Frankenstein : Portrait du philosophe en coureur de fond

Par Claude FIÉROBE
Publication en ligne le 19 décembre 2017

Texte intégral

1« What did this mean ? Who was I ? What was I ? Whence did I come ? What was my destination ? These questions continually recurred but I was unable to solve them » (125). Le monstre créé par le docteur Frankenstein pose ainsi sans détour les questions fondamentales de la philosophie : sur le sens, sur l’origine, l’identité et les fins de la créature. A dire vrai, il ne fait que reprendre à son compte, de façon brève et nette, les interrogations multiples et parfois confuses disséminées dans le texte. Frankenstein se pose donc comme un livre du questionnement philosophique et d’un questionnement qui s’effectue sous la triple autorité de Gœthe, Les Souffrances du Jeune Werther, de Plutarque, Vie des Hommes illustres, et de Milton, Paradise Lost, à laquelle s’ajoute celle de Shelley dont le poème « Mutability » se trouve, miraculeusement, cité par le monstre : « The path of my departure was free » (125). Il ne s’agit ici que de l’illustration centrale d’une méthode par laquelle Mary Shelley place sans cesse des repères et délimite le champ d’une véritable investigation intellectuelle. Lorsqu’elle écrit dans l’introduction : « What terrified me will terrify others » (9), elle ne croit pas si bien dire, mais la terreur n’est peut-être pas là où on l’attend. Où on l’attend, c’est dans le gothique, dans la double descendance de Lewis et d’Ann Radcliffe, d’un côté les chairs en décomposition, les étreintes macabres ou diaboliques et l’ombre des tombeaux, de l’autre le sublime des paysages et l’air des sommets. Certes, ce gothique là est bien présent dans Frankenstein, mais il ne forme que l’enveloppe d’un récit dont le propos réel en est bien éloigné. La terreur est ailleurs, et je crois que Mary Shelley, à sa façon, en fait l’aveu. Dans le récit de sa rêverie fondatrice, elle nous dit avoir vu le monstre se dresser au pied du lit de son créateur « with yellow, watery, but speculative eyes » (9). « Speculative eyes » : c’est ici que je déchiffre l’effroi irréductible du témoin, non pas tant devant la naissance d’un monstre à la vie que devant la naissance de la pensée. La pensée spéculative est cet abîme qu’on ne peut sonder impunément : « I opened mine (my eyes) in terror » (9). Essayons d’être plus précis : la vision enregistre le choc du gothique, « the hideous corpse » (9) dont nul ne songe à nier le pouvoir sidérant, et de quelque chose d’autre qui est de l’ordre de la pensée froide, peut-être de la raison, et qui s’inscrit dans les « speculative eyes » de la créature. Mary Shelley met le gothique à l’épreuve du philosophique. C’est à ce dernier que je voudrais me consacrer car il paraît, s’agissant de la fille de Godwin et de Mary Wollestonecraft, d’une importance singulièrement plus grande que les manifestations de l’horreur, somme toutes limitées. En effet, et au sens exact du terme, elles sont de commande : « We will each write a ghost-story », said Lord Byron : and his proposition was acceded to » (7). La « ghost-story », l’histoire de fantômes, est un mets qui doit beaucoup aux recettes du roman gothique, le reste, c’est-à-dire l’essentiel, relève du talent original de l’auteur. Et lorsqu’elle utilise la métaphore de l’accouchement pour parler de sa « progéniture hideuse » (10), c’est bien sûr du livre qu’elle parle, d’un livre qu’elle aime : « I have an affection for it » (10). Ce livre est aimé parce qu’il contient tout ce qui est cher au cœur et à l’esprit de Mary Shelley ; il est hideux parce que ce tout se tient mal, se conduit mal, ne veut pas entendre raison, parce qu’il est à la fois gigantesque et difforme, en un mot monstrueux. Frankenstein, fiction monstrueuse et spéculative, tel pourrait être notre point de départ.

