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L’AUTO-REPRÉSENTATION DE L’ARTISTE INCARCÉRÉ
Par Sandra SAAYMAN
Publication en ligne le 15 octobre 2015
Résumé
Dans ma recherche sur l’œuvre de Breyten Breytenbach, je m’interroge sur les échos entre la représentation écrite et plastique de ce poète et peintre. Dans l’étude de son roman de prison autobiographique, The True Confessions of an Albino Terrorist, la question se pose de savoir si les arts plastiques sont présents malgré la stérilité du lieu qui est la prison et malgré l’interdiction formelle au peintre de créer. L’unique description d’une création par le protagoniste, est celle d’une sculpture de bouddha. J’examine la signification de la description détaillée de la création et de la destruction de cette sculpture et j’essaie de montrer qu’il s’agit non seulement d’une représentation visuelle, mais aussi d’une auto-représentation.
Table des matières
Texte intégral
1Pour aborder le thème de la représentation nous avons choisi d’analyser un petit texte qui décrit une représentation plastique : la sculpture d’un bouddha. Le passage que nous allons analyser est tiré d’un roman autobiographique. The True Confessions of an Albino Terrorist1 est la mise en roman par Breyten Breytenbach de son expérience de sept ans et demi d’incarcération en Afrique du Sud, sous le régime de l’apartheid. Condamner l’écrivain qui ose dénoncer en langue afrikaans l’injustice du gouvernement de son pays témoigne d’une société en crise. En effet, dans un système répressif la représentation artistique est en crise et l’écrivain est le monstre, fait que le je-narrateur reconnaît en s’identifiant dans le texte avec le Minotaure enfermé dans le labyrinthe de Dédale. L’emploi de cette métaphore tirée de la mythologie grecque est très parlante : rappelons-nous que le Minotaure est le fils de Pasiphaé et du taureau blanc : dans le roman, comme dans le mythe, il s’agit d’enfermer le fils dont on a honte.
2Il est essentiel de savoir que Breytenbach, comme le protagoniste de The True Confessions of an Albino Terorist, est zen-bouddhiste ; son œuvre est habitée de références discrètes à la pensée chinoise. Pour éclairer le passage que nous allons étudier, il est utile de tenir compte du langage pictural chinois, de savoir que l’art plastique chinois « vise à créer, plus qu’un cadre de représentation, un lieu médiumnique où la vraie vie est possible. En Chine l’art et l’art de vie ne font qu’un »2.
3Comme Breytenbach, le protagoniste (le je-narrateur) est peintre et poète. Pendant son incarcération, il lui est formellement interdit de peindre et il a le droit d’écrire sous la condition de rendre tous les soirs le travail qu’il a fait pendant la journée, sans possibilité de le relire plus tard. Ceci revient à fragmenter le travail de l’écrivain et le titre de l’œuvre qui en résulte, Mouroir. Mirrornotes of a novel3, en témoigne. Interdiction de peindre, donc, ce qui correspond à une interdiction de vivre pour l’artiste pour qui créer est un besoin aussi naturel que le besoin de dormir ou de manger.
ABSENCE / PRÉSENCE DES ARTS PLASTIQUES
4La question que nous nous sommes posée dans notre lecture de The True Confessions of an Albino Terrorist est la suivante : les arts plastiques sont-ils présents, malgré leur interdiction, dans ce texte qui représente l’incarcération de l’artiste comme un enterrement ? Les cadres évoqués dans le texte sont vides d’œuvre d’art, comme par exemple dans « On one such wall behind one of the tables there hung a framed picture of C.R. Swarts who had been, a long time before, the Minister of Justice » (21). Dans le cadre se trouve une représentation d’un ancien ministre de la justice. Nous ne savons pas s’il s’agit d’un tableau ou d’une photographie et le choix du mot neutre « picture » signale peut-être que cela n’a pas d’importance, une image d’un ministre de la justice dans une prison étant avant tout une image de pouvoir. Bien sûr, l’encadrement d’un ministre de la justice rappelle l’injustice du système juridique sous lequel le protagoniste est jugé. Dans notre recherche des références aux arts plastiques dans le roman de prison où il semble peu probable d’en trouver, nous en avons trouvées là où l’on s’y attendait le moins. Le beau n’est pas encadré, mais se trouve dans les choses banales, transformées en oeuvres d’art par le regard de l’artiste, comme dans cette référence oblique à Michel Ange :
A dusty wall is as beautiful as a fresco painted by Brother Angel, a broken leaf has as much value as a bar of gold. (259)
5Le regard de l’artiste voit le beau dans des traces de tatouages, un mouton de poussière, un nuage, une boîte. Il s’agit du besoin crucial de l’artiste isolé, de trouver le beau dans un lieu agressif (« the territory of the enemy » 309). Il parle de « a terrible one-by-one beauty » des objets les plus humbles dans un lieu dénué d’esthétique.
