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Odyssee Europa ou la dramaturgie des origines
Par Guido Hiß
Publication en ligne le 08 septembre 2016
Table des matières
Texte intégral
Sept mises en scène
1 Le spectacle Odyssee Europa a été la contribution la plus importante des théâtre municipaux de la Ruhr pour le projet de métropole culturelle régionale RUHR.2010 dans le cadre duquel une région était pour la première fois chargée de représenter la culture d’un continent. Six théâtres ont ainsi coopéré entre eux : les théâtres municipaux d’Essen, de Bochum, d’Oberhausen et de Dortmund ainsi que le Schloßtheater de Moers et le Theater an der Ruhr de Müllheim. Ce sont dinc six créations qui ont été présentées, toutes axant leur travail sur des éléments de l’épopée d’Homère, l’Odyssée. Les pièces qui en ont été tirées ont été écrites par des dramaturges venus d’Allemagne, d’Irlande, de Hongrie, d’Autriche et de Turquie. Composées les unes indépendamment des autres, elles cherchent chacune à leur façon à aborder l’Odyssée.
2 Le public a été convié dans ce cadre à un « voyage dans un entre-deux mondes » : six mises en scènes en l’espace de deux jours. Le voyage-performance conçu par le collectif d’architectes raumlabor-berlin dans le cadre de ces mises en scènes joua du modèle antique de façon plus subtile que nombre d’entre elles : la mer des maisons correspondait à la Méditerranée, on étendit plusieurs fois la main « vers les mets offerts1 », les bus et les trains devinrent des navires, les théâtres des îles, les queues de spectateurs des serpents de mer. Les trajets soigneusement préparés traversaient les territoires centraux de la région de la Ruhr : l’agréable vallée de la Ruhr, de vieux lotissements ouvriers, le port sur le Rhin de Duisburg, l’autoroute A40. On s’accommoda du patriotisme local des guides, on s’entretint de théâtre et des secrets de la culture industrielle, on se sentit dépassé par les événements tout en finissant (presque) par former une communauté. Le « prototype de l’individu bourgeois2 », selon l’expression d’Adorno et de Horkheimer, avait pris la forme de quatre cents touristes en pension complète sur un bateau de croisière. L’ironie de ce décalage échappa certainement à quelque critiques qui confondirent les procédures d’enregistrement, les promenades en bateau et en bus avec à quoi elles faisaient subtilement allusion : quatre cent touristes en pension complète sur le dos d’un géant antique.
3 En ce qui concerne les pièces et les spectacles, il n’y avait pas de dramaturgie englobante qui aurait fourni des directives thématiques ou axées sur leur contenu. Les auteurs ont travaillé indépendamment les uns des autres. Ce qui les reliait entre eux, la référence commune de ce cycle, se réduisit tout d’abord, selon le programme, à la volonté de lire l’épopée homérique comme le « texte fondamental » de l’Europe pour le mettre en scène au regard du présent de ce continent : il s’agissait de refléter l’ancien dans le nouveau.
4 La particularité d’Odyssee Europa en tant que cycle ne consiste ni dans la concurrence médiatique avec l’épopée, ni dans l’affirmation de nouveaux potentiels représentatifs du dramatique ou du théâtral. Au cœur de ce projet est inscrit l’aspect temporel, l’orientation commune de chacune de ses parties en direction d’un supposé récit fondateur européen. L’arbre essaie de s’expliquer en regardant la graine dont il est issu. Le mode (entéléchique) dans lequel se joue ce cycle est une dramaturgie des origines, qui est du reste connue dans les contextes mythologiques et religieux. Odyssee Europa tenta donc de justifier de façon homérique le présent du continent. Ce qui fait la cohérence interne du cycle implique par ailleurs un modèle de la mémoire qui n’est pas sans être problématique.