2Tel est plutôt le point de départ offert à tous les personnages masculins du livre. Ce sont des voyageurs ou des errants, alors que les personnages féminins incarnent les vertus paisibles de la sédentarité. Deux pôles sont ainsi clairement disposés et on retrouve ici un dessin qui a fait les beaux jours du roman au XVIIIe siècle de Robinson Crusoe à The Sentimental Journey ou de Gulliver’s Travels à Vathek. L’intertexte de Frankenstein ne dit pas autre chose : d’un côté le mirage de la félicité familiale de Werther, de l’autre les séductions vertigineuses offertes par les pérégrinations du Vieux Marin de Coleridge. Tout Frankenstein est contenu là-dedans, je veux dire dans cette cage intertextuelle qui délimite impérativement les contours d’une narration prisonnière et, par là-même, condamnée à ressasser. La topographie est péremptoire. Il y a l’exploration de Walton et l’évocation finale de la demeure de Mrs Saville qui a « a husband and lovely children » (205). Il y a les incessants voyages de Victor et le cercle domestique à Genève. Il y a les errances du monstre et la cabane des De Lacey au milieu des bois. A chaque fois le domestique semble figurer l’idéal. Or, c’est à cet idéal, réel ou fictif, que s’arrache le personnage, par une sorte de nécessité interne que dissimulent mal de prétendues contraintes extérieures.

3Il n’est pas si simple de partir : l’environnement a des pouvoirs anesthésiants et jette sur l’entreprise un regard négateur. Margaret Saville considère le départ de son frère « with such evil forebodings » (13). Ce n’est qu’une fois la mère morte et enterrée que Victor peut partir pour l’université d’Ingolstadt, et encore faut-il échapper à l’affection d’Elisabeth et à ses « feminine attentions » (44) : « I was unwilling to quit the sight of those that remained to me ; and, above all, I desired to see my sweet Elizabeth in some degree consoled » (43). Derrière lui, enfin, une vie justement définie comme « remarkably secluded and domestic » (44). Clerval demeure « chained to the miserable details of commerce » (44). De façon analogue « l’enfance » du monstre est l’occasion d’une séquence domestique inattendue où les De Lacey servent de famille adoptive par le jeu des équivalences et des substitutions qui informe tout le texte : le monstre n’a pas de famille, qu’à cela ne tienne, en voici une toute prête ! Mais si Caroline, Justine, Elisabeth sont toutes des enfants adoptifs heureux, le monstre, pourtant acquis à la sédentarité et prêt à se couler dans le moule de la norme, va se trouver rejeté dans les ténèbres extérieures, dans ce qui fait sa différence. Dans Frankenstein, la rupture est une condition de l’être, elle est ontologique. Là encore, sur un schéma ancien, Mary Shelley construit du nouveau. Par rapport aux innombrables variétés du Bildungsroman, elle change de niveau, de registre et, dans cette perspective, place donc ses personnages en marge, inscrit l’écart.

4Walton écrit : « I have no friend » (17) ; Victor à Ingolstadt se mure dans un silence épistolaire total ; le monstre est un étranger radical : « I possessed no money, no friends, no kind of property (116) […]. When I looked round I saw and heard of none like me » (117). Cette solitude, rien ne l’appelle a priori, même dans le cas du monstre, puisque son créateur est habitué depuis de longues années aux spectacles les plus horribles. C’est dans The Last man qu’on en trouve l’explication. Lionel Verney, le dernier homme sur la terre, écrit à la fin de son long récit : « A solitary being is by instinct a wanderer » (341). L’errance a pour condition la solitude et, peu après Mary Shelley, le Révérend C.R. Maturin fera de son homme errant, de Melmoth the Wanderer, le plus solitaire de tous les grands désespérés de la littérature. Se dessine ainsi, dans le sillage de Wordsworth une véritable métaphysique de l’aliénation où le héros confronte sa solitude à un univers qui, au fond, demeure inaccessible ou incompréhensible.

