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Encore Enée ?
Par Philippe HEUZE
Publication en ligne le 10 novembre 2015
Texte intégral
1Il faut ici inviter Enée. Le moyen de l’ignorer ? Mais aussi, que dire de lui ? Non seulement vaste est le sujet, mais il est de plus essentiel : « Le personnage d’Enée est un des objets les plus importants qui, dans l’Enéide, méritent d’être étudiés » (J. Perret)1. Il n’a cessé d’inspirer lecteurs et commentateurs, tant que le projet de l’effleurer en quelques pages peut paraître déraisonnable, puisque ces pages suffiraient à peine pour en esquisser la bibliographie. Mais l’immensité de la tâche condamne-t-elle au silence ? Reprenons ici quelques remarques très générales, avec l’intention seulement de souligner une nouvelle fois avec quel art Virgile fait apparaître sa profonde originalité dans la conception du rôle et de la personnalité de son héros.
L’HERITAGE
2Et d’abord, un rapidissime coup d’oeil sur ce dont le poète hérite, sans oublier que cette question de l’héritage contraint de naviguer entre deux aires d’incertitude : la perte de sources possibles, d’une part, et, d’autre part, la réalité des connaissances du poète. Nous sommes portés à nous satisfaire de ce que nous avons et conduits naturellement à penser que Virgile était comme nous et connaissait parfaitement tout ce que nous possédons… Entre Homère et Virgile, il a été beaucoup question d’Enée. Grimal parle d’une « masse de légendes et de traditions.2 » On s’est demandé en particulier comment le Troyen avait pu échapper au massacre. Certains auteurs (Apollodore, Xénophon) rapportent qu’il avait été épargné par les Grecs vainqueurs par respect pour sa piété filiale. Mais on observe aussi, surtout plus tard, le développement de la thèse selon laquelle le fils de Vénus aurait trahi sa patrie, par hostilité à Priam3. Que connaissait Virgile de tout cela ? Quoique la prudence soit de règle, nous pouvons pourtant avoir quelques certitudes. Nous sommes assurés que Virgile connaissait le passage de l’Iliade dans lequel Poseidon dérobe Enée à la mort en annonçant qu’il est attendu par une grande destinée4. Chacun en a fait l’expérience, certains mots, certains vers pèsent plus que d’autres. Essayons d’imaginer comment Virgile, peut-être jeune encore, a pu entendre ces vers prophétiques qui devaient lui sembler composés pour lui ; à quel moment de sa vie il a pu les mettre en relation avec l’idée d’y trouver le héros par qui se développerait l’épopée latine, son épopée. La preuve de cette importance, le poète nous la donne, puisqu’il n’a pas omis de faire figurer ce passage capital dans son grand poème, en le traduisant mot-à-mot. C’est à Délos que le héros entend proférer son nom dans la prophétie du roi-prêtre Anius :
Hic domus Aeneae cunctis dominabitur oris
et nati natorum et qui nascentur ab illis. (III, 97-8)
A cet endroit la maison d’Enée dominera sur toutes les rives
ainsi que les enfants de ses enfants et ceux qui en naîtront.
3Est-ce cette origine qui imprime à l’oeuvre un caractère remarquable ? Le projet et le poème de Virgile reposent sur un homme, et un seul. S’il disparaît (dans la tempête, une épidémie ou au combat) un second ne sortira pas de l’ombre pour se mettre à sa place et poursuivre le chemin. Ainsi le proclament et les premiers mots et la première phrase, qui dit tout. Le vaste agencement aurait pu être conçu d’une façon qui impliquait moins un seul personnage. Virgile ne l’a pas voulu. Il s’ensuit que tout lecteur a sous les yeux en permanence cette production de l’imagination du poète qui, comme toute personne, même imaginaire, ne peut manquer d’inspirer réactions, sentiments et affects.
CONSENTIR ET ASSUMER
4Le héros d’Homère décide et taille dans les événements. Enée, dont l’action aux yeux des Romains aura des conséquences sans commune mesure avec ce que firent les vainqueurs de Troie (amener à l’existence Rome, maxima et pulcherrima rerum) n’est pas un conquérant avide, mais un fugitif. On a remarqué qu’une fois parvenu au Latium, le héros se montrait capable d’une stratégie un peu déjà comme un imperator romain. Mais cette juste remarque ne remet pas en cause le fait que le héros de l’Enéide est d’abord celui qui cède et celui qui assume. C’est ainsi que le poète, en grand artiste, l’a peint en deux passages sublimes de son épopée, la fin du deuxième livre et la fin du huitième. Ce sont images poétiques, à contempler et lire comme des tableaux qui disent plus qu’ils ne montrent.
