Représentation et démonstration dans l’« Éloge des dettes »

Par Myriam MARRACHE
Publication en ligne le 15 octobre 2015

Résumé

Dans l’épisode discursif de l’éloge des dettes qui se situe au début du Tiers Livre de Rabelais, Panurge se trouve être, en tant que locuteur, l’artisan d’une représentation fort intrigante. En premier lieu, on peut la dire étrange parce qu’elle se veut paradoxale : elle se donne pour objectif de représenter d’une part un objet qui n’a pas de référent réel, la dette, élément abstrait, d’autre part l’absence de cette abstraction, un monde sans dettes. Cependant, grâce à un certain nombre d’artifices rhétoriques, la représentation parvient à fonctionner, et l’illusion s’impose. Mais on découvre alors le second aspect troublant de cette représentation : il semble qu’elle ne soit qu’un moyen soumis à une autre fin qu’elle-même. Elle masque en effet, derrière d’amples tableaux qui détournent l’attention du lecteur, sa véritable fonction : Panurge, par son intermédiaire, entend convaincre son interlocuteur. Détournée par notre personnage, la représentation est devenue démonstration.

Texte intégral

1« L’Eloge des dettes » est dans le Tiers Livre un moment de discours où Panurge est le seul locuteur. Cette sorte de monologue s’étend sur les chapitres 3 et 4, disposés en diptyque, respectivement intitulés « Comment Panurge loue les debteurs et emprunteurs » et « Continuation du discours de Panurge à la louange des debteurs et emprunteurs ». Juste avant, dans le chapitre 2, on avait vu Panurge dépenser sans compter (« manger son blé en herbe »). Ces deux chapitres, dans l’économie du roman, ont alors pour projet de répondre à la question précise de Pantagruel qui s’étonne d’un tel comportement, « Mais quand serez-vous hors de debtes ? ». Cependant, si les premières phrases de Panurge constituent une forme de réponse un rien expéditive (« Les Calendes Grecques... »), la suite du discours se présente comme un éloge paradoxal : il loue ce que d’ordinaire on blâme, les dettes.

2Cet éloge se fait à l’aide d’une double représentation, celle, catastrophiste et très alarmiste, des désastres qu’implique selon Panurge un monde sans dettes, suivie de celle, bienheureuse, d’un monde régi par les dettes. Panurge insiste dans les deux cas sur la nécessité des dettes envisagées comme le lien social sans lequel aucune communauté, au sens large, ne saurait exister. Panurge considère en effet que la dette est la condition du respect mutuel: la personne redevable est liée à son créditeur, et ce dernier, en retour, prend soin de la personne qui lui doit quelque chose, tant que la dette n’est pas honorée. Bien plus, il élargit cette loi à toute forme d’échange : entre les dieux, dans l’univers entre les quatre éléments, et enfin à l’intérieur du corps humain, en définissant ainsi l’interdépendance des différents organes. Cette théorie, qui lui permet de justifier son endettement, a souvent été jugée comme le discours d’un sophiste. Mais c’est avant tout un gigantesque tableau.

3On y voit en effet à l’œuvre des procédés discursifs qui s’emploient à produire des impressions visuelles. L’hypotypose sert le discours d’éloge en insistant sur la monstruosité du monde privé de dettes, d’une part, sur la beauté et l’harmonie d’un monde de dettes d’autre part. Néanmoins, si Panurge utilise nombre de figures rhétoriques pour brosser une représentation verbale qui crée l’illusion de la réalité, cette représentation a un objectif autre que celui de simplement représenter. La description obtenue n’est en effet pas celle d’un narrateur qui entend planter le décor d’un épisode. Elle n’est pas non plus le monologue qu’elle paraît être au premier abord. Panurge est certes le seul à parler, mais c’est uniquement parce que Pantagruel ne lui répond pas ; cette représentation s’inscrit en fait dans une situation d’énonciation qui est celle du dialogue, au cours duquel l’un des personnages s’ingénie à convaincre l’autre. C’est pourquoi la représentation n’est pas ici élaborée pour elle-même, comme une pure représentation esthétique. Elle est orientée vers un but pragmatique, elle est un rouage essentiel — et fort original — de la démonstration. C’est cet aspect particulier qui nous a paru remarquable et séduisant dans l’« Eloge des dettes », puisqu’il montre une représentation, certes, mais en quelque sorte « dévoyée » : bien qu’elle semble tout d’abord être le but du discours, elle s’apparente finalement plutôt à un moyen qu’à une fin.