Stations
5 L’enregistrement a lieu au Théâtre Grillo d’Essen ; d’amicales hôtesses distribuent l’équipement : le programme, le plan du trajet, un masque de nuit ainsi qu’un morceau de biscotte dans un sac portant l’inscription « mouton ». Le premier spectacle, Areteia, a lieu tout aussitôt. Écrite et mise en scène par Grzegorz Jarzyna et rendue attractive par l’emploi de moyens audiovisuels, la pièce porte de façon banale sur un conflit de générations qui ajoute une dimension oedipienne à la figure d’Ulysse revenant de guerre (deux parricides !) et interprète celle-ci comme ancêtre de tous les guerriers à venir. Elle est suivie d’une découverte durant trois heures de la Ruhr en petits groupes, puis l’on se rend de concert au spectacle Onzième Chant (Elfter Gesang) de Bochum. La pièce de Roland Schimmelpfennig sous la direction de Lisa Nielebock propose la mise en scène statique autant qu’intrusive d’une image de la modernité torturée depuis la perspective des Enfers homériques. Après cela, des bus transportent des voyageurs plutôt mécontents à travers des halles en ruines et des complexes industriels jusqu’au bateau d’excursion à vapeur Santa Monica II qui prend immédiatement le cap en direction de l’Ouest sur le canal du Rhin à Herne (repas pris à bord). Le soir venu, on atteint l’île d’Oberhausen et la mise en scène pleine d’imagination de la Pénélope d’Enda Walsh par Tilman Knabe, laquelle est la seule à faire preuve d’humour (noir) : quatre hommes qui végètent dans une piscine tentent en vain de s’attirer les grâces de la maîtresse de maison par des sketchs. Ils finissent par être (symboliquement) bannis par la dame, une danse sauvage de la femme victorieuse célèbre la fin des hommes. Ulysse n’est plus utilisé, ni comme référence pour la pièce, ni en sa qualité de vengeur de son épouse. Homère est aussi loin que Mars, l’Europe n’est plus qu’une lune de Jupiter et c’en est fini du patriarcat. Le public fait montre de sa gratitude, y compris à l’égard des signaux d’avertissement d’usine qui le maintiennent parfaitement éveillé.
6 Le deuxième jour commence soit avec Perikizi. Un jeu onirique (Perikizi. Ein Traumspiel) à Moers, soit avec Chant des syrènes. Un jeu satyrique (Sirenengesang. Ein Satyrspiel) à Mülheim. La protagoniste de la pièce d’Emine Svegi Özdamar, Perikizi, en quittant sa ville d’Istanbul, se lance dans un périple trompeur à travers l’Europe centrale où elle tente de s’en sortir comme immigrée clandestine ; les spectateurs se voient alors comme les monstres de cette pièce. L’étrange mélange de clichés sur les immigrants et de visions oniriques grotesques est mis en scène par Ulrich Greb comme un voyage dans le voyage. On se perd à la suite de Periziki dans un tennis couvert transformé en plateau. Le final est un mariage sans homme alors que le spectateur se pose la question de ce qu’il a vraiment vu : « C’était plutôt excellent mais complètement énigmatique. » Le Chant des syrènes de Mülheim est construit sur une vaste étendue textuelle, pleine de l’érudition de son auteur Péter Nádas, et mise en scène d’une façon profondément noire par Roberto Ciulli. Il y est question de Perséphone enchaînée aux Enfers, des visions ténébreuses de trois fils abandonnés d’un guerrier absent et de leurs amantes. Il y est question de meurtre, viol, révolution et des enjeux de la théodicée, si bien qu’il est question d’a peu près tout ce qui a échoué en Europe. Les voyageurs perdus et titubants, presque noyés dans la mer des mots et des images, sont ensuite envoyés au parc du Raffelberg où ils ont droit de façon tout à fait ironique (raumlabor !) de nourrir des moutons. On monte dans le bus qui passe par Duisburg Ruhrort pour prendre l’A40 jusqu’à Dortmund, où un grand banquet (au complexe culturel du Dépôt) donne des forces aux quatre cents voyageurs bien patients pour les trois dernières stations de leur périple : un court trajet en tramway, une petite randonnée, qui est également une manifestation en faveur de la culture, et le dernier spectacle, Ulysse, criminel (Odysseus, Verbrecher). La morale de cette petite pièce est déjà inscrite dans son titre ; seule la mise en scène admirable de Wolfgang Gruner produit des étincelles scéniques. C’est d’ailleurs la seule qui aborde le sujet antique avec d’antiques moyens théâtraux : chœur, masque, cothurnes. À la fin du voyage a lieu une véritable procédure de débarquement avec remise des bagages, collecte des billets de l’Odyssee (« on en aura encore besoin », dit-on au spectateur) et un service de navette pour la gare centrale de Duisburg.
Six solistes ?
