Frankenstein : un texte suturé ?

Par Gwenhaël PONNAU
Publication en ligne le 19 décembre 2017

Texte intégral

1Frankenstein est un roman où l’on se déplace beaucoup : de Genève aux extrémités septentrionales du globe en passant entre autres par les Alpes, la vallée du Rhin, l’Angleterre et l’Ecosse, les personnages accomplissent des périples qui sont tantôt des voyages d’agrément ou même de noces1, tantôt des jeux de piste gigantesques à l’échelle de l’Europe, tantôt encore presque des retours au pays. C’est de ces pérégrinations multiples que je voudrais m’autoriser pour parcourir à mon tour ce texte étrange où l’on ne cesse de se mouvoir quand il ne s’agit plus d’émouvoir son interlocuteur en lui rapportant, dans de longs récits rétrospectifs, le malheur d’être un monstre ou l’infortune, non moins grande, d’être le créateur de ce monstre. J’entreprends donc ici très simplement de traverser cet espace textuel complexe que représente le roman de Mary Shelley, de faire, presque topographiquement, un ensemble de relevés sur ses différents états, cela afin d’en examiner la cohérence et de mettre en évidence ce qui ici s’écrit. En effet, dans cette œuvre qui, pour une part, s’organise autour d’admirables morceaux d’éloquence, ce qui se dit, ce qui est dit avec parfois quelque ostentation et quelque emphase est – peut-être – le masque rhétorique d’un autre discours plus secret que l’on s’efforcera, s’il se peut, de dévoiler.

Seuils

2Ainsi donc, tout d’abord, l’état des lieux, l’état du texte.

3Et pour commencer, comme il se doit, un examen du seuil, de ces éléments liminaires qui offrent souvent d’emblée de précieuses pistes de lecture. « Respectueusement dédiés »2 à William Godwin, les trois volumes de l’œuvre qui paraît en 1818 sont ouvertement placés sous le double sceau de la philosophie éclairée et de la reconnaissance filiale. La référence au penseur (l’auteur de Political Justice) et au romancier (le créateur de Caleb Williams) n’est pas indifférente : l’œuvre de Mary Shelley est presque autant que Caleb Williams remplie de péripéties portant sur la justice et sur la culpabilité et inclut plusieurs séquences consacrées à des erreurs judiciaires3.

4Pareillement, elle pose sur un mode quasi philosophique le problème de la sanction dont il importe légitimement de frapper le criminel. Par conséquent dans cette dédicace qui, en partie, obéit aux conventions et aux codifications littéraires, deux aspects fondamentaux du roman s’inscrivent déjà à l’horizon du texte : à savoir, d’une part, une réflexion d’ordre moral et, d’autre part, le déploiement d’une imagination qui multipliera les incidents spectaculaires, quitte à puiser aux sources vives d’un romanesque parfois échevelé.

5Quitte aussi à puiser aux sources du mythe, et cela doublement : le sous-titre, devenu justement célèbre, fait du héros-titre, au nom chargé de résonances proprement gothiques, « Le Prométhée moderne ». L’œuvre est donc placée sous le sceau tout à la fois de l’antiquité grecque et des années 1815-1820 : elle constitue la rencontre de deux temps, la conjonction aussi de deux mythes également fondateurs puisque les trois vers mis en épigraphe tirés du Paradise Lost de Milton renvoient à l’histoire de la Genèse.

6Autrement dit, à s’en tenir à ces premiers relevés, à ces premiers constats, on ne peut qu’observer que, liminairement, le texte semble désigner les éléments sur lesquels il s’appuie. Ce seuil est donc le socle du roman. Déja ici l’auteur paraît vouloir sinon amalgamer, du moins fédérer dans un même ensemble, dans un même espace narratif, différents genres littéraires : roman, traité philosophique, mythes également fondateurs, mais de provenance diverse, grecque et chrétienne. S’y ajoutent, mentionnées dans la préface, cette épopée imprégnée de poésie tragique qu’est l’Iliade et ces pièces imprégnées de merveilleux et qui jouent des relations ambiguës du rêve et de la réalité que sont La Tempête et le Songe d’une nuit d’été. Et, comme pour faire bon poids et lester le texte de sa « modernité », cette même préface évoque, dès ses premières lignes, les travaux et les opinions des physiologistes allemands et d’Erasmus Darwin, ami de la famille Godwin.

7Ostensiblement placé au confluent de tant de sources littéraires, reconnues, estampillées par la tradition, le roman se présente dès lors aussi comme une œuvre d’actualité, comme une fiction qui est cautionnée par la science contemporaine.

