UNE DÉCOMPOSITION EUROPÉENNE :
LE MARATHON MUSIL DE GUY CASSIERS

Par Chloé Larmet et Jérémie Majorel
Publication en ligne le 08 septembre 2016

Texte intégral

1Avec son Marathon Musil1, adaptation de L’Homme sans qualités, le metteur en scène flamand Guy Cassiers confirme son désir de traiter des textes non dramatiques d’une ampleur peu commune. Plus question pour lui d’une dramaturgie classique menant, le temps d’une représentation, d’une situation initiale à une situation finale clairement distinctes : ne serait-ce qu’en raison de la durée objective du spectacle, sa structure et son rapport aux personnages s’inscrivent d’emblée dans une problématique du cycle. La pièce est traversée de répétitions, de circonvolutions et de périodes où le spectacle progresse tout en restant sur place.

2 Il y a dix ans déjà, il avait proposé un Proust composé de quatre spectacles différents, chacun axé sur un des personnages importants de La Recherche, chacun offrant ainsi, telle une monade leibnizienne, un point de vue dans lequel se reflétait singulièrement la totalité de l’œuvre immense. De même, avec Anna Karénine, en 1999, ou Angels in America, quatre ans auparavant, Cassiers optait pour des romans ou pièces fleuves au sein desquels la multiplicité des intrigues fait obstacle à une dramaturgie simple et classique. C’est que, chacun à leur manière, ces textes nécessitent de modifier le rapport au temps de la représentation théâtrale.

3Cassiers insiste sur cette spécificité du théâtre qui, contrairement aux autres formes artistiques, permet de prendre le temps de pénétrer dans l’univers d’un écrivain, de découvrir une langue, de se familiariser avec elle à tel point qu’elle devient résonance et peut évoquer en chaque spectateur des images et des sensations2. L’on comprend dès lors l’intérêt du flamand pour l’écriture en leitmotive,cherchant à provoquer au long de ses spectacles des expériences proustiennes qui déplacent le spectateur pris dans l’ici et le maintenant de la représentation vers un passé ou un futur fantasmés. Et c’est en cela que ses spectacles font cycle : par des effets de répétitions et de motifs, le spectateur est renvoyé à sa propre sensation, à sa perception qui est à l’origine de la création qui se déroule devant ses yeux. Si Cassiers peut ainsi créer des mouvements de va-et-vient entre la perception du spectateur et la représentation théâtrale, c’est parce qu’il s’appuie sur des écritures qui travaillent la notion de mémoire et de durée. Les mots de Proust autant que ceux de Musil ne cessent de se bousculer, de se reprendre, de se corriger, de se répéter, en suivant le flux d’une conscience tournant indéfiniment sur elle-même. Ce temps littéraire qui s’écoule non plus de façon linéaire mais cyclique constitue le point d’ancrage du travail de Cassiers : il s’agit dès lors pour lui de travailler la langue au plus proche afin de modeler le temps de la représentation selon cette même logique d’épanorthose. Temps littéraire et temps de la représentation semblent ainsi se confondre sous la direction habile du metteur en scène flamand.

4 Qu’il s’agisse de la représentation elle-même ou de la création à proprement parler de ses spectacles, Cassiers insiste ainsi sur le besoin de prendre le temps, de durer, pour déjouer notamment la logique de consommation qui domine nos sociétés contemporaines. La création du Marathon Musil nécessita plusieurs années de travail à Anvers et différentes étapes avec, en particulier, la présentation d’une première partie au festival d’Avignon de 2010. Le spectacle qui en résulte se déroule sur 6h15 : la première partie, « L’Action parallèle », prenant 3h, est entrecoupée d’un court entracte ; suit, après une pause d’une heure, une deuxième partie, « Le Mariage mystique », d’une durée de 2h ; puis, à nouveau une pause d’une heure, avant la dernière partie, « Le Crime », qui dure un peu plus d’une heure. C’est donc un véritable marathon qui est proposé aux spectateurs pendant lequel les pauses autant que les moments de représentation nourrissent une expérience de théâtre singulière, à la fois collective et individuelle. Des relations d’une étrange intimité se construisent au sein même du public, avec la personne assise à côté de vous, qui partage pendant une demi-journée un même lieu et un même temps. C’est cette relation singulière au public qui fascine Cassiers et avec laquelle il cherche à travailler. Le spectateur n’est plus simplement passif : ses réactions, sa fatigue, ses moments d’absence ou d’abandon, participent à la création artistique et théâtrale commune.

5 Se pose également la question de la capacité du spectateur à recevoir une telle quantité d’images et de texte. Que reste-t-il d’un tel spectacle, de cette sensation de vertige ressentie en sortant de la salle après y avoir passé la demi-journée ? Comment la mémoire du spectateur modèle-t-elle une œuvre dont la durée et la richesse rendent impossible la conservation exacte de son contenu ? Le souvenir du Marathon Musil, travaillé par l’oubli au fil des mois qui séparent le spectateur de la représentation passée, est semblable à celui de la lecture de l’ouvrage qui en est à l’origine, L’Homme sans qualités. À cette différence essentielle que Cassiers introduit le spectateur dans le corps même de la langue, augmentant ainsi l’expérience d’une écriture par une expérience d’ordre sensible. Car la singularité du travail de Cassiers vient précisément de cet attachement à l’écriture littéraire, écriture que la présence des surtitrespour les spectateurs non flamands lors des représentations à l’étranger rend encore plus concrète en encadrant des images scéniques travaillées à l’extrême. La spécificité de ce Marathon Musil tient sans doute à ce qu’il dépose en chaque spectateur au fil des heures qui s’écoulent : le sentiment d’avoir entendu une langue, d’avoir vibré avec elle et avec les acteurs dont les corps étaient autant mis à l’épreuve que ceux des spectateurs pourtant immobiles3. Marathon pour les créateurs autant que pour les spectateurs qui assistent à plus de six heures de représentation, l’adaptation proposée par Guy Cassiers est à la hauteur de la complexité de l’œuvre de Musil sur laquelle il a choisi de se pencher.

