Barthes et l’image défunte

Par François NOUDELMANN
Publication en ligne le 13 octobre 2015

Texte intégral

1Le sous-titre de La Chambre claire indique dès la couverture le statut singulier de cet ouvrage, une « note sur la photographie » et non l’essai attendu. L’agencement du texte et des images ne relève ni du commentaire d’épreuves, ni de l’illustration d’une théorie : le sémiologue s’efface devant le phénomène imaginaire qui excède les codes et qu’une lecture ne saurait épuiser. A vouloir déchiffrer les signes de l’image, l’analyste rabat le visible sur le lisible et passe à côté de son essence et de ses modes de présentation. Barthes cherche plutôt à comprendre le trouble de l’image, à la fois dans sa présence plastique et dans le regard qu’elle appelle. Il tente d’approcher ce vacillement à l’œuvre avec le terme désormais fameux de punctum, un trou au cœur de l’image, et qui point le regardeur. Précisément le manque semble jouer un rôle décisif aussi bien au sein du processus imaginaire que pour l’analyse photographique et la composition du recueil.

2Nous nous intéresserons plus particulièrement à l’une des photographies de La Chambre claire, et qui prend une valeur fonda­trice tout en ne figurant pas dans les photographies reproduites. Il s’agit de la Photo du Jardin d’Hiver, et plus généralement de l’image de la mère dont l’auteur évoque la disparition. La raison de son absence dans le livre tient officiellement à son caractère privé, à la différence des photos d’auteurs publics. Mais il y entre davantage qu’une distinction esthétique, et sa représentation nous conduit au plus près d’une essence imaginaire : l’image impossible d’une défunte révèle peut-être la défaillance constitutive de toute image.

L’image innommée

3L’absence de l’image maternelle procède d’un effacement lié au deuil, entraînant le retrait volontaire de la publication, alors que Barthes a déjà montré des photos de sa mère dans son recueil d’apparence autobiographique. Roland Barthes par Roland Barthes s’ouvre en effet sur la représentation de la mère, à la plage, marquant ainsi la place originelle de la figure maternelle et son élection symbolique. Cependant on ne peut s’empêcher d’observer que cette photo est floue. D’autre part, et contrairement aux autres reproductions, elle ne s’accompagne d’aucune légende, et le lecteur doit se reporter à la table des illustrations pour l’identifier. Elle fait face au titre autographique, ou plutôt elle prend valeur d’icône au regard du nom qui revient sur lui-même : elle garantit la fondation d’un sujet qui ne croit pas en l’identité, et qui se joue de l’illusion spéculaire propre à l’autobiographie.

4Plus loin, quelques photos montrent de nouveau la mère, mais jamais seule. Cette fois l’image est nette, le personnage paraît identifiable, en compagnie de son fils. Justement, Barthes donne à voir le désir du fils, il en surcharge l’évidence avec des commentaires qui semblent ironiques tant ils contrefont l’auto-analyse. Ainsi de l’enfant accroché au cou maternel, « La demande d’amour », ou de ce cliché qui montre le nourrisson au creux des bras et légendé « Le stade du miroir »1. En fait l’image de soi est constamment démentie, mise à distance, par l’auteur qui ne se reconnaît pas et n’attribue au corps propre qu’une valeur imaginaire. L’appropriation spéculaire ne semble admissible que dans la « compagnie » du corps de la mère alors qu’elle devrait l’en détacher.

5Aussi le caractère flagrant de la photographie amoureuse et l’extrême lucidité de Barthes confèrent-ils à l’image un éclat qui condamne le texte à la périphrase, à la variation fragmentaire. Même si l’auteur déclare avoir choisi les photos en terminant son livre, elles prennent place en son début et ne sont pas soumises à l’exercice spéculatif. La présentation de la photo maternelle se suffit à elle-même, selon sa valeur épiphanique. Innommée, elle se tient dans l’évidence. Jamais Barthes ne la désigne, alors qu’il identifie la généalogie familiale avec une distance générique, « les deux grands-pères », « les deux grand-mères », « la sœur du père», « le père »… La mère n’entre pas dans le narratif, elle demeure consubstantielle au sujet qui l’appelle maman, exclusivement vocative.