5L’affreuse nuit qui apporte avec elle la fin de Troie n’a pas encore pris fin, mais on aperçoit sur l’Ida l’astre qui annonce la venue de la lumière, Lucifer. Ayant échappé à la fournaise et au carnage, une troupe prête pour l’exil attend un chef. Alors Enée, le narrateur, clôt l’épisode tragique par ces mots :
Cessi et sublato montis genitore petivi. (II, 804)
6Cessi, je me suis retiré, j’ai cédé ; le mot désigne et le mouvement du corps et le mouvement de l’âme. C’est l’aveu d’une faiblesse, la reconnaissance d’une infériorité. Des généraux l’ont fait par tactique. Ici sans doute il s’agit d’échapper à la mort et à l’esclavage, mais aussi de prendre la mesure des forces qui empoignent les humains. Enée a fait deux expériences exceptionnelles au cours de cette nuit. Sa mère lui a montré, le temps d’une vision, que ce n’étaient pas les Grecs qui s’acharnaient contre Troie, mais les dieux hostiles (II, 604 sqq). Hector, d’autre part, lui a confié dans un songe une folle mission qui exige la fuite : « Heu fuge, nate dea. » (II, 289) -force de la périphrase dans cette alliance de mots, comme si les enfants des dieux étaient nés pour cette ignominie ! Malgré ces très fortes raisons (s’il s’en souvient), il faut sentir à quel point ce cessi est dur à dire. Or il se trouve racheté, si l’on peut dire, par les mots qui le suivent. Celui qui cède reste fort et ne trahit pas. Cette charge humaine sur les épaules, emblème exclusif du héros, exprime bien sûr un sentiment, l ‘amour paternel, mais il est aussi un symbole dont l’objet est plus large et, s’il se peut, plus sacré encore. Et, d’autre part, il est difficile de ne pas voir la force des derniers mots. Sans doute, les montagnes sont refuge pour les Troyens. Mais l’artiste indique que la fuite est ascension. En cédant, Enée s’élève ; il prend aussi la direction de la lumière.
7Aux deux tiers du poème, à la fin de ce huitième livre qui fait Rome si présente, Virgile termine sur une autre image, elle aussi relevant des deux lectures, la banale et la symbolique et chacune disant à sa façon l’héroïsme singulier conçu pour Enée. Vénus vient de lui apporter le magnifique bouclier que Vulcain a forgé et décoré pour lui. Cent vers condensent dans l’or l’histoire de Rome, de la louve à Actium.
Talia per clipeum Volcani, dona parentis,
miratur rerumque ignarus imagine gaudet,
a attollens umero famamque et fata nepotum.
Voilà ce qu’il admire sur le bouclier de Vulcain, le cadeau de sa mère
bien qu’ignorant les faits il jouit de leur image
et porte à son épaule la gloire et les destins de ses descendants.
8Ce dernier vers (un peu comme le héros lui-même) a été très critiqué, comme trop banal d’abord. On lui apporte un bouclier, il le met à l’épaule, cela va de soi. Si c’était une botte, il l’enfilerait. Le vers donne donc une précision prosaïque et inutile. A l’inverse, on l’a trouvé trop recherché. L’alliance du concret et de l’abstrait (la gloire posée sur l’épaule) serait d’un style affecté et « néotérique ». D’autre part, s’il s’agit bien du destin de Rome, inscrit dans l’avenir, la fonction du héros et son engagement sont nuls : quoi qu’il arrive, tout cela se fera. Tant et si bien que cet hexamètre aurait pu fort bien être atéthisé par des critiques étroits, comme indigne de Virgile, et le huitième livre ainsi privé de ce geste qui dit tant. Le héros est placé dans la situation de répondre ; non pas d’agir, mais de réagir, de consentir à une proposition incompréhensible. Et soulignons cette conception de l’artiste : la confiance que le geste manifeste repose sur un garant, la beauté.
