ENTRETIEN AVEC GUY CASSIERS
Propos recueillis par Christophe BIDENT, Chloé LARMET et Jérémie MAJOREL


Publication en ligne le 08 septembre 2016

Texte intégral

1 Cet entretien a été réalisé le 1er décembre 2012 à la Maison de la Culture d’Amiens, au cours d’un des entractes de la représentation de Marathon Musil, un spectacle qui commençait à 14h30 pour se terminer près de minuit.

2 Christophe Bident, Chloé Larmet et Jérémie Majorel : L’adaptation théâtrale, sous forme de trilogie, de L’Homme sans qualités est désormais intitulée Marathon Musil : ce titre semble insister sur la longueur de la traversée, son caractère « au long cours », l’expérience temporelle qu’elle implique. L’idée d’une telle durée de l’expérience théâtrale, et tout ce qu’elle implique, vous est-elle particulièrement chère ?

3 Guy Cassiers : Oui. Beaucoup de choses sont importantes dans cette question. On a travaillé sur ce Marathon pendant deux années à Anvers, de sorte que la création elle-même devient un voyage. À chaque étape du travail, on a présenté la création de manière séparée, ce qui forme un voyage complètement différent de celui que le spectateur peut vivre aujourd’hui. Les deux types d’expériences sont intéressants à leur manière. À Anvers par exemple, on crée un voyage dont les spectateurs, après plusieurs années, oublient certains détails des personnages, quelques petites choses de l’intrigue, mais retrouvent quand même un univers. C’est comme regarder une série à la télévision, avec une suite chaque semaine, une continuation. On crée une ligne, un dialogue avec le spectateur, et il s’agit d’essayer de trouver des moyens de développer ce voyage. L’expérience de la première partie nous a aussi fait changer des choses pour la deuxième, et pour la première elle-même. C’est grâce à ces deux années que le résultat final est pour moi d’une plus grande force qu’au stade des étapes séparées. C’est une expérience. Chaque spectacle séparé l’un de l’autre est une expérience complètement différente du voyage total.

4 C.B., C.L. et J.M. : L’ensemble a-t-il été joué aussi à Anvers ?

5 G.C. : Oui, et les gens sont revenus. C’est la grande force de Musil. Entendre le spectacle une deuxième fois est complètement différent. On sait tout ce qui se passe mais on entend complètement différemment. En tant que spectateur, nos sens changent, la manière dont on les utilise pendant le spectacle change. Après la première partie, le spectateur sait déjà quels seront les pinceaux avec lesquels il va peindre. Ça, c’est pour moi une des grandes forces du théâtre : bien sûr, l’équipe artistique propose un résultat, mais le véritable artiste, ce doit être vous en tant que spectateur, qui devez prendre les éléments et créer le résultat, finalement, dans votre mémoire. Bien sûr, on raconte une histoire mais en même temps on propose des éléments pour votre oreille, on stimule des sensations différentes, auditives comme visuelles. Ce sont des choses différentes. La grande force du théâtre, c’est que l’on peut offrir des éléments de différentes disciplines, mais que la vraie composition doit se faire dans votre tête. C’est aussi une langue qu’on offre au spectateur. C’est quelque chose que l’on développe avec le spectateur. C’est la sixième fois que l’on présente un spectacle ici, à Amiens, et on sent que cela aide. Je ne sais pas combien de personnes ont vu mes autres spectacles, mais je sens qu’il y en a parmi les spectateurs. C’est une relation dont on construit ensemble les possibilités.

6 L’idée de « marathon », la grande durée, c’est aussi quelque chose que j’aime beaucoup. Dans tous les autres media, on ne prend plus de temps. Du coup, j’aime prendre ce temps dans la langue. J’ai aussi créé un marathon avec l’œuvre de Proust : c’est un écrivain qui prend le temps d’expliquer les choses qu’il veut expliquer et ça, c’est quelque chose qu’on perd aujourd’hui dans tous les autres media. Je pense que le vide du plateau est un des seuls espaces où l’on peut prendre le temps de faire entendre la langue. C’est aussi pour cela que je fais du théâtre. Il s’agit bien sûr de comprendre ce qu’un écrivain dit, ce qu’un roman nous explique, pour essayer de comprendre et d’analyser ce matériau à partir de disciplines différentes. Le théâtre est un espace idéal pour essayer de comprendre ces textes qui sont importants, pour réfléchir aujourd’hui. C’est grâce à la langue que nous ne sommes pas des animaux, que l’on peut penser, réfléchir et créer une culture que l’on peut développer. La manière qu’a Musil de manier la langue, même avec toutes les choses cruelles et négatives qu’on trouve dans le roman, c’est une ode, non seulement à la langue, mais à l’humanité, aux possibilités et aux responsabilités que possède un individu, à cette époque, mais aussi aujourd’hui. Musil raconte quelque chose des personnalités qui sont prises par le pouvoir et qui perdent le sens de la réalité, de ce qui se passe. Mais en même temps, au-delà peut-être de cette intrigue, il construit aussi une ode à la langue et aux possibilités qu’elle possède en elle-même.