8Que retenir des préliminaires ? Semblera-t-il arbitraire de considérer que ce texte accumule dans ce seuil nombre de voix autorisées, nombre de références tutélaires, nombre de modèles, de patrons et comme de pères ? N’est-ce pas en particulier, cela que signifient les trois vers cruciaux empruntés au Paradis perdu et qui tendent à instaurer un débat – il sera ensuite repris dans le corps du texte – entre Dieu le Père et Adam, celui-ci rappelant à celui-là, comme le monstre le rappellera à Frankenstein, qu’il n’a jamais demandé à venir au monde4 ? Et, conjointement face à cette figure mythique de l’éternelle paternité, ne se dessine-t-il pas l’image, discrètement esquissée, du père naturel, l’auteur des jours de la romancière et l’auteur de Caleb Williams ?

9Inscrits à l’ouverture de l’œuvre, ces éléments variés et convergents sont en eux-mêmes parfaitement représentatifs d’une histoire qui, comme on le sait, mêle en partie les genres, voire, dans tous les sens du terme, les confond. Ces sources ou ces parrainages si clairement indiqués font donc signe dans la mesure où, thèmes et fils narratifs qui s’entrecroisent et qui vont constituer la trame même du texte, ils en annoncent ou, si l’on préfère, par avance ils en confirment les lignes de force : Frankenstein est, en effet, une histoire qui met au cœur de ses trois livres et de ses 24 chapitres la question cruciale de la paternité. Une question posée avec insistance par la Créature sans nom, mais à laquelle, tout en affectant d’y répondre, le créateur, Victor Frankenstein, en partie se dérobe. Nul effet du hasard donc si, obéissant au jeu littéraire des conventions dédicatoires et des codifications épigraphiques, l’œuvre de Mary Shelley apparaît dès son, ou plutôt dès ses seuils, comme une histoire de père et de fils, de père et de fille aussi, et peut-être même de mère et de fils.

10A bien y regarder, quelque chose dans ces marges se met en place qui ressemble bien à une forme de système poétique et mythique appelé à être bientôt développé. Dans « le personnel romanesque »5 de Frankenstein figure, en effet, première et pathétique victime du monstre, le petit William et ce prénom ne renvoie-t-il, comme par ricochets ou comme en cascades, à William Godwin, l’auteur admiré de Caleb Williams, à cet autre William, Shakespeare, auquel la préface rend hommage, à John William Polidori peut-être aussi, l’un des participants les plus actifs du jeu de société littéraire d’où naquit le roman. Et enfin ce prénom est aussi celui donné au fils de Mary Godwin et de Shelley né le 24 janvier 1816.

11Personnage appartenant à un récit imaginaire le petit William, qui n’y apparaît que pour y mourir, ne condense-t-il pas en lui, par son prénom même, les images en l’occurrence plurielles, du [des] père[s], du frère (de Victor Frankenstein) et du fils (Elizabeth l’a élevé comme une mère) : autant d’images de la parenté que le monstre sans lien familial et sans nom, fils sans père avoué et sans mère, et qui est écarté de toute relation fraternelle, s’acharne à détruire ? Un monstre qui, à la différence de l’enfant qu’il tue, n’a pas de nom6 : tout comme ce roman paru en 1818 sans nom d’auteur et qui cependant se trouve comme hyperboliquement placé sous le sceau multiple du père.

Le cadre du récit et les récits gigognes

12Trait remarquable : le roman se présente d’abord comme un récit épistolaire. Les lettres du capitaine Walton à sa sœur Mrs Saville encadrent le texte en partie homodiégétique de Frankenstein. Cette disposition doit retenir l’attention et cela pour deux raisons au moins. La première est d’ordre littéraire : Mary Shelley paraît sacrifier à la tradition du roman par lettres fort en vogue tout au long du XVIIIe siècle et l’on sait que l’histoire rapportée par Walton, puis par Frankenstein est censée se dérouler dans les toutes dernières années du siècle des Lumières, au prix de quelques anachronismes. La seconde raison est d’ordre proprement poétique : je veux dire qu’elle porte sur l’organisation, sur l’architecture même d’un texte dont la structure est à certains égards spéculaire. Frankenstein, en effet, est aussi le récit du ou des miroirs et des reflets et, d’emblée, les relations qui s’établissent entre le héros éponyme et Walton dont le navire semble un avant-poste romantique de la civilisation perdu dans les mers glacées, sont placées sous le signe du double et de la réduplication. Walton, on le sait, est en quête d’un ami, d’un alter ego qu’il pressent en son hôte, mais il est aussi à la recherche d’une route nouvelle à travers cette mer glacée où il attend le dégel pour parvenir au point le plus septentrional du globe. Or cette entreprise héroïque et chimérique que le rescapé recueilli à bord du navire l’incitera à poursuivre offre très exactement une image en miroir des investigations entreprises par Frankenstein dans le domaine de la physique et de la chimie organique.

