LES LIMITES DE LA MÉTAPHORE SPATIO-TEMPORELLE DANS LA REPRÉSENTATION PRÉDICATIVE : LE CAS DE GIVE

Par Sandrine ORIEZ
Publication en ligne le 15 octobre 2015

Résumé

Le but de cet article est de montrer les problèmes soulevés par la représentation linguistique des verbes ditransitifs de type give, qui alternent entre structure prépositionnelle avec to et structure à double objet sans préposition. Nous essayons d’expliquer, dans le cadre de la Théorie des Opérations Énonciatives, qu’il est impossible de réduire give au simple tranfert d’un élément d’une localisation de départ à une localisation d’arrivée. Give met en effet en jeu un fonctionnement plus complexe, notamment quand l’élément transféré est de type qualitatif. L’alternance devient alors impossible, seule la structrure non-prépositionnelle est acceptable. Nous proposons ici une représentation qui tente de rendre compte de ces difficultés.

Texte intégral

1Le verbe give a la particularité d’accepter une construction à double objet de type John gave Mary a book en alternance avec la construction prépositionnelle John gave a book to Mary. Cette caractéristique n’est pas sans poser des problèmes de représentation.

2En effet, que ce soit dans le cadre de la Syntaxe Générative ou de la Théorie des Opérations Énonciatives, le système de représentation adopté est essentiellement binaire, et donc principalement adapté pour la représentation de structures transitives simples.

3Comment donc représenter la structure ternaire d’un verbe à double objet tel que give ?

4Nous examinerons dans un premier temps la solution proposée par Marie-Line Groussier dans son article « Processus de déplacement et métaphore spatio-temporelle »1. Nous montrerons ensuite les limites auxquelles se heurte son analyse, avant d’avancer quelques hypothèses en vue d’une autre représentation.

GIVE ET LA MÉTAPHORE SPATIO-TEMPORELLE

5M.-L. Groussier (1980) aborde le problème de la construction à double objet en appuyant son analyse sur « la métaphore spatio-temporelle ». Elle part de l’observation du fonctionnement des verbes dits de « déplacement », puis étend son système d’explication au verbe give. Nous résumons ici son analyse.

Le verbe déplacer

(1) Jean déplaça le pion de la case noire à la case blanche.

6Dans l’exemple (1), le verbe déplacer exprime le processus de passage d’un Patient (le pion) d’une localisation de départ LOC0 (la case noire) à une localisation d’arrivée LOC1 (la case blanche). Ce processus est déclenché par l’Agent (Jean) qui intervient au point de départ.

7M.-L. Groussier compare la relation ordonnée existant entre LOC0 et LOC1 à un vecteur. Elle part du constat que l’Agent semble principale­ment associé au point de départ du processus (LOC0) et le Patient au point d’arrivée (LOC1). Elle en conclut que l’ordre établi entre les deux localisations oriente la relation Agent - Patient « pour des raisons de référence spatio-temporelle » (p. 68).

8« Agent », « Patient »... sont des termes qui semblent directement empruntés à C. J. Fillmore (1968). Cependant M.-L. Groussier (1980) se situe dans un cadre théorique différent, celui de la Théorie des Opérations Enonciatives (désormais notée TOE).

La TOE : bref rappel

9La TOE distingue schématiquement trois niveaux de structuration d’un énoncé : le niveau primitif, ou notionnel, le niveau prédicatif et le niveau énonciatif. Nous expliciterons les deux premiers termes au cours de notre analyse.

10Dans la TOE, le concept de « notion » est défini comme « un faisceau de propriétés physico-culturelles » et M.-L. Groussier (1980) ajoute que toute notion de procès met en relation, au niveau primitif, d’autres notions, « les actants ». Tout procès a donc son propre « schéma actanciel » et c’est pourquoi l’auteur qualifie de « fonctions actancielles » les rôles d’Agent et de Patient. Sa démarche diffère de celle de C. J. Fillmore en ceci qu’elle considère ces fonctions non pas comme « données », mais comme « construites à partir des propriétés primitives des notions mises en relation » (p. 60).

M.-L. Groussier décrit le processus exprimé par give en termes d’opérations de repérage, concept central à la TOE. Rappelons que cette opération est symbolisée par l’opérateur img-1.jpg et que a img-2.jpg b se lit « a est repéré par rapport à b » ; b est donc dans ce cas le repère et a le repéré. Notons que img-3.jpg marque l’opération converse : b img-4.jpg a se lit donc « b sert de repère à a ».