6 Les deux premières parties de ce marathon adaptent ainsi plutôt fidèlement la double intrigue qui traverse le roman : celle de l’Action parallèle, organisation culturelle de notables qui prépare la cérémonie d’anniversaire du règne pourrissant de l’Empereur austro-hongrois, et celle de la relation incestueuse et mystique entre Ulrich, « l’homme sans qualités », et Agathe, sa sœur. Mais la troisième partie opère un décrochage par rapport aux deux autres en se focalisant sur le personnage de Moosbrugger, meurtrier schizophrène, et de sa victime, une prostituée anonyme et, surtout, en mettant sur scène Robert Musil lui-même et son amante délaissée. Un double mouvement, à la fois de distance réflexive par rapport au roman et de plongée dans l’inconscient des personnages, a ainsi lieu et fait la complexité finale de ce marathon. Nous avons donc ici un triptyque mais qui se distingue cependant de la mémorable Trilogie du pouvoir (Mefisto for ever, Wolfskers, Atropa), créée entre 2006 et 2008, en ce que seule l’adaptation du roman de Musil est présentée d’un seul tenant.

7 Chef-d’œuvre de la littérature mondiale davantage réputé et commenté que lu, roman sans fin sur lequel Musil a passé quarante années jusqu’à sa mort, L’Homme sans qualités se fait le reflet brisé des déchirures de sa vie et de l’histoire, mélange indiscernable entre fiction et essai, au sens mis en éclats par une ironie permanente qui dédouble chaque mouvement sublime en sa version satirisée, à la composition centrée sur un héros vide et les multiples contrepoints qui gravitent autour, dont l’impersonnalité de l’écriture est à la fois voulue et subie, telles sont quelques-unes des apories que cette œuvre soumet4. Apories que Cassiers choisit de manifester par une écriture scénique elle-même travaillée par la notion de cycle : la troisième et ultime partie, intitulée « Le Crime », est le miroir, déformant ou non, des deux autres, elle les éclaire d’une signification nouvelle tout en s’en démarquant – retour à ce qui, peut-être, constitue le point de départ, le point d’appui du mouvement de la pièce, c’est-à-dire à la fascination morbide pour la figure de l’assassin Moosbrugger. Son crime est aussi bien ce qui rend possible l’écriture de Musil, et par extension celle ici de Cassiers, que ce qui annonce le déclin de son anti-héros et de son époque : il est le point où le cycle meurt pour mieux reprendre. Car c’est à la possibilité pour une société de s’échapper d’un cycle qui reproduit toujours les mêmes figures politiques, dont le pouvoir est fondé sur la peur et l’extrémisme, que Cassiers rêve au travers de son Marathon Musil. La question est donc ici d’ordre politique, ce qui explique l’importance pour lui de rendre le spectateur responsable de la création à laquelle il assiste d’une part, mais également d’une vision nouvelle du monde qui l’entoure d’autre part. Cassiers, avec ce spectacle, élabore patiemment une profonde réflexion sur la schizophrénie de l’Europe contemporaine à partir d’une esthétique où le spectateur devient peu à peu le peintre d’une scène aussi bien mentale que matérielle.

Europe et schizophrénie

8Dès le début du spectacle, on assiste à une conversation entre Ulrich et Bonadea, une nouvelle maîtresse, au sujet de Moosbrugger, l’assassin dont le crime sordide fait la une des journaux :

ULRICH.– Un charpentier consciencieux à la force débonnaire, qui ne ferait pas de mal à une mouche, et qui est pourtant en mesure de commettre un meurtre aussi vil. Ce dédoublement en dit long sur la société dans laquelle nous vivons, mais nous préférons manifestement l’ignorer5.

9D’emblée, la schize qui scinde Moosbrugger est posée comme indissociable de la société qui l’a vuenaître. Cassiers nous semble opérer théâtralement sur l’Europe à la veille de la Première Guerre ce que Deleuze et Guattari avaient opéré philosophiquement sur le capitalisme des années 70-806 : le schizo est à la fois le symptôme et la ligne de fuite d’une société dont les valeurs séculaires vacillent. L’Empire austro-hongrois, assemblage hétéroclite de populations, de langues, de religions et de cultures diverses, résonne dans ce spectacle comme le refoulé de l’Europe d’aujourd’hui dont les symptômes d’un retour pourraient être la montée de l’extrême droite dans certains pays et grandes villes de l’Union, à commencer par Anvers où sont installés le metteur en scène flamand et son équipe. Ulrich s’auto-analyse : « le sentiment d’avoir quelque chose de solide sous les pieds et autour de mon corps, qui paraît aux autres si naturel, n’est pas très développé chez moi. Arnheim [personnage d’industriel et d’écrivain prussien] est tout à fait le contraire de moi ». Entre Ulrich, perdu dans l’effritement de la réalité, et Arnheim, qui n’en a que trop l’assurance, Moosbrugger se tient dans l’entre-deux. Si on ne cesse de parler de lui pendant les deux premières parties du spectacle, dans la troisième, épiphanie aveuglante d’un contre-évangile, il apparaît enfin.