Le renversement du texte et de l’image

6La Chambre claire manifeste une inversion de ces rapports entre le texte et l’image car elle se produit à partir d’une absence réelle et non plus imaginaire. Le décès de la mère impose une écriture du deuil et une présentation spectrale des images. Avec Roland Barthes par Roland Barthes, la représentation redoublait l’objet vivant du désir, les photographies choisies présentaient le premier amour selon plusieurs figures. Leurs déplacements imaginaires permettaient de « toucher » l’objet par les images. En revanche, après le décès de la mère, elles restent terriblement décevantes, car elles ne peuvent remplir le nouveau rôle qui leur incombe, celui de rappeler l’être perdu. Si auparavant elles présentaient plusieurs regards sur la mère, désormais elles n’arrivent pas à représenter « son » regard. Evaluées dorénavant à l’aune de la ressemblance, elles ne correspondent pas au souvenir du fils.

7Par leur étrangeté, les photos du défunt marquent le deuil de ce qui ne peut plus se présenter en chair et en os. L’image réalise l’absence, comme l’a montré Sartre, dans L’Imaginaire, en hommage duquel est écrite La Chambre claire. Barthes en tire une petite conclusion personnelle : sa mère s’est seulement prêtée à la photographie. Echappant à la prise, elle ne s’est jamais donnée, s’imagine le fils. Les indices, les impressions demeurent en deça du « génie du visage aimé »2 qu’ils n’ont pas réussi à capter. Cette fois ce sont donc les mots qui diront explicitement la perte.

L’aveuglante clarté

8L’insuffisance photographique provoquée par la disparition de l’être aimé ne doit pas néanmoins occulter les difficultés inhérentes à la représentation de soi ou de l’objet désiré. L’image irreprésentable tient du fantasme, et lorsque Barthes évoque ses rêves, il remarque le caractère « déplacé », « excessif »3 que prennent les images de sa mère : c’est bien elle, mais ce n’est pas tout à fait elle. Précisément la satisfaction onirique joue de ces déplacements et de ces excès au regard de l’interdit. L’absence des indices photographiques témoigne de ce que la mère «intouchée » – sans contact sur la pellicule – paraît intouchable parce qu’elle touche de trop près le photographe. Si l’autoportrait suppose une réflexion obscure, le portrait de la mère diffuse une lumière aveuglante.

9Le titre du livre, La Chambre claire, détient peut-être aussi le sens d’une clarté saturée, d’un éblouissement provoqué par le révélateur photographique. L’image serait proprement invisible parce que trop patente, et donc médusante, obligeant au regard oblique, aux effets de miroir déformant. Image in-tacte, inaccessible, inregardable sous peine d’aveuglement, comme ces Grecs ayant eu l’audace de regarder leurs dieux. La chambre claire s’oppose évidemment à la noire, mais pas uniquement par référence à l’instrument optique. Si la noire, camera obscura, est le lieu matriciel de l’enregistrement et du développement, la claire, camera lucida, réalise la combustion de l’arc, l’éclair qui s’établit entre deux pôles. L’image de la mère, trop chargée de clarté, ne peut être vue par le fils qui l’éclaire et qui ne peut tenir la brûlure de lumière devant ses yeux, condamné à ne porter qu’un regard à blanc.

Le spectre d’Hervé Guibert

10Seul un éclairage étranger, indirect, pourrait présenter à la fois l’objet désiré et le regard désirant, la mère et son fils. Tel fut le projet d’Hervé Guibert, écrivain et photographe, de réaliser un portrait de Roland Barthes avec sa mère, en 1977. La réussite tient de la gageure car elle doit éviter une double impasse : soit poser un regard trop extérieur qui manquera le trouble, le vacillement imaginaire, soit jouer d’un regard complice qui placera et déplacera ses propres représentations. Guibert semble miser sur les deux tableaux lorsqu’il déclare son intention d’une photo «banale », masquant son attrait singulier pour Barthes. Mais le plan échoue : son récit « La photo, au plus près de la mort »4 révèle l’étonnante concomitance entre l’annonce de son intention et le décès de la mère de Barthes. S’ensuit une variation sur la demande médiatique de produire des photos montrant l’instant de la mort. Toutefois, en deçà de la légitimation d’un voyeurisme de paparazzi, le texte semble traversé par le fantasme de la photo assassine, du regard qui tue. Concernant le non-événement raconté, la photo n’a pas été impressionnée, elle n’a même pas eu lieu, restée à l’état de projet, l’auteur a juste manifesté une sorte de pulsion scopique. Mais surtout, l’objet s’est absenté de la réalité même, de sorte que la photo en puissance a « vu » disparaître l’objet de son regard. Ce redoublement d’un manque traduit un principe : à vouloir forcer l’image interdite on en fait mourir l’objet.