5Légitime ou adoptif, naturel ou fruit de l’artifice, l’enfant s’en va. Il brave l’interdit paternel : « My father’s dying injunction had forbidden my uncle to allow me to embark on a seafaring life » (14). Il n’y a rien à attendre du père, pas plus que des autres figures d’autorité. Justine, la juste, est victime de l’injustice des juges et, pour le magistrat de Genève, la confession de Victor n’est que « the effects of delirium » (194). Le confesseur de Justine est un inquisiteur cruel qui menace une enfant d’excommunication ou des feux de l’enfer. Patriarche répressif, juge incompétent ou borné, homme d’église impitoyable, telles sont les figures d’une société raidie dans son immobilisme institutionnel. Cette société est manque, absence, elle est lieu de la négation, du rien. Elle s’est assoupie dans la soumission à la norme désuète et dans le rabâchage du code. Le groupe constitué s’est mis en congé de la pensée. La stase a anesthésié le sens.

6Celui-ci doit donc être cherché ailleurs. D’où l’insistance sur la pérégrination dans un texte qui nous invite à dresser une carte du monde. Notons bien que le monstre lui-même apprend la géographie : « Among the lessons that Felix had bestowed upon Safie, geography had not been omitted : I had learned from these the relative situations of the different countries of the earth » (135). Tous les voyages, qu’il serait facile de répertorier, prennent la forme intriguante de l’aller et retour, et chaque oscillation entre les pôles extrêmes, ceux du même et de l’autre, enregistre l’hésitation conceptuelle du protagoniste. Par essence, le voyage est dépaysement et qui s’évade du familial perd le réconfort du familier. L’Unheimlich est, si je puis dire, au coin de la rue, et c’est bien au détour d’un sentier que Victor retrouve le monstre qui s’était dressé au pied du lit. Il est encore là, à la mort de son créateur. Et ce qui fait courir Walton c’est une étrange idée fixe où le feu et la glace forment une alliance curieuse : il veut découvrir le secret de la boussole comme après lui, le Capitaine Hatteras sera obsédé par le pôle nord. Qu’on veuille bien se souvenir qu’Hatteras sombre dans la folie. Le monstre déclare vouloir mettre fin à ses jours mais rien ne confirme ses dires et la clôture du texte est abrupte et énigmatique. Les protagonistes se retrouvent en territoire d’incertitude ; les chemins balisés d’une Europe dont la Suisse est le centre rassurant ont disparu au profit d’espaces sans repères. Ne faut-il pas que le monstre laisse à l’intention de son poursuivant des marques de son passage sur les arbres et sur les pierres (190) ? C’est en terra incognita, dans le désert de glace, que se joue le spectacle dont, depuis longtemps, le texte travaillait à la mise en scène, la première et ultime rencontre entre les trois personnages : l’écrivain (Walton), le conteur (Victor) et l’objet du discours impossible (le monstre), en fin de compte la réunion de la trinité créatrice, ceux par qui le texte arrive. Comme Mary Shelley, en sortant de son rêve, Walton perçoit un instant encore les contours du fantasme avant que celui-ci ne se perde « in darkness and distance » (214). La vision s’éteint et le texte se clôt puisqu’il n’y a plus rien à dire, ou plutôt parce que le texte est allé aussi loin qu’il était possible vers l’étrangeté irréductible, en d’autres termes vers l’impossible à écrire.

7Tel est le terrain où s’affairent les voyageurs. Ils recherchent la vérité, qui est le seul but de la philosophie. Comme la quête est difficile, ils se partagent la tâche. Mary Shelley juxtapose ainsi les éléments d’un tableau, semble avoir du mal à les rassembler et ne les réunit qu’à un prix exorbitant : la mort pour Victor, Clerval et le monstre, l’échec pour Walton. La rencontre finale dans l’étendue déserte et glaciale est bien propre à figurer l’audace de leur incursion en un territoire de la connaissance que l’Histoire frappe d’interdit. C’est en ce sens que la géographie devient métaphore et l’errance signe de la quête philosophique : ce qui compte ne peut se dire que par synecdote.

