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ou le chant du signe
Laurence Sterne, « The Starling »,
ou le chant du signe
Par Liliane LOUVEL
Publication en ligne le 13 octobre 2015
Résumé
In my return from Italy I brought him with me to the country in whose language he had learned his notes – and telling the story of him to Lord A – Lord A begged the bird of me – in a week Lord A gave him to Lord B – Lord B made a present of him to Lord C – and Lord C’s gentleman sold him to Lord D’s for a shilling – Lord D gave him to Lord E – and so on – half round the alphabet – From that rank he passed into the lower house, and passed the hands of as many commoners – But as all these wanted to get in – and my bird wanted to get out – he had almost as little store set by him in London as in Paris.It is impossible but many of my readers must have heard of him ; and if any by mere chance have ever seen him – I beg leave to inform them, that that bird was my bird – or some vile copy set up to represent him.I have nothing further to add upon him, but that from that time to this, I have borne this poor starling as the crest to my arms. – Thus :– And let the herald’s officers twist his neck about if they dare.Laurence Sterne, A Sentimental Journey, Through France and Italy, 1768.
Texte intégral
1Le chapitre « The Starling/Road to Versailles », situé aux deux tiers de A Sentimental Journey1de Laurence Sterne nous met en présence d’une écriture paradoxale, ludique et grave, miroir aux alouettes qui non seulement joue à cache-cache avec le lecteur mais encore provoque un autre adversaire, bien plus redoutable. L’écriture, tantôt badine, tantôt grinçante, mais toujours à double (voire triple) entendre, et... ironique installe une stratégie du détour et de la dérision qui fait encore mieux ressortir le chant de l’absurde. Ce chapitre : « The Starling / Road to Versailles », entre-deux lieux, « en route », s’affiche comme moment de transition, d’inaction, boucle dans le temps, et représente un condensé de ce qui précède, à savoir les deux chapitres intitulés «The Passport », le chapitre « The Captive », et de ce qui suit, en particulier les trois chapitres de nouveau intitulés « The Passport». En même temps, il offre un curieux cas d’hybridation de formes qui présente ses enjeux théoriques et métaphysiques. On verra donc que sous le masque ludique de ce divertissement en forme de « passage » se cache une bouche d’ombre.
2Première proposition : le titre oriente la lecture vers la circulation, l’échange, et la mécanique de la communication. Le personnage échappe à la localisation, ni ici ni là, il est en mouvement, dans un véhicule. Où l’on entend ici un premier écho du titre de l’œuvre : A Sentimental Journey, dans laquelle le lecteur voyage de Douvres à Paris, puis va en Italie d’où il revient aussitôt. Frénétique agitation des allers et retours, tout comme les épisodes qui ont lieu dans cette auberge parisienne, étape sur un itinéraire, entre-deux lieux, soit en France située entre la Grande-Bretagne et l’Italie.
3La monnaie d’échange ici est l’oiseau, troqué contre du vin de Bourgogne ou contre de l’argent, voire contre des avantages en nature. Soit contre l’ivresse/l’oubli ou le plaisir/l’excitation. L’oiseau échangé est perdu à l’occasion du voyage de ses maîtres. Marchandé/marchandable, il a une valeur (un shilling), mais est vite déprécié. Marqué au coin de la perte, du déficit, signe dégradé de l’aristocratie, il finit par exciter la convoitise des «commoners», les membres des Communes qui veulent « en être», mais restent gens du « commun », quand même :
From that rank he passed into the lower house, and passed the hands of as many commoners – But as all these wanted to get in – and my bird wanted to get out – he had almost as little store set by him in London as in Paris.