7 Dans la perspective des voyageurs, la réflexion sur Odyssee Europa est renouvelée à chaque spectacle. Il leur a manqué (ainsi qu’au public averti) un fil rouge. Même si les spectateurs se sont retrouvés plusieurs fois pour se préparer, il n’y avait de prime abord entre les différentes parties du cycle aucune concertation, aucun ordre, aucun concept global qui fussent reconnaissables. Le public abandonne en général dès le spectacle de Bochum la recherche du fil rouge pour revenir de façon instinctive à l’idée de départager les six théâtres selon le principe de l’agôn de la Grèce antique qui engageait probablement les différents spectacles : qui est celui qui réussit le mieux ?
8 Le projet aurait-il échoué en raison de son caractère disparate ? À cause de son autonomie artistique prenant la place du travail en commun, à cause d’une volonté maladive de se distinguer plutôt que de rechercher un sentiment du « nous » commun aux théâtres de la « métropole » ? Cette regrettable cacophonie s’explique sans doute par la construction du projet : six auteurs, six pays, six équipes de productions, peu de concertation. On ne pouvait dès lors s’attendre à un roman bien construit en six chapitres. Ce n’est pas d’un Gesamtkunstwerk monumental que se réclame la pensée dramaturgique de cette Odyssée mais plutôt d’une esthétique de l’interférence, qui mise sur de « petites histoires » en lieu d’une perspective centrale, sur une croissance rhyzomatique et une musique aléatoire. L’idée d’un tiers commun (au regard d’Homère et de l’Europe) n’était pas au centre des six productions. En conséquence, ce sont des correspondances souterraines entre des motifs, des formes et des perspectives qui comptent, l’« unité dans la diversité » comme le veut la devise de l’Union Européenne.
9 Trois drames reflètent leur sujet dans un complexe libre, lié à la conséquence meurtrière du retour du « destructeur de cités » dans l’Ithaque vidée de son sang. Le Onzième chant de Bochum et le Chant des syrènes de Mülheim présentent le Royaume des Morts comme lieu de jeu primaire ; la Perikizi de Moers y parvient également, du moins dans le texte de la pièce (mais le point d’aboutissement de la mise en scène reste flou). Les deux groupes de pièces se rejoignent parce qu’elles sont jouées dans des endroits plutôt antipathiques. Bochum, Oberhausen et Moers font part de leur concept grâce aux techniques de théâtre dans le théâtre qui sont une interrogation de ce dernier sur lui-même. Quatre mises en scènes font référence de façon explicite à des séquences reconnaissables de l’Odyssée ; deux autres, Moers et Mülheim, sont articulées comme des rêves par association qui renvoient tout au plus de façon indirecte à l’épopée homérique. Aux lieux apocalyptiques correspond le fait que personne ne peut tirer d’aspect positif de ce qui est montré, ce qui vaut tout autant pour le passé homérique que le présent du continent. C’est là que se trouve la racine secrète de cet archipel, le tiers caché de cette comparaison : on ne pardonne rien ni à Ulysse, ni à l’Europe.
Dramaturgie de l’originel
10 Si l’on en croit la présentation du projet par RUHR.2010, tous ces essais de spectacles considèrent l’Odyssée d’Homère comme « texte européen fondateur ». L’Odyssée imprime en ce sens des motifs fondateurs du mythe de l’Europe : la guerre, l’égarement pendant le voyage, le retour chez soi comme des motifs continentaux. Une dramaturgie du mythe et de l’origine reproduit de manière séculaire un concept très ancien du sens et de la temporalité, lequel a toujours reflété le présent de l’humanité dans des commencements divins : « l’homme imite les gestes exemplaires des dieux, répète leurs actions, qu’il s’agisse d’une simple fonction physiologique […] ou d’une activité sociale, économique, culturelle, militaire, etc.3 » Ce sont des rituels qui réalisent la dialectique mythique de l’origine et du présent comme expérience temporelle. Les fêtes cultuelles permettent de faire l’expérience du temps des origines comme présence sacrée : « in illo tempore, le dieu a tué le monstre marin et morcelé son corps afin de créer le Cosmos. L’homme répète ce sacrifice sanglant, […] lorsqu’il doit construire un village, un temple ou simplement une maison.4 » La mise au présent par la performance des commencements sacrés établit des « modèles exemplaires » de l’expérience. Dans leur tendance à la répétition et la typisation, les rituels sont des instruments de la formation de la communauté, de l’explication du monde et de l’ancrage dans le connu : qui suis-je ? qui sommes-nous ? d’où venons-nous ? où allons-nous ?