13C’est donc à l’intérieur de ce cadre épistolaire où l’aventure maritime, voyage de découverte, fait écho à la soif de connaissances du jeune étudiant d’Ingolstadt que se situe le récit du savant : un récit qui, dans sa première partie, encadre l’histoire personnelle du monstre celle-ci incluant – un chapitre lui est entièrement consacré – un émouvant compte rendu de l’aventure qui mena les De Lacey et Safie dans ce coin reculé des montagnes où l’être artificiel fait son éducation. Il n’est pas interdit de parler ici de récits en quelque sorte gigognes : je veux dire qui, enchâssés les uns dans les autres, produisent des effets de miroir. C’est ainsi en particulier que la pathétique histoire des De Lacey chassés de leur terre natale offre à celui qui la découvre avec une sorte de curiosité avide une image de sa propre condition d’exilé. Un exilé d’autant plus seul qu’il n’a même pas pour sa part de lieu originel7. Aussi les péripéties si chargées de romanesque et traitées si souvent sur un mode effusif représentent-elles plus qu’une forme de pathos : par similitude8 et par contraste, elles signalent la situation à proprement parler excentrique d’un être qui découvre dans le spectacle offert par autrui un reflet de ses propres souffrances, mais qui est condamné, en dépit de cette ressemblance et de cette apparente identité, à découvrir, et de façon radicale, son irréductible altérité. Chassé par Félix – cet être au prénom transparent – hors de la société du vieillard aveugle, le monstre ne peut donc qu’éprouver sa différence. Aussi le ton pathétique qu’il emploie, cette éloquence et cet art de persuader qu’il maîtrise ne sont-ils pas seulement symptômes d’emphase, mais les marques même d’un épanchement qui prouve – un peu surabondamment il est vrai – que cet être si laid a le cœur naturellement bon. Et, dans cette perspective, le récit qui avait commencé presque comme un roman d’éducation rapportant l’histoire de Frankenstein, des origines jusqu’à l’époque d’Ingolstadt, le récit qui avait paru tendre, conformément à ses origines, vers le conte noir (le prouve l’image du monstre, peu après son avènement, se penchant tel un fantôme au-dessus de son créateur), va en ce point se transformer en une manière de parabole.

mélanges

14Et c’est cela qui, à mes yeux, confère son étrangeté, son originalité aussi au roman de Mary Shelley, tout en l’exposant du même coup au danger de devenir une œuvre quelque peu hybride. En effet, jusqu’au moment où le monstre arrache au savant la promesse de créer pour lui une compagne, se trouvent convoqués à l’intérieur de la trame narrative différents types de récits où se reconnaissent les diverses strates du texte. Ainsi dans l’espace délimité par les lettres-cadres de Walton sont successivement développées des séquences relevant de différents genres littéraires. A commencer par une autobiographie traitée d’une façon parfaitement classique : elle remonte, comme il se doit, et comme on l’a vu, aux origines du héros et elle inclut elle-même des micro-récits (e. g. l’histoire tout à fait romanesque de l’adoption d’Elizabeth Lavenza).

15Cette partie autobiographique apparaît, dans une certaine mesure, comme un Bildungsroman dont on retrouvera l’écho dans ce roman d’éducation ou d’apprentissage que constituera aussi l’histoire du monstre au temps lointain de l’innocence. Cependant, on l’a noté, le texte semble, notamment au chapitre V, s’orienter vers le conte noir ou, plus exactement, vers le ghostly tale9, qu’il s’agissait à la villa Diodati, lors de la fameuse journée du mois de juin 1816, d’entreprendre de composer. Noyau ou plutôt cœur même de l’œuvre, la séquence de la naissance du monstre convoque et mêle en effet les ingrédients propres aux histoires d’horreur : une nuit lugubre de novembre, un être qui est décrit comme un mort-vivant, et surtout une extraordinaire vision hallucinatoire au cours de laquelle Frankenstein égaré (ce roman est on le verra aussi celui de la folie...) croit voir Elizabeth dans les rues d’Ingolstadt, tente de l’embrasser et – superbe inversion de contes comme celui de La Belle au bois dormant, ou encore des tout premiers récits de mortes amoureuse telle La Fiancée de Corinthe (Die Braut von Korinth, 1797) de Goethe – lui donne un baiser non de vie, mais de mort. Mieux, ou plutôt pis : le scénario onirique se charge d’images obsédantes et, Elizabeth, la sœur-aimée, la sœur-épouse, devient sous l’effet de cette étreinte la mère du héros dont il tient le cadavre menacé par les vers grouillants qui sortent du tombeau. Scène d’horreur qui semble tout droit sortir de la littérature frénétique.