9Par ces deux images de grand art, le poète a signifié en quel sens s’oriente sa conception originale de l’héroïsme d’Enée.
COMPATIR ET PLEURER
10Il faut aller droit vers ce qui a le plus choqué : la sensibilité d ‘Enée, souvent jugée excessive, voire peu compatible avec l’ethos d’un chef. Cette particularité appartient à l’univers virgilien en général qui peut apparaître comme une « vallée de larmes » où l’on pleure souvent et abondamment. Il n’empêche. Le héros est le premier acteur et, comme protagoniste, c’est aussi celui qui pleure le plus. Relisons le passage qui le montre découvrant les peintures de la guerre de Troie dans le temple de Carthage. Quand il reconnaît le sujet des fresques, il s’arrête net et pleure, constitit et lacrimans (I, 459). Puis, reconnaissant Priam, il gémit profondément, il inonde son visage d’un flot de larmes, largo flumine ; toujours pleurant, il identifie les tentes de Rhésus, agnoscit lacrimans, et plus loin la scène de la mort d’Hector. A ce moment-là, l’émotion est devenue presque insupportable : il pousse, du plus profond de sa poitrine, un gémissement immense :
Tum uero ingentem gemitum dat pectore ab imo.
11C’est précisément ce passage que le poète a choisi pour mettre dans la bouche du héros le fameux sunt lacrimae rerum. A sa façon, Enée montre ce que ces mots veulent dire, mais, malgré les mérites de cette illustration, on peut trouver que le fils de Vénus fait preuve en la circonstance d’une fragilité nerveuse peu compatible avec la constitution du héros.
12Qui veut dessiner le caractère d’Enée ne peut ignorer cet aspect du personnage ; reste qu’il est difficile de porter un jugement dans l’absolu. Ces larmes produisaient-elles sur les premiers lecteurs l’effet qu’on verra plus tard, en particulier au grand siècle, pas seulement chez Scarron, mais aussi chez La Harpe (« Il est presque toujours en larmes ou en prière »)5 ? Même en tentant de reconstituer tant bien que mal les données d’une sensibilité commune à telle époque, le lecteur d’aujourd’hui ne peut facilement raisonner sa propre réaction – et c’est tant mieux. Sur ce sujet, comme sur beaucoup d’autres, la relation directe au texte conserve un droit inaliénable, condition de sa survie.
13Donc, sur les larmes d’Enée et les larmes dans l’Enéide il y a beaucoup à dire6. Essayons de resserrer la singularité virgilienne. Achille admire Priam d’avoir « un coeur de fer » (Iliade, XXIV, 521) pour avoir triomphé de tous les obstacles. On doit aimer Enée pour son coeur tendre, à l’unisson de la souffrance du monde. Ce caractère a des conséquences à connotations esthétiques sur la façon dont le héros évolue parmi les choses et les êtres. Il ne tranche pas (sauf quand il est poussé par les circonstances7), il est enveloppé par le sfumato de la sympathie, marqué par la porosité de son âme compatissante. Ainsi le montre une autre image, en contraste avec Didon. Toute aux tourments de sa passion méprisée, la reine « flotte sur une houle immense de fureurs, magnoque irarum fluctuat aestu (IV 532). La même formule sera reprise pour Enée, mais curarum remplacera irarum, « il flotte sur une houle immense de soucis » (VIII). Sans doute, les situations diffèrent. D’un côté, la reine tragique abîmée dans sa passion à elle, de l’autre, le chef anxieux des choses autour de lui. Et le poète prolonge merveilleusement cette belle expression, soit dit en passant empruntée à Catulle (LXIV 62), par une surprenante comparaison visuelle. Les pensées d’Enée volètent comme des reflets de soleil ou de lune renvoyés vers les plafonds par la surface mobile d’une onde dans un vase : instables, légères, changeantes.
