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Entretien avec Bart Baele, du collectif Berlin
Propos recueillis par Christophe Bident
Publication en ligne le 08 septembre 2016
Texte intégral
1 Le travail du collectif Berlin est des plus singuliers. Comme beaucoup d’autres compagnies aujourd’hui, comme bien d’autres metteurs en scène, il utilise la vidéo. Mais il n’a que très rarement recours aux acteurs, si bien que l’on hésite, selon les cas, à le qualifier de théâtre, de projection, de performance, de conférence, d’installation… Car il convient encore de le remarquer : pour chaque spectacle, le dispositif change. « Dispositif » n’est pas ici un vain mot. Chaque fois, le public est invité à s’installer ou à déambuler autrement. Chaque fois, les images filmées sont projetées dans des conditions spatio-temporelles différentes. Par exemple, pour Tagfish, les spectateurs s’assoient dans les gradins et assistent à une projection d’images filmées sur des écrans incrustés dans les dossiers de chaises placées autour d’une grande table qui occupe l’essentiel du plateau. Pour Land’s End, ils évoluent une vingtaine de minutes au sein de trois installations successives avant de rejoindre leurs sièges sur les gradins pour faire face à un montage subtil de scènes jouées devant eux par deux comédiens, de scènes jouées par ces deux comédiens mais pré-enregistrées et projetées sur plusieurs écrans, d’entretiens avec des personnes civiles, filmés et projetés sur ces mêmes écrans. Dernier exemple, pour Perhaps all the dragons, les spectateurs entrent dans une construction elliptique à claire-voie, s’assoient sur l’une des trente chaises qui leur sont proposées, regardent un film sur un écran puis, suivant une circulation déterminée de place numérotée en place numérotée, vont suivre quatre autres films sur quatre autres chaises avant de sortir de l’ellipse et de rentrer chez eux, autorisés alors à poursuivre la représentation par le biais d’un code électronique qui leur permet de consulter sur leur propre ordinateur les vingt-cinq autres entretiens.
2 Ce travail, mené depuis plus de dix ans par Bart Baele et Yves Degryse (et, au départ, Caroline Rochlitz), s’inscrit systématiquement dans une production de forme cyclique. Nous avons ainsi interrogé Bart Baele lors d’un entretien réalisé le 29 avril 2014 sur cette condition supplémentaire que le groupe fixe à un genre de création déjà extrêmement singulier.
3 Christophe Bident : Vous avez commencé votre travail en compagnie en 2003 et, dès le départ, tous vos spectacles ont fait partie d’un cycle. Le cycle apparaît ainsi comme la forme qui détermine, à la fois d’entrée de jeu et rétrospectivement, chacun de ses éléments. Pourquoi ?
4 Bart Baele : Nos spectacles font en effet partie soit du cycle Holoceen, soit du cycle Horror vacui. Nous continuons à les jouer tous. Nous avons toujours eu cette volonté de répertoire. Nous ne cherchons pas à imposer aux spectateurs de voir tous les spectacles. Nous pensons plutôt le cycle comme une palette de peinture. Par exemple, pour le cycle Holoceen, qui comprend des portraits de villes, nous entrons dans la ville et travaillons dans la ville : nous en cherchons les couleurs et les détails, nous composons comme un tableau. Quand un spectateur voit notre travail sur Moscou, il voit une autre couleur que pour celui sur Jérusalem. Cette série de tableaux de villes construit peu à peu un ensemble sur le monde contemporain. L’idée est de travailler à un kaléidoscope. Alors, il est vrai que le fil rouge devient plus clair pour un spectateur qui a vu plusieurs spectacles, notamment plusieurs spectacles du même cycle.
5 C. B. : Pourquoi tous vos spectacles sont-ils inscrits dans deux cycles (et non un, ou trois, ou plus) ? Quelle différence entre Holoceen et Horror vacui ?
6 B. B. : Pour les spectateurs, la différence n’est pas apparente. Formellement, nous travaillons les spectacles des deux cycles de la même manière, avec écrans, musique, comédiens présents ou non. Mais pour nous, le travail est complètement différent. Pour Holoceen, nous entrons dans une ville et nous regardons, nous parlons avec les gens, nous lisons beaucoup. Notre travail préalable s’apparente à celui du journaliste. Nous faisons des repérages, des filmages, des tournages pendant au moins un mois. Nous avons alors beaucoup de matériel pour faire le spectacle. Pour Horror vacui, c’est un peu le contraire. Nous partons d’un fait divers, une petite histoire, très petite, très concrète, et nous cherchons des gens pour témoigner. Puis nous ouvrons le thème, nous cherchons à dire quelque chose d’universel, qui ne se limite pas à la petite anecdote. Et la post-production dure beaucoup moins longtemps que pour un projet de Holoceen.