16On pourra en retrouver de semblables, par exemple dans Smarra, une œuvre presque contemporaine de Nodier10. Qui ne le voit cependant ? Tout comme la séquence du baiser donné à Elizabeth relève de l’inversion, – le baiser d’amour devenant baiser de mort –, pareillement l’image cauchemardesque d’une mère portée par son fils comme un enfant nouveau-né sorti d’un berceau-tombeau est très exactement l’équivalent onirique d’une scène d’accouchement qui, sur un mode fantasmatique, renvoie à la naissance même de l’être rendu monstrueux par sa laideur et par sa taille disproportionnée. Dans cet ultime avatar de son rêve, Frankenstein, le fils, est à sa mère-enfant transformée en cadavre fœtal ce qu’il est à ce fils gigantesque et horrible né de la mort : à savoir dans ces deux cas un père contre-nature. Ainsi, conformément aux éléments liminaires du roman où les images en étaient démultipliées, la paternité est, dès le départ, brouillée, équivoque, appelée de ce fait à devenir un objet de hantise enfoui dans le secret de l’être et inavouable11 : d’où le long silence qui, dans une certaine mesure, va tendre à l’occulter jusqu’au moment de la rencontre avec le monstre.

17Sont rapportées ensuite deux histoires étroitement liées, la mort du petit William, le procès et l’exécution qui s’ensuit de Justine Moritz. Et en cet endroit le texte semble presque un récit policier à énigme : il prend du moins la forme d’une enquête et il expose un mystère qui restera sans résolution jusqu’au moment où le monstre dans sa confession rapportera comment, après avoir tué le très jeune frère de Frankenstein, il a réussi à faire passer l’aimable, la douce, la vertueuse et malheureuse Justine pour la coupable. A bien des égards, ces péripéties spectaculaires, la recherche d’un criminel aussi bien que l’exécution d’une innocente, paraissent placées sous l’influence de Caleb Williams. Cependant ce récit à énigme est aussi un fait divers qui est dans sa cruauté fort édifiant : cela, dans la mesure où c’est l’institution judiciaire elle-même qui est montrée dans son aveuglement et dans l’exercice véritablement légalisé de l’injustice. L’œuvre, par conséquent, aux strates déjà évoquées en ajoute une nouvelle qui tend vers la contestation politique d’un ordre social et juridique facteur de troubles et de désordre : l’intention polémique et démonstrative n’est à l’évidence pas absente de cette séquence.

Parabole

18Suit le récit du monstre après sa rencontre avec Frankenstein et l’œuvre, en une nouvelle variation, s’infléchit du côté de la parabole et du mythe : le mythe de la chute et la fable rousseauiste du bon sauvage, de l’être naturellement aimant victime des préjugés des sens et, aussi, pour une part, de la civilisation. C’est ici sans doute que les sutures du texte apparaissent le plus nettement : non que cette confession éloquente ne s’inscrive dans la logique de l’œuvre, mais parce qu’elle exprime avec une application un peu trop pédagogique, comment le monstre, autodidacte de génie, fait sa propre éducation. Il reçoit tout d’abord une leçon de vertu et d’amour à travers le spectacle que lui offre la famille à tous égards exemplaire des De Lacey. Rien ne manque à cette communauté formée par un père, une sœur et un vieil homme aveugle. Ni la tendresse, ni la misère : par elle se trempent les énergies et est sanctifié le travail. Le monstre est également amené à découvrir une manière de bonheur frugal fait de simplicité et d’héroïsme quotidien. On cueille et on s’offre bucoliquement des fleurs. On vit apparemment de pain et de lait. On joue également de la musique et bientôt la belle Safie fait entendre les sons angéliques de sa jolie voix. Le monstre apprend donc à admirer et à aimer, à parler aussi et à lire. Il découvre l’injustice et l’arbitraire à travers le procès inique dont un Turc, le père de Safie, est en France victime ; il lui est aussi révélé le sort malheureux des femmes en pays musulman et il approuve ce vigoureux conte oriental en faveur de la liberté des femmes qu’a vécu et que rapporte l’amante émancipée de Félix.

19On sait comment tout cela se termine. Semblable par la bonté à ces êtres aimables, l’observateur secret des habitants du chalet veut, en quelques sorte, se faire voir : épreuve redoutable pour ce Narcisse inversé12. S’il est reconnu comme un égal par le vieillard aveugle et par conséquent libéré des préjugés des sens, sa rencontre avec Félix fait de lui la victime superlative des apparences. La laideur fait le monstre aussi sûrement que l’habit ne fait pas le moine ! Mis en fuite par le jeune homme, il est chassé de ce paradis terrestre montagnard et rustique. Faute de pouvoir être tenu pour un semblable, pour un frère, puisqu’il est précisément celui qu’on ne veut pas voir, cet être aussi naturellement bon que l’homme primitif du mythe rousseauiste est, en dépit de lui-même, contraint de se convertir au mal : c’est-à-dire à cela même qu’aux yeux d’autrui son épouvantable laideur postule.