11 Ce motif très ancien de justification d’un présent commun issu de ses origines supposées perdure comme survivance mythique jusqu’à nos jours en qualité de concept élémentaire, voire instinctif de l’histoire. Nations, régions, villes et familles nobles en appellent à la magie des commencements, même si elle n’est pas instituée de façon divine. Même les tentatives d’expliquer la constitution du cosmos dès sa première seconde paraissent être influencées par ce phénomène. Il n’en concerne pas moins le théâtre contemporain dont la dramaturgie est plus proche que l’on pense de son jeu rituel préparatoire.
12 Dans le domaine des voyages temporels propre aux mythes originels, le spectacle devient une cérémonie de convocation du commencement, de sorte que l’épopée homérique lui serve de texte légitime5. On peut distinguer sur les scènes d’Odyssee Europa plusieurs variantes de cette dramaturgie mythique originelle. La forme la moins élaborée consiste à ajouter une couche de signification à la transmission du mythe en projetant sur lui de manière intentionnelle des positions contemporaines (« actualisation »), à portée par exemple moralisatrice. Lorsque le texte ancien ne fournit pas matière à une réflexion sur l’idée de fondation, on lui ajoute une couche de signification en espérant tout du moins que le caractère de l’élément originel puisse survivre à la tendance propre à l’interprétation tout en la valorisant. Le héros d’Homère, le vainqueur de Troie, le libérateur d’Ithaque est transformé en « criminel », en meurtrier, en ancêtre de tous les guerriers et, parce qu’il a contaminé son fils de cette sorte, expulsé de chez lui par sa femme (c’est le cas du spectacle de Dortmund). Chez Homère, fils, père et grand-père luttent en une alliance familiale contre les usurpateurs de leur patrie. À Essen, ils s’entretuent tandis que ceux qui sont libres font la fête avec du champagne : des meurtriers, des criminels, des hommes – c’est ainsi, c’est toujours comme ça. Jarzyna inscrit de façon évidente sa mise en forme œdipale dans une structure cyclique : le modèle de l’éternel retour ! Le modèle du rituel.
13 À Bochum, le présent se révèle être le rêve éveillé des morts, de sorte qu’Ulysse (entre autres) se réincarne en « kiosquier d’un tabac-loto », Circé (entre autres) en « une femme obèse à la fin de la trentaine ». Se mélangent constamment des sphères et des niveaux temporels, des guerriers morts, des soldats en tenue de combat moderne, des vieux voyants, des médecins d’aujourd’hui. Tout se joue sur une scène éclairée par des images négatives de la nature : l’Hadès en qualité de plateau de jeu omniprésent. Ce qui est montré, ce sont les rêves éveillés des morts dont fait partie Ulysse vidé de son sang. L’ici-bas n’est représenté ni en pensée, ni en mots ou en images. Aussi, ce théâtre de la mort travaille le mythe pour faire émerger un présent : le monde en qualité de rêve éveillé d’ombres, le monde d’Homère ainsi que notre Europe comme mort-nés ; il en a toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi. Si l’on fait abstraction des actualisations qui n’ont pas de sens, il reste au final une transposition plutôt plausible de la dramaturgie originelle : Schimmelpfennig n’opère pas de transformation tendancieuse de la substance narrative des dixième et onzième chants de l’Odyssée mais reste étonnamment proche de l’original.
14 Les deux drames oniriques ne se réfèrent pas moins aux commencements dans leur rapport à l’épopée homérique. La dramaturgie poétique par association d’idées de Mülheim et Moers dépasse la controverse entre la tradition et le présent en les fondant tous deux dans un temps onirique universel. Le modèle esthétique reproduit dans les deux cas le travail du rêve : approfondissement et décalage, symbolisation et illustration, en se référant scrupuleusement à Freud. Ulysse sous les traits d’une femme turque, le renversement de la direction du voyage de l’Orient vers l’Occident, les Allemands ayant l’aspect de cyclopes, de poulets, de nains, de monstres et de caricatures de Hölderlin. La pièce de Mülheim investit également la tradition antique grâce au contenu d’un rêve latent et en tire le fil dans des manifestations dramatiques et scéniques, tout en mêlant des réminiscences antiques d’Homère avec des éléments « récents », qui sont donc issus de l’histoire européenne contemporaine. La pièce transforme le fils d’Ulysse en trois amoureux qui deviennent trois violeurs dans le spectacle. Elle convoque les trois sirènes connues sont le nom de Néréides (sans doute pour la première fois depuis le Second Faust) pour les mettre dans des machines à sous. Les visions dramatiques sombres d’une Déméter enchaînée et maltraitée par Hadès prennent l’épaisseur d’un théâtre sanglant de la cruauté.