8Chaque personnage s’efforce de saisir un objet de réflexion, d’explorer un de ces « lieux de pensée » dont Alain Badiou, s’inspirant de Platon, dit qu’ils offrent une originalité irréductible. Walton, Victor, Clerval, le monstre ne trouvent d’issue à la stupeur que dans le mouvement qui les arrachera aux eaux dormantes. Frankenstein ressasse le même scénario de l’émergence. Soyons donc sensibles à la distribution des rôles dans une pièce qui se joue sur la scène de la pensée.

9Walton explore le monde et sa visée est double. Il y a l’attrait exercé par l’inconnu, « unexplored regions » (19), et plus encore, « a love for the marvellous, a belief in the marvellous » (20). Le voyage devient ainsi la projection d’un fantasme qui le situe aux antipodes de Victor Frankenstein. Ce dernier en effet déclare fermement : « I do not ever remember to have trembled at a tale of superstition, or to have feared the apparition of a spirit » (50). C’est Coleridge que Walton rend responsable de sa vocation : « I have often attributed my attachment to, my passionate enthusiasm for, the dangerous mysteries of ocean, to that production of the most imaginative of modern poet » (19). Comme le Vieux Marin, il gagnera « the land of mist and snow » (19), comme lui il verra son navire immobilisé, comme lui il sera confronté à l’étrange et il s’en reviendra enfin « as worn and woeful as the “Ancient Mariner” » (19). La référence au poème de Coleridge a un effet d’annonce, de prophétie ; il y a inscription liminaire d’un échec qui trouve son accomplissement à la fin du livre : « Thus are my hopes blasted by cowardice and indecision : I come back ignorant and disappointed […]. I have lost my hopes of utility and glory » (208). Walton ne sait rien, n’a rien appris ni sur le secret du pôle ni sur celui du monstre. En un mot, le récit-cadre dessine d’entrée de jeu le motif de l’échec pour en affirmer, en fin de partie, la certitude.

10Victor Frankenstein ravit à la nature le secret de la vie et paraît incarner la réussite scientifique. Égaré en compagnie de Paracelse, d’Albert le Grand et d’Agrippa, il comprend la nécessité de se plier aux contraintes de la recherche moderne. Il lui faut, comme ses prédécesseurs « disséquer, “anatomiser”, donner des noms » (39) pour espérer franchir les fortifications qui défendent « la citadelle de la nature » (39) ; ensuite, sur les conseils de M. Waldman, il lui faut étudier « every branch of natural philosophy, including mathematics » (48). Les lambeaux des cadavres renvoient aux fragments du savoir éclaté et le monstre sera la preuve vivante du pouvoir de synthèse, c’est-à-dire de l’accès à « la cause finale » (39) qui demeurera à tout jamais le secret de Frankenstein. Mais le monstre, comme le texte, est zébré de cicatrices et ils portent tous deux les marques effrayantes d’une genèse contre nature et le triomphe du savant, d’où toute exultation paraît exclue, se mue en désastre. Retenons cependant que la science est représentée in figura au cœur même du tableau. Retenons aussi que les motifs Prométhéen et Faustien sont à la fois alliés, combinés et singulièrement infléchis pour faire du héros éponyme moins un savant au sens conventionnel du terme qu’un quêteur d’éternité laïque par le biais d’une descendance nombreuse et reconnaissante : « A new species would bless me as its creator and source ; many happy and excellent natures would owe their being to me » (52).