10Chaque partie du spectacle présente une approche singulière de la schize. La première, « L’Action parallèle », la plus longue, est celle de son occultation, comme le fait remarquer Ulrich à son interlocutrice (« mais nous préférons manifestement l’ignorer »). En effet, cette partie relate l’entreprise d’un groupe de notables influents obnubilés par les préparatifs de l’anniversaire des 70 ans du règne de l’Empereur et sourds à tous les signes qui préfigurent la chute imminente de la vieille Europe : le groupe se trouve accaparé en lieu et place par une épidémie de diarrhée chevaline. Cette métaphore scatologique, invention de Cassiers, marque dès le départ une liberté dans l’adaptation théâtrale du roman-fleuve. Elle s’accompagne de l’ajout d’un personnage, Palmer, le cocher narquois d’Ulrich, et d’un travail sur les costumes autour de motifs équestres (sangles, crin…). La diarrhée chevaline et la noble Action parallèle sont l’avers et le revers de ce qui mènera à une même catastrophe. Ainsi Diotime, cousine influente d’Ulrich, peut-elle reprocher à son mari encombrant : « J’ai trouvé messéant, Hans, que vous racontiez cette vulgaire histoire de cocher et de dispute, nous parlions de Fichte et de philosophie. » On sait qu’une certaine interprétation de la philosophie de Fichte a pu en faire un des initiateurs du pangermanisme.

11De même, nous reviendrons sur ce point, si avant l’entracte cette partie s’organise autour d’une référence picturale à La Cène sublime de Vinci, après l’entracte elle se désorganise autour de la grotesque Entrée du Christ dans Bruxelles peinte par Ensor. Cette schize, à la fois refoulée et envahissante, se retrouve également dans le duo entre Johan Bossers, qui joue en direct du Wagner, et Katelijne Damen, qui exécute sous le piano une danse crépusculaire avec les dieux disparus. Tous deux sont encoignés côté jardin, à l’arrière-scène, décentrés par rapport au plateau où se passent les grandes réunions du groupe, quasi minuscules au regard du spectateur, et ainsi d’autant plus intrigants. La véritable « action parallèle » se loge peut-être dans cette intrigue du regard. Cette longue première partie ne s’offre donc pas directement dans ce qui serait une évidence spectaculaire. Les projections vidéo, marque stylistique des mises en scène de Cassiers, se font attendre pendant plus d’une heure et demie. Cela consonne parfaitement avec le refoulement de la schize sous les logorrhées patriotiques.

12La deuxième partie, « Le Mariage mystique », moins longue, se resserre autour de deux personnages, Ulrich et sa sœur Agathe, tandis que gravitent autour d’eux les membres de l’Action parallèle de plus en plus dégrisés, à commencer par Diotime. Celle-ci, qui était pourtant la plus engagée, énonce la schize propre à cette partie : « Nous nous jetons dans les sensations du sexe pour échapper à la passion de l’éros. C’est le plus grand des maux de notre époque. » Les personnages tentent de résoudre cette schize par une relation fusionnelle avec l’Autre. C’est emblématiquement le cas de la relation incestueuse qui se noue entre Ulrich et Agathe, surnommés « les Siamois ». Ils tendent vers une fusion amoureuse qui se dérobe et reviennent à plusieurs reprises comme à un éden perdu sur un souvenir enfoui où ils étaient tous les deux en bord de mer un été. Il s’agit pour eux de « sombr[er] à chaque instant dans l’insondable. Sans se noyer ». Dans le régime de représentation propre à cette partie, l’échec de la fusion censée déjouer la schize se remarque notamment au sein de deux grandes séquences.

13Dans la première séquence, descend des cintres un rideau de fer qui sert d’écran immense sur lequel est projetée une bibliothèque labyrinthique et qui scinde latéralement le plateau en deux, réduisant ainsi conséquemment la surface de jeu des comédiens, en l’occurrence Ulrich et Agathe. Alors qu’une intensité mystique semble s’installer, avec entre eux le cercueil de leur père défunt, le rideau de fer se soulève de moitié et laisse apparaître soudainement la figure grotesque du général Stumm, membre officieux de l’Action, apportant la bonne nouvelle de la fin de l’épidémie de diarrhée chevaline et vantant le « nouveau pain militaire modèle “1914” » dont il a un échantillon avec lui. Stumm est à cette séquence ce que le cocher Palmer était à la première partie : un principe de contrepoint.

14La deuxième séquence est la soirée d’inauguration de l’aile psychiatrique, où est enfermé Moosbrugger, dont le dessein consiste à redonner un élan à l’Action moribonde : sur fond de musique électronique, un ensemble de tubes métalliques descend des cintres et reçoit projections vidéo et lumières. Ces tubes à la verticale ne cessent d’osciller et d’onduler. Ils rythment l’espace, le musicalisent, autant et même davantage que le son. En les regardant, on peut avoir l’impression que le plateau bouge lui aussi, se met à tournoyer. Mais en regardant le plateau, et non plus ces tubes qui pendent au-dessus de lui, on se rend compte qu’il est bel et bien immobile. L’espace qui prétend enfermer triomphalement la schizophrénie est donc lui-même le lieu d’une schize du regard et d’un vacillement où n’ont plus qu’à se laisser prendre corps et désirs. Clarisse, amie intime d’Ulrich qui le harcelait avec ses lettres où elle le priait de l’introduire dans cette soirée afin de rencontrer Moosbrugger, vient troubler la fête. Elle affirme à son organisateur, le comte Leinsdorf : « Les seuls actes qui valent leurs noms sont les crimes. Il ne faut pas ignorer les forces démoniaques qui nous habitent. Elles sont le dernier recours de l’homme européen. » Elle oppose la « danse des possédés de la tribu Yoruba » à la « valse viennoise ». Peut-être était-ce une telle danse qu’elle chorégraphiait mystérieusement sous le piano de la première partie. À l’avant-scène côté jardin, on la voit écrire ses lettres sur un piano miniature.