L’illusion du réel : l’esthétique de la représentation

4Voyons tout d’abord comment Panurge réussit à peindre le monde qu’il imagine de façon assez vivante pour que l’on y croie : quels effets visuels sont convoqués pour que l’on soit en mesure de considérer cette représentation comme une hypotypose ?

5Panurge met sous les yeux du lecteur ses représentations imaginaires, qui cessent dès lors d’être virtuelles. C’est grâce à l’utilisation d’images parlantes qu’il actualise ce que d’abord on peut avoir du mal à comprendre : la dette est bonne et doit être encouragée. Les images qu’il emploie sont en effet très claires. On distinguera entre autres des tableaux vivants, des comparaisons, des métaphores, et enfin des résumés imagés. Retenons quatre exemples de « tableaux »1, en commençant par celui du lever de Panurge, qui montre à son chevet des créditeurs recherchant ses faveurs afin d’être payés. Les attitudes grimaçantes de chacun, et l’intention qu’elles dissimulent ou révèlent, constituent les caractéristiques d’une véritable scène de genre.

Cuidez vous que je suis aise, quand tous les matins autour de moy je voy ces crediteurs tant humbles, serviables et copieux en reverences ? Et quand je note que moy faisant à l’un visaige plus ouvert, et chere meilleure que es autres, le paillard pense avoir sa depesche le premier, pense estre le premier en date, et de mon ris cuyde que soit argent content. Il m’est advis que je joue encores le Dieu de la passion de Saulmur, accompaigné de ses Anges et Chérubins.2

6Bien plus, il appelle ses créditeurs « mes candidats, mes parasites, mes salueurs, mes diseurs de bons jours, mes orateurs perpetuels », précisant ainsi le tableau par des qualificatifs personnels, qui lui sont inspirés par les gestes mêmes de ces personnages que l’on croirait voir évoluer devant nous. Le tableau de Lucifer sortant de l’Enfer pour déloger les dieux des cieux,

Lucifer se déliera, et sortant du profond d’enfer avec les Furies, les Poines, et Diables cornus, voudra dénicher des cieux tous les dieux tant des majeurs que des mineurs peuples. (p. 59)

7mais aussi le tableau de l’abondance(p. 63 : « Ceres chargée de blé, Bacchus de vin, Flora de fleurs, Pomona de fruits »), ainsi que les planches anatomiques animées du corps humain,montrent des descriptions dynamiques ; cette dernière descendant de haut en bas, et circulant de l’ingestion à la digestion pour aller jusqu’à l’excrétion, expose également, sous la forme d’une sorte de parcours, le rayonnement de la circulation sanguine depuis le cœur jusqu’aux membres :

Lequel [cœur] par ses mouvemens diastolicques et systolicques le [sang] subtilie et enflambe, tellement que par le ventricule dextre le mect à perfection, et par les venes l’envoye à tous les membres. Chascun membre l’attire à soy et s’en alimente à sa guise : pieds, mains, œils, tous ; et lors sont faicts debteurs, qui paravant estoient presteurs. Par le ventricule gausche il le faict tant subtil, qu’on le dict spirituel : et l’envoye à tous les membres par ses arteres, pour l’autre sang des venes eschauffer et esventer. (p. 67)

8Panurge utilise également des comparaisons. Ce procédé est des plus pratiques ; en effet, la simple comparaison avec des histoires bibliques ou mythologiques très connues suffit à faire surgir des scènes entières sans qu’il soit besoin de les raconter dans leur intégralité. Dans la liste « comme Lychaon, comme Bellerophon, comme Nabuchodonosor, comme Ismael, comme Metabus, comme Timon Athénien » (p. 59), les comparants illustrent tous la misanthropie de l’homme appartenant au monde sans dettes. Cette forme économique qu’est la comparaison n’a pas seulement recours à des histoires appartenant au fonds culturel universel. Panurge mentionne aussi, sous forme d’allusions en sous-entendu, des faits reconnaissables par le lecteur du XVIe siècle3. Etant compréhensibles à demi-mot, ils n’ont pas besoin d’être détaillés, et parlent d’eux-mêmes : la comparaison rapide avec ces événements permet une représentation qui gagne en efficacité.