11Le même désir d’excellence se retrouve en Clerval, l’ami très cher, le complément naturel de Victor. Sur l’échiquier conceptuel de Mary Shelley, il représente le domaine des lettres et des arts : « He was deeply read in books of chivalry and romance. He composed heroic songs, and began to write many a tale of enchantment and knightly adventure » (36-37). Il est aussi celui qui écrit quand Victor Frankenstein n’écrit pas. J’en veux pour preuve une lettre d’Elizabeth : « Clerval writes that indeed you are getting better. I eagerly hope that you will confirm this intelligence soon in your own handwriting » (62). Après le rendez-vous de Strasbourg, il est l’autre moitié d’un Frankenstein hanté par l’horrible tâche qui l’attend, qui demeure plongé dans ses « gloomy thoughts » (149) quand son ami se laisse éblouir par le spectacle des choses, par l’éclat du couchant. Victor se laissera un peu gagner par la beauté des rives du Rhin, mais Clerval est entièrement subjugué : « He felt as if he had been transported to Fairy-Land and enjoyed a happiness seldom tasted by man » (150). Faute de pouvoir seul transcrire les sentiments de Clerval formé « in the very poetry of nature » (151), Victor appelle Leigh Hunt et Wordsworth à la rescousse. Clerval est aussi celui qui recherche la compagnie des gens de talent pour développer les ressources de son propre esprit. Sa disparition consigne la défaite de l’harmonie, celle d’un romantisme généreux et enthousiaste qui associe l’amour de la nature à des préoccupations militantes. Ce « lieu de pensée » matérialisé par les rives du Rhin ou les paysages d’Écosse, incarné par Clerval, se trouve, par sa mort, comme rayé de la carte. Ne demeure, au bout du compte, au bout du monde qu’une île sauvage, face lugubre de la nature et de la pensée : « I fixed on one of the remotest of the Orkneys as the scene of my labours. It was a place fitted for such a work, being hardly more than a rock, whose high sides were continually beaten by the waves. The soil was barren » (158). A l’image de la nature féconde en biens matériels et en choses de l’esprit a succédé l’évocation de la terre désolée, d’un Waste Land hostile ou, pour le moins, indifférent.

12Le monstre articule avec une netteté paradigmatique l’un des motifs majeurs de la littérature gothique, celui de l’exclusion. En même temps, il tire du contexte socio-historique une substance nouvelle. Le villain gothique est d’abord un tyran, le monstre est d’abord une victime. Il se contente de quémander, de supplier ; c’est seulement plus tard qu’il exigera. Il est un mendiant au festin de la vie, d’une vie qu’on lui a accordée et qu’on n’a de cesse de vouloir lui reprendre. Sous des avatars divers, sa quête est celle de l’amour. Se sachant différent : « Increase of knowledge only discovered to me more clearly what a wretched outcast I was » (127), il désire la « compagnie et la sympathie » (« society and sympathy ») (127) des hommes. L’échec à obtenir l’affection des De Lacey (« compassion and friendship ») (127), est ressenti si violemment qu’il provoque un désordre mental : « a kind of insanity in my spirits » (134). La folie est la conséquence du rejet. Exclu de la compagnie des hommes, le monstre est toujours aussi assoiffé d’un amour dont il fait la condition même de l’existence : « You must create a female for me with whom I can live in the interchange of those sympathies necessary for my being » (140). Et plus loin : « Oh ! my creator, make me happy […] let me see that I excite the sympathy of some existing thing » (141). C’est une condition du retour à la norme et à la santé mentale, d’où le désespoir du monstre devant le corps démembré de celle qui devait être sa compagne : « Shall each man find a wife for his bosom and each beast have his mate, and I alone » (162). Que peut-on lire dans le désir du monstre  ? En premier lieu s’exprime une conception romantique de cette sympathie qui unit les êtres dans une parfaite complémentarité. Mais, sur la scène philosophique du livre, je crois qu’il y a plus, il y a sans doute une exigence de rationalité. Le Gœthe de Werther, certes, mais aussi le Godwin de Political Justice. En effet, se sentant et se sachant différent, le monstre élabore une pensée sur la différence avec la gaucherie puissante qui le caractérise, au propre comme au figuré. Avec sa compagne, il quittera l’Europe pour « the vast wilds of South America » (141). On peut rapprocher cette promesse du projet de « Pantisocratie », d’inspiration toute Godwinienne, élaboré par Coleridge et Southey qui voulaient établir une communauté sur les rives de la Susquehanna en Pennsylvanie. Il s’agit d’un même rêve, celui de vivre l’amour et l’utopie dans « les déserts du Nouveau Monde ».