15Cette impossible assomption de la schize pourrait être métaphorisée par les cintres, cachés au regard du spectateur, desquels descendent depuis le début du spectacle différents éléments qui complexifient la logique du plateau (panneaux rectangulaires de tailles diverses sur lesquels sont projetés des fragments de tableaux, tubes de métal, rideau de fer…). Ces tombées rejouent une transdescendance, non plus au plan moral, mais esthétique, où peut se lire là aussi le désastre obscur en gestation.

16La troisième partie, « Le Crime », obéit à un resserrement supplémentaire. La durée se réduit encore et tous les autres comédiens disparaissent au profit d’un duo inédit entre Johan Leysen etLiesa Van Der Aa. Cette partie met à nu la faille qui travaillait souterrainement les précédentes. Ulrich disparaît au profit de Moosbrugger, sans doute le véritable protagoniste de cette adaptation. Nous entendions jusqu’alors un signifiant, « Moosbrugger », proféré en sourdine dans les conversations ou scandé par Clarisse dans les lettres qu’elle écrivait à Ulrich (« trois syllabes musicales »). Nous avons désormais un corps. Mais Cassiers va justement éviter de conjoindre le signifiant et le corps. Il ne fait pas de l’assassin une figure mythique.

17La description quasi clinique du meurtre de la prostituée constitue un des leitmotive de l’adaptation. En voici la dernière version proférée : « une entaille du larynx à la nuque,// le cœur percé par deux fois,/ les seins tranchés,// trente-cinq coups de couteau au ventre,/ et éventrée du nombril au sacrum… ». Nous pénétrons désormais dans le ventre ouvert : ce que Moosbrugger y cherchait à la folie ne peut se représenter.

18Leysen n’interprète pas seulement le tueur. Il joue aussi le rôle de Musil, appelé simplement « Robert ». On décolle résolument ici de l’adaptation théâtrale d’un roman. Il peut interpréter en même temps les deux rôles dans certaines phases dialoguées : quelle est la « responsabilité de l’écrivain » à l’égard de ses personnages ? Comment, selon le vœu du tueur, « faire parler [son] silence » ? On ne sait si Musil rêve de son personnage ou si c’est Moosbrugger qui rêve de son auteur.

19Liesa Van Der Aa interprète à la fois la prostituée, victime anonyme dont la prise de parole est déjà un acte de rébellion, et Herma, l’amante que Musil avait laissée lâchement agonir seule d’une maladie dont lui-même était à l’origine. Alors qu’Herma et Robert peuvent le faire, jamais la victime et l’assassin ne dialoguent directement. Schize supplémentaire, on ne sait plus à certains moments si Leysen interprète Robert ou Moosbrugger et si Liesa Van Der Aa incarne l’amante de l’écrivain ou la prostituée assassinée. Il n’y a donc pas un duo sur scène mais une multiplicité de duels ou, à l’inverse, une confusion inquiétante des figures et des voix. Autre principe qui complexifie la nudité de ce duo, la comédienne joue aussi du violon en direct sur le plateau. L’adresse musicale tend à supplanter la parole. La comédienne se fait aussi régisseuse : elle actionne sons, lumières et projections vidéo à l’aide d’une petite console posée à terre.

20Le spectateur doute pendant un long moment de la présence d’un troisième comédien, de sexe féminin, en raison d’un rectangle de verre dressé sur le plateau qui a la capacité de s’opacifier et de prendre ainsi l’apparence d’une silhouette mouvante qui trouble le statut de celle de la comédienne agenouillée derrière : il peut penser tour à tour à un embryon qui se meut dans le liquide amniotique d’une paroi fœtale, à des figures perdues dans les limbes, au crime sanglant de Moosbrugger, à une goutte de peinture rouge qui se diffuse dans de l’eau, à « un moustique pris dans du quartz », au tombeau d’Herma comme il y avait le tombeau du père d’Ulrich et d’Agathe dans la partie précédente…

21À ces projections prisonnières du rectangle de verre à taille humaine sur l’avant-scène répond en fond de scène la projection vidéo immense du visage de Leysen en gros plan. Le point commun en est le manque de fixité et donc de fixation de l’image, ce qui libère l’imaginaire du spectateur : le visage de Leysen subit un morphing, passe du trouble à la netteté, des yeux bleu-acier aux rides mortuaires, anamorphose qui consonne avec le violon heurté et la lumière blafarde. Leysen est ceint d’une chemise blanche camisolée. Le morphing de son visage, c’est sa propre perception schizée qui se retourne contre lui : « Parfois je vois une femme,// et je veux lui dire qu’elle a un beau cou/ svelte, des lèvres charmantes,// et soudain, ses yeux, sa bouche/ s’encollent d’une pâte sale et grise,// et dans mon ahurissement,/ j’ai envie de les réduire en bouillie. » Nous sommes ici dans la zone matricielle d’un spectacle qui atteint l’acmé de son affrontement à l’obscène. On ne ressort pas indemne d’une telle traversée. Cette traversée est aussi une histoire de l’œil, celui du spectateur, qui de passif devient de plus en plus actif, d’extérieur de plus en plus intérieur. La pupille finit par être gagnée par le blanc.