14Pleurer, compatir, ressentir avec angoisse la périlleuse complexité d’une situation sont le fait d’une même âme que celle qui consent et assume. La réunion de ces deux caractères marque l’originalité de la création virgilienne, délibérément à l’opposé du schéma canonique. Notons qu’ils se complètent. La sensibilité à la nature souffrante du monde pourrait dériver vers un pessimisme sombre. Mais, si le héros doute et se trompe, il ne renonce pas. Il garde confiance, et l’on dirait plus justement foi, dans la possibilité qu’il a, en suivant les signes, d’agir sur le cours des choses. Il ne cesse de croire que les causes de son engagement, dont il n’a pas claire vision, valent épreuves et peines accumulées, et le sacrifice de son propre bonheur (disce fortunam ex aliis, XII, 435). Il faut rappeler, bien sûr, que ces deux caractères remarquables ne résument pas tout le personnage, beaucoup plus riche. A tel point que les critiques ont souligné à l’envi les difficultés que le poète avait rencontrées pour lui donner une cohérence convaincante, ce que résume A. La Penna : « Virgile n’a pas créé de son protagoniste un personnage, mais des fragments (dont certains très beaux) d’un grand personnage. »8
15On a proposé aussi une interprétation profonde. Virgile aurait conçu que son héros évoluait. Le fugitif de Troie, régénéré par l’épreuve et les révélations de la catabase, deviendrait l’imperator dont on a parlé. Ce point de vue, parfois contesté, mettrait le poète en contradiction avec le grand principe aristotélicien repris par Horace : que chaque personnage sibi constet (Art poétique, 217).
16Il n’est pas étonnant que la question du caractère d’Enée repose sur celle du poids des contraintes génériques. Virgile veut être l’auteur d’une grande épopée et adopte les moyens de son ambition. Il ne recule pas devant les hyperboles démesurées. D’Enée qui s’avance contre Turnus pour le combat final, il ose dire :
Quantus Athos aut quantus Eryx aut ipse coruscis
cum fremit ilicibus quantus gaudetque niuali
uertice se attollens pater Appenninus ad auras. (XII, 701-3)
17Aussi grand que l’Athos, aussi grand que l’Eryx, aussi grand que le vénérable Apennin lui-même ; quand il frémit de ses chênes mouvants et, fier de sa cime enneigée, s’élance vers les souffles. » Virgile enchérit presque vertigineusement sur Homère, qui se contentait d’un mont couvert de neige (Ilade, XIII, 754). La tension est perceptible entre les figures et la recherche d’une psychologie nouvelle.
18Pour terminer, risquons un rapprochement hardi, mais suggestif, avec quelques vers des Géorgiques, une bouffée d’épique dans le didactique. Il faut, enseigne Virgile, faire confiance aux signes du ciel, et aux prodiges. Ils ont annoncé les malheurs des guerres civiles, l’assassinat de César, le grand conflit de Philippes. Et soudain, cette ouverture inattendue :
Scilicet et tempus ueniet cum finibus illis
agricola, incuruo terram molitus aratro,
exesa inueniet scabra robigine pila,
aut grauibus rastris galeas pulsabit inanis
grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris. (I, 493-7)
19Sans doute un temps viendra où quelque laboureur en ces contrées, remuant la terre de sa courbe charrue, trouvera des javelots rongés par la rouille rugueuse ou heurtera de son soc lourd des casques vides, et il admirera dans les sépulcres ouverts des ossements géants.»
20La vision grandiose proposée par ces vers – dont l’écho ne cesse de se prolonger- comporte une réflexion majeure, repose même sur elle : l’épopée est aujourd’hui, pressent Virgile, les héros sont ses contemporains. Cette pensée peut servir à éclairer aussi le personnage d’Enée. En rapprochant la grandeur épique jusqu’à la toucher, elle en conteste la stylisation et donne plus de facilité au poète pour créer un héros selon ses conceptions et selon son coeur.
21A quoi peuvent tendre ces réflexions ? Au moins à conforter le traducteur du premier vers dans son choix, celui de transcrire uirum non par héros, mais bien par homme.
Notes
1 Virgile, Hatier, p. 139.
2 Virgile ou la seconde naissance de Rome, 1985, p. 196.
3 Cf. J.P. Callu, « Impius Aeneas ? » : échos virgiliens du Bas-empire, Présence de Virgile, 1978, p. 17 sqq. »
4 Iliade, XX, 300 sqq.
5 Cité par Perret, ibid.
6 J’ai essayé de le faire dans mon étude L’image du corps dans l’oeuvre de Virgile, 1985, p. 516 sqq.
7 Par exemple, l’urgence du départ de Carthage (IV, 580)
8 L’impossibile giustificazione della storia, 2005, p. 294.