13Or, c’est dans le grand désert blanc de l’Arctique que sont réunis les protagonistes au terme de leurs errances. C’est à minuit, « it is midnight » (210), que le monstre fait son ultime entrée en scène. La boucle est bouclée puisque sa première apparition était « on a dreary night of November » (56). Celui qui tire son origine des profondeurs des tombeaux est bien une créature des ténèbres qui se manifeste la nuit et recherche l’ombre des forêts. Ne se perd-il pas à tout jamais « in darkness and distance» (215) ? Encore une fois, il convient de noter la métamorphose imposée par Mary Shelley au scénario gothique traditionnel. Comme Victor, elle se livre à une tâche d’exhumation. Sa nuit, celle du monstre, est celle du monde, plus que la nuit gothique du creux et du clos. Le drame se joue en surface plus que dans la conscience angoissée du vertige intérieur. Ainsi est rendue possible la libre circulation des idées. Ce que Mary Shelley nous donne à voir, c’est un « spectacle mental » (Starobinski, 91). Elle n’agence pas des êtres mais des concepts en une ordonnance savante plus propre à exercer la réflexion qu’à susciter les émotions. Comme Godwin, comme Mary Wollestonecraft, elle identifie des lieux stratégiques où la pensée se donne libre cours, où peut s’appréhender une partie de la vérité. Elle a bien compris qu’on ne peut pas dire le tout tout de suite, alors sa politique est celle du petit à petit, des petits pas pour un grand dessein. Chacun de ses émissaires a sa tâche : la science, l’art, l’amour… La course est longue, éprouvante, le but se dérobe, les coureurs épuisent leurs ressources… De la mise en commun de leurs découvertes devrait surgir enfin la vérité, or celle-ci, comme le monstre, se perd en des lointains obscurs. L’achèvement est impossible : le livre n’arrive pas à cerner les contours de la vérité, pas plus qu’il ne réussit à peindre le portrait du philosophe. Le livre tend vers l’expression du tout mais doit, et c’est déjà beaucoup, se satisfaire du collage des parties. Son unité est dans cette réflexion qui l’anime, dans cette vibration, somme toute désenchantée qu traduit à la fois l’effort spéculatif et la probabilité de l’échec. L’explorateur s’en revient bredouille au port d’où il était parti.

14Mais la déroute n’est pas complète et il convient de s’interroger par exemple sur la présence de la lune quand le monstre apparaît. Victor le voit d’abord « by the dim and yellow light of the moon » (161) au pied de son lit, puis « by the dim light of the moon » (161) à la fenêtre du laboratoire des Orcades, et enfin dans « the pale yellow light of the moon » (189) qui illumine la chambre nuptiale où Elizabeth vient d’être étranglée. Le noir n’est pas nié, il lui faut seulement accepter l’intrusion d’une clarté. Goya emprunte à l’ombre sa puissance pour mieux asseoir la prééminence de la lumière, Mary Shelley fait de sa créature un être lunaire, placé au cœur d’un fort réseau d’associations symboliques. D’abord la lune est « un symbole de la connaissance indirecte, discursive, progressive, froide » (Dictionnaire des Symboles, 155), cette connaissance théorique et rationnelle justement poursuivie par Victor Frankenstein. Mais en éclairant le monstre, elle libère une énergie nouvelle qui fait exploser le cadre conceptuel dans lequel on voulait l’enfermer. En une formule heureuse, le monstre dit : « It [the moon] moved slowly but it enlightened my path » (100). La créature est un monstre, mais un monstre éclairé. Il doit assumer le double héritage du charnier d’où l’ont tiré des mains profanes et de la lumière de Séléné, déesse de la raison. Ombre et lumière à la fois, et c’est moins le sommeil de la raison qui engendre des monstres que son manque de vigilance. Le recours contre les ténèbres n’est pas le flamboiement du soleil, mais la demi-clarté de la lune. C’est à elle qu’appartient la créature de Mary Shelley, c’est en ce seul lieu, lieu crépusculaire, que peut s’établir la rencontre de l’imaginaire et du symbolique.