4Cette mécanique de l’échange, mécanique des fluides, de la circulation, et de la parole automatique est un écho des quatre mots fatidiques qui ont déjà résonné au chapitre précédent : « I can’t get out ! I can’t get out ! », là où le narrateur commentait :
Mechanical as the notes were, yet so true in tune to nature were they chanted, that in one moment they overthrew all my systematic reasonings upon the Bastile ; and I heavily walked upstairs, unsaying every word I had said in going down them. (je souligne)
5Mécanique remontée puis démontée, la parole de l’oiseau est répétitive et figée comme celle d’un perroquet, comme les gestes d’un automate de Vaucanson. Elle est un signifiant vide qui ne peut être resémantisé que par l’interlocuteur. Parodie du langage donc, de la parole qui tourne à vide, mais trouve son sens en situation, lorsque la dette est reconnue : « to which I owed myself so much its debtor ». Et Yorick devra payer sa dette envers l’oiseau qui le sauve d’un mauvais pas puisqu’il l’amène à ne pas s’accommoder de l’idée d’une Bastille où il ferait bon travailler et méditer, mais plutôt à se précipiter dans l’action, soit sur la «route de Versailles» au bout de laquelle il sollicitera de Choiseul un passeport. « [U]nsaying every word I had said », certes, c’est ainsi que se livre aussi l’une des clés de l’écriture de Sterne, qui fait et défait – on dirait aujourd’hui construit et déconstruit – les chaînes de signifiants, repoussant à l’infini le sens.
6Reconnaître sa dette envers les quatre mots, « the four simple words », proférés par l’oiseau, n’est-ce pas une nouvelle fois dire le lien entre l’oiseau et l’histoire, le signifiant et le signifié ? Car c’est après avoir entendu l’histoire des tribulations de l’oiseau que Lord A réclamera l’animal : « and telling the story of him to Lord A – Lord A begged the bird of me ». Empêchant ainsi la disjonction entre signifié et signifiant, Lord A permet la circulation du signe, cet oiseau, qui, de réifié et neutre au départ, «it », change de statut au milieu du texte et devient « him », au moment où il entre dans la sphère de l’intimité de Yorick... via La Fleur et le bourgogne.
7C’est que cet oiseau-signe qui passe de main en main signifie le livre. Témoin le paragraphe huit : « It is impossible but many of my readers must have heard of him ; […] that that bird was my bird-or some vile copy set up to represent him ». Il suffit d’opérer la substitution bird/book dans le texte pour voir à quel point le lien est éclairant. On peut alors se demander si le chapitre précédent : « The Captive », auquel il est fait allusion dans ce chapitre-ci : « a short history of this self-same bird, which became the subject of the last chapter », n’est pas en réalité la relation d’un « writer’s block », cette prison du langage qui n’arrive pas à sortir de sa cage pour se réaliser dans la création. D’ailleurs, «Yorick » ne rapporte-t-il pas l’oiseau en Angleterre à son retour d’Italie, au moment où il pourra se mettre à écrire, ayant terminé son second voyage, rappelant une nouvelle fois le titre du roman «through France and Italy » ? « Telling the story of him » peut donc aussi s’appliquer au livre qui circule de main en main, comme le narrateur a circulé de pays en pays. Jeu de passe-passe de signifiants donc, du livre qui apparaît/disparaît, comme le jeu du fort/da du petit-fils de Freud qui servait à conjurer l’absence de la mère en maîtrisant la mort symbolique. Et d’exhiber le désir du désir d’écriture comme manque et absence.
8Seconde proposition : l’écriture se dévoile comme exercice d’une activité. La dimension métatextuelle du passage transparaît sous l’oiseau-emblème, celui du discours qui tourne à vide lorsque le signifiant est incompris en France, et qu’en Angleterre, c’est le signifié qui ne fonctionne pas : « But as all these wanted to get in – and my bird wanted to get out – he had almost as little store set by him in London as in Paris ».
