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LES CHASTES ET LOYALES AMOURS DE THÉAGÈNE ET CHARICLÉE
(ALEXANDRE HARDY, 1623)
FAIRE UN CYCLE À L’AUBE DU NÉO-ARISTOTELISME
LES CHASTES ET LOYALES AMOURS DE THÉAGÈNE ET CHARICLÉE
(ALEXANDRE HARDY, 1623)
Par Fabien CAVAILLÉ
Publication en ligne le 08 septembre 2016
Table des matières
Texte intégral
1En 1623, le libraire Jacques Quesnel fait paraître un étrange objet, signé par Alexandre Hardy, le plus célèbre dramaturge professionnel du temps : Les Chastes et loyales amours de Théagène et Chariclée réduites du grec de l’Histoire d’Héliodore en huit poèmes dramatiques ou Théâtres consécutifs1. Comme le titre l’indique, la pièce adapte Les Éthopiques, roman grec, écrit par un sophiste du ive siècle ap. JC, extrêmement populaire depuis le milieu du xvie siècle. Alexandre Hardy adapte l’intégralité du roman – soit dix livres – qu’il découpe en huit « poèmes », appelés aussi « Théâtres » et « journées », comprenant chacun cinq actes de grandeur normale. Le tout se porte à plus ou moins 18 000 vers. Le découpage en journées, la taille de la pièce sont sans commune mesure avec le reste de la production théâtrale qui s’imprime à la même époque. Quesnel et Hardy font un coup éditorial ; ils le répètent en 1628, pour la seconde édition. Les deux parutions de Théagène et Chariclée encadrent la publication des cinq tomes du Théâtre d’Alexandre Hardy, parisien, autre cycle en quelque sorte, qui prétend faire le tour d’une carrière et transforme en œuvre ce qui n’était qu’un répertoire vendu aux comédiens.
2 Au moment où s’élèvent en France les premiers débats sur la Poétique d’Aristote et l’unité de temps, la sortie de Théagène et Chariclée jette un pavé dans la mare. Hardy en est conscient et se place d’emblée sous l’autorité de Virgile et de l’Énéide pour légitimer la composition en huit « Théâtres consécutifs » :
Autres devant moi n’ont enchaîné tels Poèmes à une suite directement contraire aux lois qu’Horace prescrit en son art poétique […] qu’est-ce aussi de l’Énéide qu’un poème continué où les personnages s’introduisent tour à tour ? Et, sauf la distinction des Scènes, tout semblable à celui-ci qui pourtant, ne le suit que de loin, et ne voudrai offenser ce divin chef-d’œuvre d’une profane comparaison2.
3C’est donc contre Horace, et derrière lui, contre les poétiques savantes néo-aristotéliciennes, qu’Alexandre Hardy se place, comme s’il s’agissait de résister aux transformations de l’écriture dramatique, à la promotion des unités et à la progressive homogénéité du répertoire. Théagène et Chariclée, par sa démesure, est la pointe extrême de la dramaturgie tragi-comique, épisodique et totalisante, qui triomphera temporairement dans les années 1630. Aussi excessive que la solution puisse paraître, la forme cyclique répond de manière pertinente et cohérente au désir de tout représenter sur lesquels les textes théoriques reviennent entre 1628 et 16373. Alors qu’après 1628, la génération suivante placera le combat sur le terrain théorique, par la publication de préfaces et de lettres, le vieux poète professionnel réagit en faisant paraître son œuvre et en en affirmant brièvement l’originalité.
4 On a parfois perçu Alexandre Hardy comme un artiste dépassé par l’évolution des productions théâtrales, doublement rejeté par ses successeurs à l’Hôtel de Bourgogne et au Marais (Du Ryer, Corneille) et par les premiers savants qui réécrivent l’histoire du théâtre français à l’aulne des préceptes aristotéliciens (Sarasin, d’Aubignac). Dans cette optique, l’ampleur de Théagène et Chariclée a souvent servi à attester le caractère bizarre et obsolète de son œuvre. Et pourtant, cette même ampleur prouve qu’il existe en 1623 des alternatives à la montée du modèle dramatique unifié, une autre conception de la séance de théâtre où fable et représentation ne coïncident pas, donc d’autres expériences, non plus fondées sur le fil continu de l’action, mais sur les plaisirs propres à la narration romanesque que l’on essaye de passer au théâtre. Cet article espère montrer que Théagène et Chariclée n’est pas une survivance anachronique de formes médiévales, mais une tentative de maximaliser, pour ainsi dire, les possibilités de la tragicomédie, de rivaliser ainsi avec les longs romans et d’appliquer au théâtre leurs modes de lecture.