9Enfin, certains mots sont choisis pour leur capacité à résumer de façon imagée un ensemble de considérations. On classera dans cet ensemble les mots « chienerie », « diablerie », « truandaille de monde », « terrible tintamarre » (p. 61), qui, de manière synthétique, complètent la représentation visuelle que présente Panurge d’un monde sans dettes par des précisions auditives et des caractéristiques morales.

10Panurge met ainsi en place une représentation qui repose sur une visualisation active. Les choses sont convoquées par leur image verbale, dans le cadre d’une rhétorique qui rend présentes les choses évoquées.

11Les images sont non seulement nombreuses, mais encore elles sont amplifiées pour les besoins du discours épidictique. Pour que l’éloge porte en effet, il s’agit de marquer les esprits. La règle est alors l’emphase. Celle-ci se manifeste par des images fortes et souvent excessives : la dette est définie par exemple comme « la grande âme de l’univers », ou encore comme « connexion et colligence des Cieux et Terre ». De plus, les couleurs utilisées visent à frapper l’œil et l’imagination, de façon à marquer la mémoire (« la lune restera sanglante et ténébreuse », p. 57). L’emploi du futur amplifie encore la dramatisation du monde sans dettes, en la faisant passer pour inéluctable (donc hyperbolique), plus que pour simplement hypothétique. On rencontre enfin des énumérations terrifiantes de ce que deviendront des hommes qui ne se doivent rien : « brigands, assassineurs, empoison­neurs, malfaisants, malpensants, malveillants » (p. 59). Les répétitions ne sont pas en reste dans le processus général de l’emphase : anaphores, négations répétées, récurrence des mots « tout », « rien », « nul » donnent à l’ensemble un aspect radical et définitif, placé sous le signe de l’excès.

12Nous sommes donc en présence d’un discours frappant, reposant sur des images fortes qui s’imposent à l’œil et parlent à l’imagination. Les réalités évoquées, même impossibles, prennent de ce fait vie et mouvement devant le lecteur médusé : elles sont rendues présentes (le mot « représenter » prend tout son sens), parce qu’actualisées. Cet aspect débridé, excessif et outrancier des images a mené certains critiques à parler de « souffle épique »4, ou encore de « lyrisme »5 du personnage de Panurge.

13Comme si ces dispositifs étaient encore insuffisants, Panurge ajoute une touche personnelle à ce gigantesque tableau en s’y insérant lui-même. Pour que l’illusion de la représentation soit complète, il participe à sa création, en se représentant lui-même dans le monde qu’il a forgé. La mise en abyme se manifeste d’abord par des interventions intempestives du locuteur dans son discours, ce qui est assez peu commun dans une représentation. Ces interventions sont souvent d’ordre injonctif, à l’attention de l’auditeur Pantagruel : « représentez-vous un monde sans dettes […] vous me demandez de […] figurez-vous […] vous y trouverez […] ». Panurge assume ainsi un rôle de guide pour ce monde complexe issu de son imagination. Par ailleurs, le discours est ponctué par des exclamations qui témoignent de son émotion (félicité, stupeur, surprise, horreur). Il montrera par exemple son admiration devant les dettes par des phrases exclamatives qui interrompent le flux du discours : « O chose rare et antiquaire ! », ou encore « O quelle harmonie ! » « O […] ! O […] ! » (p. 63-65). Mais l’inverse est aussi possible, puisque selon le même procédé d’interruption il dira son dégoût, sa répulsion devant le monde sans dettes (« par ma foy, je les hais bien ! »). Panurge est de ce fait le témoin privilégié de son discours (« il m’est avis que je l’entends, il m’est avis que je y suis »), il en est le spectateur médusé :« je me perds en cette contemplation... je me noie, je me perds, je m’égare, quand j’entre au profond abyme de ce monde ainsi prestant, ainsi devant ». L’illusion visuelle est réellement parfaite. Si, en effet, le locuteur lui-même voit ce qu’il énonce, comment le lecteur ne le verrait-il pas ? Ebloui, témoin à l’exemple du locuteur, l’auditeur ou le lecteur ne peut que consentir à la véracité d’un tel spectacle.