9Le langage vu comme fluide, véhicule, instrument de communication entre récepteur et émetteur est brouillé par la parole mécanique alors que vient en avant la lettre, absente et pourtant exhibée, matérialisée. Témoin cette série de lettres de l’alphabet qui laissent vide à droite le nom complet du personnage à jamais rejeté dans l’anonymat du code et de la convention. De l’une à l’autre la circulation de l’oiseau-livre s’effectue, portée par le fléchage du trait d’union, de ce tiret qui relie et sépare, strie latéralement le texte : A–B–C– mime la mécanique de l’écriture comme passage d’une lettre à une autre, trace les barreaux horizontaux de la cage de l’abécédaire du passage dans un seul sens, celui de l’alphabet minimal du langage. Rayure, répétition du même et de l’autre puisqu’une variante surgit entre C et D : « Lord C’s gentleman sold him to Lord D’s for a shilling», du don on passe à la vénalité lorsque le valet revend l’oiseau, puis recommence la série des dons entre aristocrates. L’oiseau descend alors d’un cran dans l’échelle des valeurs sociales et échoue dans « thelower house », la chambre des Communes, où il complètera l’aphabet : « half round the alphabet – From that rank he passed into the lower house, and passed the hands of as many commoners». Mais l’ambition des «commoners », c’est d’entrer dans la chambre des Lords. L’ellipse de « to get in » figure un autre blanc du texte à combler. On peut y lire, bien sûr, la critique de l’ambition de ceux qui veulent être anoblis à tout prix. En tout cas ils souhaitent entrer à la chambre, obtenir un «titre» et par conséquent trouver leur place dans le livre, comme les autres, les lords.
10Ce fléchage de la circulation figure celui du désir de l’objet, c’est-à-dire le fléchage du texte-oiseau par lui-même. La dimension métatextuelle, métadiscursive et auto-référentielle, si caractéristique de l’écriture de Sterne, apparaît bien ici.
11Le texte pointe vers lui-même et se désigne comme texte, en amont et en aval : « the subject of the last chapter » nous renseigne : ceci n’est que du discours puisque l’histoire en elle-même n’a aucun intérêt, elle n’est que du vide, servant à combler le vide d’un moment sans intérêt :
As there was nothing in this road, or rather nothing which I look for in travelling, I cannot fill up the blank better than with a short history of this self-same bird, which became the subject of the last chapter.
12Toujours le livre du livre dans le livre en cage, comment ne pas citer ? « At Paris, the lad had laid out a livre in a little cage for the starling », le texte miné, sapé par lui-même va s’auto-détruire, se déconstruire, pour se recomposer autrement, ad infinitum.
13Le jeu mécanique parodie le picaresque dont les stéréotypes se lisent sous le texte. Tels par exemple, le voyage, l’auberge, les valets, dont le bien-nommé La Fleur, l’aubergiste, le grand seigneur, les épisodes d’aventures et de rencontres le long de la route. « Vile copy », figure dans le texte et révèle le pastiche, celui des autres et ceux de l’auteur lui-même dont la célébrité lui a valu de nombreuses imitations. Alors on se souvient de Cervantes et de Rabelais, de Fielding et de Le Sage. Et bien sûr de Smelfungus, personnage du Voyage, caricature de Smollett qui lui aussi a « commis » un « Voyage ». La succession d’épisodes accélérés met en valeur le conteur, le plaisir de raconter, l’écriture comme lien/liant entre. On trouve aussi, bien entendu, la parodie du « sentimental romance » et de son « oiseau chéri », par exemple. A bon entendeur salut !
14C’est donc la valeur paradoxale du passage, typique de l’écriture sternienne, qui fait dire au texte ceci et son contraire, sous l’ironie grinçante et l’humour, dans la différence entre l’original et la vile copie. Mais le démontage de la mécanique langagière et créative, à laquelle on assiste, a une autre fonction, celle de faire oublier la cage dans laquelle chacun est enfermé. Que nous apprend le texte au-delà de cette activité ludique, entre principe du travail et principe du plaisir ? Quels en sont les enjeux esthétiques, métaphysiques et éthiques ?
15L’enchâssement, l’enfermement vont permettre d’accéder à un autre niveau d’analyse. Celui de ma troisième proposition. Ce qui n’a rien d’étonnant puisque l’une des constantes de l’écriture de Sterne est justement l’enchâssement, l’empilement de syntagmes dans/sur les autres. Ce que l’on nomme digressions ou plis du texte2.