Le devenir peintre du spectateur ou l’art de regarder avec des pinceaux.

22Dans un entretien de 2010 donné en Avignon, Cassiers parle des trois grands moments de son Marathon Musil comme d’autant de formes picturales distinctes :

La première partie pourrait se présenter, si on utilisait les termes techniques de la peinture, comme un portrait de groupe, ou même comme une nature morte. La deuxième partie serait une étude de détails où l’on suivrait plus précisément quelques personnages dans leur volonté de revenir en arrière, dans une espèce d’âge d’or familial, inconfortable lui aussi. La troisième partie ne s’intéresse qu’à un seul personnage (avec en contrepoint un écrivain), celui du criminel monstrueux qui est très lucide sur ce qui se passe dans la société7.

23On le voit, les formes picturales ne sont pas ici seulement des canevas, mais véritablement des styles, qui portent avec eux leur ambiance, leur tonalité propres. Ainsi, la première partie, « L’Action parallèle », « portrait de groupe », est rapprochée d’une « nature morte » : le point de vue adopté est global et descriptif, tendant même à devenir mortifère. C’est ainsi que se dégage de la première partie du spectacle un sentiment architectural qui frustre le spectateur dans son désir de mouvement, qui le place dans une attente indéfinie, comme si le cadre était donné pour que quelque chose se passe, sans que rien n’arrive. Ulrich occupe le centre du plateau, marqué au sol par un carré métallique borduré de rouge, et chaque personnage, un à un, se confronte à la figure centrale du roman : Bonadea, silhouette errante et solitaire au milieu du plateau alors que le public entre dans la salle ; le couple étrange et paradoxal formé par Clarisse et Walter, tous deux animés de rêves de grandeur et de déceptions ; les figures aristocratiques von Schattenwalt et Leinsdorf ; la délicieuse Diotime et le savant Arnheim dont elle s’entiche. Ainsi se succèdent les confrontations jusqu’à former une véritable constellation de personnages rassemblés autour d’un même pôle : le centre du plateau, occupé par Ulrich. Dans le premier acte de cette première partie, Cassiers compose certes le portrait d’un groupe, mais d’un groupe en tension, agité par des forces d’attraction et de répulsion qu’il s’agit de faire tenir ensemble. Chaque personnage est tenu de rester à la place que le peintre lui a destinée. On s’en aperçoit au cours des deux réunions de l’Action parallèle : pour la première, la table de La Cène est descendue des cintres, chaque personnage venant se placer de manière à compléter les corps de Léonard de Vinci, alors que pour la deuxième, qui annonce l’implosion du groupe, ce ne sont plus à des figures classiques que les acteurs viennent s’ajouter, mais aux visages fous et révoltés de la foule de L’Entrée du Christ dans Bruxelles d’Ensor. Deux tableaux, deux états de cette nature morte peinte par Cassiers sous nos yeux : d’abord l’apparente harmonie nouant chaque élément l’un avec l’autre, puis le pourrissement sous-jacent qui, déjà, annonce le morcellement du groupe.

24La deuxième partie, « Le Mariage mystique », met en scène les restes de cette implosion première et se présente davantage comme une « étude de détails » selon les mots de Cassiers. Certains personnages, en particulier Ulrich et Agathe, sont mis sous les projecteurs, les scènes collectives se font plus rares et sont divisées en champs distincts lorsqu’elles ont lieu. Ainsi en est-il de la scène du bal costumé, où la lumière découpe un net carré au sol, entourant Ulrich et Leinsdorf qui discutent sérieusement, pendant qu’à jardin tombent les tubes métalliques verticaux depuis les cintres entre lesquels danse langoureusement Diotime déguisée en homme. Grâce à un jeu subtil d’étouffement du son, la musique s’amplifiant ou diminuant, et de mise en lumière alternativement du côté cour et du côté jardin, deux espaces distincts se dessinent sur le plateau. Le regard est ainsi attiré soit vers l’un, soit vers l’autre. Il ne s’agit plus de saisir une scène dans sa totalité, mais d’aller d’un endroit du tableau à un autre, de le balayer du regard dans sa latéralité. L’usage de la vidéo, initié dans le second acte de la première partie, devient plus fréquent, offrant une vue rapprochée des visages. Alors que, dans la première partie, le spectateur se tenait à distance du « portrait de groupe », il se rapproche peu à peu du tableau peint par Cassiers pour y observer les mouvements qui le constituent et qui s’y cachent.

25Quant au dernier tableau, il semble que Cassiers veuille éviter de le qualifier précisément : le metteur en scène flamand emploie le terme de « contrepoint », désignant par là l’adoption d’un point de vue restreint à « un seul personnage ». « Le Crime » opère bel et bien un renversement complet : disparition des personnages des deux premières parties et disparition, même, de toute parole, à laquelle se substitue un long prélude au violon. S’ouvre alors un espace irréel mettant en scène Johan Leysen, figurant tour à tour le meurtrier Moosbrugger et l’écrivain Musil, aux côtés de la musicienne et actrice Liesa Van Der Aa. Plus question de groupe ou de détail ici : nous voilà passés de l’autre côté du tableau, confrontés aux gestes du peintre, à ses hésitations, à ses repentirs. Loin de donner un sens définitif et certain au tableau auparavant visible, ce changement de perspective multiplie au contraire les interprétations possibles.