Dinosaure dramatique ?
5Adapter un roman – grec ou moderne – est une pratique courante depuis la fin du xvie siècle, et l’on ne compte pas les adaptations du Roland furieux de l’Arioste, de la Diana de Montemayor, de l’Astrée d’Honoré d’Urfé. Alexandre Hardy fait comme les autres, mais à l’inverse de la majorité qui sélectionne un épisode à adapter, il monte, lui, tout le roman. À première vue, la démesure de Théagène et Chariclée détonne dans le paysage théâtral du premier tiers du xviie siècle.
6Autant qu’on puisse le savoir et quoi qu’il en dise lui-même, Hardy s’inscrit dans une pratique plus ancienne dont on a quelques rares exemples en France et que l’on connaît uniquement par les archives notariales ou des chroniques locales. On a pu représenter des pièces en cycle au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Ces pièces peuvent porter le nom de roman, dévoilant ainsi le matériau de l’adaptation théâtrale. L’une d’entre elles adapte le Roman de Valentin et d’Orson, roman de chevalerie de la fin du xve siècle, extrêmement populaire4. Cette pratique dont on ne peut pas dater les commencements se réduit dans le premier tiers du xviie siècle mais elle se maintient. Dans les années 1620-1630, on publie en France des pièces en deux journées, des diptyques en quelque sorte. Tyr et Sidon de Jean de Schélandre, la Généreuse Allemande d’André Mareschal en sont les exemples les plus célèbres mais il y en a d’autres dont le Mémoire de Mahelot, notamment, conserve les décors5. Certaines pratiques d’écriture laissent penser que les comédiens pouvaient représenter à la suite des pièces unies par des thèmes communs, comme si d’après-midi en après-midi, les séances de théâtre composaient une galerie cohérente de situations ou de personnages, un cycle non plus narratif mais thématique. Il en a peut-être été ainsi de la Mort de Daire et de la Mort d’Alexandre, tragédies qu’Alexandre Hardy écrit entre la fin de l’année 1620 et 1622 pour Bellerose et ses comédiens. Or Bellerose restitue ensemble ces deux pièces en 1625 et le poète les fait publier à la suite l’année suivante : ni les comédiens ni l’auteur semblent ne vouloir séparer les deux tragédies6. Il est possible que ces pièces aux titres en miroir aient pu fonctionner comme un diptyque ou comme une paire, même si elles ne développent pas deux épisodes de la même histoire. Certes, ces traces sont diffuses et ténues ; elles témoignent cependant de certaines habitudes de composition et de représentation des cycles : Théagène et Chariclée est un des rares vestiges d’un dispositif théâtral possible et admis au début du XVIIe siècle.
7 L’existence de ces cycles ne doit pas se comprendre seulement comme une survivance et une sécularisation du mystère7 ; derrière la parenté ou l’origine apparente, il faut en souligner les différences. Les grands mystères du XVIe siècle, aux proportions parfois impressionnantes, se donnent dans la continuité : les épisodes sont joués, en règle générale pendant trois ou quatre jours. La continuité des épisodes instaure un temps extraordinaire, temps de la fête collective et de la vacance dans la vie urbaine. Autant qu’on puisse en juger par les maigres renseignements dont nous disposons, un roman de théâtre, produit par des comédiens professionnels, n’est pas continu : une minute de notaire indique qu’en 1601, les épisodes du roman ne seront joués que le dimanche8. De dimanche en dimanche, comédiens et spectateurs avancent dans la progression de l’histoire, comme nos actuelles sagas télévisées. La répartition hebdomadaire des épisodes indique que le mot de journée a dans ce contexte un sens qui n’est plus celui du mystère. Dans le mystère, la journée est une unité de représentation – et non une unité thématique ou de fable – c’est tout ce que l’on peut jouer au cours d’une matinée et d’une après-midi : la journée, c’est vraiment la journée que l’on passe à regarder un spectacle. Dans le roman théâtral, la journée est une unité de la fable – et pas une unité de représentation. Le mot, en effet, a une acceptation spatiale dans la langue renaissante et classique : la journée, c’est spécifiquement un moment de voyage, l’étape que l’on parcourt depuis le lever jusqu’au coucher du soleil9. Théagène et Chariclée, comme Valentin et Orson, font l’histoire de voyages, dont on a représenté de dimanche en dimanche les principales étapes. À sa manière, le cycle théâtral se définit lui aussi comme un voyage au long cours dans lequel on embarque les spectateurs. On ne saurait donc analyser ces spectacles à journées comme d’anachroniques survivances du mystère ; ils répondent au contraire à des modes de composition et de lecture, bien inscrits dans les pratiques poétiques du début du XVIIe siècle. En 1623, le cycle théâtral de Théagène et Chariclée est encore une forme signifiante, pas un dinosaure dramatique.
