Frankenstein : le paysage spectaculaire

Par Roger CHAZAL
Publication en ligne le 19 décembre 2017

Texte intégral

1Frankenstein présente trois registres du « spectaculaire », au sens courant du terme, qui auraient pu donner le plan de cet exposé : paysage des sites littéralement paysagistes – « stupendous scene » (95), paysage des démarches dites scientifiques dans les termes de cette fable, paysage judiciaire des actes irréparables et de leur mise en procès obsédant.

2Les deux premiers de ces registres sont couplés dans une phrase du Livre 3, chapitre 2, qui vient en incise dans le récit du parcours touristique en Angleterre, immédiatement après l’inscription d’un panorama d’Oxford :

During my youthful days, discontent never visited my mind ; and if I was ever overcome by ennui, the sight of what is beautiful in nature, or the study of what is excellent and sublime in the productions of man, could always interest my heart, and communicate elasticity to my spirits.

3La phrase suivante formule le troisième registre.

But I am a blasted tree ; the bolt has entered my soul ; and I felt then that I should survive to exhibit what I shall soon cease to be – a miserable spectacle of wrecked humanity, pitiable to others, and intolerable to myself. (155)

4Où « exhibit » dit la pièce à conviction présentée dans un procès en manifestation d’un jugement divin (« bolt ») déjà acquis ; tandis que « blasted tree » emblématise la descendance du Prométhée (scientifique) implicite, et que « wrecked » rappelle le paysage énonciatif de la voix naufragée recueillie sur un navire lui-même en danger d’écrasement dans les glaces arctiques.

5Le premier des trois registres n’est pas seul d’ailleurs à présenter un niveau de réalisation littérale évident. La collecte sur les cadavres (sur le collectif-partitif « du cadavre » faudrait-il dire), des organes destinés au corps artificiel, fait partie du statut de la démarche scientifique dans Frankenstein. Même en ce Livre 3, chapitre 2, dans l’île des Orcades qui ne compte que « cinq personnes » décharnées et leur maigre cheptel efflanqué : données susceptibles de hisser la fable scientifique jusqu’à des sommets d’humour qui « font chanceler l’imagination » (« staggers the imagination » (Journals, 17), formule de P.B. Shelley pour qualifier la vue lointaine du Mont Blanc). De même y a-t-il dans Frankenstein plusieurs situations de procès littéral, devant magistrat, à la manière du roman « Godwinien » (paysage « familial » à ce niveau). Elles se détachent sur un fond énonciatif qui est en continuité modale avec elles, celui des trois voix narratrices engagées à des degrés divers dans des discours-plaidoyers en face-à-face proche, ou lointain (la relation épistolaire, qui personnalise le rapport d’allocution) : voix fortement caractérisées par leur implantation référentielle respective : le navire dans l’Arctique pour les deux premières, la hutte de haute montagne pour la troisième, soit, deux figures de la parole en instance de sécurité conditionnelle, voire précaire.

6Inversement, les sites paysagistes sont immédiatement perçus avec un supplément de signification figurée lié à la nature des conditions et projets qui conduisent les acteurs à s’y trouver ou à s’y rendre : exploration ou épreuve punitive pour l’Arctique, appartenance citoyenne pour Genève, excursions, refuge (voire repaire), ou dérive, pour le site du Mont Blanc, la descente du Rhin, l’île des Orcades, la côte irlandaise (dérive, en barque à voile, des Orcades à l’Irlande en un peu plus d’une nuit, autre défi à l’imagination).

7Dans ce premier parcours en forme d’annonce de plan rejeté, nous venons aussi de mimer un des modes du discours paysagiste dans Frankenstein, la prétérition. Cette entrée en matière a en fait posé les registres que les analyses ci-dessous vont maintenant recouper, en travaillant sur un concept, le partitif : discours et pratiques de fragment et de totalité, à verser au dossier du texte anglais romantique.

Opposés et ligués : le partitif comme participation

8La puissance impressionnante de Frankenstein doit peut-être beaucoup à une autre scène que celle du laboratoire et de la chambre, et qui formule autrement les forces de ces deux pièces. Nous parlons de la scène de plein air où la créature à la laideur insupportable réapparaît à son créateur dans un lieu touristique, après cinq chapitres d’invisibilité ou de demi-visibilité furtive, pour exiger audition en un lieu paysagiste présent, commun en plusieurs sens, qu’elle désigne par l’article défini, « the hut on the mountain ». Il y a invitation ferme au belvédère, et convocation sans réplique à l’audition du panorama d’une vie.