16C’est que la prison, le piège organisent le texte tout comme les contraintes mécaniques. Les lieux clos : cage, poitrine (breast), bateau (packet), remise, auberge, prison, cachot, travaillent en tension avec leurs contraires : l’ouverture, la liberté, la route, le voyage, la mer, la liberté de l’oiseau qui vient de Grande-Bretagne alors qu’elle est « inconnue » en France (en italiques dans le texte). Où l’on retrouve la critique politique de la monarchie absolue déja présente dans les précédents chapitres (p.95). Ici, le livre en cage préfigure ceux d’un divin marquis qui, lui, séjournera en prison quarante ans, quelque neuf ans après la publication de A Sentimental Journey. Autre prémonition de Sterne, autoportrait en «divin marquis», alors, puisqu’on le voyait s’accommoder de ce fantasme d’enfermement au chapitre : « The Passport The Hotel in Paris », à condition qu’il puisse écrire :
And as for the Bastile ! the terror is in the word – Make the most of it you can, said I to myself, The bastile is but another word for a tower – and a tower is but another word for a house you can’t get out of – Mercy on the gouty! for they are in it twice a year – but with nine livres a day, and pen and ink and paper, and patience, albeit a man can’t get out, he may do very well within.
17Le cachot, donc, comme lieu propice à la création. Écriture-piège ou piège de l’écriture ? Sous forme de travaux forcés alors ? Mais dans « The Captive », les choses ont vite changé, grâce à l’oiseau, et à la vigueur de l’ekphrasis 3 : « I could not sustain the picture of confinement which my fancy had drawn – I started up from my chair and calling la Fleur, I bid him bespeak me a remise». On connaît la suite. Autre parenté avec le divin Marquis, quoique plus subtile dans Le Voyage que dans Tristram, le sexuel est ici contraint et enfermé4, puisque l’amour de Yorick pour Eliza et l’obligation de vertu faite par le genre sentimental imposent la chasteté. Ici point de triomphant « cock-sparrow »5 ni d’allusions triviales, ce qui n’empêche pas l’évocation de toutes sortes de jeux érotiques d’autant plus suggestifs qu’ils restent inaboutis. C’est d’ailleurs ainsi que le livre repousse sa fin au-delà de l’ellipse du tiret : « So that when I stretched my hand, I caught hold of the fille de chambre’s – « (p. 148). Supplice de Tantale, s’il en est !
18La stratégie du retard et du détour qui a présidé à la rédaction de l’ensemble du texte se lit dans la distorsion entre le temps du texte et le temps du récit. Et elle va nous en dire long. Le micro-récit du destin de l’oiseau est un micro-récit enchâssé. La structure en miroir joue sur les temporalités axées autour de l’ellipse de la métamorphose de « it » en « him ». C’est ainsi que l’on passe du premier paragraphe du début situé sur la route, où le temps est celui du récit au passé, à l’annonce de l’ennui et de l’histoire à raconter pour passer le temps au paragraphe deux. Le présent de l’énonciation alors nous renseigne : « I cannot fill up the blank ». La deuxième partie est une analepse, qui s’étend du paragraphe trois aux paragraphes quatre et cinq, et raconte les tribulations de l’oiseau jusqu’au moment où Yorick entre en sa possession et où « it » devient «him». Le paragraphe six est une prolepse puisqu’il relate ce qui se passera au retour de Yorick d’Italie, là où il n’est pas encore allé puisqu’il fait route vers Versailles. Le paragraphe sept effectue un retour au temps de l’énonciation, Yorick s’adresse au lecteur, comme dans les paragraphes suivants où le dessin du blason, avant le dernier paragraphe, figure une sorte de coda, d’avertissement ou de morale de l’histoire. A la pliure du texte entre les paragraphes cinq et six, dans le vide de l’ellipse, se trouve donc l’in-nommé, le reste à écrire, le texte à venir, celui du livre annoncé. Soit le « voyage de France en Italie», aller et retour. Celui qui ne sera jamais écrit, justement.