20La parabole du bon sauvage perverti est une histoire d’aliénation : le monstre se voit à travers les regards des hommes et en commettant crime sur crime entre ainsi littéralement dans leurs vues.

Monstration, démonstration

21Il devient véritablement monstrueux : son être – et c’est toute son histoire – épouse son apparence. Cette monstruosité physique donc, au bout du compte, morale ne va pas dès lors cesser de s’exhiber. Non qu’elle soit par l’auteur complaisamment affichée, elle se donne plutôt à découvrir en une sorte de fulguration dans les moments clés de la vie de Frankenstein. On observera en effet que le mode d’être de la créature sans nom est l’apparition : il n’est pas, il apparaît, au terme de longues séquences narratives où il semble presque oublié, son ombre cependant s’étendant sur elles et appelant le surgissement brutal de sa silhouette dans le champ des regards. Ainsi de sa soudaine manifestation dans cette île de l’archipel des Orcades où Frankenstein, après le long périple presque touristique effectué en compagnie de Clerval, travaille à donner la vie à la compagne promise.

22Ainsi encore de sa rencontre avec Walton qui le découvre, inopinément, penché au-dessus du cadavre du savant en une scène qui est la réduplication de celle de la naissance. Que son corps hideux se découpe dans l’encadrement d’une fenêtre, derrière une vitre, ou que sa stature gigantesque se détache sur fond de mur de glaces, du côté de Montanvert ou à proximité du Pôle Nord, ce personnage à éclipses qui paraît et qui disparaît pourrait presque sembler un objet hallucinatoire. Mais cette hallucination n’est pas fallacieuse : loin de tromper les sens, elle s’impose subitement, comme un horrible évidence, à la vue. Monstration donc : elle est fondée sur la transfiguration cauchemardesque et vraie de la réalité.

23Démonstration presque philosophique aussi : reprise des questions posées par Adam au Dieu créateur dans le Paradis perdu, son dialogue avec Frankenstein fait de l’être sans nom donc à tous égards sans état civil, une créature hors des normes et dont le malheur exceptionnel est, dans sa singularité, exemplaire. Adam, mais Adam sans Eve, être déchu, luciférien, mais, il le rappelle, Lucifer fut accompagné dans sa chute par d’autres anges réprouvés, il est un être qui, littéralement, n’a ni feu, ni lieu : ni foi, ni loi non plus, puisque Frankenstein, dieu laïc ou laïcisé, n’entend pas se conduire à son égard comme une instance divine et, par là, le condamne – en manquant en particulier à son engagement de créer pour lui une compagne – à se défier de lui, à ne plus croire en lui. Aussi le monstre est-il voué à demeurer un être en trop, l’être de l’excès.

24Commence alors une longue pérégrination symbolique : après l’assassinat d’Henry Clerval, et après la mise à mort au soir de ses noces d’Elizabeth, un extraordinaire jeu de pistes, errance soigneusement ordonnée, mène le créateur et la créature jusqu’aux abords du point le plus septentrional et le plus glacé de la terre. Point véritablement excentrique qui correspond très exactement à la situation, à tous points de vue, extrême de celui que la mort du savant épuisé frustrera de la vengeance titanesque dont il avait minutieusement échafaudé le scénario. La boucle se ferme donc sur cette ultime impossibilité qui interdit une fois encore au monstre d’atteindre l’objet de ses désirs. Il ne lui reste plus qu’à s’immoler par la flamme sur son radeau de glace : sa mort, annoncée, sera ainsi en quelque sorte à l’image même de ce qui en lui excède la nature, la conjonction ou, si j’ose dire, le produit des extrêmes, le feu et le froid. CQFD ?

bilan

25Au terme de ce parcours à l’intérieur de cet espace textuel polymorphe que constitue cette œuvre étonnante, il est permis d’avancer que si cette histoire13 est un roman, elle inclut nombre de séquences et d’éléments relevant de genres différents. Ghost story en expansion, Frankenstein est évidemment bien plus qu’une histoire de fantôme : c’est aussi un roman de voyage et d’aventures prenant la forme d’un jeu de pistes, une confession à valeur autobiographique, une fable rousseauiste qui, avec le récit de Safie inclus dans cette parabole, est parfois proche du conte oriental. On y découvre aussi des éléments propres au roman à énigme et au roman d’éducation, et l’on pourrait presque tenir certains passages pour une manière de commentaire critique procédant à l’exégèse littéraire et à l’illustration du Paradis perdu de Milton. Mosaïque de genres, l’œuvre se présente aussi parfois sous la forme d’un puzzle fait de pièces rapportées : à preuve les nombreuses lettres qu’elle inclut (outre celles de Walton, les lettres écrites par Elizabeth, par le père de Frankenstein et par Frankenstein lui-même) ainsi que les poèmes qui y sont insérés.