6L’unique évocation d’une oeuvre d’art exécutée par le protagoniste est cette description d’une statuette de bouddha qu’il sculpte à partir d’un morceau de savon de prison. Savon dont la couleur verte et l’opacité rappellent la pierre noble, le jade, matériau de prédilection de la sculpture chinoise.
In prison one is issued with chunks of green soap (‘soap, green opaline’, in the storeman’s parlance). You wash everything with it – floors, your armpits, walls – and in the corridors you always encounter its pervasive odour. It is good carving material. Out of boredom one Christmas I cut a little Buddha from it, seated in the cross-legged posture of mokusho or zazen. It lived on my bedside locker. In walked Sodom on his Saturday rounds. Picked it up. « And what the f-f-f- hell is this? Don’t think you can make a -f-f-f- fool of the State. Soap is issued for you to wash yourself with, not for making d-d-d- dolls! And turning to the section sergeant, ‘See that he’s charged for damaging State property. » I destroyed the I-doll by washing it away gradually. Which was a good lesson: thus ought one to erase one’s attachments, the same way that the mind must – like a blade – be sharpened down to nothingness. What a clean cut ! (209)
7Ce paragraphe représente un détour dans la ligne droite du récit, le narrateur nous raconte une anecdote : un Noël, pour chasser l’ennui, il a sculpté un petit bouddha à partir d’un morceau de savon. Il est apparemment innocent de passer le temps d’une telle façon, en faisant une petite sculpture.
8La sculpture du bouddha, aussi petite soit-elle, comble le vide de la cellule-tombeau. Le protagoniste traduit en geste le besoin de créer et de s’approprier sa création (« It lived on my bedside locker »). Le bouddha qu’il sculpte est en position de méditation, ce qui traduit le besoin du protagoniste de méditer, de conserver un regard intérieur dans un lieu agressif. Par ce qu’il sculpte, le protagoniste communique son besoin de transcender sa condition de prisonnier, de « créer [...] un lieu médiumnique où la vraie vie est possible ».
9L’acte de représenter par la sculpture un bouddha sera interprété comme un acte de rébellion. C’est Noël, une fête chrétienne importante dans un pays gouverné autant par l’église (« Dutch Reformed ») que par le Parti Nationaliste. Le bouddha représente une religion non seulement autre, mais également venant de l’Est, alors que le gouvernement du Parti Nationaliste veut se justifier par sa propagande contre « la menace communiste ».
L’ÉCRITURE DIT LE POUVOIR DE L’IMAGE
10La description de l’intervention peu discrète du gardien « Sodom » (« Sodome ») annule tout le calme évoqué par la description du petit bouddha en position de méditation. Le gardien a une réaction de colère : il se met à jurer. Dans « f-f-f- hell » est sous-entendu « fucking hell ». L’écriture dit le pouvoir de l’image en traduisant la réaction du gardien face à une représentation visuelle qui lui est étrangère et qu’il rejette immédiatement. Sa colère ainsi que sa difficulté à trouver les mots sont traduites par des bégaiements signalés dans le texte par, « f-f-f fool » et « d-d-d dolls ».