Ordre artificiel contre ordre naturel, lecture synoptique contre lecture pathique
8L’intérêt d’une organisation en cycle des huit épisodes est de faciliter l’immersion des spectateurs dans la fiction en faisant que le temps de la représentation mime le temps de la fable : le voyage de Théagène et Chariclée vers l’Éthiopie dure longtemps, comprend des étapes diverses entre la Grèce et le royaume de Méroé ; de même, la représentation s’étale et s’organise en différentes journées qui sont autant d’étapes pour les spectateurs. Comédiens et public sont amenés à partager une temporalité similaire à celle du roman : par le cycle, ils se plongent dans la longue durée du voyage romanesque.
9Alexandre Hardy travaille cette immersion par une double opération. D’une part, tout en conservant la matière du roman, il bouleverse l’organisation des événements. Les Éthiopiques d’Héliodore ne sont pas un récit historique, mais un roman sophistique dont un des buts est de montrer le talent du poète dans la maîtrise des procédés de narration. Il en résulte l’usage de ce que les poétiques anciennes appellent un ordre artificiel [ordo artificialis] qui s’oppose à l’ordre naturel [ordo naturalis], propre à la narration historique10. Le second s’astreint à la chronologie, à la succession des événements dans le temps naturel ; le premier n’y est pas tenu et l’enfreint en permanence. Ainsi les cinq premiers livres des Éthiopiques sont une gigantesque analepse, un long retour en arrière qui raconte tout ce qui se passe entre Théagène et Chariclée avant leur arrivée en Égypte. La seconde moitié du livre se déroule de manière plus naturelle et suit leur parcours d’Égypte en Éthiopie. Alexandre Hardy ne tient pas compte de la composition originelle du roman et rabat l’ordre artificiel sur l’ordre naturel, plus propre à la représentation théâtrale, et surtout plus vraisemblable. Autrement dit, il recompose toute la matière romanesque selon un schéma linéaire qui rend sensible le passage du temps et l’écoulement de la vie humaine et qui efface, du même coup, tous les procédés manifestant l’art d’un narrateur.
10 D’autre part, la valorisation du temps naturel permet à Alexandre Hardy d’user de la pause entre chaque journée : il invente des arrêts brusques de la fable, il ne résout pas une situation, bref il fabrique du suspense. Par exemple, à la fin de la première journée, après une bataille sanglante entre des pirates qui se sont disputés et entretués pour Chariclée, Théagène est grièvement blessé et sa belle se lamente sur son corps ; ses derniers vers sont « Que ferai-je seulette ? Où sera ma recourse/ Maintenant que la nuit précipite sa course11 ? » La question invite ostensiblement les spectateurs à venir écouter la suite. La septième journée s’achève aussi par une situation irrésolue : Théagène et Chariclée sont capturés par le roi d’Éthiopie Hydaspe, le père de Chariclée qui ne la connaît pas ; pour remercier les dieux, le roi décide de sacrifier le couple de jeunes gens dès son retour au pays. La dernière scène de l’acte V annonce le retour du roi à Méroé et la préparation du sacrifice. Ces fins ouvertes ne sont pas à proprement parler une invention d’Alexandre Hardy car il suit en cela le roman d’Héliodore et la manière dont on s’est mis à le lire à partir du xvie siècle. Terence Cave a montré comment Jacques Amyot, traducteur français des Éthiopiques, est le premier à découvrir le suspense du roman12, autrement dit à concevoir l’histoire dans sa globalité et, non comme une simple succession d’événements ou de chants13. S’y joue une autre façon de lire la fiction romanesque, un autre plaisir de la narration. En usant du cycle théâtral qui répète sept fois les plaisirs de l’incertitude, de l’inachèvement et de l’attente, Alexandre Hardy prolonge l’impression de lecture de Jacques Amyot, accroît le suspense et inscrit Théagène et Chariclée dans l’évolution des rapports à la fiction au cours de la première modernité. La valorisation de l’ordre naturel et d’une temporalité vraisemblable favorise un mode de lecture linéaire de la fable – mode moderne qui permet davantage des effets de croyance et d’émotion de la part des spectateurs justement parce que la fable se coule dans leur temps. Le suspense produit par le cycle induit ce que Claude Imbert appelle une lecture pathique14.