14Le locuteur ne se contente pas d’énoncer une représentation, il est entré dans le tableau, et ressent les scènes, étant dedans et dehors à la fois. Panurge démontre ici sa capacité à l’actio rhétorique.

15La représentation est de fait rendue complètement crédible. Panurge, tel un illusionniste, fait prendre pour vrai ce qui n’est qu’une apparence, ou, comme il le dit, un beau « semblant ». La représentation de ces deux mondes fonctionne car les images convoquées sont vues, et par le locuteur, et par l’auditeur-lecteur : la représentation panurgienne parvient à rendre quasiment tangible ce qui au départ n’était qu’une vue de l’esprit sans référent réel (le monde de dettes), ou mieux encore, l’absence de cette absence de référent (le monde sans dettes).

Dépassements de la représentation

16Cependant, il ne suffit pas pour Panurge de représenter. L’enjeu réel de ce discours, rappelons-le, est de convaincre Pantagruel. Notre locuteur ne s’arrête donc pas à la représentation, si réussie soit-elle, mais il engage celle-ci dans un processus démonstratif qui va la faire largement déborder du cadre de l’éloge ou de la figuration.

17En premier lieu, c’est une dérive formelle qui est perceptible. La représentation énoncée par Panurge ne consiste pas seulement en une description des éléments constitutifs de tel ou tel monde, mais plutôt en un enchaînement d’actions qui font davantage penser à un déroulement narratif. Panurge insiste par exemple sur les rapports de causalité. Causes et effets entraînent alors le texte dans une succession de réactions en chaîne qui impliquent, pour les raconter, un déroulement chronologique : « Jupiter dépossèdera Saturne de sa sphère. Saturne se ralliera avec Mars... » et les conséquences suivent : « De terre ne sera faite eau ; l’eau en air ne sera transmuée ; de l’air ne sera fait feu ; le feu n’échauffera la terre. La terre rien ne produira que monstres, titanes, aloïdes, géants. » (p. 57-59). Nous sommes plutôt en présence d’un récit que d’une description. Les verbes d’action en effet abondent, faisant oublier l’aspect statique du texte descriptif. La transformation des aliments en sang en est un bon exemple, puisqu’on peut y souligner des verbes tels que « prêter », « porter », « travailler », « se mouvoir », « envoyer », « donner », « vider », « transmuer ». Remarquons en outre que l’usage du futur dans la prédiction apocalyptique accentue encore l’impression de déroulement narratif. Tous ces indices nous autorisent à supposer qu’il s’agit là moins de la description de deux mondes que du récit des aventures de ces mondes.

18Non seulement cette représentation outrepasse les limites formelles du genre, mais encore elle n’est pas investie des valeurs que l’on s’attendrait à trouver dans une fiction6. On le comprend bien en compa­rant la représentation qui nous occupe avec celle (assurée par le narra­teur) de la tempête du Quart Livre7. Cette dernière expose en effet un chaos comparable à celui du monde sans dettes, mais lorsque c’est le narrateur qui décrit, cela est utile à la compréhension globale de l’action qui va se dérouler. Panurge, pour sa part, vise une autre cible. Il utilise la représentation comme une stratégie. L’enjeu de la représentation s’est déplacé.

19En effet, sous un apparent désordre et derrière le masque de la spontanéité, entretenu par les interventions intempestives du locuteur, se cache un discours extrêmement construit. Sans cesse revient le leitmotiv du postulat de départ, qui rythme le texte : les mots « dettes », « reconnaissance de bien », « prêt », « devoir », sont répétés assez souvent pour marteler l’idée principale qui régit toute la représentation. De plus, la construction d’ensemble est très élaborée. Ce sont moins l’utopie et l’apocalypse qui importent, que la façon dont elles s’inscrivent dans le discours entier, pour créer, in fine, une architecture parfaitement symétrique :

20MAL                          VS                    BIEN

21(absence de dettes)                         (présence des dettes)

22dieux    hommes    corps humain    reflet    dieux    hommes    corps     humain

23L’ordre d’apparition des éléments au sein de cette symétrie n’est pas non plus dû au hasard, puisque le choix d’exposer d’abord l’aspect négatif (l’absence de dettes) fait apparaître le bien (présence de dettes) comme un remède, dont la nécessité ne saurait dès lors être mise en doute.

