frg. 32‑48 W (= Cic. de Diu. I, 20,40 : Narrat...apud Ennium Vestalis illa) :
Excita quom tremulis anus attulit artubus lumen,
talia tum memorat lacrumans exterrita somno :
"Euridica prognata, pater quam noster amauit,
uires uitaque corpus meùm nunc deserit omne.
Nam me uisus homo pulcher per amoena salicta
et ripas raptare locosque nouos ; ita sola
postilla, germana soror, errare uidebar,
tardaque uestigare et quaerere te, neque posse
corde capessere ; semita nulla pedem stabilibat.
Exin conpellare pater me uoce uidetur
his uerbis : « O gnata, tibi sunt ante ferendae
aerumnae, post ex fluuio fortuna resistet. »
Haec ecfatu(s) pater, germana, repente recessit
nec sese dedit in conspectum corde cupitus,
uamquam multa manus ad caeli caerula templa
tendebam lacrumans et blanda uoce uocabam.
Vix aegro tum corde meo me somnu(s) reliquit.
« Lorsque la lumière fut là, apportée en hâte par la vieille femme aux membres tremblants, alors, en larmes, tirée de son sommeil, en proie à la peur, elle (=Ilia) se souvient ainsi : "Fille d'Eurydice, que notre père a aimée, la vigueur et la vie abandonnent maintenant mon corps tout entier. Car un homme d'une beauté parfaite m'a paru me ravir à travers de riantes saussaies et des rives ainsi que des lieux inconnus ; ainsi seule après cela, ô ma sœur, je me voyais errer et à pas lents te quérir et chercher sans pouvoir y parvenir malgré mon désir ; aucun sentier n'étayait mon pas. Puis la voix de mon père me paraît m'appeler en ces termes : "O ma fille, il te faut d'abord supporter des épreuves, puis au sortir du fleuve ta fortune se rétablira". Après ces mots, mon père, ô ma sœur, s'en alla tout soudain sans s'offrir à ma vue, lui que mon âme désirait, malgré tous mes efforts, bien que je tendisse les mains vers les espaces azurés du ciel en pleurant, l'invoquant d'une voix caressante. Alors en peine, brisée en mon cœur, le sommeil m'abandonna. »
51Ce rêve, loin d'être purement symbolique, dit la 'visitation' effective d'Ilia par Mars dont naîtront Rémus et Romulus et que prophétise Énée, comme le donnent à comprendre ces deux autres fragments :
En. Ann., 52 W :
Ilia dia nepos, quas aerumnas tetulisti« Ilia, descendante divine, toi qui as supporté des épreuves... »
id. 63‑64 W32 :
Vnus erit quem tu tolles in caerula caeli / templa...
« Il y en aura un seul que toi tu élèveras dans les espaces azurés du ciel »
52Ces deux fragments sont très vraisemblablement extraits d'un discours de consolation adressé par Mars à Ilia, condamnée au châtiment pour avoir dérogé, malgré elle, à son statut de Vestale. Par ces paroles, Mars apparaîtrait alors comme ce bienfaiteur divin qu'Ilia qualifiait inconsciemment de pulcer. Parallèlement, le geste de supplication d'Ilia restée les bras tendus vers le ciel, sans réponse aucune, se transforme ici en bénédiction. Si en effet elle n'a pas été exaucée par Enée, c'est parce qu'il lui fallait attendre une réponse non pour elle‑même, mais pour son fils Romulus dont est annoncée ici l'apothéose.
Aussi le songe d'Ilia, loin d'être une péripétie personnelle est‑il en réalité révélation d'un destin national. N. Krevans33 attribue en effet à ce songe une fonction oraculaire de fondation, si bien que, loin d'être un prodige, il est un omen : Ilia devient ici la mère des héros fondateurs de la nation romaine.