11 Cette analyse, toutefois, ne rend pas compte de certains éléments de Théagène et Chariclée, tout aussi structurants que la pause suspensive. À trop assimiler le cycle à une saga, à trop écouter Alexandre Hardy qui insiste sur le caractère successif, « consécutif » ou « continué », des journées, on ne voit dans Théagène et Chariclée qu’un feuilleton. Or relue dans la perspective des cycles, la pièce apparaît bien comme un ensemble où tous les éléments obéissent à une composition et à une cohérence globales. En dépit de la promotion de l’ordre naturel, il y a des restes d’ordre artificiel. Ceux-ci laissent la place à un second mode de lecture qu’on peut nommer, à la suite de Claude Imbert, synoptique, lecture qui n’est plus passionnément suspendue au fil de l’action mais qui appréhende la totalité de l’histoire.
12 Dans les huit épisodes, en effet, des interventions échappent à la logique linéaire et vraisemblable de la fable parce qu’elles mettent en perspective les événements, les intègrent dans des systèmes de causalité ou dans des réseaux de sens et offrent ainsi une perception synthétique de l’histoire. Ces vues globales sont assurées par deux types d’intervention :
1. les discours ou les figures qui impliquent ou engagent la transcendance : les oracles ou les prophéties (celle de Calasire, Première journée, acte II, sc. 4) ; les songes (celui de Thiamis, Deuxième journée, acte III, sc. 1) ; les fantômes (l’Ombre du fils de Canide, Quatrième journée, acte IV, sc. 4, l’Ombre de Calasire, Huitième journée, acte I, sc. 1) ; les serments et les échanges de gages (Troisième journée, acte IV, sc. 2). La perspective synoptique se fait à partir du regard de Dieu, en quelque sorte.
2. les discours ou les figures qui assument une fonction de narration : les récits enchâssés (celle de Gnémon, Deuxième journée, acte II, sc. 2), les résumés des épisodes précédents (Quatrième journée, acte I, sc. 1 ; Sixième journée, acte I), les faux résumés des épisodes précédents (voir les nombreux mensonges de la Deuxième journée), certains commentaires méta-poétiques (la célébration de la compagnie amicale et du devis pendant les voyages parce qu’ils font oublier le temps et les fatigues du corps). La perspective synoptique se fait, cette fois-ci, à partir du regard du poète.
13Ces interventions restituent un arrière-plan aux événements représentés sur scène, elles élargissent le cadre, en l’ouvrant sur le passé et sur le futur, sur des ailleurs – Athènes, la Thessalie, la Perse. Elles mettent en rapport la journée avec l’ensemble des autres épisodes, avec les fins et les raisons du voyage des jeunes amoureux. Un autre mode d’expérience et de compréhension du spectacle s’offre au public qui l’amène à intégrer chaque scène, événement ou discours dans un ordre plus vaste. Les allusions à un regard de Dieu ou à celui du poète sont autant d’invitations à considérer l’ensemble du cycle, à en percevoir les contours et les limites, à rapporter la partie au tout et le tout à la partie. Appréhension de la totalité, cet autre mode de lecture fonctionne par la mémoire du spectateur et sa capacité à créer des liens entre les différents éléments du spectacle. C’est aussi parce qu’il permet ce type d’expérience totalisante ou globalisante que le cycle théâtral trouve son intérêt.