26Que Cassiers emploie la métaphore picturale signale au moins un désir : celui d’appréhender une même œuvre littéraire au travers de trois focales qui toutes tendent à resserrer le regard du spectateur, à le mener au bord de ses facultés perceptives. Car c’est bien l’évolution d’une perception qui est en jeu dans Marathon Musil : il s’agit pour Cassiers de modifier le rôle et l’implication du spectateur à l’égard de la création, de lui donner « des outils avec lesquels peindre8 ».

L’écriture par motifs : le spectateur à la recherche d’indices

27C’est que regarder un tableau n’est pas une activité passive, ou plutôt, c’est une « passivité active », pour reprendre les termes d’Ulrich lui-même. Voir un tableau, ce n’est pas rester les yeux et les bras ballants, c’est en suivre les lignes de force, celles de la perspective, bien sûr, mais aussi celles qui traversent les personnages ; c’est encore être dirigé du centre aux bords, du massif aux détails, comme pour recomposer « l’histoire » qui se raconte, à la manière d’une ekphrasis inversée. Ce que dit le tableau, c’est aussi bien l’histoire qu’il fait traverser au regard. Car un tableau ne peut se saisir d’un coup d’œil, il nécessite un temps d’observation particulier, fait de rapprochements et d’éloignements, de décomposition et de recomposition, de mouvements de va-et-vient entre les détails et le cadre général. C’est à ces va-et-vient que Cassiers, à notre sens, entend soumettre le spectateur du Marathon Musil.

28Au long du spectacle sont en effet disséminés des indices, des motifs qui se répètent tout en variant légèrement, de sorte qu’en-deçà, ou à côté de l’intrigue principale de l’Action parallèle et de l’histoire personnelle d’Ulrich se dessine un récit des objets et des corps. En témoigne le motif du cadre : carré métallique bordé de rouge au centre du plateau qui sert de centre d’attraction dans la première partie ; découpe quadrilatère des poursuites sur les acteurs, leur procurant un cadre de lumière dont il ne peuvent sortir sous peine d’être coupés par l’obscurité ; fragments de cadres de tableaux qui apparaissent sur le fond dans la première partie ou qui descendent des cintres ; projection en fond de scène d’une perspective classique avec le plafond du tableau de La Cène, ses huit portes latérales et les trois fenêtres du fond ; plaques grises rectangulaires descendant des cintres et offrant aux personnages un « fond » sur lequel se détacher ; mur empli de cadres projetés à l’arrière-scène et à l’intérieur desquels apparaissent un à un les visages des personnages déroulant leur monologue dans le second acte de la première partie, à la manière des célèbres « tableaux de tableaux » de Giovanni Paolo Panini ; la disposition des surtitres à la Maison de la Culture d’Amiens, placés au bas de chaque côté et au sommet, trace un ultime cadre pour ce Marathon Musil. On pense aussi à la bibliothèque, obsession de Stumm qui ne cesse d’en parler, et qui sert ensuite de lieu d’intrigue à l’exposition d’édification morale par la criminalité dans la deuxième partie, avant d’être le témoin d’une déclaration d’amour incestueux entre Ulrich et Agathe. Cette bibliothèque, qui était une simple évocation par des mots, se fait un lieu d’intrigue, puis une image découpée, un fond sur lequel se détachent des personnages. Le piano est également un motif récurrent : piano à queue placé au fond à jardin sur lequel se joue du Wagner pendant toute la première partie et abritant le corps de Clarisse lors de sa danse fascinante ; piano miniature, à jardin toujours mais à l’avant-scène, qui sert à Clarisse de support pour ses lettres filmées à Ulrich, pendant que celui-ci évoque Agathe jouant du Debussy dans leur enfance. Il serait trop long de citer ici tous ces indices disposés par Cassiers : les chevaux atteints de diarrhée et dont chaque costume contient une allusion (Ulrich porte ainsi un harnais autour du torse) ; l’entaille faite par Moosbrugger dans le corps de sa victime, marque d’une faille plus profonde qui tourmente les personnages ; la figure du Christ comme sauveur, signalée par La Cène et L’Entrée du Christ dans Bruxelles, sauveur espéré par les membres de l’Action parallèle et associé à Moosbrugger, etc. Le spectateur est ainsi mis dans une position de récolteur d’indices, à partir desquels il peut composer ses propres récits et trouver des sens multiples, selon le modèle du « paradigme indiciaire » que développe Carlo Ginzburg dans Mythes, emblèmes, traces9. Véritable spectateur-détective, il mène le temps d’une demi-journée, une enquête qui met en jeu sa mémoire et sa capacité à aiguiser son regard pour percevoir les moindres détails.

29Suivre la répétition et la variation de cette écriture en leitmotive permet d’exercer les sens du spectateur : chaque motif est tour à tour évoqué par le discours, figuré entièrement sur scène, puis simplement par fragment, ou encore purement absent. De sorte que le spectateur est amené à faire des aller-et-retour entre observation et imagination, entre mémoire et projection, entre présence et absence.

Un crescendo dans l’acuité du regard

30Cet exercice de la perception advient de façon progressive et emploie des outils singuliers dans chaque partie du Marathon Musil. À l’intérieur de chacune des trois parties, Cassiers travaille le rapport à l’absence et à l’imagination et chaque entracte signale un nouveau palier de la perception à franchir. C’est dire aussi bien qu’il exerce et stimule la créativité du spectateur, le poussant à assumer de plus en plus sa part de responsabilité et pour qu’il soit en mesure de saisir la complexité de l’imagerie qui vient clore le spectacle.