15 Le jeu « satyrique », on ne peut plus empreint de noirceur, relie étroitement à la fin du spectacle la sphère mythique décalée, dans laquelle un père produit par son absence des fils meurtriers, avec les catastrophes humaines du présent dans sa globalité. Sont ainsi convoquées les grandes révolutions qui ont échoué, la Deuxième Guerre Mondiale et ses conséquences ainsi que la destruction de la biosphère. La mise en scène déplace le malheur de l’absence du père dans celle de dieu : il est plusieurs fois fait référence à la problématique de la théodicée. Mülheim (et, tendanciellement, Moers) réalisent la dramaturgie des origines à travers un processus poétique mettant en jeu à égal niveau la transmission de la tradition avec la manifestation d’un cauchemar au présent. Les motifs antiques (qui ne proviennent pas seulement de l’Odyssée) fournissent également le matériau permettant de régler les comptes avec l’histoire récente du point de vue des morts. Il est caractéristique de l’esthétique onirique de ces spectacles que la source homérique se dissolve dans ses multiples camouflages en étant à peine perceptible. Au final, Moers et Mülheim rêvent tout autant du rapport de l’antiquité au présent dans un continuum mortel.
Pour une dramaturgie de la différence
16 C’est une vérité première que d’affirmer que les récits antiques ne contiennent pas forcément l’origine de l’humanité actuelle mais qu’ils offrent d’autres possibilités d’orientation dans des mondes inconnus de nous. Seuls les fondamentalistes prennent tout au pied de la lettre. Du reste, l’Odyssée n’est pas un texte sacré mais une épopée à la structure narrative complexe dont l’argumentation centrale n’est pas en soi mythique car elle fait plutôt du mythe son sujet. Adorno et Horkheimer expliquent que l’Odyssée, du point de vue de l’errance, traite du processus de civilisation en décrivant « la fuite du sujet individuel devant les puissances mythiques.6 » L’Odyssée ne fonde pas la civilisation à partir du mythe mais traite de l’adieu à la nature. Et celui-ci a lieu à la fin de la période archaïque, lorsque s’est formée la civilisation de la polis et que les Grecs eurent appris à écrire. Lorsque l’Odyssée transmet un message des Lumières, son interprétation en tant que récit originel ne prend que tardivement son aspect mythique, ce qui équivaut à un concept naïf de l’histoire.
17 L’Odyssee Europa n’a pas échoué par manque de fil rouge, sa problématique repose justement sur la présence de celui-ci. Il reste de ce cycle au final un règlement de compte avec un continent exprimé dans l’accusation d’une figure antique. On peut dès lors être perplexe. C’était donc tout ? Lutte des classes, guerre, génocide, destruction de la nature ? N’y aurait-il pas de forces opposées faisant des contre-propositions ? Une histoire à faire des tentatives désespérées d’améliorer la conditio humana ? Une grande histoire de la pensée, des esquisses d’une religion postmythique dans l’esprit de l’amour, des tentatives de mettre fin à l’esclavage et à la tyrannie à la lumière de la démocratie, de la déclaration des droits de l’homme, de l’Union Européenne dans ses fondements ? L’Europe n’a-t-elle pas permis, dans le cadre de son imposante histoire culturelle, le travail de ceux qui la méprise tant ? Ce questionnement concerne également le projet de « capitale culturelle ». Devons-nous adhérer de façon aussi indifférenciée à ce sombre tableau ?
Notes
1 Homère : Odyssée, trad. Ch. Leconte de Lisle, Lemerre, 1893, chant IV, p. 46. Il s’agit d’une allusion au banquet donné par Ménélas pour le mariage des ses enfants où Télémaque vient demander au roi de Sparte des nouvelles de son père Ulysse [N.D.T.].
2 Th. W. Adorno, M. Horkheimer : La dialectique de la raison [1947], trad. É. Kaufholz-Messmer, Gallimard, 1974, p. 58.
3 M. Eliade : Le sacré et le profane [1957], Gallimard, 1965, p. 87.
4 Ibid., p. 89.
5 Le caractère artistique de l’oeuvre est cependant sciemment ignoré. Une épopée n’est pas un « texte mythique originel » mais doit supporter d’être ainsi lue malgré son caractère ancien.
6 Th. W. Adorno, M. Horkheimer : La dialectique de la raison, op. cit., p. 61.