14Ces deux modes de lecture fonctionnent ensemble car ils réservent des plaisirs différents qui ne sont pas incompatibles. Si l’expérience linéaire et pathique a le goût du suspense et des péripéties, l’expérience synoptique apporte, par la mise en perspective, le plaisir des reconnaissances (au sens de révélation d’un sens caché) ; passions et mémoire s’allient dans la compréhension du cycle théâtral. En somme, la lecture synoptique ne s’oppose pas à la lecture pathique mais tisse avec celle-ci des relations complexes de complémentarité ; elle a aussi sa modernité car elle répond de finalités que l’on retrouve à la même époque dans la lecture et l’usage des longs romans.
Sagesse, science et jeu : les trois fins d’une lecture synoptique
15Les discours et les figures qui relient les événements de Théagène et Chariclée à un ordre transcendant, ont pour caractéristique d’être des messages de consolation et des gages d’espoir. Oracles, songes, fantômes rappellent que le bonheur nuptial et la réalisation du désir attendent les deux amoureux au royaume d’Éthiopie ; tous les obstacles, toutes leurs séparations, tous les désirs contraires qui s’acharnent sur eux sont voués à disparaître. Dans la pièce, on ne compte plus les discours sur les vertus, cardinales et théologales – principalement tempérance, prudence, espérance et force –, vertus qui doivent guider les hommes dans leur voyage terrestre. La lecture synoptique s’infléchit donc dans un sens assez banalement chrétien à ceci près que le voyage de Théagène et Chariclée est aussi une éducation du désir et l’apprentissage d’un amour adulte. Bouillant de passion et prêt à sauter sur sa belle dès qu’ils ont quelques minutes pour se reposer, Théagène apprend à retarder la jouissance, à accroître son désir pour éprouver une plus grande joie, fût-elle institutionnalisée par le mariage. À la lecture chrétienne, peut s’ajouter une lecture érotique à l’usage des jeunes gens. Ces discours sur la patience et la tempérance peuvent enfin se lire dans une perspective méta-poétique, comme d’ironiques conseils à des spectateurs trop avides de connaître la suite et de passer aux épisodes suivants. Dans les trois cas, quoique pour des fins opposées, le cycle apparaît comme un exercice de maîtrise et de culture de soi, aussi bien pour les personnages que pour le public.
16La seconde fin du cycle est peut-être plus remarquable parce qu’elle est moins évidente. Si Théagène et Chariclée en appelle à cette lecture synoptique et invite à s’affranchir de l’ordre naturel pour rapprocher des éléments distincts au sein du cycle, on peut se demander ce que l’on gagne à de tels rapprochements et à une vision aussi large de l’ensemble. On peut faire l’hypothèse que la pièce a à voir avec les entreprises encyclopédiques du xvie et de la première moitié du xviie siècle, c’est-à-dire avec la possibilité de rassembler et de donner accès à la totalité des savoirs sur le monde. Théagène et Chariclée est, par plusieurs aspects, une encyclopédie allégorique, incarnée et animée par des acteurs. On peut mettre en série les personnages, les lieux et les situations de la fable sans difficulté : la pièce représente les différents ordres de la société (bergers, bourgeois, soldats, prêtres et princes) et ses marges (sorcières et pirates), les différents régimes politiques (la communauté républicaine [Delphes], la tyrannie [le gouvernement d’Arsace à Memphis], la monarchie qu’on pourrait dire absolue [le royaume d’Orondate, roi de Perse], la monarchie tempérée [l’Éthiopie du roi Hydaspe], les différentes sortes d’amour [celui des jeunes gens, celui d’une femme mûre pour un adolescent, celui d’un homme mûr pour une adolescente], les différentes nations [la Grèce, l’Éthiopie, l’Égypte, la Perse]). L’encyclopédie se joue aussi au niveau poétique puisque Théagène et Chariclée traverse tous les imaginaires génériques du temps, tous les types de discours possibles (du discours politique aux armées aux plaisanteries grivoises), toutes les passions possibles (de la rage à l’amour) – Antoine Fouquelin, auteur d’une Rhétorique française, emprunte certains de ses exemples aux Éthiopiques, comme si le roman contenait déjà toutes les manières de parler15. La pièce semble devenir un index des choses et des savoirs sur le monde, et le théâtre qui la représente, s’apparente à un cabinet de curiosités, une chambre des merveilles, un théâtre de mémoire.