31La première partie, « L’Action parallèle », travaille le rapport à l’absence à partir des fragments d’objets, d’accessoires ou d’images, selon le mode de repérage et de mise en écho de ces « indices » que nous avons décrit plus haut. La créativité exigée du spectateur est donc davantage une capacité à assembler des éléments divers et fragmentés pour créer du sens, une créativité de détective. Mais ce premier temps du Marathon Musil exerce également le rapport du spectateur au cadre, motif récurrent que nous avons déjà évoqué plus haut. Reste que Cassiers ne se contente pas de placer des cadres, qu’ils soient au sol, sur le fond ou descendant des cintres. Il dispose également, au bord de ces cadres ou sur leurs côtés, des figures qui servent de point d’entrée au regard du spectateur. Ainsi des acteurs qui vont s’asseoir contre le mur du fond dans l’obscurité alors que Bonadea et Ulrich discutent au centre. Ainsi également de cette danse hypnotique de Clarisse sous le piano sur lequel joue, non pas un des personnages, mais le pianiste Johan Bossers. Le regard du spectateur est attiré vers ces figures qui n’appartiennent pas tout à fait à la fiction, à l’espace de jeu à proprement parler, mais qui se situent précisément à son bord. Elles jouent ainsi le même rôle que Daniel Arasse attribue au fameux escargot géant qui rampe sur le cadre peint de L’Annonciation de Francesco del Cossa : « placé entre la limite extrême de l’espace représenté dans le panneau et le bord ultime de l’espace de présentation d’où il est regardé, [il] signe, remarque le lieu de l’échange invisible entre le regard du spectateur et le tableau »10. Cassiers signale ainsi sa propre création comme fiction, comme présentation sur laquelle les spectateurs, tout comme ces figures de bord11, portent leurs regards. Selon qu’il s’attarde sur ces figures, sur le texte encadrant l’espace de la scène ou sur son centre, le regard du spectateur reproduit les mouvements latéraux d’un pinceau balayant une toile. Ce même regard gagne en profondeur au fur et à mesure que la première partie se déroule. Lors de la deuxième réunion de l’Action parallèle, on retrouve ainsi le tableau d’Ensor, mais sa vision est désormais empêchée, striée par une sorte de store constitué de fins cylindres métalliques parallèles descendant des cintres. Le regard du spectateur n’est plus repoussé par un écran qui fait fond, il passe à travers ces cylindres et, à partir des espaces vides qui les séparent les uns des autres, peut recomposer l’image du tableau. La perception de surface devient perception en profondeur, le regard du spectateur ne se contente plus d’étaler la peinture sur la toile, il travaille ses aspérités, va jusqu’à la percer par endroits : il crée du relief.

32 Avec « Le Mariage mystique », l’esthétique picturale de Cassiers touche au paradoxe : tout se passe comme s’il s’agissait des outils pour qu’il voie plus loin et plus près. L’usage de la vidéo devient plus important, de même que la sonorisation des voix qui accompagnent les plans rapprochés des monologues. Ces instants filmés modifient la distance dans laquelle le spectateur de théâtre est parfois tenté de se conforter, protégé par l’obscurité de la salle et son immobilité. Le gros plan redouble ainsi la fonction première du monologue qui est de donner à voir un autre aspect des personnages, quelque chose de plus intérieur et de plus intime, et cela en imposant une proximité entre ce personnage et le spectateur qui ne peut éviter ce visage projeté sur le mur du fond et devenu démesuré. Comme Cassiers le dit lui-même, « en combinant une image filmée et le renforcement de la voix, on peut entrer dans les idées du personnage, on peut perdre la dimension physique de l’acteur »12. Le spectateur est ainsi invité à se projeter à l’intérieur du cadre que la première partie lui a présenté et à prêter attention non plus seulement aux indices disséminés, mais à une dimension plus intime de la fresque humaine qui se déroule devant lui. Un peu comme il doit tendre l’oreille pour entendre les confidences de chacun, on pourrait dire qu’il doit tendre l’œil pour les voir s’incarner. On est alors pris du même vertige que lorsqu’on se trouve trop près d’un tableau impressionniste : le regard ne parvient plus à se fixer à un seul endroit, il est sans cesse rejeté parce que la toile ne lui offre aucune aspérité sur laquelle s’accrocher, plus de contours ou de cadre, simplement des mouvements de pinceaux et de la couleur. C’est vers un tel vertige que semble se diriger Cassiers dans cette deuxième partie : l’illusion du cadre n’existe plus, le regard du spectateur est sans cesse en mouvement, forcé de balayer le plateau en profondeur et en largeur, à une vitesse qui l’empêche de tout saisir en un instant : texte, image vidéo, image des corps et fantasmes. Le travail de la lumière se fait lui aussi plus complexe, plongeant des fragments de corps ou de visages dans l’ombre de sorte que, là encore, le regard du spectateur est amené à se déplacer, à s’affûter.