19Effet de miroir, écho du livre, avant et après, auto-désignation, le texte se met en abyme et attire l’attention sur lui-même sous la forme visible de son délégué, le blason-emblème de Yorick, dessin enchâssé entre deux paragraphes, comme encadré par le texte, produisant l’effet parergon, ni dedans ni dehors6. Comme Sterne lui-même, ni dedans ni en dehors du texte, puisque ce blason est bien celui de sa famille auquel il a ajouté l’oiseau. Surplombant le blason comme il surplombait le titre du chapitre, l’étourneau, «The Starling », est « the crest to my arms », passage du titre au blason, coat-of-arms, et jeu de mots sur armours/amours, où Sterne, d’amoriste sentimental, se fait armoriste familial. La littérature comme valeur ajoutée et lettres de noblesse.
20«Star/ling»nous renseignesurles étoiles du lignage, «sterling» de l’argent et aussi bien entendu la forme ancienne «sternling », soit le Sterne/Sturnus de l’original. Autre masque de l’auteur, et l’on entend bien : « this self-same bird »... « is mine », pourrait-on ajouter, comme un autre illusionniste avait faite sienne cette chose de l’ombre : « this thing of darkness I acknowledge mine ». L’oiseau-parasite, favori du palefrenier, prisonnier et nourri au paragraphe trois, symétrique du paragraphe occupé par le blason, est bien l’écrivain qui cherche pitance et protection, passeport et reconnaissance auprès des grands de ce monde. « To get in » lui aussi. Où l’on voit un(e) livre, « a livre », mis en cage pour un oiseau.
21Voilà que l’effet parergon de la vignette décidément mérite le détour. Ce sera là ma quatrième proposition : le texte nous renseigne sur ses enjeux. Si l’on admet que le blason est la figure du poète en cage dans le texte, on peut se demander alors de quoi il est véritablement le prisonnier. Regardons le texte d’encore un peu plus près. « I got into my remise the hour I proposed » : le français remise (en italiques) n’évoque-t-il pas irrésistiblement l’anglais « demise » ? Au jeu des signifiants la mort gagne. Car elle rôde dans ce voyage sentimental où le narrateur nous dit sa tentative pour contrôler son destin en marche, « the hour I proposed » : n’est-ce pas fixer le flux incontrôlable du temps, choisir son heure ? L’oiseau serait alors l’âme prisonnière du corps, celle qui veut s’échapper. Prémonition de la mort en marche : on sait que, souffrant d’hémorragies de plus en plus fréquentes, Sterne se mourait d’hémoptysie. Le Voyage fut écrit pendant les quelques mois de son dernier été. Il sera publié un mois avant sa mort. C’est pourquoi on peut y lire une volonté acharnée à faire triompher l’esprit perché sur le heaume de la cage.
22Que nous dit encore le blason ? Figure désormais reconnue comme celle de la mise en abyme du tout sur le tout7, il est miniaturisation de l’écriture illustrée dans le micro-récit enchâssé et l’illustration. L’œuvre elle-même apparaît sous les fioritures et à bien regarder le cœur sombre du blason nous y verrons la perte et le deuil. Le dessin comporte donc un oiseau, perché sur un heaume, des plantes, des fleurs, des plumes, du feuillage : les grisés sont obtenus grâce à des quadrillages, des lignes et un semis de pointillés. La décoration de l’entourage est baroque : fioritures, feuilles d’acanthes, boucles, virgules, volutes, arabesques, disent l’ornementation excessive. La figure non symétrique de l’entour tend à cacher ce qui est au centre, à distraire, à détourner l’attention. L’entourage, aux marges du centre, est cadre dans le cadre du texte. Mais le cœur de la figure ressemble à une tête de mort, avec deux yeux et une bouche barrés d’un V inversé. Figure dont le cou muni d’une collerette serait coupé...