53Fabius Pictor, contemporain d'Ennius, dont on a gardé des fragments divers sur ce sujet invite à une analyse plus prosaïque, cherchant à balayer l'interprétation métaphysique qu'il confond avec le merveilleux fabulaire. Ennius travaille en revanche l'histoire d'Ilia de façon à en garder une image sacralisée, explication d'un destin providentiel de Rome34. On observe certes chez l'Annaliste, comme chez Ennius, le souci d'une identité nationale : l'un et l'autre voient en Énée un héros universel, tel que nous l'avons défini plus haut, et en Romulus un héros fondateur, dont le motif de la naissance et la survie merveilleuses, l'exposition et la vie pastorale initiale constituent la période de formation, à l'écart du monde normal des hommes. Pourtant le héros historique, si topique soit‑il, diffère d'Ennius à Fabius Pictor.
54Ainsi chez l'historien, Rémus est capturé au moment où Romulus prend les auspices, si bien qu'il est donné comme supérieur à son frère et de ce fait affirmé dans sa fonction royale. Romulus devient ainsi le guide exclusif des valeurs selon le rôle désigné par les dieux. L'histoire de Rome est jalonnée de ces héros salvateurs.
55Le héros épique chez les poètes républicains est ainsi au cœur de la romanité. De la romanisation des valeurs à la romanité triomphante, il progresse au rythme des conquêtes territoriales et culturelles en même temps que de l'âme romaine. Dès lors qu'il participe à la construction d'une idéologie nationale, hommes et femmes y travaillent en partage. L'héroïsme féminin est seulement plus souvent mêlé à une écriture tragique que sa forme masculine. Mais la louange épidictique est communément partagée. Le texte épique est ainsi celui d'une communauté dont la modélisation héroïque a une valeur structurante : l'action narrée requiert une concordia culturelle dans une République polycentrique autant qu'aristocratique. Aristocratie des esprits plus encore que de naissance, au point que la référence pastorale d'un Romulus n'est qu'un moment accidentel de l'histoire, ce monde des res gestae exemplaires fait de l'événement un guide référentiel, si bien que le passé mythique et le fait historique ont le même sens prégnant d'un modèle à suivre. Le mythe est en effet à Rome préfiguration de l'histoire.
56On ne manquera pas de faire observer que finalement cette poétique de l'histoire, loin de trahir la vérité factuelle, en reconstruit un itinéraire sensé. Si l'événementiel est certes pensé en universalité, les thèmes institutionnalisés de l'écriture littéraire n'excluent nullement les tensions qui naissent de l'intrusion d'un temps historique dans ces représentations topiques. C'est pourquoi, de Livius Andronicus à Ennius en passant par Naevius, la représentation de l'histoire évolue : entre le passé idéal et immuable d'une idéologie épique et le présent réel, mouvant, voire conflictuel, de l'histoire en cours, les accidents de l'homme et des événements introduisent, sinon un point de vue relatif, tout au moins l'idée d'une réalité complexe. Livius Andronicus et Naevius sont ainsi sensibles à une vérité qui, bien qu'omnisciente, n'exclut pas les drames personnels, de sorte que l'épopée et la tragédie peuvent fonctionner en intergénéricité. Ennius dépasse l'apparence des faits pour interpréter leur sens profond, si bien qu'il se tourne vers la réflexion philosophique : le temps historique se confond avec la marche du monde, en histoire « sensée ». Mais, quelle que soit la voie choisie, les crises et conflits humains engendrent l'héroïsme, dès lors que des hommes triomphent d'eux‑mêmes et de l'adversité par leurs qualités : la forme suprême est le don de soi à une grande cause, jusqu'au sacrifice, qui honore une communauté humaine digne de ce nom et qui donne la gloire d'éternité, dans la Mémoire des hommes.
Notes
1 J. Blänsdorf, Fragmenta poetarum Latinorum, Stuttgart‑Leipzig, 1995. EH. Warmington, Remains of old latin, Harvard Univ. Press, Cambridge, 1936.