7 C.B., C.L. et J.M. : Du coup vous allez chercher cette expérience du temps, de la temporalité, de la durée, du côté du roman. Comment la transférez-vous dans le domaine du théâtre ?

8 G.C. : On dit qu’il s’agit d’une « trilogie » parce que l’histoire continue. Les personnages se retrouvent dans la deuxième partie, mais pas dans la troisième qui est complètement différente. C’est comme un épilogue qui change le point de vue de tout ce qui précède : on suit seulement un personnage que l’on n’a pas vu dans la deuxième partie mais dont tout le monde parle, Moosbrugger, et l’écrivain lui-même, Musil – on a décidé de mettre Musil sur scène, il devient aussi un personnage.

9 Pour Proust, on avait fait une chose complètement différente : dans chaque spectacle (il y en avait quatre) on avait choisi un personnage proche de Marcel Proust, et on racontait son histoire à lui. Bien sûr, d’autres personnages apparaissaient aussi, mais on avait choisi de maintenir ce focus sur un seul personnage pour raconter ainsi toute l’histoire. On revient dans le temps et on raconte d’un autre point de vue la même temporalité. Pour nous ce n’était pas une tétralogie. Pour le Triptyque du pouvoir (Mefisto for ever, Wolfskers, Atropa), c’était encore autre chose : il y avait un thème identique, mais les trois spectacles étaient complètement différents.

10 J’aime beaucoup ces moments où, au théâtre comme chez Wagner, la mémoire travaille par leitmotive : on entend quelque chose d’avant, des mots ou des phrases qui reviennent mais dans une situation complètement différente. Alors le contenu change aussi, d’une même ligne de texte. C’est pour moi très intéressant : comment marche la mémoire, comment les sens ont une influence sur le contenu. C’est quelque chose avec quoi j’aime beaucoup jouer, que j’aime stimuler, comme un leitmotiv wagnérien : on entend quelque chose et on repense à quelque chose, comme la madeleine de Proust. Même si le théâtre est un medium de l’ici et du maintenant, qui part d’une situation physique, j’aime beaucoup la possibilité de réfléchir en même temps au passé et au futur, de penser aux possibilités du futur, à la responsabilité qu’en tant que spectateur vous avez aussi, tout comme l’écrivain, au moment où vous quittez le théâtre.

11 C.B., C.L. et J.M. : On a parlé du modèle romanesque (Proust, Musil...), mais y a-t-il aussi un modèle proprement théâtral, comme celui des trilogies ou des tétralogies antiques ? Et vous parliez aussi de Wagner…

12 G.C. : C’est une coïncidence : je travaille aussi, actuellement, à la Scala de Milan et au Staatsoper de Berlin, sur Wagner, dont je suis en train, depuis 2010, de monter la tétralogie. Pour moi, il est important de trouver des choses similaires dans les deux créations, mais d’y voir aussi des éléments complètement différents. C’est une autre manière de converser avec le spectateur. Dans les deux cas, il s’agit de la grande idée d’une civilisation européenne qui tombe, qui se détruit, et on y voit les responsables au moment de la destruction. J’ai fait la même mise en scène de Wagner à Berlin et à Milan, mais avec un orchestre différent. La plus grande différence c’est le spectateur. On constate la responsabilité d’un public sur un spectacle : c’est toujours un dialogue. Le public d’aujourd’hui est de moins en moins conscient de sa responsabilité, il ignore que c’est lui aussi qui, chaque soir, crée le spectacle, avec l’acteur, les techniciens et toute l’équipe.