33 C’est donc avec un regard préparé que le spectateur assiste à la troisième et dernière partie du Marathon Musil. Le regard n’est plus dirigé par un travail sur la lumière, mais laissé à son errance : alors que dans les deux premières parties, les poursuites étaient très présentes, offrant un cadre de lumière aux corps des acteurs, la lumière est à présent diffuse, partout et nulle part à la fois. La frontière entre l’absent et le présent, le réel et le fantasmé, n’existe plus : tout coexiste dans un seul mouvement lancinant qui fait passer de l’un à l’autre, de l’écrivain au meurtrier, de la victime assassinée à l’amante décédée, d’un visage jeune à un masque livide de cadavre. Ainsi de cette vitre tour à tour transparente et opaque qui est placée verticalement au centre du plateau et qui coupe le corps de la violoniste au niveau de la nuque. Après le prélude au violon, se dessine sur cette vitre une silhouette de femme allongée, traits qui soudain se dédoublent : deux corps à présent se débattent et s’enlacent alors que la voix de Leysen se fait entendre. Voix créatrice d’illusion, timbrée et sonorisée lorsqu’il s’agit de Moosbrugger et puis d’une sobriété froide, presque atone, lorsque Musil prend la parole. Ce troisième temps joue sans cesse sur l’illusion et le dédoublement, de sorte que le regard du spectateur ne sait plus ce qu’il voit. Il projette des corps sur cette vitre, corps qui s’avèrent n’être qu’illusoires. Le regard a beau se fixer avec une attention extrême sur le fond, le visage de Leysen ne parvient pas à se figer. Soumis au morphing, celui-ci change de façon progressive de sorte que c’est un mouvement que le spectateur perçoit, et non plus un visage. À nouveau le regard du spectateur est trop près de la toile, mais d’une toile de Rothko cette fois-ci : ni contours, ni traces évidentes des mouvements de pinceaux, uniquement de la couleur, mouvante, vibrante et impossible à figer. Le spectateur est pris d’illusions d’optique, se surprend à projeter des images inexistantes sur le plateau, à confondre réalité et imagination, à augmenter la réalité de ce qui lui fait défaut : le fantasme et l’hallucination. Le regard se fait peinture : projection d’un imaginaire et perception d’un invisible dépassant le visible.

34 Le Marathon Musil propose ainsi au spectateur d’exercer les possibles de sa perception, de la mettre à l’épreuve en travaillant sur sa résistance au visible. D’un regard général et encadrant, le spectateur est guidé par Cassiers vers un resserrement de son champ de vision, de sorte que dans un dernier instant, il semble saisir quelque chose de l’invisible, de l’hallucination. Ulrich, pour justifier sa volonté de supprimer la réalité, déclare ainsi que ce qui est à même de nous émouvoir n’est jamais le présent, et que « la beauté ou l’émotion entre dans le monde par l’omission ». Cassiers, au rythme du Marathon Musil, travaille à inscrire une faille dans notre regard et entraîne notre perception vers ce gouffre où se laisse entr’apercevoir quelque chose de l’invisible.

Notes

1  Création à Gand en 2012, avec Katelijne Damen, Gilda De Bal, Vic De Wachter, Tom Dewispelaere, Johan Leysen, Johan Van Assche, Liesa Van Der Aa, Wim Van Der Grijn, Marc Van Eeghem, Dries Vanhegen, Dirk Buyse. Adaptation Yves Petry, Fillip Vanluchene, Erwin Jans, Guy Cassiers. Dramaturgie Erwin Jans.

2 Voir l’entretien avec Guy Cassiers.

3  Cassiers relate dans l’entretien qui figure dans ce même volume une expérience de ce type où l’absence de climatisation créa une solidarité entre les spectateurs et les différents acteurs du spectacle, solidarité qui fit de cette représentation un moment unique, modèle de ce que le théâtre devrait être selon lui.

4  Voir M. Blanchot, « Musil », dans Le Livre à venir, Gallimard, 1959, p. 184-206.

5  Toutes les citations relatives au spectacle proviennent des surtitres en français établis par Monique Nagielkopf.

6  Voir G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe – Capitalisme et schizophrénie, Minuit, coll. « Critique », 1972 ; Mille Plateaux – Capitalisme et schizophrénie 2, Minuit, coll. « Critique », 1980.

7  Entretien téléchargeable à cette adresse : <http://www.festival-avignon.com/fr/Archive/Spectacle/2010/12> [consulté le 20.3.2015]

8  Voir l’entretien avec Guy Cassiers.

9  Dans son article « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », Ginzburg file ainsi l’analogie entre la méthode de Morelli pour identifier les faux en peinture et celle de Sherlock Holmes, à partir de leur attention aux « détails insignifiants » tels que les lobes d’oreilles ou les ongles. Voir C. Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire » dans, Mythes, Emblèmes, Traces, Lagrasse, Verdier, 2010, p. 218 sq.

10  D. Arasse, On n’y voit rien, Denoël, 2000.

11  Arasse emprunte l’expression « figure de bord » à Louis Marin qui l’utilise notamment dans son analyse à propos d’un vase de cristal placé dans une entaille semi-circulaire du bord extrême du pavement dans l’Annonciation de Lippi (c. 1140, San Lorenzo, Florence) : « Ces signes-figures non seulement re-marqueraient le lieu invisible de la figurabilité du mystère et l’articulation indicible de la figurabilité (l’échange entre les figures narratives comme celui du texte du récit et des figures du tableau), mais encore placés entre la limite extrême de l’espace représenté dans le panneau et le bord ultime de l’espace de présentation d’où il est regardé, dans l’épaisseur du plan de la représentation, ces signes-figures re-marqueraient le lieu de l’échange invisible entre le regard du spectateur et le tableau, l’indicible “part-de-l’œil” dans la peinture. » Cf. L. Marin, Essais sur la représentation au Quattrocento, Usher, 1989, p. 148 et sq.

12  Voir l’entretien avec Guy Cassiers.

Pour citer ce document

Par Chloé Larmet et Jérémie Majorel, «UNE DÉCOMPOSITION EUROPÉENNE :
LE MARATHON MUSIL DE GUY CASSIERS», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Le cycle de théâtre, Revue électronique, mis à jour le : 08/09/2016, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=422.