By the virtues that I once possessed, I demand this from you. Hear my tale ; it is long and strange, and the temperature of this place is not fitting to your fine sensations ; come to the hut upon the mountain. The sun is yet high in the heavens ; before it descends to hide itself beyond yon snowy precipices, and illuminate another world, you will have heard my story and can decide. On you it rests, whether I quit forever the neighbourhood of man and lead a harmless life, or become the scourge of your fellow creatures, and the author of your own speedy ruin. (98).

9Ce qui nous frappe dans cet article défini, c’est le plain-pied, la familiarité qu’il établit entre la créature et l’institution touristique. Sa fausse aisance devient une question d’écriture. La créature a déjà un passé textuel double, d’artifice et de nature, de laboratoire et de refuge/repaire sauvage. Elle vient de dire : « The desert mountains and dreary glaciers are my refuge. I have wandered here many days ; the caves of ice, which I only do not fear, are a dwelling to me, and the only one which man does not grudge » (97). Un article indéfini devant « hut » eût été possible, qui eût naturalisé l’énoncé dans cette perspective d’exclusion : (nous plaçons l’astérisque en signal de non-réalisation textuelle) : * « there’s a hut for men upon the mountain ; come there with me ». Mais aussi, une autre variante, inverse, est aujourd’hui imaginable : * « come to the Montanvert hut » ; où la parole de la créature s’ouvrirait à un Baedeker du Monstre, irréalisé en 1818, réalisé depuis en anglophonie (Le « Routard Galactique »). Et pour bien comprendre la force de signification que se donne ici le texte réel, il nous faut maintenant regarder du côté de l’autre personnage de la scène énonciatrice, Frankenstein lui-même (nous laissons ici de côté, tactiquement, l’hyper-auditeur Walton).

10Frankenstein a précisément articulé le toponyme, dans un curieux aller et retour des signifiants « opposite » et « league ». « The field of ice is almost a league in width, but I spent nearly two hours in crossing it. The opposite mountain is a bare perpendicular rock. From the side where I now stood Montanvert was exactly opposite, at the distance of a league ; and above it rose Mont Blanc, in awful majesty. I remained in a recess of the rock, gazing on this wonderful and stupendous scene » (95). Pour nous, c’est le paysage textuel qui devient alors spectaculaire. Frankenstein vient de poser en excursionniste, familier du lieu dans son enfance, et pour ce jour même, pratiquant et prédicant d’une version thérapeutique du tourisme alpestre, appliquée aux pathologies mentales. « The sight of the awful and majestic in nature had indeed always the effect of solemnising my mind and causing me to forget the passing cares of life » (94). Mais précisément, il est des soucis qui ne « passent » pas. C’est pour ceux-là que le texte pratique, sur sa base actantielle créateur-créature, une stratégie à base de termes moyens, communs aux deux rôles, définissant une surface commune aux deux ensembles du touristique et du monstrueux, devenant par là-même ensembles sécants. Car Frankenstein pratique le même « article » que la créature en cet épisode. Ainsi, à la redescente, au Chapitre 9 du même Livre 2, après l’audition : « Night was far advanced when I came to the half way resting-place and seated myself beside the fountain » (143). La thérapeutique, textuelle cette fois, n’a pas dissipé la pathologie référentielle (le récit de terreur s’emploie précisément à la citer). Elle a trouvé (au sens de production des potentialités d’un emplacement) une zone de malaise commun aux deux rôles, à partager, et viable parce que la sémiotique de la zone constitue un garde-fou : les valeurs de l’article n’y sont parfaitement naturalisables, ni sous l’ensemble tourisme, ni sous l’ensemble monstruosité.