13 Mais l’identité du public modifie également la perception du contenu d’un spectacle. Par exemple, pour mon travail sur Wagner, que la représentation ait lieu à Berlin ou à Milan change profondément le spectacle. Le public berlinois, parce qu’il connaît mieux Wagner, que celui-ci appartient à sa culture, a des attentes très précises. Se confronter à mes propositions, à mon travail sur Wagner a donc été un choc pour lui. Mon retour prévu en janvier avec un troisième volet suscite un certain rejet dans la presse qui reste dubitative quant à la nécessité de mon spectacle. Au contraire, en Italie, à Milan, le public est moins familier de l’univers wagnérien. Le spectateur peut donc être plus ouvert pour sentir ce qui se passe sur scène. L’incompréhension qu’ils ont pu éprouver au premier spectacle les pousse à revenir, et ils attendent à présent avec impatience de découvrir la troisième partie. C’est ce type de projet, à développer sur plusieurs années grâce à la fidélité d’un public, qui me tient à cœur. C’est ce qui est incroyable dans l’expérience théâtrale.

14 Tout cela est lié à la notion de répertoire. En France, les œuvres de Proust ou Musil, considérées bien entendu comme des romans historiques majeurs, n’appartiennent pas pour autant au répertoire théâtral. Présenter une pièce de répertoire, c’est forcément dialoguer avec l’historicité de cette œuvre dans une culture donnée. Les attentes d’une société vis-à-vis de Wagner sont très fortes par exemple. Un wagnérien a d’avance décidé quelle devait être l’interprétation d’une œuvre comme L’Anneau du Nibelung. Le principe de la représentation théâtrale prétend que tout commence à 20h30, que rien de ce qui se passe avant n’existe, ce qui est bien sûr complètement faux. Le pouvoir de certains publics est tel qu’ils peuvent s’approprier entièrement le contenu d’une pièce. Dès lors, la relation du metteur en scène et de son équipe avec un tel public est bouleversée : c’est le public qui décide de ce que l’on peut ou ne peut pas faire d’un certain contenu.

15 C.B., C.L. et J.M. : Et la référence au théâtre grec ? Trois, quatre pièces jouées dans la même journée…

16 G.C. : C’est comme cela que le théâtre a commencé : toute la ville ne faisait plus rien d’autre, tous les écrivains et citoyens se rendaient à l’amphithéâtre. C’était un moment où tout le monde se retrouvait, ensemble, dans un même instant, pour réfléchir aux idées importantes pour la société.

17 C.B., C.L. et J.M. : On retrouve donc la notion de responsabilité sur laquelle vous insistiez tout à l’heure. Allons plus loin encore dans cette analogie avec le théâtre grec. On sait que le théâtre était orienté vers le sud, de sorte que les spectateurs étaient éblouis par le soleil. La skéné, en face, jouait sur le principe d’apparition et de disparition. N’y a-t-il pas une analogie avec votre théâtre ? D’une façon très moderne, par la technologie, on voit dans vos spectacles cet éblouissement, et ce jeu du caché et du visible.

18 G.C. : Pour moi, la grande force des images ne provient pas seulement de leur contenu, mais de ce que l’on peut imaginer en dehors du cadre de l’image. C’est pour cela que j’ai besoin d’une caméra. Une certaine image va vous inciter à voir des choses que je ne vous donne pas, des éléments qui peuvent être en dehors, ailleurs. Je cherche à stimuler ainsi l’imagination de chacun. Ce dispositif d’image n’est jamais là pour expliquer des choses que quelqu’un a déjà dites sur scène, mais offre un élément en plus. J’aime beaucoup cette singularité du théâtre que l’on ne retrouve ni au cinéma ni à la télévision. Dans un film par exemple, si on voit un cheval, on entend un cheval. Au théâtre, dès qu’on entend un cheval, on n’a plus besoin de le voir : on peut le voir avec l’oreille. La télévision et la bande dessinée m’influencent beaucoup, mais au théâtre je vous offre les mêmes éléments d’une manière différente, je les décompose, et c’est alors à vous de reconstruire le film dans votre tête. Le théâtre prend en compte l’influence d’une multitude d’éléments, comme le temps, sur le texte même d’un écrivain.

19 Ce qui m’intéresse également, c’est le rapport à la mémoire dans la Grèce antique, la force d’une relation entre un contenu et une créativité. Puisque les techniques d’impression n’existaient pas, il fallait toujours incorporer le contenu, imprimer les textes et les histoires importants dans sa mémoire. Les techniques de mémorisation travaillent précisément sur la relation entre contenu et sensation. Les grands, comme Socrate, traçaient chaque nuit des chemins dans Athènes. Toute l’architecture de cette ville n’était que des parcours qui correspondaient à des histoires : une personne voit tel élément, c’est le début de telle histoire ; elle aperçoit le côté de cette rue, c’en est une autre. Chaque parcours, la direction et l’ordre dans lesquels il est effectué, permet de composer une histoire différente. Cela montre comment des éléments visuels et auditifs influencent la manière d’incorporer des choses importantes. Dans cette culture, les relations entre un contenu et les autres sens étaient vraiment explorées jusqu’au bout, ne serait-ce que par nécessité.