Application à give :

11M.-L. Groussier (1980) établit un parallèle entre le verbe déplacer et le verbe give.

(2) John gave a bone to the dog 

12Dans l’énoncé (2), John est identifié comme Agent, bone comme Patient et dog comme Bénéficiaire.

13Au début du processus de déplacement, l’Agent est repéré par rapport à la localisation de départ qui sert de repère au patient. Une fois le processus accompli, le Patient est repéré par rapport à sa localisation d’arrivée, ce que M.-L. Groussier (1980) résume par la formule suivante :

(AGENT img-5.jpg (LOC0 img-6.jpg PATIENT) —————> (Patient img-7.jpg LOC1)

14Si on pose a = AGENT, b = PATIENT, c = LOC0 et d = LOC1, on obtient alors le schéma actanciel suivant:

(a img-8.jpg (c img-9.jpg b) —————————> (b img-10.jpg d)

15Au niveau prédicatif, les notions se projettent sur un schéma de lexis qui comporte deux places d’argument, x0 et x1, et une place de prédicat p : < x0, p, x1 >.

16Comment projeter un schéma actanciel à places d’actants multiples sur un schéma prédicatif binaire? La solution consiste à composer plusieurs lexis entre elles : on instancie d’abord les places x0 et x1 d’une première lexis par deux des notions d’actants du schéma actanciel, et s’il reste une notion d’actant, elle occupera la place x1 dans une nouvelle lexis.

On aura ainsi : < x0, p , x1 > img-11.jpg x1’>. Les notions sont projetées sur ce schéma selon leur fonction actancielle et dans l’ordre suivant : Agent/Cause, Patient, LOC0, LOC1.

Le verbe give a un schéma actanciel similaire à celui du verbe déplacer, à ceci près que les rôles d’Agent et de Bénéficiaire sont confondus avec, respectivement, les rôles de LOC0 et LOC1. C’est pourquoi si l’on pose John = a ; bone = b et dog = d pour la phrase John gave a bone to the dog, on obtient
(a img-12.jpg (a img-13.jpg b)) -> (b img-14.jpg d), formule que l’on peut réduire à
(a img-15.jpg b) -> (b img-16.jpg d).
Ce schéma actanciel permet d’obtenir le schéma prédicatif suivant:
((a R b) img-17.jpg d).

17Ceci rend compte de John gave a bone to the dog, mais comme nous le savons, le verbe give accepte une construction à double objet, donnée en (3) :

(3) John gave the dog a bone.

M.-L. Groussier observe que LOC1 comporte obligatoirement le trait « animé » et cette obligation, conjuguée à la superposition des rôles de localisateurs avec ceux d’Agent et de Bénéficiaire, conduit selon elle à une modification des règles de l’ordre de projection du schéma actanciel dans le schéma prédicatif. Parce qu’animé, LOC1, c’est-à-dire le Bénéficiaire, peut être projeté en x1.
Le schéma actanciel ((a img-18.jpg b) -> (d img-19.jpg b))
donne alors le schéma prédicatif ((a R d) img-20.jpg b).

LES LIMITES DE LA MÉTAPHORE COMME REPRÉSENTATION :

18Il nous semble que l’explication donnée par M.-L. Groussier permet de bien rendre compte du complexe de relations qui conduit à la structure prépositionnelle de type « Mary gave a book to Peter »

19Cependant, la représentation proposée soulève plusieurs problèmes en ce qui concerne son application à la structure à double objet. En effet, c’est l’association de la propriété « animé » à LOC1 (qui se transforme alors en Bénéficiaire) qui conduit l’auteur à modifier l’ordre de projection des notions sur le schéma prédicatif. Or, nous ne souscrivons pas à l’affirmation selon laquelle LOC1 est obligatoirement animé. En effet si nous sommes d’accord pour dire que l’énoncé (4) :

(4) * John gave the new house a door.

20est impossible (et c’est d’ailleurs l’énoncé cité par M.-L. Groussier pour justifier sa thèse), nous pensons cependant que l’impossibilité constatée n’est pas seulement liée à l’absence d’un LOC1 animé. Nous avons en effet trouvé dans notre corpus plusieurs occurrences de LOC1 inanimés compatibles avec la structure à double objet. Il s’agit des exemples (5) et (6).