11Dans la description de l’intervention du gardien, l’allitération en « s » est frappante. Notons en particulier la graphie « s » majuscule répétée : « Sodom », « Saturday », « State », « Soap », « See », « State ». Dans cette liste de mots avec « s » majuscule nous trouvons des mots-clés : le caractère destructeur du gardien se traduit par le choix de le nommer « Sodom ». Sodome étant la ville errante détruite par Dieu, liée à l’interdiction de voir, autre mot-clé (La Genèse, 19, raconte la destruction de la ville décadente de Sodome et la transformation en colonne de sel de la femme de Lot, qui désobéit à l’ordre de Dieu en se retournant). Un jeu d’inversion s’opère, puisque c’est le gardien aux impulsions destructrices qui porte le nom de la ville détruite. Il peut s’agir d’ironie de la part du narrateur, qui veut probablement signaler la nature décadente du gardien, qui, lui, voit le prisonnier comme décadent. Le savon est censé servir à se laver (se purifier) alors que le protagoniste s’en sert pour pécher, créer une idole. De cette manière il trahit Dieu et l’Etat. Il est clair que l’esprit ironique de l’auteur est présent dans cet enchaînement de « s » majuscules.
12L’allitération en [s] évoque également la violence et contraste avec la sonorité douce du [z] dans « zazen » qui le précède. Le contexte reflète le contenu : le bouddhisme est une religion tolérante qui n’exclut nulle autre religion.
LE REGARD
13Observons de plus près le regard que l’artiste et le gardien portent sur la sculpture. Elle est en savon, matière qui en prison a une fonction simple et pratique : « Soap is issued to wash yourself with. » Pour l’artiste le savon peut être transformé en matière pour créer, dans sa vision c’est une matière avec des possibilités multiples. Ces points de vues opposés illustrent la tension entre une pensée uniforme et l’esprit créatif.
14Pour le gardien la sculpture est étrange. Notons que malgré son rejet total de la sculpture, il n’utilise pas le mot « bouddha » ou « bouddhisme ». Il ressent apparemment le besoin non seulement de rejeter ce qui lui paraît étrange, mais également celui de dénigrer le protagoniste en appelant l’objet qu’il ne sait ou ne veut pas identifier, une poupée. L’implication est donc que le protagoniste est un enfant. L’insulte est amplifiée – dans l’esprit du gardien phallocrate – par l’implication que le protagoniste est une fillette. C’est un enfant qui dérive, d’où le besoin de le dénoncer et de le corriger : « See that he is charged for damaging State property ».
15Ici, c’est au tour de l’artiste-écrivain, dont l’outil est le verbe, de jouer. Sculpteur de mots, il transforme le mot « doll » (« poupée ») en « I-doll » (une subtilité du texte qui se perd, malheureusement dans la traduction4 ). Grâce à ce néologisme qui joue sur l’homophonie entre « idol » (« idole » ) et « I » + « doll » le je-narrateur fait trois choses : d’abord, il montre que le gardien voit sa sculpture comme une idole ; deuxièmement, il dénonce la perspective chrétienne conservatrice du gardien, qui par son horreur de trouver une étrange sculpture dans la cellule du protagoniste le jour de Noël, manifeste son rejet de toute autre religion que la sienne dont l’un des commandements interdit la création de toute idole. Ainsi l’Exode 20, verset 4 : « Tu ne te feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de la terre ». L’artiste est donc un païen, un barbare. Troisièmement le protagoniste ironise sur la parole du gardien en transformant sa critique en un point positif : avec « I-doll » il s’identifie à sa création.
LE VIDE
16Dans un geste d’acceptation, le protagoniste détruit son œuvre, en se lavant avec. C’est la manifestation du travail essentiel de l’élève du zen-bouddhisme : l’effacement graduel de l’ego. (« I destroyed the I-doll by washing it away gradually. Which was a good lesson: thus ought one to erase one’s attachments, the same way that the mind must – like a blade – be sharpened down to nothingness »).