17L’ambition d’un cycle théâtral à l’époque moderne pourrait très bien répondre à la fascination humaniste pour l’encyclopédie, pour la connaissance globale du monde et des arrière-mondes. Les liens entre le théâtre et la science universelle ne sont pas fortuits : on rappellera que deux des plus célèbres arts de mémoire du xvie et du xviie siècles, ceux de Camillo et de Fludd qui permettent de mémoriser la totalité du savoir, adoptent la forme architecturale du théâtre comme modèle théorique16. On rappellera aussi que les grands romans, antiques et modernes, font aussi l’objet d’herméneutiques plus ou moins complexes qui attachent des savoirs à chaque épisode, alors perçus de manière allégorique17. Les fables éclatent en morceaux autonomes de savoir qu’il faut ensuite reconstituer, agencer autrement pour accéder à la connaissance de toute chose. La lecture synoptique du cycle théâtral rejoint ainsi, par le biais de l’encyclopédisme, d’autres modes de lecture propres à la première modernité.
18On se tromperait, cependant, si l’on prêtait à Alexandre Hardy seulement des intentions savantes. Tout au long du xvie siècle, les grands romans à la mode donnent naissance à des jeux, essentiellement des jeux de mémoire, que l’on trouve dans les traités les plus célèbres de l’époque – par exemple, celui d’Innocenzo Ringhieri, Cento giocchi liberali de 1551, rapidement traduit en français en 155518. On joue tantôt à se souvenir de certains épisodes, à recomposer des suites d’événements, voire à incarner certains personnages ; tantôt à lire de manière allégorique tel ou tel épisode romanesque. Ces jeux qui ont, eux aussi, des prétentions encyclopédiques, sont autant d’usages des longs romans : on ne se contente pas de les lire mais on les découpe, on fait jouer leur sens, on les joue, parfois, véritablement.
19L’adaptation des Éthiopiques en cycle et les deux modes de lecture qu’instaure cette disposition, participe de cette culture du jeu romanesque. La composition en journées introduit, en effet, un rapport ludique avec un matériau romanesque bien connu des spectateurs. On ne donnera qu’un seul exemple des parentés possibles entre l’expérience d’un cycle de théâtre et les usages ludiques des romans, mais il y aurait aussi à chercher du côté des faux récits synthétiques des épisodes précédents ou des oracles mystérieux ; ces formes qui suspendent le sens et relancent l’interprétation des spectateurs, ont à voir avec les nombreux jeux d’énigme. Les pauses suspensives, comme celle de la première journée (« Que ferai-je seulette ? »), invitent à autre chose que du suspense lorsqu’on les lit dans la perspective synoptique et dans la certitude de la fin heureuse ; elles conduisent les spectateurs à un effort de mémoire – que se passe-t-il dans la suite du roman ? – ou d’invention – que pourrait-il se passer, sachant que la fin doit être heureuse, sachant donc que Théagène ne peut pas mourir ? Le jeu des romans proposé par Charles Sorel dans la Maison des jeux19, traité ludique de 1642, repose sur un fonctionnement similaire. Un des participants commence à inventer une histoire – dans la Maison des jeux, le roman s’ouvre sur le sacrifice de jeunes gens, soit un souvenir de la fin des Éthiopiques – puis il s’arrête de but en blanc, à un moment crucial et laisse le soin à son voisin de poursuivre le récit. Le second narrateur s’arrête à nouveau au moment critique, et ainsi de suite, le roman faisant le tour – un cycle – de l’assemblée des joueurs.
20Parce qu’il joue sur des modes de lecture ou de perception de la fable différents, le cycle théâtral introduit un rapport entre spectacle et spectateur qui est aussi fondé sur la collaboration ludique, sur la stimulation gratuite et oisive de la mémoire et de l’imagination. Dans le cas précis des pauses de chaque journée, le spectateur est amené à jouer avec les possibles de l’univers romanesque, à produire à son tour le monde du roman, et peut-être, à découvrir les clefs mystérieuses d’une encyclopédie.