11Sans doute le fantasme visait-il la disparition du même, de celui à qui l’on s’identifie. Et le meurtre photographique, l’assassinat de l’être auquel Barthes tenait le plus, trouve sa raison dans la composition du recueil de Guibert, en forme de doublure imaginaire. L’Image fantôme se présente aussi comme un livre sur la photographie, et à l’exemple de Roland Barthes par Roland Barthes, il commence par l’image de la mère de Guibert, l’initiale du recueil, la cellule du titre. Toutefois la référence barthesienne subit une radicalisation : d’une part, cette photo n’est pas exposée, l’auteur en raconte la pose ; d’autre part, il s’agit d’une photo ratée, de l’histoire d’un ratage. Cette photo « éponyme » devient emblématique de la photographie, elle exprime le devenir-fantomatique de toute image. L’expérience de cet échec apparem­ment accidentel révèle le manque à l’œuvre dans l’imaginaire.

12En fin de compte, le projet de photographier Barthes et sa mère vient redoubler ce processus de l’absence : en apparence, la parenté du désir conduisait la démarche et Guibert, comme son modèle, suggère explicitement une interprétation œdipienne de l’image fantôme ; en effet le meurtre du père est symbolisé par son éviction de la photographie, et le fils prend sa mère en photo – il la prend par l’imaginaire – avec « l’appareil » paternel. Mais l’analogie, peut-être trop consciente, laisse penser que la photo envisagée par Guibert constituait à la fois une représentation métaphorique de son propre désir incestueux et finalement la répétition de l’image fantôme.

Les transports du manque

13L’image se développe ainsi dans ses déplacements, non par défaut mais par essence, car elle n’atteint ce qu’elle vise que par un travail de séparation et de distanciation. Les photographies de La Chambre claire peuvent être vues selon ce principe du tour et de la répétition en regard de la photo manquante. Elles présentent chacune à sa manière une figuration de l’image défunte, dès l’ouverture avec ce rideau qui laisse passer un triangle de lumière. La mère se transporte dans l’image des bonnes sœurs, de la pietà qui pleure son enfant, de la reine ou de la poétesse, de la femme sublime en pose. Et lorsque le discours nomme la mère, Barthes choisit, en proximité du texte et de l’image, une photo de Nadar : « La mère (ou la femme) »5 ; l’imprécision reproduit l’image de la mère abolie, à la fois par sa disparition et par son déplacement dans l’imaginaire du désir.

14Toutefois ces figures de redoublement sont relayées au moment de l’évocation mortuaire par un autre dispositif, une image que Barthes dit garder pour lui seul, la Photo du Jardin d’Hiver. Et elle acquiert une importance décisive tant par le commentaire que par sa non-reproduction. Barthes confie en effet qu’à la différence des autres, cette photo saisit parfaitement l’être de sa mère alors qu’elle n’y est âgée que de cinq ans. L’image a provoqué un renversement généalogique grâce auquel l’enfant se retrouve plus vieux que sa mère redevenue petite fille. Barthes cite Brecht et l’éducation de la mère par son fils, mais nous pouvons songer à d’autres orphelins de père qui ont relaté ce type d’inversion chronologique, tel Camus avec Le Premier Homme ou Sartre avec Les Mots.