26A cela s’ajoutent, à l’intérieur de la trame narrative, les nombreux dialogues qui confèrent quelque chose de théâtral à un roman incluant des scènes à faire...

27Œuvre suturée par conséquent ? Œuvre qui serait presque contaminée par son sujet et qui, à l’image du monstre qu’elle s’efforce de représenter, serait, insidieusement, le produit d’une hybridation, littéraire celle-là ? On peut en effet répondre par l’affirmative à cette question. Et cela revient à faire la part de la maladresse de l’auteur : le beau roman d’Emmanuel Carrère, Bravoure14, s’emploie avec bonheur à montrer comment et pourquoi Mary Shelley – une Mary Shelley évidemment inventée par l’écrivain – ne parvient pas à fondre dans un même ensemble les diverses parties d’un sujet qui littéralement la déborde. Mais il s’agit là, bien sûr, d’une fiction sur une fiction.

28En fait, tout se passe comme si, dans cette œuvre princeps, une très jeune romancière qui, à 19 ans, a déjà beaucoup lu, n’avait pas toujours résisté à la tentation de faire la somme de ses expériences intellectuelles et aussi – elles leur sont étroitement liées – affectives. On aurait tort cependant de voir dans ce foisonnement des formes et des genres le signe exclusif d’un manque de maîtrise : certaines séquences qui peuvent a priori paraître un peu trop bavardes entrent avec d’autres séquences dans un système de relations spéculaires. Un ou deux exemples suffiront à le montrer : ainsi du procès de Justine Moritz. Cette juste, comme l’indique assez son prénom, est l’innocente victime de l’iniquité. Or cette démonstration nimbée de pathétique entre en résonance avec l’histoire du père de Safie arbitrairement emprisonné et condamné et avec l’arrestation de Frankenstein tenu pour coupable du meurtre d’Henry Clerval. Autre exemple fourni précisément par ce dernier personnage : cet ami fidèle se rend, comme le héros du roman lui-même, à Ingolstadt afin d’y étudier. Nul effet du hasard, tout au contraire, dans la vocation de cet étudiant passionné par l’Orient et par les langues orientales, parmi lesquelles le sanscrit, tenu à l’époque romantique pour la langue première de l’humanité. Face à Frankenstein qui s’efforce obsessionnellement et en secret de percer le mystère des origines physiologiques de la vie, Clerval est entièrement tourné vers la patrie elle-même de l’origine, conformément à l’étymologie du mot Orient et du mythe oriental, en passe de se constituer, de la terre-mère d’où tout est né. C’est ce type de correspondances qui est aussi à l’œuvre dans le recours fréquent à l’intertextualité : les poèmes abondamment cités par des personnages – qui, visiblement, partagent les goûts littéraires de l’auteur ! – sont, à y regarder de près, peut-être un peu plus qu’une simple illustration à valeur ornementale. Au risque assumé de l’anachronisme, l’histoire de Frankenstein et du monstre appelle, convoque ces œuvres canoniques qui, du Paradis perdu à Mutability15, représentent ces voix tutélaires sous le patronage desquelles est écrit le roman. Entrant ainsi en résonance avec elles, celui-ci ne devient-il pas, sous son apparente disparate, comme une chambre d’échos ?

29Je viens de parler de disparate. Il importe également de souligner que la discontinuité du récit que l’on a parfois déplorée fait en plus d’un endroit sens et signe : elle n’est pas seulement due au manque d’expérience d’une très jeune romancière, elle tend en effet à rendre manifestes et déroutants ces étonnants moments de rupture qui fragmentent la vie psychique de Frankenstein. Certes ce héros de la connaissance animé d’une libido cognoscendi est un être de génie et, à ce titre, il fait preuve d’un orgueil prométhéen et d’une folie de démiurge. Toutefois ce savant à l’esprit vigoureux semble à plusieurs reprises comme absent ou comme frappé d’étrangeté.

30Impeccablement maîtrisé le plus souvent, ses pensées et ses actes ne s’inscrivent pas toujours à l’intérieur d’un continuum psychique. Frankenstein est un être qui rêve beaucoup et qui connaît ces déroutantes périodes de latence entre la veille et le sommeil au cours desquelles il est amené à vivre comme en dehors du monde réel : phase d’accablement et de prostration (par exemple après la création du monstre), période de « mélancolie noire » (« dark melancholy », « gloomy and black melancholy »)16, ou de dépression17 qui alternen et, parfois sans presque de transition, avec une joie et un enthousiasme renouvelés (ainsi que l’exaltation qui suit à Ingoldstadt la convalescence de celui que terrorisait un monstre paraissant désormais presque totalement oublié).