23Cœur de la figure qui fixe le spectateur, le «regarde», et échange avec lui un regard cruciforme, le met à la place de l’écrivain-dessinateur, croix de la mort et de la signature. Sombre rayonnement, comme un symptôme, epiphasis/aphanasis, (apparition/disparition), le blason vient en avant. Dans la brutalité et le scandale de la rupture, il prend valeur de surgissement, tout en transgressant les codes. A la fois bouclier et blessure, puisqu’il porte la mort en son cœur. Coup de force de l’image, il nous renseigne sur le langage, la relation entre mot et image, « un nom pour une image » (L. Marin)8, il renoue avec l’origine et dévoile la fin. La borne du « Thus : » désigne ce qu’il ne va pas décrire mais l’inscrit dans la deixis : limite du texte coupé, ouvert, blessé, par où le mal entre. Comme l’aller-retour de l’image, la mort sort/entre en force dans le champ de l’écrit. Quelque chose de monstrueux (dans les deux sens du terme : monstration epideixis et anormalité), de l’énergie/enargeia advient au moment où le rêve de Narcisse, voire son propre regard, est accompli. Coupure mortelle et apparition du symptôme qui nous laissent face à la représentation et nous renseignent sur la faillite du mot au profit du voir, du visible, déficit de l’innommable par rapport à l’image. Le texte alors devient marge, cadre, le blason (de la mort) chante le passage entre les deux rives du texte. Effet anamorphotique en fonction du point de vue : selon que l’on considère l’image ou le texte, l’un avance tandis que l’autre recule (comme par exemple certaines figure d’Escher et le canard-lapin de Wittgenstein9).
24Mais aussi, l’injonction à voir ce qui nous « regarde » constitue Yorick en figure de l’« admonitor », celui qui dans la peinture historique devait regarder le spectateur et lui désigner du doigt la scène à regarder10. En même temps, le « Thus : » impérieux, qui ouvre le texte et désigne la figure, est suturé par le « dash sternien», lorsque la plume, reprise à la fin, lance l’avertissement solennel, la clôture de la malédiction qui acomplit le texte comme cadre. Syncope de la « petite mort »11, hoquet du moribond, partition textuelle, l’irruption du blason en rupture d’écrit réalise l’hybride dans la figure de l’iconotexte. Effectuant la suture du visuel et du verbal, l’oxymore irréconciliable du mort/vivant, ce texte montre ce qu’est l’écriture, circulation du sens de lettre en lettre, fluidité du médium, processus de figuration par l’écrit et l’image de la lettre ainsi que la lettre en image, nous rappelant que l’écriture, graphè, est dessin, graphisme particulier, celui des lettres. L’oiseau-libre, oiseau-livre, oiseau-signe (signature), se constitue en hiéroglyphe, en pictogramme. L’oiseau, technè et science de l’art, porte sa propre théorie ; l’oiseau en plus dans l’économie de l’image, du texte et del’œuvre,re-présente l’ornementrhétoriqueetesthétique(elocutio),l’invention (inventio), l’emphase à valeur persuasive (dispositio). Sa fonction économique de supplément renforce le sens, ajoute à la deixis. Figure de l’iconotexte, parergon et paragone, lutte entre image et texte, à moitié image et à moitié texte qui encadre l’image, il perdure et figure la théorie du texte comme entreprise pour déjouer le temps, la mort qui attend au bout de la route. Cicatrice exemplaire et symptôme irrémédiable, il est le bouclier de la représentation, défaite et victoire de l’absence.
25Et encore : représenter, c’est « substituer un présent à un absent» (Furetière au XVIIe siècle), ici l’oiseau pour Sterne : « la structure la plus générale de tout signe qu’il soit du langage ou d’image »12. Représenter une voix, un dire absent. l’oiseau en plein chant donne à voir la voix, le dire, bouclage du signe sur lui-même : « le comble de l’entreprise nommée représentation de peinture »13. Pas étonnant alors que l’oiseau-signe ne puisse sortir de la cage, dont la porte est ficelée par un double fil de fer, puisque la cage c’est le texte, et l’oiseau le signe qui opère le texte, le fait fonctionner, grâce à la circulation de l’un(e) à l’autre (lettre). Hors du heaume, mais dans le texte.
