- Accueil
- > Revue papier (Archives 1993-2001)
- > Autour de Frankenstein – Lectures critiques
- > Avant-propos
Avant-propos
Par Gilles MENEGALDO
Publication en ligne le 19 décembre 2017
Texte intégral
1Depuis sa publication, Frankenstein, le roman de Mary Shelley, a fait l’objet de nombreuses controverses. En 1818, une partie de la critique condamnait l’ouvrage en raison de son amoralisme apparent et surtout des positions politiques pro-révolutionnaires qu’il semblait impliquer. Le roman a été longtemps associé au récit gothique, genre populaire mais mineur, l’auteur étant accusée de cultiver les sensations fortes, de susciter terreur et horreur au lieu d’encourager la morale et la bienséance. Rappelons la polémique concernant la « paternité » du texte : selon certains critiques, Mary Shelley n’aurait été qu’une « médiatrice », profitant d’un entourage littéraire exceptionnel et de la collaboration étroite de son mari, le poète Shelley qui révisa soigneusement le manuscrit original. On sait maintenant que l’apport de Shelley fut relativement minime et que Mary a investi beaucoup d’énergie dans une nouvelle version du texte publiée en 1831, version qui, hélas, gomme parfois certaines fulgurances et audaces du manuscrit original. La préface de la seconde édition confirme l’importance que Mary Shelley accordait à ce projet qu’elle revendique pleinement.
2Le roman, est parfois encore jugé trop long, trop bavard, didactique à l’excès ou mélodramatique. On stigmatise son manque d’unité, le caractère hybride de sa structure, on souligne les invraisemblances de l’intrigue, on minimise l’originalité d’un récit surchargé d’influences littéraires. La monstruosité de la créature est parfois assimilée à celle d’un texte composite, hétérogène, qui emprunte à des genres multiples sans parvenir à une unité d’effet.
3Pourtant, en dépit de ces défauts attestés ou supposés, Frankenstein n’a cessé de fasciner des générations de lecteurs et l’œuvre a généré un véritable mythe littéraire, prolongé au cinéma par d’innombrables adaptations, dont les deux chefs-d’œuvre de James Whale.
4Le roman de Mary Shelley suscite depuis quelques années un tel intérêt critique, aux Etats-Unis notamment, qu’il est presque devenu un enjeu théorique et esthétique à propos duquel s’affrontent discours et lectures issus, en particulier, de la psychanalyse et de la critique générique ou féministe. Les raisons de cette fascination sont multiples et les différents textes de ce volume s’efforcent, après bien d’autres, de rendre compte de la richesse de l’œuvre, de ses paradoxes et de ses contradictions, en exploitant plus avant des terrrains déjà balisés ou en proposant de nouvelles pistes de lectures.
5Les articles rassemblés1 ici émanent de chercheurs français avec, en contrepoint, plusieurs contributions de spécialistes européens. Trois autres textes sont venus enrichir le volume pour cette réédition, en particulier dans la perspective de la question d’agrégation de Lettres modernes portant sur « ’homme artificiel »2. Au-delà de la dimension pédagogique et didactique première, le lecteur pourra constater la vitalité du discours critique concernant une œuvre qui se révèle étonnamment moderne en dépit (ou à cause) de son ancrage dans diverses traditions littéraires, philosophiques, et esthétiques.
6Le texte inaugural est orienté sur la question centrale du secret. Max Duperray montre comment une tension s’instaure entre la confession de Victor à l’explorateur Robert Walton (où le secret est censé se dire) et l’histoire qui ne peut se dire et où le dévoilement du secret est perpétuellement ajourné. Gwenhäel Ponnau examine ensuite les modèles génériques de l’œuvre et son architecture romanesque pour en révéler les sutures et tenter de rendre compte de la fascination exercée par un « texte de la scission et du dédoublement » dont il souligne la richesse et la complexité mais aussi la modernité, en dépit de certaines limitations. Roger Bozzetto interroge la relation du roman avec les différents avatars du mythe de Prométhée et procède à un premier examen des modes de représentation de la créature. Michel Morel met en évidence, au-delà des nombreuses références intertextuelles, l’unité profonde d’un récit qu’il définit comme « œuvre fermée et tragédie ».
7Un autre ensemble de textes est centré sur la problématique de l’espace. Claude Fiérobe explore ainsi la relation entre pérégrination géographique et carte ou quête des savoirs : ce livre ambitieux, « fiction du disparate agencée par une esthétique fragmentaire », tend vers l’expression du tout, mais doit se satisfaire du collage des parties. Roger Chazal propose un « discours paysagiste » à partir de l’examen minutieux d’une scène et d’un lieu clef du roman, mis en regard avec l’imaginaire romantique. L’analyse de la topographie du roman permet aussi d’illustrer, par l’onomastique en particulier, la problématique de l’angélisme : Zbigniew Bialas examine les implications linguistiques et géographiques de la « carte de Russie » et en particulier des références aux villes de St Petersbourg et Arkhangelsk.