2 Traduction de Jacqueline Dangel.
3 Catus est un terme sabin qui correspond à acutus latin.
4 Certes l’École stoïcienne de Pergame pratique ordinairement une chronologie relative qui sert à mettre en évidence des critères d’excellence. Mais ce premier auteur latin vient de Grande Grèce à un moment où prédomine encore un fort courant alexandrin, si bien qu’il est difficile de s’en tenir à cette seule explication.Voir à propos du même procédé, mon livre, Accius. Fragments. Œuvre, Paris, CUF, 1995 , p. 252 et p. 382 : Hésiode et Homère sont inversés dans le temps pour proclamer la préexcellence du premier sur le second.
5 Voir mon article, « Tragédie républicaine méconnue : les actes fondateurs de Livius Andronicus » dans Le théâtre antique, éd. M.H. Garelli‑François, Pallas, 1998, p. 53‑73. Si l’on se souvient que Livius Andronicus joue ses tragédies dans une toge de Flamine à double épaisseur, sa fonction littéraire prend une dimension rituelle et sacrée, au point que sa fonction est comparable à celle du fondateur de Rome, Romulus (L.L. V, 33 ; 144 ; VIII, 18 ; 80 ; IX, 34 ; IX, 15).
6 Voir à ce sujet R. Maria D’Angelo, Fra trimetro e senario giambico. Ricerche di metrica greca e latina, Rome, Ateneo, 1983. Intéressante est en particulier la réflexion de cet auteur relative à une communauté structurale possible entre les premiers sénaires iambiques et le saturnien par des faits de permutation colométrique ainsi qu’à une technique stylistique voisine des chants sacrés (voir notamment, op. cit., p. 49 et suiv. et p. 109 et suiv. ).
7 Voir à ce sujet mon article, « Le carmen latin : rhétorique, poétique et poésie », Euphrosyne, 25, 1997, p. 113‑131.
8 Cf note 1.
9 Outre Morta, on rappellera la divinité archaïque dénommée Iuuenta. Aulu‑Gelle, N.A., 3, 16, 11 précise que Morta est ici le nom de l’une des trois Parques, dans lequel il faut voir le Destin, Moera (= Moi’ra). Voir aussi, A. Traina, Vortit barbare, p. 13‑15, qui insiste sur un ‘Destin, sorte de prédestination’.
10 Voir Luigia Achillea Stella, dans Mélanges Manni, Miscellanea di Studi Classici, t. 6, Rome, 1980, p. 2049‑2059.
11 On relève ainsi un impératif solennel en ‑to et un terme religieux du banquet (daps).
12 J. Poucet, Les origines de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 1985, p. 180. Voir aussi M. Chassignet, « Héros et anti‑héros des origines de Rome à la fin de la période royale dans l’Annalistique romaine », dans Du héros païen au saint chrétien, éd. G. Freyburger‑L. Pernot, Paris, 1997, p. 37‑46.
13 Bl : simul duona eorum portant ad navis / mueta alia in isdem inserinuntur.
14 Voir à ce sujet mon livre, Accius. Fragments. Œuvre, Introduction.
15 Voir M. Barchiesi, Nevio epico, Padoue, 1962.
16 C’est en effet Lampadion qui divisa l’œuvre de Naevius en sept livres, changeant ainsi le projet original.
17 Dans une scholie ad Aen. VII, 122 (Barchiesi, p. 493) on lit cette précision : Naeuius ...dicit Venerem libros futura continentes Anchisae dedisse.
18 Barchiesi, p. 277‑281
19 Barchiesi, p. 393 discute la dissociation des deux consuls à ce sujet.
20 Barchiesi, p. 477, Servius Danielus, Schol. ad Aen. IV, 9 : Cuius filiae fuerint Anna et Dido, Naevius dicit.
21 « Une métrique stylistique au service du texte perdu : Naevius et les fragments de Danaé : problèmes textuels et essai de reconstruction », dans Le poète architecte. Arts métriques et Art poétique latins, éd. J. Dangel, Peeters, BEC, Paris‑Louvain, 2001, p. 157‑184
22 Voir mon article, « Les tragédies prétextes et mythologiques de l’époque républicaine : la politique en texte caché ? », dans Studien zu antiken Identitäten, éd. S. Faller, Würzburg, Verlag, p. 11‑37.