20 Je trouve qu’aujourd’hui, nous avons beaucoup de possibilités inexplorées dans notre corps, parce que le contenu est séparé de la créativité. Il n’y a plus de chemin à faire pour trouver quelque chose, on a internet par exemple. On dispose de musées, ou on a la possibilité d’acheter un livre, mais les moments pour combiner des éléments distincts sont de plus en plus rares. Le théâtre peut vous guider dans l’exploration de ces possibilités. C’est ce qu’essaie de stimuler pour moi la langue d’un théâtre comme dans ce spectacle à partir de Musil.

21 C.B., C.L. et J.M. : Est-ce que ce rapport à la mémoire trouve ses origines dans votre travail sur Proust ? En quoi celui-ci a-t-il pu être fondateur ?

22 G.C. : Ce projet autour de Proust remonte déjà à plus de dix ans. Lors de la création, on a pensé que cela pourrait intéresser les théâtres français, mais lorsqu’on leur a proposé le projet, ils ont refusé à cause de la langue flamande : ils estimaient que cela faisait trop de langue et rendait le spectacle impossible à présenter au public français. L’ironie, c’est qu’aujourd’hui, plus de dix ans après, la situation s’est complètement inversée. Si on propose de faire le spectacle en français, les programmateurs refusent : ils préfèrent garder la langue flamande, parce qu’elle m’est plus proche, et assurent que lire les surtitres n’est pas un problème. Je suis sûr que dans dix ans, cela aura à nouveau changé.

23 C.B., C.L. et J.M. : Et pourquoi la situation s’est-elle renversée, à votre avis ?

24 G.C. : En France, il y a un grand développement de la lecture au théâtre ainsi qu’une grande ouverture envers les spectacles dans une autre langue. Un spectacle comme Marathon Musil est difficile, c’est vrai, mais en même temps on sent bien qu’il y a une véritable ouverture d’esprit de la part du spectateur qui est prêt à se confronter à une langue différente.

25 C.B., C.L. et J.M. : La langue chez vous devient ainsi une matière, comme la lumière ou le son ?

26 G.C. : Le spectacle Rouge décanté, monologue interprété par Dirk Roofthouft, d’après le roman de Jeroen Brouwers, présenté au festival d’Avignon en 2006, a été joué dans quatre langues différentes (flamand, français, anglais, espagnol). Cela nous a montré que si l’on change la langue, un même spectacle mettant en scène un acteur identique est à chaque fois différent. C’est parce que la langue influence aussi les émotions, la qualité et la manière dont on explique quelque chose.

27 Un spectacle comme Marathon Musil est complètement différent si on le joue en flamand ici, en France, ou en Hollande : parce que la culture est différente, le spectacle change même si la langue reste la même. Ici, on joue avec les surtitres, ce qui rend le spectacle différent. Votre culture, votre histoire est différente, de sorte que l’on entend des choses différentes. Le contenu change parce que le spectateur change. C’est pour nous très intéressant de faire l’expérience de toutes ces différences à partir d’un même spectacle.

28 L’acteur est sensible à cette différence, quelque chose est changé dans le déroulement du spectacle, ne serait-ce qu’au niveau de sa temporalité. Le spectateur doit lire les surtitres et n’est donc pas toujours les yeux rivés sur l’acteur, cela change la relation entre eux. Le danger, c’est que l’acteur coure plus vite que le spectateur : il ne lui est pas facile de sentir que le regard n’est pas toujours sur lui – même si ce sont seulement les yeux qui bougent, c’est quelque chose qu’il peut sentir.

29 C.B., C.L. et J.M. : Pour en revenir à la notion de « spectacle marathon », vous aviez créé en 1999 une adaptation d’Anna Karénine. S’agissait-il d’une première expérience du marathon ?