7 C. B. : Combien de temps prend chaque projet ?
8 B. B. : Chaque projet dure entre un an et un an et demi. Au départ, nous travaillions projet après projet. Maintenant, nous alternons souvent la préparation et la réalisation d’un nouveau projet avec le suivi des spectacles précédents. Et puis, certains projets demandent une temporalité plus segmentée. Nous travaillons en ce moment à un spectacle sur Tchernobyl. Depuis trois ans, deux fois par an, nous passons une semaine avec un vieux couple, qui vit seul, sans eau, sans électricité, à deux heures de marche du checkpoint, dans ce qui reste d’un village ancien, Zvizdal. Nous y retournerons probablement dans les deux prochaines années. Ces personnes, âgées de plus de 80 ans, sont très heureuses de nous voir quand nous arrivons, mais se détournent ensuite de nous, à certains moments veulent rester seules, sans nous parler. Un tel projet demande de la patience. Et puis, nous ne jouons pas sur l’idée de risque : nous ne cherchons pas à nous exposer aux radiations…
9 C. B. : Horror vacui comprend trois spectacles. Holoceen comprend quatre spectacles et trois au moins sont encore prévus. Quand considérez-vous que vous pouvez, que vous devez arrêter un cycle ?
10 B. B. : Pour l’instant, aucun ne s’arrête… Un cycle ne répond pas à un dogme ou à une idée fixe. Nous n’avons encore aucune idée sur la fin de Horror vacui. Pas plus pour Holoceen, même si nous savons que nous voulons l’arrêter avec un spectacle sur Berlin, plus fictionnel, où interviendra une personne figurant dans chacun des spectacles du cycle : un habitant de Jérusalem, un habitant de Iqaluit, etc, tous interviendront dans le dernier spectacle sur Berlin. Mais nous ne voulons pas savoir quand aura lieu ce spectacle sur Berlin !
11 C. B. : Puisque un figurant de chaque spectacle sera présent dans le dernier de la série, cela formera un petit cycle dans le grand cycle : faut-il cela pour mettre fin au cycle ?… est-ce précisément cela, l’idée du kaléidoscope ?
12 B. B. : Oui, l’idée de kaléidoscope est même plus importante que celle de cycle.
13 C. B. : On pourrait dire aussi que le kaléidoscope est votre façon à vous de penser et de pratiquer le cycle. Et c’est votre façon de rendre compte du monde.
14 B. B. : Oui, c’est une sorte de liberté qui permet de voir toutes les choses différentes. Nous ne voulons pas chercher de grandes théories, imposer de grandes vues sur le monde, nous donnons à voir un kaléidoscope, ou un puzzle, une forme complètement différenciée – et incomplète : à la fin, c’est sûr, beaucoup de pièces manqueront au puzzle…
15 C. B. : Jusqu’ici, Holoceen est composé de quatre spectacles : deux prennent pour objet de très grandes villes, Jérusalem et Moscou, deux s’intéressent à de petites communes, Iqaluit et Bonanza. Les deux spectacles annoncés pour 2015 et 2016 ne dérogent pas à cette règle : il y sera question de Lisbonne et de Zvizdal. Un cycle doit-il se constituer d’éléments aussi contrastés ?
16 B. B. : Notre choix est plutôt d’ordre intuitif. Nous sommes passés de Jérusalem à Iqaluit en souhaitant nous intéresser à une capitale gouvernementale de 6000 habitants. Puis nous avons trouvé plus petit encore avec Bonanza, cette ancienne ville minière, aujourd’hui un village de 7 habitants permanents qui se haïssent et dont aucun ne figure dans le conseil municipal, composé exclusivement de représentants des propriétaires de petites maisons ou de cabanes qui, beaucoup plus nombreux, ont élu domicile dans le village pour des raisons fiscales, alors qu’ils y viennent seulement en été. Cette commune de 7 habitants nous a rapidement fait penser à Dogville, le film de Lars Von Trier, même si face à la détestation mutuelle affichée par les résidents, nous nous sommes d’abord demandé s’ils ne se moquaient pas de nous, s’ils ne jouaient pas une comédie pour nous tromper… Mais leur haine était bien réelle ! Ensuite nous nous sommes tournés vers Moscou, parce que nous avons vu un jour dans des statistiques économiques qu’elle était devenue la ville la plus chère du monde. Nous avançons ainsi d’une ville à l’autre, sans plan prédéfini, en cherchant des situations singulières, en sautant sur les occasions.