11Disons que les deux ensembles sécants sont effectivement « ligués » pour une partie seulement de leur surface de sens, et que cela suffit en bonne « opposition » constructive de texte (romantique). Car, en termes macro-narratifs cette fois, cette définition de la hutte par la créature peut annoncer le prolongement de la cure paysagiste, la rallonge à l’ordonnance du créateur qu’il s’applique à lui-même en se faisant prescrire une compagne aussi caverneuse que lui. La hutte narrative est désignée par anticipation comme l’espace d’hébergement des autres « maisons » didactiques de l’autobiographie naturelle de la créature (pour reprendre la valeur du « mansio » médiéval). C’est-à-dire, dans l’ordre du contenu de son récit, « mon bois natal » (« my native wood », ce qui ne manque d’aplomb pour une créature de laboratoire – mais le lieu de naissance de son créateur n’est-il pas lui aussi un ensemble flou, ici Naples, ailleurs Genève ?), puis « la hutte » (« the hut », encore, où il a terrifié son premier rustique), et « l’appentis » (« the hovel », chambre à trous, chambre métonymique de tous ses apprentissages linguistiques et livresques).

12La littérature romantique peut et veut faire cela, c’est-à-dire réaliser cet hébergement, parce que, d’une part, le touristique n’a pas encore atteint la masse critique que nous connaissons ; et que d’autre part l’idéologique, la définition des lieux et des rôles, vient, et avec quelle violence terrorisante, d’atteindre la masse critique. Le côté thérapeutique de toute l’affaire, articulé sur les très nombreuses occurrences de malaises, maladies et délivrances de soins dans l’ensemble du texte, pourrait amener à penser qu’un mythe en cache un autre dans Frankenstein, que derrière Prométhée se tiendrait Esculape, lui aussi puni d’ailleurs pour avoir fait « de l’homme ». Mais la leçon plus sûre est ici le statut spectaculaire de la découpe qui « opère », et qu’opère, l’ordonnance « the hut upon the mountain ». Le texte romantique y cherche et trouve à la fois des continuités narratives à grand spectacle, et une matière actantielle redécoupée à la faveur de l’évolution des choses et de leur capacité à signifier.

Beaucoup de Monde : la langue du partitif

13Le roman trouve en ce point un répondant sous la forme du journal intime de Mary Shelley. Remarquons d’abord que « come to the hut » introduit à la partie de Frankenstein (les années d’apprentissage de la créature) où la présence des nombreux titres d’ouvrages lus est susceptible d’évoquer le trait le plus frappant peut-être du journal intime de l’auteur, les listes de titres et le calendrier de leur lecture.

14Mais le répondant précis immédiatement pertinent est d’ordre référentiel : les entrées du journal correspondant à l’excursion à la « mer de Glace » (majuscule intérieure seulement), tentée le 24, et réalisée le mardi 25 juillet 1816. Nous retrouvons l’objet concerné, et dans ses fastes touristiques d’époque : ce que l’édition critique du journal nomme en note « the Travellers’ Hut on the Montanvers », où Southey vit en 1817 les mots inscrits par Shelley sur l’album mis à la disposition des touristes (Journals, 115, n.2). A en juger sur d’autres données de la même note, la plume du couple Shelley n’était pas dépourvue d’esprit face à un registre d’hôtel : à la colonne « Destination », inscrivant « L’enfer », dans le prolongement de la ligne pointillée où Shelley avait en grec décliné son identité comme « démocrate grand ami des hommes et athée ». C’est la plume de Mary qui traite de l’excursion dans le Journal :

Thursday 25th / This day promises to be fine and we set out at nine for Montanvert [with] Beaucoup de Monde go also – we get to the top at twelve and behold le mer de Glace. This is the most desolate place in the world – iced mountains surround it – no sign of vegetation appears except on the place from which view the scene – we went on the ice – It is traversed by irregular crevices whose sides of ice appear blue while the surface is of a dirty white – We dine on the mountain – the air is very cold yet many flowers grow here and among other the rhododendron or Rose des Alps in great profusion – We descend leisurely – Shelley goes to see the mine of Amianthe but finds nothing worth seeing. / We arrive at the inn at six fatigued by our days journey but pleased and astonish by the world of ice that was opened to our view – « (Journals, 118-119 ; nos crochets marquent l’ajout d’auteur ; nous avons omis l’ajout éditorial du « we » requis par la syntaxe anglaise devant « view » et de la marque du participe passé « astonished »).