(5) Adam watched the moisture flow from the poncho. It gave the rubberized fabric a dull gleam, like metal. (BR K11 0710 )

(6) There was also a long wooden spear and a woomera, a spear-throwing device which gives the spear an enormous velocity ... (BR G04 1340 )

21Nous avons ici affaire à deux occurrences du verbe give construit avec un double objet. Le « Bénéficiaire »/LOC1 est dans les deux énoncés inanimé : il s’agit de the rubberized fabric dans (5) et de the spear dans (6). Peut-on d’ailleurs dans ce cas encore parler de Bénéficiaire? Il semble en effet que la définition même de cette fonction actancielle exige le trait « animé ». Notons aussi que dans (5) et (6), le sujet du verbe give est lui-aussi dans les deux cas inanimé, ce qui lui enlève tout caractère agentif. Il faudra ici parler plutôt de Cause.

22Il nous semble de plus difficile de considérer que an enormous velocity est repéré par rapport à a spear-throwing device, et que a dull gleam est repéré par rapport à it. En d’autres termes, si nous posons a = a spear-throwing device, b = an enormous velocity et d = the spear, nous ne pensons pas que ces deux énoncés traduisent une relation de type ((a b) -> (d b)). A dull gleam et an enormous velocity ne se définissent selon nous que par rapport à the rubberized fabric et the spear respectivement.

23La métaphore spatio-temporelle développée par M.-L. Groussier est peut-être opérante dans le cas de John gave the dog a bone ou John gave Mary a book, mais les deux exemples tirés de notre corpus nous montrent qu’il est impossible de réduire give à un simple transfert d’un élément b de a à d. L’élément défini comme le Bénéficiaire peut très bien être inanimé et il s’agit maintenant de voir quelle représentation peut être substituée à celle proposée par M.-L. Groussier.

VERS UNE AUTRE REPRÉSENTATION :

24Prenons pour point de départ l’exemple (5) :

(5) Adam watched the moisture flow from the poncho. It (a) gave the rubberized fabric (d) a dull gleam (b), like metal. (BR K11 0710)

25Il nous paraît impossible dans l’exemple (5) de postuler que le pronom it, anaphore de the moisture, est la localisation de départ de a dull gleam, pour lequel the rubberized fabric serait la localisation d’arrivée. C’est en fait la mise en relation de the moisture à the rubberized fabric qui cause le repérage de a dull gleam par rapport à the rubberized fabric. La métaphore spatio-temporelle ne fonctionne donc pas ici. Il n’y a pas transfert de repérage, mais plutôt émergence d’une nouvelle relation, d’un nouveau repérage. A dull gleam est construit par repérage par rapport à the rubberized fabric. On a donc la relation « the rubberized fabric sert de repère à a dull gleam. »

26Cette relation a pour source le pronom it, auquel semble associée la fonction actancielle de Cause. Nous considérons donc que it (a) est à l’origine de la relation de repérage qui s’opère entre the rubberized fabric (d) et a dull gleam (b). Ce que nous essayons de dire ici, c’est que la relation de repérage entre d et b ne peut s’effectuer sans l’intervention de a qui sert de déclencheur. It, par la médiation du verbe give, crée la relation entre the rubberized fabric et a dull gleam. En d’autres termes, ce qui est ‘donné’ ce n’est pas b, a dull gleam, mais la relation entre d et b. Nous pensons que nous avons d’un côté une relation entre d et b et de l’autre une relation entre a et cette relation entre d et b.

27Nous obtenons donc une représentation du type a r (d b) qui est proche du schéma causatif de type He made Mary buy a book. Nous formulons l’hypothèse qu’il est possible de rapprocher la structure à double objet de la structure causative. En effet, la construction à double objet marque l’émergence d’une relation entre les deux objets, relation qui a pour source le sujet du verbe give, qui peut être aussi bien animé qu’inanimé.

28Notons au passage que le point de départ de la relation déclenchée par a est le terme occupant la place d. d, nous l’avons dit, sert de repère à b. Ce rôle de repère entraîne certaines contraintes. En effet, il semble que pour assumer ce rôle, d doive être préconstruit, c’est-à-dire qu’il doit avoir fait l’objet d’un repérage antérieurement à la mise en relation dont il est question. C’est une opération qui est entre autres souvent marquée par le déterminant the.

29Reprenons l’exemple (5) : le repère doit être suffisamment stable référentiellement, c’est-à-dire suffisamment déterminé (cf. le fléchage marqué par the sur rubberized fabric) pour servir de "site de construction" de a dull gleam, qui est compris comme une propriété du tissu en question. Nous remarquons que dans les exemples (5) et (6), d est dans les deux cas l’objet d’un fléchage. Nous avons en effet pour (6) the spear. Nous pouvons aussi remarquer au passage que b est dans nos deux exemples déterminé par l’article marqueur d’extraction a.