31De même coexistent chez cet être singulier, d’une part, le remords et le besoin de s’auto-accuser et, d’autre part, la volonté très tôt déclarée de diaboliser sa créature considérée, dès sa venue au monde, comme un « demoniacal corpse »18.

32Aussi ce que cette œuvre décidément déroutante donne très précisément à lire n’est-ce pas le désaccord, plus concerté qu’a première vue il n’y paraissait, entre ces longues périodes rhétoriques, morceaux d’éloquence et de bravoure teintés parfois d’artifices, et ces phases de rupture qui viennent perturber ces dialogues et ces discours et comme en émailler le vernis ? Ce travail subtil de dysfonctionnement ne permet-il pas d’exprimer, sur un mode parfois allégorique, le sens de l’histoire et, presque, de la transformer en parabole, tout en signalant que, sous le poli de ces récits exemplaires, sur l’homme et la divinité, sur l’amour du prochain, sur la faute et sur le crime, ou sur l’iniquité etc., existent une zone d’ombres et, tapi dans le texte, un secret qui est tantôt dévoilé et qui tantôt ne veut pas se dire, à savoir la reconnaissance par Frankenstein de sa qualité de père et d’auteur et du monstre et des faits criminels. Voila pourquoi si à plusieurs reprises il se désigne comme coupable de la mort de son frère et de celle de Justine, quand il entreprend de se raconter ou de se confesser à Walton, c’est aussi pour s’absoudre de ses fautes et en faire retomber sur sa créature toute la responsabilité.

Un texte-monstre ?

33Frankenstein, par conséquent : un roman hybride, suturé, un texte-monstre ? Cette question déjà posée aura pu et pourra encore in fine sembler relever d’un jeu de mots un peu facile et paraître induite par le propos du livre et par les images, qu’il représente, d’un être « cicatriciel », préfiguration de Boris Karloff maquillé par Jack Pierce19. Mais, si spectaculaire soit-il, le propos de ce livre est aussi moins transparent qu’on peut d’abord le croire. Si, à l’évidence, il importe à Mary Shelley de mettre en forme une aventure tératologique qui fait du monstre, tel plus tard, Gwynplaine dans L’Homme qui rit20, l’image de l’exilé et du réprouvé romantique, s’il s’agit pour la romancière d’écrire aussi une odyssée du savoir et de montrer du même coup – un coup de génie qui sera repris et imité – les imprudences lourdes de conséquence de la science « moderne », si Mary Shelley est par là naturellement conduite à revisiter à son tour le vieux mythe de Prométhée21, si encore à travers les interrogations du monstre soumettant son créateur à la question, elle situe en partie son œuvre dans le prolongement du Paradis perdu de Milton, si Frankenstein peut donc être à bon droit tenu pour un roman sur la création qui réfléchit sur la genèse de la vie et de l’homme, s’il acquiert à ce titre une valeur démonstrative, s’il veut argumenter et convaincre en prenant appui sur des images et sur des paraboles, il n’empêche : cette œuvre prolixe est aussi une œuvre proliférante qui ne cesse de confronter ses différents plans et d’associer ou de mélanger, on l’a vu, différents genres. Roman d’éducation, de voyage et d’aventures maritimes ; conte fantastique et allégorie ; mythe et « romance » (ainsi de l’histoire de Safie et de Félix remplie de sentimentalisme et nimbée d’exotisme oriental) : roman par lettres, histoire autobiographique, récit à énigme. Mais aussi œuvre shakespearienne remplie de bruit et de fureur qui rapporte toute une série de meurtres et qui est placée sous l’éclairage nocturne de la folie. Non pas une folie qui serait exclusivement démiurgique parce qu’elle est un défi lancé aux lois de la création, mais une folie morbide appréhendée, on l’a noté à plusieurs reprises, en termes psycho-pathologiques.