15Cet engendrement imaginaire participe en fait d’une conversion à l’écriture. Barthes pensait avoir résolu la question de sa mort par cet enfant imaginaire qu’était devenue sa mère malade et dépendante. Mais son décès le délie de toute participation à l’espèce et à la procréation. Dès lors sa relation à l’universel des hommes s’effectue par l’écriture. Ainsi la Photo du Jardin d’Hiver joue ce double rôle : d’une part elle marque la disparition ultime, l’horizon du travail de deuil ; d’autre part elle passe le relais à l’écriture, désormais seul vecteur de la présence. Du moins cette conversion offre-t-elle un antidote à l’absence. Ecrire devient l’unique but de la vie, une fois disparue la raison de vivre, même si peut-être l’écriture ne fait que poursuivre le travail inachevé du deuil, et la construction jamais aboutie d’une origine perdue.

L’écriture imaginaire

16La Photo du Jardin d’Hiver présente donc une image écrite au sens où l’écriture se construit à partir d’une absence imaginaire. Contrairement à la description qui remplacerait la photo par le texte, c’est bien la non-reproduction de cette photo qui met en œuvre une écriture de l’absence. La Photo du Jardin d’Hiver n’a pas d’existence pour le lecteur, même si l’auteur la cite comme référence ; elle est l’absente du recueil, et elle devient à la fois l’image exemplaire et la raison de l’écriture. Barthes la déclare hors code, car elle n’entre pas dans un rapport d’analogie à la manière des autres photos. Elle tient plutôt de l’émanation, car elle exprime l’essence maternelle. Aucun discours ne saurait l’étudier ni la réduire. La Photo du Jardin d’Hiver conduit à l’envers du visible, elle rend présente l’absence par l’écriture du manque. Elle constitue ainsi le parangon photographique de La Chambre claire. Barthes la désigne comme « le fil d’Ariane »6, et cette expression renvoie au défilement de l’écriture, à la linéarité qui témoigne de la conversion de l’image à l’écrit.

17L’émanation imaginaire ne laisse toutefois pas intact le mode de discours, et La Chambre claire, par le spectre de la Photo du Jardin d’Hiver, ne relève plus strictement d’une écriture spéculative, d’une théorie de la photographie. Le texte est appelé lui-même au processus de l’absentement qui le mène au registre littéraire. Aussi le lecteur doit-il deviner, « imaginer » la photographie manquante, et se mettre en position d’irréalisation au regard du référent textuel. « Le texte est le désespoir de l’image »7, écrit Guibert, et cette affirmation doit s’entendre au sens d’une image irreprésentable dont la visibilité vient s’échouer sur le lisible. Cependant l’écriture y découvre son devenir imaginaire en se libérant d’une représentation positive, en assumant l’absence dont elle est le vecteur et l’expression. Le punctum de la photographie, la défaillance imaginaire, ouvrent un espace fissuré dont Blanchot a montré qu’il fonde le commencement de la littérature. L’écriture inchoative de l’image abandonne l’ordre du discours critique. Elle ne vient pas dans le défaut du visible, mais fait apparaître l’autre face de l’image.

18Le livre sur la photographie n’a finalement pas transformé l’image en objet d’étude. Il en a recherché la faille, découvrant une absence qui donne au monde un aspect fantomatique. Nulle surprise donc à ce que l’image d’une défunte vienne hanter le discours spéculatif et le détourne vers une écriture imaginaire, vers la poursuite d’un infini défaut. Le bain révélateur a produit un vide à mettre en œuvre par le déplacement des figures. La réalité ne s’est pas évanouie pour autant, et l’absence d’impres­sion ou de reproduction photographiques donne parfois l’indice d’une surprésence ou d’une surexposition. L’écriture développe à sa manière cette image fissurée, à la fois présente et absente, excessive ou défaillante, appelée à son tour au devenir imaginaire, celui de la littérature.

Notes

1 .Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1975, p. 6 et 25.

2 .La Chambre claire, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980, p. 105.

3 .Ibid., p. 104.

4 .H. Guibert, L’Image fantôme, Editions de Minuit, 1981, p. 148.

5 .La Chambre claire, op. cit., p. 108.

6 .Ibid., p. 114.

7 .L’Image fantôme, op. cit., p. 18.

Pour citer ce document

Par François NOUDELMANN, «Barthes et l’image défunte», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Lisible/visible : pratiques, mis à jour le : 13/10/2015, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=347.