26Les deux figures hétérogènes, texte/image, et leur cadre, fusionnent dans l’esprit du lecteur, qui est initié à un nouveau savoir puisque :
surprendre des métamorphoses est un acte de connaissance ; tout savoir est lié à un ordre classificateur ; agrandir ou simplement changer le savoir, c’est expérimenter par des opérations audacieuses ce qui subvertit les classifications auxquelles nous sommes habitués ; telle est la fonction noble de la magie.14
27Entre-deux de l’écriture et du geste originel, celui de la lettre-trace-excès-supplément, le signe hystérique, dit le fond commun partagé entre le signe typographique et le signe plastique, le dessin lieu du transfert des pouvoirs entre le figuré et le figural, la lettre et l’image. Il montre l’écart, comme la figure écarte le texte et le figure comme opération, lieu de transfert de sens. Par son hétérogénéité même, elle l’accomplit en le disant-faisant : effet déviant qui dé-place le regard, le sujet vers une autre figure, un autre espace. Absorption dans le voir, l’arrêt sur image suspend la lecture dans le parcours du regard surpris. Au repos inattendu s’ajoute l’effet de retardement qui provoque le plaisir, celui de la syncope, car toute image n’est qu’un leurre, c’est une question de distance. Ne pas trop approcher. Tenir le désir en laisse est source de plaisir15, mais ici cette distance lucide est aussitôt suivie de l’effroi angoissé lorsque la marque est identifiée comme «catastrophe », sceau apocalyptique, enfin comme « tombeau » du poète en oiseau. Ironie du sort, narcissisme ultime, de celui qui inaugure avec tant d’invention et de prescience et tente de défaire les augures grâce à la surprise esthétique, instrument d’une esthétique de la surprise.
28Memento mori, le texte se désigne alors comme le « tombeau du poète », au sens d’effigie, de stèle funéraire. « The Starling » pourrait être une épitaphe comportant « son nom, sa sign–ature, le substitut du moi (représentation) et pourquoi pas, son image »16. Comme l’épitaphe des tombeaux romains dans la campagne qui exhorte : « siste et abi, viator » : (passant, arrête un peu... passant va ton chemin... etc.)17, le voyageur du texte doit s’arrêter devant le tombeau qui représente un blason et méditer sur le reste, la voix, le « presque rien » de ceux qui ont vécu. De bas en haut et de haut en bas : le texte se lit comme une stèle.
29Car la tête de mort, est bien l’emblème de Yorick, celui du texte, le narrateur censé être mort depuis Tristram Shandy (1759), celui du : « Alas poor Yorick » qui verra l’envers noir du couvercle du cercueil, celui de la page noire de Tristram, pour mieux ressusciter. C’est aussi, évidemment, le Yorick de Hamlet, le bouffon à la tête de mort qui surgit plus loin dans l’épisode du «Passport » (p. 109) et est revendiqué par le narrateur : « Me voici said I ». Ambiguïté typographique du jeu de mots double, hybridation des langues, « me voici » (en français) se superpose à « me » (en anglais) et « voici » en français qui désigne du doigt la présence du moi. Toujours l’anamorphose ! Reconnaissance et identité lui sont enfin acquises, à la lettre, lorsque Yorick montre son nom sur la page. Starling, il peut alors prendre place dans la lignée des écrivains, grâce à l’effet spéculaire de « l’écrivain par excellence ». Enfin, l’on sait que Sterne signa « Mr. Yorick » non seulement ses lettres et ses sermons, mais A Sentimental Journey également.
30Où l’on voit donc Sterne nous entretenir d’un macabre voyage. La mort est le blanc de la pliure, ce vide (« nothing » apparaît trois fois dans le texte) qui sous-tend le passage, « in and out », «I can’t get out ». La lumière de ce qui ne peut se regarder en face18. Le blason confirme. Figure de Méduse, il est la représentation qui figure dans le texte : « represent a vile copy », seconde présentation dérisoire, auto-portrait de Sterne en forme de rébus, sous le double signe du blason et de l’étourneau. La figure mythique fait retour, celle de la Méduse apotropaïque, reflétée dans le bouclier d’Athéna, celle qui protège de la mort pétrifiante grâce au détour de l’image : « twist his neck » rappelle le sort de la Gorgone décapitée et dit la coupure de la re/présentation, comme le blason/bouclier et la coupure du cou sous le blason de l’image doublée par la distorsion interdite dans la dernière imprécation : « – And let the herald’s officers twist his neck about if they dare ».