34Aussi le principe secret qui, souterrainement, perturbe le texte est à rechercher, autant que du côté du monstre, l’être de la suture, du côté de Frankenstein qui est l’être de la déchirure ou de la fêlure. Le roman est traversé par cette manière de faille qui tend parfois à briser ce que j’ai appelé ses différentes strates. Failles, fractures plurielles : et c’est principalement la récusation par le savant, dieu laïcisé, de sa paternité ; ce sont ces affirmations de sa culpabilité et leur dénégation ; ce sont aussi ces inconséquences qui font refuser de tenir ce que l’on a promis parce que l’on a oublié que créer une compagne pour le monstre – dont la demande paraît d’abord juste – cela revient à exposer l’humanité à un danger terrible et c’est peut-être surtout cet étrange, cet opiniâtre aveuglement qui, contre toute vraisemblance, fait accroire que le rendez-vous donné par le monstre au soir des noces de Victor et d’Elizabeth ne fait peser que sur le seul époux la menace de mort à plusieurs reprises proférée : incohérences ou disparates qui ne sont pas, qui ne sont plus, le fait de l’auteur, mais de son personnage. Ils nous disent combien ce texte suturé est aussi celui de la scission et du dédoublement, un texte-monstre non par insuffisance de maîtrise de l’écrivain sur un récit certes à plusieurs endroits emprunté, je veux dire fait de souvenirs, d’influences et, très exactement, d’emprunts à des voix et à des œuvres autorisées désignées pour quelques-unes dès le seuil du roman. Un texte-monstre parce que, fondé sur les images de la monstruosité et s’interrogeant sur celle-ci, il fait du monstre à la fois l’autre absolu, l’absolument autre, qui ne peut avoir de nom, et le même, cela même que Frankenstein, le héros éponyme, ne veut pas reconnaître en lui et ne peut nommer. Frankenstein et sa créature sans nom et sans état civil : le Prométhée moderne et son monstre, l’être qui par l’étincelle électrique donne la vie et l’être de l’ombre, entité paradoxale, bipolaire, Janus bifrons. Le roman de Mary Shelley est donc à la fois composite et étonnamment cohérent : ce texte transparent et nocturne contribue à ouvrir, de façon déroutante, l’ère du cauchemar. Et c’est de cela que cette œuvre d’emblée placée sous le signe démultiplié de la paternité et si chargée de souvenirs tire sa modernité.

Notes

1  Au soir de leur mariage, Frankenstein et Elizabeth partent, via Evian, pour la villa Lavenza située le long du lac de Côme.

2  « To William Godwin, Author of Political Justice, Caleb Williams, etc. These volumes are respectfully inscribed by the Author ».

3  Ainsi le procès de Justine Moritz, l’arrestation en France du père de Safie arbitrairement emprisonné et condamné, l’incarcération de Frankenstein lui-même accusé de l’assassinat d’Henry Clerval.

4  « Did I request thee, Maker, from my clay /To mould me man ? Did I sollicite thee /From darkness to promote me ? ».

5  J’emprunte cette expression au titre de l’ouvrage de Ph. Hamon consacré à Zola, Le Personnel du roman, Genève, Droz, 1983.

6  Il est significatif que William menace le monstre en lui déclarant en quelque sorte son identité sociale et lui révèle qu’il est le fils de M. Frankenstein : « My papa is a syndic – he is M. Frankenstein », Frankenstein, London : Penguin Books, 1992, p. 138. Toutes mes références renvoient à cette édition

7  Voir G. Ponnau, « Une image tératologique de l’exilé à l’époque romantique : le monstre de Frankenstein », Exil et littérature, Grenoble, Ellug, 1986.

8  On peut, en effet, estimer que le monstre adopte dans son récit le ton pathétique utilisé par les habitants du chalet quand il les entendit rapporter leurs malheurs.

9  Mary Shelley rappelle dans la préface de 1831 que pour Byron en juin 1816 dans la villa Diodati il s’agissait de composer une histoire de fantôme : « “We will each write a ghost story”, said Lord Byron », Frankenstein, Préface (1831), p. 7.

10  Conte paru en 1821.

11  Frankenstein reconnaît sa responsabilité à l’égard du monstre, mais il refuse de devenir en quelque sorte pour lui Dieu le père. D’autre part, quand il se rend à Genève chez un magistrat auquel il demande de s’assurer juridiquement de la personne du monstre, il se heurte à l’incrédulité de son interlocuteur qui le prend pour un fou et il est pris en effet d’un accès de frénésie et d’exaltation héroïque, Frankenstein, p. 193-194.

12  Le passage où le monstre se contemplant dans une eau limpide découvre avec horreur son visage, constitue une reprise symétriquement inversée du mythe de Narcisse : le monstre, pourrait-on dire, est un Narcisse à rebours. Frankenstein, p. 110.

13  Dans la préface de 1831, Mary Shelley désigne constamment son œuvre par le mot « story ».

14  Bravoure, Paris, P.O.L, 1984

15  Ce poème que Shelley compose en 1816.

16  Frankenstein, p. 93 et p. 175.

17  Frankenstein, p. 150.

18  Frankenstein, p. 57.

19  Dans les deux films de James Whale, Frankenstein (1931) et The Bride of Frankenstein (1935).

20  Paru en 1869.

21  A l’époque romantique la fortune du mythe de Prométhée est en particulier attestée par les poèmes dramatiques de Goethe et de Schlegel en Allemagne, en Angleterre par les œuvres de Byron et de P.B. Shelley, et en France par le Prométhée (1838) d’E. Quinet.

Pour citer ce document

Par Gwenhaël PONNAU, «Frankenstein : un texte suturé ?», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Autour de Frankenstein – Lectures critiques, mis à jour le : 19/12/2017, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=502.