24Dans le discours de Panurge, la représentation devient donc un véritable argument destiné à prouver que les dettes sont bonnes et indispensables. Cette dimension dont Panurge enrichit la représentation dépasse largement le pittoresque ou l’anecdotique des images évoquées. De fait, si les comparaisons, comme nous avons pu le constater, rendent plus clair et plus imagé le discours, elles servent surtout d’exemples ayant une valeur universelle. Les personnages si connus de la tradition biblique ou mythologique sont en réalité convoqués pour leur exemplarité. Ce discours a pour but de convaincre, et c’est pour cette raison qu’il est émaillé, incidemment, de phrases où l’on reconnaît le présent de vérité générale, et qui ont alors valeur de lois : « les hommes sont nés pour l’aide et secours des autres »(p. 59), « nature n’a créé l’homme que pour prêter et emprunter » (p. 65), « croyez que chose divine est prêter : devoir est vertu héroïque » (p. 69), « ce monde prêtant, devant, est si bon que […] il pense déjà prêter à ceux qui ne sont encore nés ». Enfin, les questions (qui ne sont que rhétoriques) obligent l’interlocuteur à approuver les propositions sans les discuter.

25La représentation s’avère donc être d’une part un moyen mis au service de la démonstration, et d’autre part une astuce qui permet de masquer sous une apparence de description un texte démonstratif. Ainsi, l’efficacité de ce dernier dépend du fait qu’il est difficile à déceler, si bien qu’on ne s’en méfie pas. Quant aux images choquantes qui garantissaient la réussite de la représentation, leur force semble finalement d’ordre didactique.

26Néanmoins, malgré la construction et la maîtrise du mécanisme rhétorique, une faille apparaît : le personnage à convaincre n’est pas dupe du jeu de la représentation-démonstration. Pendant les deux chapitres en effet, Pantagruel non seulement ne répond rien, mais il ne participe pas non plus au pathos entretenu par les interventions de Panurge. Bien plus, il démantèle les procédés rhétoriques utilisés par notre locuteur, en démasquant les rouages de son discours : « vous êtes bon topiqueur », « votre beau parler », « vous usezde belles graphydes et diatyposes », dit-il à Panurge dans le chapitre 5. Il reconnaît l’exercice scolaire dans cette représentation d’une représentation. Il perçoit ce discours de façon distanciée, comme la pirouette d’un beau parleur.

27Cette limite dans l’efficacité rhétorique du discours de Panurge vient-elle de ce que le texte était outrancier? Saturé de redondances insistantes, de références à des exemples trop illustres (donc convenues), d’images si fortes qu’elles perdent leur efficacité ; saturé par une structure trop prévisible à cause de sa symétrie ?

28L’échec dont témoigne la réaction sceptique de Pantagruel permet en tout cas de comprendre qu’une image, tout excessive et bien choisie qu’elle soit, ne signifie pas à coup sûr. La représentation n’a pas la même valeur pour tous, le sens dont on l’investit varie d’un auditeur à l’autre : tantôt sens esthétique (ornement du discours), ou alors argument (l’image concrète qu’offre la représentation étant plus convaincante qu’une idée abstraite), l’image représentée peut aussi être investie (par sa force didactique) d’une valeur explicative.

29La représentation qu’offre Panurge dans « l’Eloge des dettes » d’un monde sans dettes puis d’un monde avec dettes présente un discours singulier : ordonné, mais à géométrie variable. C’est un montage fascinant à étudier, car la représentation n’est pas linéaire, ni dans sa structure (elle raisonne, puis s’enflamme, puis revient au raisonnement...) ni dans ses critères.