30Ainsi, notre analyse tend à montrer qu’il est possible d’avoir deux objets inanimés dans une structure ditransitive, contrairement à ce qu’affirme M.-L. Groussier (1980). Cependant, son affirmation était notamment motivée par l’agrammaticalité de la phrase (4) :

(4) *John gave the new house a door.

31Comment rendre compte de l’impossibilité de cette phrase, puisque le caractère inanimé de the new house est une explication insuffisante?

32Observons quelques autres exemples puisés dans notre corpus :

(7) I do know that he gave the day tone and distinction. (BR K09 0150)

(8) The rest of the bedroom had been groomed to a superhuman neatness, but in the middle of the carpet lay the disheveled shorts. They gave the room a strange note of incongruity, like a mole on a beautiful face. (BR P28 0430)

33Dans ces deux énoncés nous avons une structure à double objet. Nous remarquons d’emblée que b est de nature qualitative. En effet b définit une caractéristique. Nous avons donc ici affaire au repérage d’une propriété par rapport à d, qui devient le site d’actualisation de la qualité b. En revanche, dans l’énoncé proposé par M.-L. Groussier (1980), a door ne peut être perçu comme une qualité de the house. Il semble que quand b n’est pas de nature qualitative, d doit être animé. Ceci est probablement dû au fait que la structure à double objet marque la mise en relation de b à d. Pour qu’une relation puisse s’instaurer entre les deux compléments, il faut qu’une interaction soit possible entre les deux, interaction qui est soit due au caractère animé de d, soit à la nature qualitative de b. Autrement dit, a est l’instigateur de l’émergence d’une relation de type repéré-repère entre b et d, mais une telle relation ne peut « émerger » que si elle est possible, c’est-à-dire, si les propriétés primitives de d et b sont d’une manière ou d’une autre compatibles.

34Nous avons essayé de montrer que la métaphore spatio-temporelle définie par M.-L. Groussier (1980) ne donne pas une juste représentation du fonctionnement du verbe give quand celui-ci est utilisé avec une structure à double objet. Il nous semble que le champ d’application de cette métaphore se limite aux cas où give est employé avec la préposition to qui marque effectivement un transfert et met en relief l’événement give. Un autre type de représentation doit selon nous être adopté dans le cas de la structure à double objet, représentation similaire à celle des causatifs, où ce qui importe est la relation qui s’établit entre les deux compléments du verbe give. Il est évident que l’hypothèse que nous avançons mérite une analyse plus détaillée que nous ne pouvons pas effectuer ici mais qui est l’objet de notre thèse.

Bibliographie

CULIOLI A., Notes du séminaire de DEA 1983-1984, Université de Paris 7, Poitiers, 1985.

FILLMORE C.J., « The Case for Case », Universals in Linguistic Theory, Bach and Harms (ed.), New York, p. 1-90, 1968.

GROUSSIER M.-L., « Processus de déplacement et métaphore spatio-temporelle », Modèles Linguistiques, II, 1, p. 57-106, 1980.

CORPUS

Brown Corpus, Icame CD-Rom Collection. Bergen : Icame, Norwegian Computing Centre for the Humanities.

Notes

1 . M. L. Groussier, « Processus de déplacement et métaphore spatio-temporelle » dans Modèles Linguistiques, II, 1, 1980.

Pour citer ce document

Par Sandrine ORIEZ, «LES LIMITES DE LA MÉTAPHORE SPATIO-TEMPORELLE DANS LA REPRÉSENTATION PRÉDICATIVE : LE CAS DE GIVE», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), La représentation en linguistique et littérature, mis à jour le : 15/10/2015, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=368.

Quelques mots à propos de :  Sandrine ORIEZ

AC à l’Université de Poitiers. Inscrite en thèse sous la direction de Jean CHUQUET. Titre de la thèse : « La Complémentation Verbale en anglais contemporain: le cas des verbes ditransitifs ». Communications et publications : Laurent Danon-Boileau, Catherine Chauvin, Sandrine Oriez, Elodie Vialleton (1995) « Franchir l’écart », in Cahiers de Praxématique, Université de Montpellier. Sophie Aslanides et Sandrine Oriez (1996) « Adapter un corpus finement annoté à de objectifs de recherche linguistiq ...