15Dans la première phrase, c’est la langue étrangère qui autorise l’effet de découpe, marqué par le soulignement, mais réalisé surtout par la présence des majuscules initiales de « Beaucoup » et de « Monde ». Qu’elles soient marqueurs d’humour parait peu contestable. Les majuscules autres que d’onomastique ne sont pas aléatoires dans l’écriture diariste de Mary Shelley. Elles soulignent des substantifs importants. Plus significatif ici, elles tirent vers le statut de substantif ce qui est en fait la jonction de deux partitifs, « Beaucoup de », et « du Monde », au sens « des gens ». L’effet de découpe amusée (montée du partitif en refuge) – amusée et surprise peut-être par elle-même, est sensible dans l’indice de tentative de remise en ordre que constitue l’ajout du « avec ». Faute de rature du « go also », il met l’énoncé en aporie syntaxique ou en télescopage interphrastique. Or, l’insertion se trouve aussi interdire de fonctionnement, sans l’effacer, ce qui pouvait être une phrase parasite sournoise présente dans la phrase, découpée en place par ses majuscules : « Montant vers Beaucoup de Monde » (Going Up towards a Lot of People). Les partitifs en crise de substantivation y expliciteraient leur charge allégorisante, dans la tradition très anglaise du « Fair Field Full of Folk » de Langland. C’est aussi la tradition de l’emblème qui gère ici en écriture le contact des deux langues. Allégorisée dans ses lexèmes par la majuscule, la langue étrangère s’emblématise (elle entre dans un effet de marqueterie) dans l’énoncé. L’énonciation semble goûter cette farce que lui fait le français, qu’est le français ainsi inclus.

16Or Frankenstein est beaucoup moins sombre en énonciation qu’en énoncé, et joue en passant des bizarreries de la langue étrangère, par exemple dans l’onomastique des potins genevois transmis par Elizabeth (65), mais aussi dans le lexique géographique alpin : « aiguilles », « dôme » (92) – où peut résonner le châtiment, surtout quand « tremendous » qui le qualifie appelle l’anglais « doom ». Le statut des langues tel que le texte le déclare donne du poids à ces phénomènes. Les Frankenstein et les De Lacey sont repérés francophones, directement ou indirectement – et l’indirect se fait parfois réticence voyante ; ainsi, précisément, lorsque la créature, au stade du déchirement du lien avec ses « protecteurs », fait référence à leur langue sans la nommer (alors qu’il sait très bien les nommer par leur pays : « a good family in France », 119), et pour signifier que ce n’est pas elle, alors, qu’il entend : « I did not understand what they said, as they spoke the language of the country, which differed from that of my protectors » (133). Mais surtout l’onomastique, ce champ de manifestation favori de certaines résistances (précisément parce que c’est le champ traditionnel de l’affichage dans le discours de fiction) donne un signal qui ne peut guère tromper. Le fils du présumé francophone Alphonse Frankenstein (« Alphonse », soit dit en passant, connote la légitimité via le premier roman gothique) est prénommé « William » là où la pétition de réalité selon les termes de la fiction laisserait attendre un « Guillaume » ou « Wilhelm », et particulièrement dans une Suisse que le discours s’est ingénié à représenter en patriote.

17Il est permis de lire ici un niveau d’identification énonciatrice où Frankenstein tient compagnie, par exemple, à un texte contemporain conservateur déclaré, là où les Shelley se posent en radicaux déclarés ou implicites tant dans leur comportement vécu que dans leur écriture. Dans la Préface de ses « Esquisses Morales » de 1819, Hannah More déplore la mode des voyages en France (« the excess of continental intercourse »), puis s’en remet à la compassion et au sentiment anglais de ses lecteurs pour être pardonnée de sa véhémence (« throws herself on the mercy and the anglicism of her readers »). Frankenstein, dans une tradition sinon sur une base très opposée, pratique ce que nous appellerions un « anglicisme » marqué qui met la réalité de la pétition « Frankenstein » en « ligue » avec la langue de l’ouvrage.

18Mais ceci dit, le fait du français, c’est à dire en fait le paysage linguistique de l’époque, paraît pris en compte au principe même de la construction du roman. Ce que déploie le discours de la créature adressé à Frankenstein, c’est au cœur du texte Beaucoup de Monde, un partitif proliférant, mais comme un butoir : l’enfilade télescopique des pactes de communication l’atteint, mais sans s’y reproduire (ce qui eût été un autre schéma « gothique » possible). La créature écoute les De Lacey, mais eux ne se savent pas écoutés, d’une part ; et d’autre part, ils n’« écoutent » la voix « orientale » qu’ils hébergent que par le truchement du récit qu’en fait la créature, ainsi promue au statut de voix-masse qui coupe les voix directes, sauf dans la scène finale de son récit d’audition, où il tente et manque l’épreuve de création d’une écoute avec vue de l’auditeur incorporée.