31C’est par l’écriture que sera comblé le vide de l’attente métaphysique, l’écriture paradoxale, « divertissement » pascalien, prison et délivrance, ce qui reste, ce qui échappe toujours, le vide à combler de la page blanche « a blank ». Comme dans les Mille et une nuits, l’enjeu est de retarder « l’échéance », par la fable, tuer le temps, le temps qui tue.
32La figure de la mort en blason, « vanité des vanités », dit l’hétérogénéité de l’image qui surgit, qui « nous regarde » et montre la figure symptomatique de l’écriture pour ce qu’elle est : des signes, des formes, un chant, un bouclier. Dans le jeu linéaire du lign-age et de la filiation, point de fuite et point de vue à l’infini, la tête de mort baroque du blason de Sterne cache son jeu, mais lance un avertissement solennel aux hérauts, porteurs de sinistres nouvelles. Ne pas tordre le cou à la liberté de l’homme, celle d’innover, de créer de nouvelles formes, de nouveaux objets esthétiques. En même temps, elle affirme le triomphe de celui qui sait, malgré tout, peindre la mort, jusqu’à la mort, en la retardant, passer le port, payer le prix, l’obole. Comme le tableau : « c’est là et c’est perdu »19.
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Louis MARIN, Des pouvoirs de l’image, Paris, Éd. de Minuit, 1993.
–De la représentation, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1994.
W.J.T. MITCHELL, Picture Theory, Chicago, Chicago University Press, 1994.
Frédéric OGÉE, « Pli ou face ? Autour d’une page de Tristram Shandy », Études anglaises, n°3, juillet-septembre 1991, p. 257-271.
Laurence STERNE, A Sentimental Journey through France and Italy, Harmondsworth, Penguin, (1768), 1967.
Notes
1 . L. Sterne, A Sentimental Journey, Through France and Italy, Harmondsworth, Penguin, (1768), 1967.
2 . F. Ogée, « Pli ou face ? Autour d’une page de Tristram Shandy »,à propos de la célèbre page blanche.
3 . Figures de discours qui « peignent les choses de façon si vive, si énergique, si animée qu’on croit les voir en en entendant les mots » (Fontanier).
4 . Voir l’article de M. Alliker Rabb, « Engendering Accounts in Sterne’s A Sentimental Journey, Johnson and his Age, Engell James ed, Cambridge, Harvard University Press, 1984.
5 . Comme au chapitre « The Passport Versailles », lorsque Bevoriskius est occupé à une opération alternative d’écriture et d’observation d’un « cock sparrow » fort actif (p. 112-113).
6 . Voir J. Derrida, La Vérité en peinture, p. 83-85 entre autres, Flammarion (1978) 1990.
7 . Voir L. Dällenbach, Le Récit spéculaire.
8 . L. Marin, Des pouvoirs de l’image, Éd. de Minuit, 1993.
9 . Voir la discussion qu’en propose Mitchell dans Picture Theory, en particulier en ce qui concerne Wittgenstein, Chicago university Press, 1994, p. 48-57.
10 . Voir L. Marin, « Figures de la réception », De la Représentation, EHESS, 1994, p. 312-328.
11 . Voir le chapitre où il est question de « convulsion », p. 112.
12 . L. Marin, De la Représentation, op. cit., 332.
13 . Id.
14 . R. Barthes L’Obvie et l’obtus, p. 138.
15 . O. Leplatre, « Le Repos d’une image », Poétique, 98, avril 93.
16 . L. Marin, De la Représentation, op. cit., 270-271.
17 . Jankélévitch, La Mort, Flammarion, (1977), 1990.
18 . « On ne regarde ni le soleil ni la mort en face » : La Rochefoucauld, cité par L. Marin, Des pouvoirs de l’image, op. cit, p. 19.
19 . G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Éd. de Minuit, 1990.
Pour citer ce document
ou le chant du signe», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Lisible/visible : pratiques, mis à jour le : 13/10/2015, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=342.