15On saisit alors toutes les difficultés de l’écriture. Nietzsche a écrit de Socrate qu’il était « celui qui n’écrit pas ». On pourrait en dire autant de Mary Shelley dans Frankenstein, texte qui, paradoxalement, consigne une profonde méfiance envers l’écriture. En effet seul le récit-cadre appartient de plein droit au domaine de l’écrit, tout le reste est parole. Cette méfiance vient de loin, d’aussi loin que la philosophie. A la fin de Phèdre, après un long débat sur l’art oratoire, Platon dénonce par la bouche de Socrate les méfaits de l’écriture en racontant le mythe de Toth. En réalité, il construit le mythe de toutes pièces, n’empruntant à l’Égypte que les noms de Toth et de Thamous. Sa condamnation est claire : les écrits « se bornent à signifier une chose, toujours la même » (IV, 3). Mary Shelley instruit le même procès de l’écriture. Celle-ci est figée, elle se clôt sur sa propre matière. D’où l’insistance, partout dans Frankenstein, sur la manière de parler qui reflète le désir de s’affranchir de l’inertie et de l’univocité de l’écrit. Comme le discours du philosophe, la fiction de Mary Shelley est essentiellement orale. Comme lui, elle appartient à l’ordre de la pensée rationnelle, c’est-à-dire du logos, comme lui, ultime paradoxe, elle se constitue en mythe, c’est-à-dire en discours autre que le discours argumenté.

16A l’aube du XIXe siècle, Mary Shelley a essayé de saisir le monde en dressant la carte des savoirs. Face au pluriel des activités mentales, la carte reste floue, les repères aléatoires. L’ambition unitaire se trouve désorientée, l’expression de la totalité demeure impossible. Même s’il reste hypothétique, le bûcher du monstre n’est-il pas, après tout, fait des morceaux de la connaissance entassés par le Siècle des Lumières ? Les mots travel et travail ont même racine. Le monstre dit : « My travels were longs and the sufferings I endured intense » (135). Il me semble pouvoir lire ici la métaphore de l’enfantement d’un livre hétérogène dont l’ambition est immense. Les émissaires de Mary Shelley sont des chercheurs de vérité et Frankenstein est donc une fiction péripatéticienne. Le monde étant ce qu’il est, toutes certitudes exclues, c’est aussi une fiction du disparate. Quoi de plus naturel qu’elle soit agencée par une esthétique du fragmentaire ? Enfin, c’est une fiction orale, ouverte à l’ambiguïté féconde et à l’interrogation. Son ultime vertu, pensons au monstre arrêtant Victor en chemin, est donc celle de l’interpellation, seule démarche de nature à éviter la pétrification du sens.

Bibliographie

CHEVALIER, J. GHEERBRANT, A., Dictionnaire des Symboles, Paris, Seghers, 1974.

PLATON, Le Banquet - Phèdre, Paris, Garnier-Flammarion, 1964.

SHELLEY, M.
Frankenstein, London, Penguin Books, 1992.
The Last Man, Lincoln, University of Nebraska Press, 1965.
« Un entretien avec Alain Badiou », Le Monde, 31 août 1993.

Pour citer ce document

Par Claude FIÉROBE, «Frankenstein : Portrait du philosophe en coureur de fond», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Autour de Frankenstein – Lectures critiques, mis à jour le : 19/12/2017, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=508.