23 Y. Lehmann, Varron théologien et philosophe romain, Bruxelles, 1997, p. 301‑304 et mon article, « Varron et les citations poétiques dans le De Lingua Latina », dans Papers on Grammar, VI, éd. G. Calboli, CLUEB, Bologne, 2001, p. 97‑122.
24 Voir aussi Varron, L.L., VI, 49 : ab eodem monere, quod is qui monet proinde sit ac memoria. (..) Ab eo cetera quae scripta ac facta memoriae causa monimenta dicta.
25 Olympus signifie en effet ici Ciel et non Olympe. Voir mon article « Faunes, Camènes et Muses : le premier art poétique latin ? », Bollettino di Studi Latini, 1997, p. 25.
26 I. Vahlen, Ennianae Poesis reliquiae, Teubner, Lipsiae, 1854.
27 Rappelons en effet que sapientia appartient au même champ lexical que sapere, verbe très concret, dit avoir du goût pour ce qui a du sel.
28 Enn., Ann., 303‑308 Vahl. (= Cic. Brutus, 15, 58 ; Gell., N. A., 12, 3) Additur orator Cornelius suauiloquenti ore, Cethegus Marcus, Tuditano collega, Marci filius…Is dictust ollis popularibus olim qui tum uiuebant homines atque aeuum agitabant, « Flos delibatus populi »… « Suadaeque medulla ». « Est adjoint à Tuditanus, comme collègue, Marcus Cornelius Céthégus, fils de Marcus, un orateur à la parole de douceur. (...) Lui, il fut appelé par toutes les peuplades d’antan, hommes qui vivaient alors et partageaient son époque, "fleur exquise du peuple", (...)"moëlle de Suasion" ». Voir mon article, « L’éloquence républicaine, "Moëlle de Suasion" », dans Orateur, auditeurs, lecteurs : à propos de l’éloquence romaine à la fin de la République et au début du Principat, ed G. Achard‑M. Ledentu, Lyon, De Boccard, 2000, p. 11‑26.
29 Sur l’ensemble du développement, voir mon article, « Ars…a nature profecta (Cic. De Or. III, 197) : rhétorique, poétique et critique littéraire dans les fragments latins de la République », dans Skhèma / Figura. Formes et figures chez les Anciens. Rhétorique, philosophie, littérature, éd. M.S. Celentano‑ P. Chiron‑ M. P. Noël, éd. Rue d’Ulm, 2004, p. 263‑282.
30 Voir l’article F. Biville‑ J. Dangel‑A. Videau‑ M. Baratin : « L’écriture épique latine : proposition pour une lecture stylistique », Euphrosyne, 25, 1997 p. 389‑ 414.
31 Voir mon article, « Au‑delà du réel, poétique de l’indicible : le songe d’Ilia », dans Mélanges de linguistique et littérature anciennes offerts à Cl. Moussy, Moussylanea, Louvain‑Paris, Peeters, 1998, p. 281‑293
32 Comme le précise Warmington, ce fragment bien que non attribué explicitement à Ennius par Varron (LL. VII, 5) à Ennius, voit son appartenance confirmée par le fait qu’il est cité textuellement par Ovide, à l’exception de templa dans Met. XIV, 812 ; Fastes, II, 485. Il s’agit chaque fois de Mars implorant la bienveillance de Jupiter à l’égard de Romulus.
33 N. Krevans, « Ilia’s dream : Ennius, Vergil and the mythology of seduction », Harvard Studies in classical Philology, 95, 1993, p. 257‑271.
34 M. Chassignet, L’Annalistique romaine. Les Annales des Pontifes. L’Annalistique ancienne, Paris, CUF, 1996.