17Nous pouvons également dire qu’ainsi, il accepte le Vide : sa cellule sera à nouveau vide. Le concept du Vide est central dans la philosophie chinoise. Citons quelques exemples pour illustrer ce concept :
Lao-tzu (chap. XI) Trente rayons se joignent en un moyeu unique ; ce vide dans le char en permet l’usage. D’une motte de glaise on façonne un vase ; ce vide dans le vase en permet l’usage. On ménage portes et fenêtres pour une pièce ; ce vide dans la pièce en permet l’usage. L’Avoir fait l’avantage, mais le Non-avoir fait l’usage.5
18Nous savons que dans la pensée chinoise, le couple dynamique Yin-Yang incarne le cycle harmonieux de la vie. Ceci est l’explication de François Cheng du rôle du Vide dans ce couple :
le Vide est le lieu fonctionnel où s’opère la transformation (avec un lien toutefois plus naturel entre le Vide et le Yin). On pourrait dire que, sans l’intervention du Vide, le domaine du plein que régissent virtuellement les deux pôles que sont le Yin et le Yang reste statique et comme amorphe. Au sein d’un système binaire Yin/Yang, le Vide constitue le troisième terme qui signifie à la fois : séparation, transformation, et unité6 :
19Nous insistons sur le concept du Vide dans la pensée chinoise, parce qu’il est vital dans l’œuvre de Breytenbach, œuvre dans laquelle la prison est centrale. La prison et la cellule sont représentées d’une part comme tombeau et d’autre part comme lieu incarnant le vide, donc comme lieu de transformation. Cette idée est visuellement illustrée par la couverture du recueil de poésie de prison en langue afrikaans, (‘yk’)7. Les parenthèses du titre représentent l’idée d’enfermement. La première de couverture montre une tête de mort : elle est chauve, pâle et un peu bleue. Les yeux sont couverts par un papillon de nuit. La tête au dos du livre représente la tête d’un homme vivant. Il a des cheveux, son visage est coloré, et ses yeux sont couverts par un papillon orange. Comme les poèmes contenus dans ce recueil vont du début à la fin de l’incarcération du poète, nous pouvons parler d’un processus de transformation qui s’opère pendant cette période d’incarcération et qui est signalé non seulement par la poésie, mais également par un autre médium, celui de la peinture.
20Quand Breytenbach dit « Every painting, drawing or poem / is a landscape. Or a mindscape. »8, il dit que toute représentation est une auto-représentation. Et, plus particulièrement, une représentation du paysage intérieur de l’artiste. La projection de l’état d’âme de l’artiste dans son oeuvre est l’un des principes de l’art chinois ; je pense que c’est le cas pour tout art. Cette tension entre l’intérieur et l’extérieur est centrale dans l’œuvre peinte et écrite de Breytenbach : c’est essentiellement ceci que nous avons essayé d’illustrer en analysant la description de la création et de la destruction de la statuette de bouddha.
21Le passage que nous avons analysé est un détour dans le récit, c’est un méandre de la pensée pour revenir à l’essentiel : « which was a good lesson ». Dans ce passage, l’auteur fictif a recours à un autre médium, la sculpture. Il emprunte à un autre code ses signifiants, pour suggérer quelque chose que le discours premier ne serait pas capable de dire, mais il ne s’écarte pas de ce discours. Le lecteur qui déchiffre les indices tissés dans ce passage y trouvera une caractérisation indirecte du protagoniste, ainsi qu’une affirmation de l’importance du bouddhisme pour lui, information qui n’est jamais révélée de façon nette dans l’œuvre de Breytenbach.
Notes
1 .B. Breytenbach, The True Confessions of an Albino Terrorist, Londres, Faber and Faber, 1984.
2 .F. Cheng, Vide et Plein. Le langage pictural chinois (1979), Paris, Seuil, 1988, p. 7.
3 .B. Breytenbach, Mouroir. Mirrornotes of a novel, Londres, Faber and Faber, 1984.
4 .Cf. la traduction de Jean Guiloineau : B. Breytenbach, Confession véridique d’un terroriste albinos, Paris, Stock, 1984, p. 223.
5 .Cité dans F. Cheng, op. cit., p. 30.
6 .Ibid.,p. 32.
7 .B. Breytenbach, (‘yk’). Afrique du Sud : Taurus, 1983.
8 .B. Breytenbach, Painting the Eye, Le Cap, David Philip, 1993, p. 15.