21Théagène et Chariclée témoigne de l’influence et de la fertilité du modèle romanesque sur la création théâtrale, comme de l’originalité des solutions dramatiques et spectaculaires auxquelles l’invention tragicomique peut conduire. En ce début de XVIIe siècle où le théâtre professionnel se fixe peu à peu dans les villes, le cycle établit un autre rapport à la séance de théâtre et inscrit la représentation dans une temporalité plus longue où la mémoire des spectateurs joue un rôle essentiel. Or, en dépit de son ambition et de sa parenté avec les manières de lire les longs romans, le cycle d’Alexandre Hardy n’a pas fait école. Il n’a pas su résister au grand mouvement de standardisation des productions qui accompagne l’accroissement du théâtre urbain dans les années 1620-1640. En faisant coïncider séance et fable, la poétique néo-aristotélicienne, elle, répond plus aisément aux impératifs économiques et aux soucis de rentabilité que rencontrent les comédiens professionnels.
22Si Théagène et Chariclée a pu arriver jusqu’à nous, c’est que le cycle a trouvé refuge dans le livre. Quand la scène exclut progressivement les pièces à journées, trop lourdes à mettre en œuvre, le livre les accueille sans difficulté et leur prête sa petitesse, sa légèreté, sa maniabilité. Un livre peut s’interrompre ; on peut sauter des pages, revenir en arrière, aller et venir librement ; on peut l’offrir, le prêter, l’échanger. Il permet ainsi le suspense des pauses dans le cycle, mais il satisfait aussi le désir de connaître la fin. Il favorise la lecture synoptique parce qu’on accède plus facilement à une totalité lorsqu’on la tient entre ses mains. Enfin, il peut se faire accessoire de jeu, circulant entre les mains de lecteurs-joueurs. De la scène au livre, Théagène et Chariclée retourne à son origine : né d’un roman, le cycle est devenu un roman puisque le théâtre n’en a pas voulu.
Notes
1 A. Hardy, Les Chastes et loyales amours de Théagène et Chariclée, Jacques Quesnel, 1623. Si Alexandre Hardy a pris en 1622 un privilège pour publier l’intégralité de son œuvre, il n’est pas sûr qu’il ait souhaité commencer par Théagène ; l’impression est bâclée et désavouée par le poète dans l’Avis au lecteur du volume ainsi que dans celui du premier tome du Théâtre d’Alexandre Hardy, parisien, paru un an plus tard.
2 A. Hardy, « À Monsieur Payen, conseiller du roi », dans Les Chastes et loyales amours de Théagène et Chariclée, op. cit., [n.p.]
3 On se souvient des proclamations du Discours à Cliton : « Je loue grandement ces esprits vigoureux qui pour faire un Poème parfaitement beau, ne trouvent rien d’impossible au Théâtre. Qui dirait à un Peintre qu’il ne pourrait tirer dans une aune de toile le monde et ses parties, celui-là ne serait-il pas moqué, vu que d’ordinaire les plus riches tableaux sont des raccourcis ? Lui pourrait-on dire qu’entre l’Europe et l’Afrique il n’aurait pas mis l’île de Malte, pourvu qu’en un trait de pinceau il eut fait la mer Méditerranée. Le Théâtre ne diffère en rien d’une table d’attente, tout le Ciel est sa perspective, la terre et la mer en sont les confins, et ce qui se fait en Orient et en Occident y peut être représenté. » [Anonyme], Le Discours à Cliton sur les Observations du Cid avec un traité de la disposition du poème dramatique et de la prétendue règle de vingt-quatre heures, imprimé aux dépens de l’auteur, 1637, p. 73
4 Voir A. Howe, Le Théâtre professionnel à Paris. 1600-1649, Centre historique des Archives nationales, 2000, p. 211
5 J. de Schelandre, Tyr et Sidon. Tragi-comédie divisée en deux journées, de l’imprimerie de Robert Estienne, 1628 ; A. Mareschal, La Généreuse Allemande ou le Triomphe d’amour. Tragi-comédie mise en deux journées, chez Pierre Rocolet, 1631. Voir aussi les pièces de Bernier de la Brousse (Les Heureuses Infortunes, 1618), de Du Ryer (Argénis et Polyarque, 1631), de Puget de la Serre (Pandoste ou la princesse infortunée, 1632). Il existe aussi un exemple italien : l’Orseida, opera regia de Flaminio Scala, compte trois journées. Voir Fl. Scala, Il Teatro delle favole rappresentative, in Venetia, a preso di Giovan Battista Pulciani, 1611