30Est-ce le beau, caractéristique du discours épidictique, objet de l’exaltation du locuteur, et salué par l’auditeur privilégié Pantagruel (« belles graphydes... ») ?

31Est-ce le vrai, critère de pertinence du discours judiciaire, présent ici lorsque l’illusion de la réalité l’emporte ?

32Est-ce enfin l’utile, critère du discours délibératif, forcément dominant dans un texte dont l’objectif est de convaincre Pantagruel ?

33En fait, il semble que ces trois catégories de la rhétorique classique soient à l’œuvre tour à tour dans cette représentation, qui peut dès lors être lue comme un discours totalisant. Cette union des trois discours forme un ensemble complexe, mobile du point de vue du genre, changeant, multiple, et qui échappe à la saisie univoque. On ne peut, dès lors, fixer de « plus haut sens » : manipulée par Panurge, la représentation est aussi bien spectacle, mise en scène didactique, que facétie bien orchestrée.

Notes

1 . Précisons que nous entendons ce terme dans son sens théâtral plus que pictural : le « tableau », dans la tradition du théâtre du Moyen-Age (dans les mystères, dans les farces), suppose possible le mouvement, contrairement au tableau fixe que constitue une peinture. C’est cette perspective, comprenant à la fois ordonnancement et mise en scène vivante, qui nous occupe ici.

2 . Tiers Livre, chapitre III, p. 55. L’édition utilisée est celle de Jean Céard, Livre de Poche Classique, 1995. L’allusion de Panurge à cette Passion apparemment célèbre, qui fut représentée en 1534, confirme notre choix concernant le sens à donner au mot « tableau ».

3 . Les brigues de l’élection du recteur de l’université de Paris évoqueront à elles seules la tricherie, sans développement superflu, les jeux de Doué également : « De cestuy monde rien de prestant ne sera qu’une chiennerie : que une brigue plus anomale que celle du Recteur de Paris, qu’une Diablerie plus confuse que celle des jeuz de Doué » (p. 59).

4 . V.L. Saulnier, Le dessein de Rabelais, SEDES-CDU, 1982.

5 . F. Rigolot, Les langages de Rabelais, Etudes Rabelaisiennes, X, Droz, 1972.

6 . La représentation dans le cadre du récit de fiction offre l’exposé du cadre réel ou imaginaire dans lequel vont se dérouler un certain nombre d’actions subséquentes.

7 . « Soubdain la mer commença s’enfler et tumultuer du bas abysme, les fortes vagues batre les flancs de nos vaisseaulx, le Maistral acompaigné d’un col effrené, de noires Grupades, de terribles Sions, de mortelles Bourrasques, siffler à travers nos antemnes. Le ciel tonner du hault, fouldroyer, esclairer, pluvoir, l’air perdre sa transparence, devenir opacque, tenebreux et obscurcy, si que aultre lumiere ne nous apparoissoit que des fouldres, esclaires, et infractions des flambantes nuées ; les categides, thielles, lelapes et presteres enflamber tout au tour de nous par les psoloentes, arges, elicies et aultres ejaculations etherées, nos aspectz tous estre dissipez et perturbez, les horrificques Typhones suspendre les montueuses vagues du courrant. Croyez que ce nous sembloit estre l’antique Cahos, on quel estoient feu, air, mer, terre, tous les elemens en refraictaire confusion », (chapitre 18).

Pour citer ce document

Par Myriam MARRACHE, «Représentation et démonstration dans l’« Éloge des dettes »», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), La représentation en linguistique et littérature, mis à jour le : 15/10/2015, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=366.

Quelques mots à propos de :  Myriam MARRACHE

Agrégée de Lettres Modernes. Chargée de Cours à l’Université de Poitiers. Inscrite en thèse sous la direction de Marie-Luce Demonet. Titre de la thèse : « Panurge et les signes » Communications et publications : 1995. « L’Homme de l’Apologie », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne n°39-40. 1996. « Les Fâcheries de Panurge », Réforme Humanisme Renaissance n°42. « L’Enthousiasme de Panurge Conteur », sur le Serveur Odalix (Internet) et à paraitre dans une version révisée dans La Nouvelle R ...