19Ce Beaucoup de Monde est en fin de compte une foule qui garde son statut de partitif, car elle n’a d’existence que clivée sur la frustration qu’est l’impossibilité où est le monstre hideux de se montrer à ce monde-là. Du coup, c’est un monde qui a quelque chose de désincarné, comme dans un masque s’affiche toujours la prodigieuse absence de la chair. C’est un masque à creux porteur implacable. La créature ne pourra jamais le « mettre », autrement qu’en parole adressée à son créateur réel, et en tentative infructueuse de parole à ses créateurs culturels souhaités. Si tout texte, si « le texte », est aussi « masque » de ce point de vue, celui de la mise en inscription – en creux habitable par des visages – de la prodigieuse absence de la chair, alors Frankenstein est bien exemplairement un texte, dont la formule de puissance a beaucoup à voir avec le statut partitif de la chair monstrueuse.

20Le Beaucoup de Monde du discours de la créature est accroché au cœur du texte comme un albatros langagier au cou de son locuteur, et au cou de Frankenstein, qui lui non plus n’« aura » pas de Safie ou d’Agathe parlantes en connaissance de son « écoute » réelle, puisque le secret, le « silence écoute » sur son acte, empêche Elizabeth, et d’autres, de le « voir ». De ce point de vue, le « come to the hut on the mountain » est aussi une parole prononcée dans la « langue » de ce masque : sur une face, langue civilisée, sur l’autre, signe du creux que la créature et Frankenstein ne comprennent que trop, sont seuls à comprendre en fait, étant dans le secret du partitif de la chair.

L’homme qui moururent

21Nous voyons la malédiction de la créature et du créateur tirer l’essentiel de sa force de ce dispositif symbolique. Symbolisons-le par un titre déplaçant vers le pluriel un titre moderniste : D.H. Lawrence, The Man Who Died,traduisible par « L’homme qui mourut ». Il s’agit, chez Lawrence, du Christ, qu’il ramène à la vie pour en faire son personnage à lui, Lawrence. Il y a, là aussi, réécriture de ce qui est tenu pour un mythe puissant. Dans le titre de Lawrence, il y a un effet délibéré d’étrangeté sémantique, obtenu par anonymation du personnage réellement désigné, elle-même rendue possible par l’affichage du mot générique. Un tel dispositif titulaire n’est pas recevable sous le régime romantique du texte, mais nous revendiquons le privilège de la critique, celui d’« opérer » sur le texte, sous garantie de visibilité de l’intervention, et bien sûr, sous contrôle d’une évaluation de ses effets. Nous rendons le titre visiblement asyntaxique pour signifier ce que nous avons cherché à poser ci-dessus : une sémantique de la chair anonymée dans le geste fatal de la rendre à nouveau vivante à partir d’une pluralité cadavérique, liée à une sémantique de la masse et du partitif dans la perception paysagiste. « L’homme qui moururent » vit dans le roman comme plusieurs versions de Prométhée : Frankenstein, la créature, Walton lui-même, qui meurt à son projet. Resterait à signifier la puissance de ce dispositif dans son rapport avec ce que l’on pourrait appeler la langue spectaculaire paysagiste de l’époque : le panorama, le gothique, l’histoire, l’empire, le conte philosophique et bien sûr le mythe. Mais ceci est la tâche d’un autre jour.

Bibliographie

FELDMAN, P. R., et SCOTT-KILVERT, D.
The Journals of Mary Shelley 1814-1844 , Oxford, 1987 (2 vol.).

MORE, H.
Moral Sketches, 1819.

SHELLEY, M.
Frankenstein (1re : 1818), Penguin Classics, 1992. Les références paginales sont à cette édition.

Pour citer ce document

Par Roger CHAZAL, «Frankenstein : le paysage spectaculaire», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Autour de Frankenstein – Lectures critiques, mis à jour le : 19/12/2017, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=510.