17 C. B. : Berlin est à la fois le nom du collectif et, donc, le nom du spectacle qui viendra clore le premier cycle que vous avez lancé, Holoceen. Pourquoi ?
18 B. B. : Pour commencer ce premier cycle, nous avons hésité entre le portrait de Jérusalem et celui de Berlin. Et nous avons choisi Jérusalem. C’est donc Berlin qui devait finir le cycle… Cela a été décidé dès 2003. Pourquoi Berlin ? J’aime beaucoup la ville… Avec toute son histoire, Berlin est elle-même un kaléidoscope… Bien entendu, beaucoup de villes peuvent être comme cela, mais Berlin était une ville proche, que nous aimions… même si ce n’est pas un très bon choix d’un point de vue commercial… Il est parfois difficile de faire comprendre aux gens que nous sommes le groupe Berlin basé à Anvers qui joue le spectacle Jérusalem… Toutes les villes qui nous intéressent portent en elles un conflit. Elles sont traversées par une frontière. Elles sont pleines de contrastes. C’est comme dans une pièce de théâtre : les contrastes bloquent la situation, quelque chose ne bouge plus, mais…
19 C. B. : La première idée du groupe n’a donc pas été de créer un portrait de Jérusalem, mais de commencer un cycle, qui commencerait par Jérusalem ?
20 B. B. : Oui. Nous savions que nous voulions continuer, avec une conséquence majeure : il n’était pas nécessaire de tout faire entrer dans le spectacle. Notre première idée, pour Jérusalem, était de construire un spectacle en deux parties : l’une avec les entretiens filmés, l’autre avec des comédiens et des musiciens présents sur scène. Mais pendant le repérage et le tournage, nous avons parlé avec tellement de personnes que le matériau suffisait amplement pour un spectacle. En outre, ce matériau était tellement fort que nous ne pouvions plus, ni ajouter quoi que ce soit ou qui que ce soit en scène, ni même donner notre propre opinion. Bien entendu, le montage dit quelque chose de cette opinion, mais celle-ci ne prend pas la forme d’un discours.
21 C. B. : Il y a deux Jérusalem dans votre cycle, l’un créé en 2003, l’autre en 2013 : comme un petit cycle dans le cycle…
22 B. B. : Oui, nous avons créé un deuxième Jérusalem : il remplace le premier, qui ne tourne plus. Dans le second, nous combinons des images de 2003 et de nouvelles images. Ce sont les mêmes protagonistes qui, dix ans après, interviennent : soit pour commenter les images de 2003, soit pour discuter entre eux en 2013.
23 C. B. : Land’s end est donc, finalement, le seul de vos spectacles avec des comédiens sur scène…
24 B. B. : Oui. Il était impossible d’interviewer le tueur à gages et la commanditaire du meurtre1. Il fallait donc avoir recours à des comédiens. De plus, nous n’avions pas le dossier de la confrontation. Nous l’avons donc réécrit, réinventé, avec toute la vraisemblance possible, eu égard à ce que nous connaissions. Cette réécriture rendait à la fois possible et nécessaire le recours à des comédiens « vivants ».
25 C. B. : La forme du cycle se retrouve parfois jusque dans vos dispositifs scénographiques : la table ovale de Tagfish, la construction en ellipse qui accueille les spectateurs de Perhaps all the dragons…
26 B. B. : La forme elliptique du dispositif de Perhaps all the dragons modifie les conditions de réception du spectateur. Regarder des vidéos, à trente personnes, à la même grande table et en circuit fermé, ce n’est pas la même chose que regarder des vidéos sur trente petites tables différentes. Chacun des spectateurs de Perhaps all the dragons voient cinq vidéos sur les trente. Cela peut créer une frustration, mais cela motive aussi les spectateurs pour se parler à l’issue du spectacle : ils s’interrogent les uns les autres sur les vidéos qu’ils n’ont pas vues. Et puis, les spectateurs rentrent chez eux avec une adresse internet qui leur donne accès à un site où ils peuvent voir, s’ils le souhaitent, pendant plusieurs mois, les vingt-cinq autres vidéos.
27C. B. : Ainsi le cycle continue…
Notes
1 Le motif narratif de Land’s End provient d’un fait divers : un meurtre commis dans une petite ville belge proche de la frontière française, dont les deux suspects vivent l’une en Belgique, la commanditaire, et l’autre en France, le tueur.