8David Punter examine les fondements mythiques d’une œuvre qui nous parle du corps et concerne aussi bien le narcissisme, la détermination du moi à reconstruire le monde à son image, que la perte, illustrée tant par le rejet par Frankenstein de ses liens familiaux que par le monstre innommé, exclu de la chaîne des êtres. Jean-Paul Engelibert centre également son propos sur la créature en la définissant, paradoxalement, comme « enfant de la nature ». Il observe les déplacements que le mythe inventé par Mary Shelley fait subir aux discours sur l’articulation nature/culture qui lui préexistaient et l’ont rendu possible. Le sens du mythe tient sans doute, selon lui, dans la tentative vaine de « réconcilier la nature et l’homme, de suturer la nature et l’art ».
9La question centrale du fantastique est problématisée en relation avec une réflexion sur folie et normalité. Jean-Jacques Lecercle lisant le roman comme « le récit poétique d’une révolution conceptuelle », redéfinit le fantastique en termes de paradoxe (à la lumière des thèses de Roger Caillois) et non plus d’hésitation (notion chère à Todorov). Dora Tsimpouki dresse ensuite un panorama critique qui constitue aussi une mise en garde contre les dérives et délires interprétatifs. C’est l’ambivalence de l’auteur envers ses personnages, le caractère incertain de son attitude émotionnelle et de sa démarche intellectuelle qui conditionne le « transfert de sympathie » du lecteur vers le créateur ou le monstre. Judith Bates mène, à la lumière des travaux de Marthe Robert, une réflexion sur le concept d’origine et les ressorts du romanesque tandis que Jean Marigny centre son analyse sur les thèmes centraux de l’innocence et de l’injustice, autour de la métaphore judiciaire. Sophie Marret prend appui sur la question du réel et du désir pour montrer que le roman, produit d’un moment de rupture, se déploie autour d’une interrogation sur ce qui cause le désir. Elle s’interroge, dans une perspective lacanienne, sur la folie d’un discours scientifique qui exclut le sujet. Annette Goizet examine le roman à la lumière des relations familiales et, en particulier du rapport frére/sœur. Elle analyse la structure des différentes familles (épargnées ou décimées), étudie la chaîne « conception/adoption » et s’efforce de situer le monstre, « enfant abandonné », dans une lignée.
10Les deux contributions qui suivent proposent de nouvelles approches : l’une sous forme de dyptique centré sur le personnage de Safie, décline des figures inédites de l’emboîtement, faisant ainsi écho à la thématique du secret et du dévoilement (Jacqueline Jondot), l’autre offre des analyses minutieuses sur la symbolique des nombres et la relation entre sexualité et textualité (David Coad). Deux articles sont enfin consacrés à la postérité cinématographique du roman. Gilles Menegaldo examine les relations entre l’œuvre littéraire et les films qui s’en inspirent, En exploitant certaines potentialités, en explicitant l’implicite, les films contribuent souvent à éclairer indirectement le texte shelleyen, à enrichir et à élargir le mythe initial au lieu de le dévoyer, même si certaines dérives sont peu justifiables. L’article de Dominique Sipière qui clôt le volume explore plus spécifiquement le traitement de la science dans l’adaptation de Kenneth Branagh qui se présente plus comme une interprétation que comme une adaptation de l’œuvre de Mary Shelley.
11Cette brève présentation ne rend évidemment pas justice à la diversité des approches et au caractère souvent novateur de la réflexion. En proposant ces textes, notre souhait est tout d’abord de rendre hommage au génie de Mary Shelley et de constituer une sorte de bilan critique provisoire, prélude à de futures exégèses de l’œuvre. Nous espérons également offrir aux lecteurs quelques perspectives nouvelles qui pourront stimuler d’autres approches d’un mythe moderne qui apparaît particulièrement vivace et dont la permanence et la cohérence sont attestées par l’étude parallèle du texte littéraire et des adaptations cinématographiques qui contribuent à le pérenniser.
Notes
1 Ils sont issus pour l’essentiel d’un colloque organisé à l’Université de Poitiers en 1994.
2 On pourra, à cette occasion, évaluer l’apport de Mary Shelley concernant la mise en fiction du personnage du savant dominé par une forme de folie démiurgique, en confrontant Frankenstein avec certains textes majeurs qui développent ce thème, tels L’Ève future de Villiers de l’Isle Adam et L’Ile du Docteur Moreau de H. G. Wells.