6 Voir A. Howe, Écrivains de théâtre. 1600-1649, Centre historique des Archives nationales, 2005
7 Sur ce rapprochement, voir H. C. Lancaster, French tragi-comedy. Its Origin and development from 1552 to 1628, Baltmore, J.H. Furst Company, 1907, p. 5 ; J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, Nizet, s.d., p. 111
8 Voir A. Howe, Le Théâtre professionnel, op. cit., p. 211
9 A. Furetière donne la définition suivante à journée : « Journée, est aussi un espace de chemin qu’on peut faire facilement en un jour. Les journées sont réglées par la Justice à dix lieues, tant pour les assignations qu’on donne, que pour la taxe des frais des voyages. On dit, Marcher à grandes et à petites journées, pour dire Aller diligemment, ou lentement. Les voyageurs d’Orient comptent les distances de villes par journées. » A. Furetière, Dictionnaire universel, art. Journée
10 Voir T. Cave, « Pour une pré-histoire du suspens » dans Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999, p. 129-141
11 A. Hardy, Théagène et Chariclée, op. cit., Première journée, acte V, sc. 4, p. 69-70
12 Voir J. Amyot, « Proesme du Translateur », dans Héliodore, L’Histoire æthiopique de Heliodorus, contenant dix livres, des loyales & pudiques amours de Theagenes Thessalien, & Chariclea Æthiopienne, pour Estienne Groulleau, 1559 [1548], [ij v°]
13 Voir T. Cave, « Pour une pré-histoire du suspens », art. cit. et « Suspense and the pre-history of the novel », Revue de Littérature comparée, n° 4, 1996, p. 509-516
14 Cl. Imbert, « Le roman grec : du protreptique à l’Éducation sentimentale », in Le Monde du roman grec, (dir. M.-Fr. Baslez, Ph. Hoffmann et M. Trédé), Presses de l’École Normale Supérieure, 1992, p. 327
15 « D’autre voix se prononcera la plainte et lamentation, c’est à savoir d’une voix lamentable, pleine de commisération et de larmes : comme celle de Chariclée, prisonnière de Nausicle. » ; « Mais de hausser sa voix en toute l’oraison, comme en chacune diction, il y a trois degrés, c’est-à-dire trois accents, le grave, aigu, circonflexe. […] Le second ton ou accent est l’aigu : duquel le traducteur signifie Chariclée avoir usé : laquelle montant au feu (comme dit l’histoire) tendit les mains jointes au ciel, mêmement du côté dont le Soleil luisait, et à haute voix s’écria, “Ô Soleil, …” », A. Fouquelin, La Rhétorique française [1555], dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, (éd. Fr. Goyet), Librairie générale française, coll. « Livre de poche », 1990, p. 438 et p. 441-442
16 Voir Fr. A. Yates, L’Art de la mémoire [1966], (trad. D. Arasse), Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1975
17 Sur les utilisations des romans à des fins mnémotechniques, voir L. Bolzoni, La Chambre de la mémoire. Modèles littéraire et iconographiques à l’âge de l’imprimerie [1995], Genève, Droz, coll. « Titre courant », 2005
18 I. Ringhieri, Cento Giuochi liberali et d’ingegno novellamente da M. Innocentio Ringhieri, in Bologna, per Anselmo Giaccarelli, 1551. Voir Fr. Lecercle, « La culture en jeu. Innocenzo Ringhieri et le pétrarchisme » dans Les Jeux à la Renaissance, (dir. Ph. Ariès et J.-Cl. Margolin), Librairie Vrin, 1980, p. 185-200. Sur la relation entre les jeux et l’univers romanesque, voir aussi Fr. Lavocat, « Fictions et paradoxes : les nouveaux mondes possibles de la Renaissance » dans Usages et théories de la fiction. Le débat contemporain à l’épreuve des textes anciens (XVIe-XVIIIe siècle), (dir. Fr. Lavocat), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004
19 Ch. Sorel, La Maison des jeux où se trouvent les divertissements d’une compagnie par des narrations agréables et par des jeux d’esprit, et autres entretiens d’une honnête conversation, chez Nicolas de Sercy, 1642
Pour citer ce document
LES CHASTES ET LOYALES AMOURS DE THÉAGÈNE ET CHARICLÉE
(ALEXANDRE HARDY, 1623)», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Le cycle de théâtre, mis à jour le : 08/09/2016, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=418.