30 G.C. : Anna Karénine était seulement un spectacle, un spectacle long, certes, mais en un seul morceau. Dans le même esprit de « spectacle marathon », j’ai aussi créé Angels in America, à Rotterdam. Je ne travaille pas beaucoup à partir de textes de théâtre finalement. Pour moi, Angels in America, de Tony Kushner, c’était un contenu qui m’était proche, quelque chose qu’il fallait dire sur scène.

31 Et ce fut un moment incroyable. Un marathon n’est pas seulement une épreuve physique pour les acteurs, cela devient physique pour le spectateur lui-même. Les applaudissements des spectateurs à la fin d’un tel spectacle ne sont pas seulement pour les acteurs sur scène, mais pour chacun d’entre eux. C’est une expérience qu’on vit ensemble, quelque chose que l’on ne peut pas expérimenter avec un spectacle de deux heures. C’est toujours la même personne qui est assise à côté de vous, le public se raconte quelque chose de plus et crée une relation. J’aime beaucoup ce phénomène.

32 Pour Angels in America à Rotterdam, c’était pour l’ouverture d’un théâtre. Il faisait très chaud et l’air conditionné ne fonctionnait pas encore. Pour le public, il était presque impossible de survivre là-dedans. On a commencé à 14h et fini à 23h... Tout le monde était sale, il y avait une odeur terrible, et pourtant c’était pour moi une expérience incroyable. Tout sentiment de gêne était parti, tout le monde était là, ensemble, en T-Shirt. On distribuait des glaces pendant les pauses pour s’excuser. Il ne s’agissait plus que du spectacle, de sa continuation. Cela crée une relation extraordinaire avec les acteurs. Peut-être vit-on la même chose avec ce Marathon Musil...

33 C.B., C.L. et J.M. : Une telle relation avec le spectateur passe-t-elle également par votre travail sur la voix ?

34 G.C. : Au théâtre normalement, il y a une distance réelle qui ne change pas entre le spectateur et l’acteur. Maintenant, grâce à l’usage des caméras, la distance change : on entre dans le texte, on se retrouve parfois dans la position du voyeur, on voit quelque chose qui se passe entre les personnes sur scène. En combinant une image filmée et le renforcement de la voix, on peut entrer dans les idées du personnage, on peut perdre la dimension physique de l’acteur. C’est à ce moment que, selon moi, on peut entrer dans le roman : on n’est plus seulement un spectateur, mais on entre dans le corps des personnages. Tout l’espace devient des idées. C’est cette possibilité que j’explore dans le théâtre. Tout comme dans un roman il est possible de générer des images, au théâtre il est possible d’être véritablement dans la situation, et pas seulement face à elle. Avec le son, la langue et le renforcement de la voix par les micros, je pense que l’espace est modifié, il n’y a plus de séparation entre ce qui se passe sur scène et dans la salle. Pour moi, des écrivains comme Proust et Musil considèrent la langue dans toutes ses qualités, toutes ses possibilités. C’est pour moi quelque chose que le théâtre doit faire : dire des choses que moi-même je ne pourrai jamais dire. Cela m’aide à réfléchir à ce qui se passe aujourd’hui en Europe, à Anvers en particulier.

35 C.B., C.L. et J.M. : Cela rejoint cette notion de responsabilité sur laquelle vous insistiez. Avec tout ce qui se passe en ce moment à Anvers, Gilbert Fillinger, le directeur de la Maison de la Culture d’Amiens, nous disait que vous vouliez reprendre Le Triptyque du pouvoir ?…

36 G.C. : On pensait qu’avec la disparition du Vlaams Block / Vlaams Belang, le parti d’extrême droite, c’était fini, mais maintenant tout recommence. J’ai peur. Je pense que le théâtre dans une ville a une responsabilité, doit parler des choses, aider. Je ne crois pas que le théâtre ait une force directe, contrairement aux journaux ou à la télévision. C’est un médium lent et qui ne cherche pas à établir des vérités ou à déterminer des choix politiques. Les personnes qui viennent dans notre théâtre, le Toneelhuis, subventionné à la fois par la ville et par la Flandre, sont plus ou moins ceux qui pensent déjà un peu comme nous. Il ne s’agit pas de changer les idées de ceux qui votent pour les nationalistes, il faut déjà que ces personnes viennent jusqu’à nous. Il s’agit pour moi d’aider les gens qui pensent déjà dans une même direction que nous. Cela risque d’être très difficile dans le futur.

Pour citer ce document

, «ENTRETIEN AVEC GUY CASSIERS», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Le cycle de théâtre, Revue électronique, mis à jour le : 08/09/2016, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=424.