- Accueil
- > Revue papier (Archives 1993-2001)
- > Autour de Frankenstein – Lectures critiques
- > Innocence, injustice et incompréhension dans Frankenstein
Innocence, injustice et incompréhension dans Frankenstein
Par Jean MARIGNY
Publication en ligne le 19 décembre 2017
Texte intégral
1Frankenstein est en apparente conformité avec les romans gothiques qui l’ont précédé dans la mesure où l’on y voit un personnage décrit par le principal narrateur comme une créature satanique perpétrer des meurtres particulièrement odieux contre des victimes totalement innocentes. A travers la vision manichéenne que nous donne Victor Frankenstein des faits qu’il relate, il est manifeste que le thème central de son récit est celui de l’innocence livrée sans défense à la cruauté et à la perversion d’un impitoyable monstre dont la laideur physique n’est que le reflet de la noirceur de l’âme. S’il faut en croire Victor Frankenstein, en effet, nous sommes en présence d’un authentique « villain » auprès duquel les Manfred, les Ambrosio, les Schedoni et autres Caleb Williams feraient bien pâle figure. Pourtant lorsque le monstre en question présente son propre plaidoyer, il apparaît lui-même comme la victime désignée d’un sort injuste et de l’incompréhension de l’humanité tout entière qui l’a rejeté sans appel. On peut alors se demander, après avoir lu son récit, s’il est vraiment le « villain » de l’histoire et si toute cette tragédie n’est pas finalement le fruit d’un énorme malentendu.
2Lorsqu’on a lu le roman dans sa totalité, il est pourtant indéniable que le monstre est bien coupable directement de trois meurtres et que loin de les nier il en assume lui-même la pleine responsabilité, même s’il invoque des circonstances atténuantes. Or ce qui rend ces trois crimes impardonnables aux yeux du lecteur c’est qu’ils ont été perpétrés de sang froid voire avec préméditation dans le cas de Clerval et d’Elizabeth, et que les victimes en sont des êtres totalement innocents, qui n’ont commis aucune faute. A cet égard, le meurtre le plus odieux est celui de William, le frère de Victor, qui n’est qu’un enfant. Faisant preuve d’un manichéisme appuyé, Victor décrit Elizabeth comme des créatures angéliques dont la beauté éclatante fait un contraste saisissant avec la laideur et la difformité de leur agresseur. Elizabeth est décrite dès son apparition dans le roman comme « a child fairer than a pictured cherub – a creature who seemed to shed radiance from her looks » (p. 34)*, portrait idyllique qui préfigure celui de William p. 64 « […] sweet laughing blue eyes, dark eyelashes, and curling hair. When he smiles, two little dimples appear on each cheek, which are rosy with health ». Cette beauté rayonnante de l’innocence ne fait que rendre le meurtrier plus horrible : « How much more a murderer, that could destroy such radiant innocence » (p. 71). Les victimes, dans Frankenstein, sont invariablement belles, vertueuses et innocentes. Justine Moritz, victime indirecte du monstre puisque celui-ci l’a fait accuser du meurtre de William, n’a que des qualités. Elizabeth dit d’elle : « She is very clever and gentle, and extremely pretty » (p. 64). On sait qu’elle a conquis la famille Frankenstein grâce à son inlassable bonne humeur, sa simplicité et sa gentillesse. On sait aussi qu’elle a toujours fait preuve d’altruisme, se dévouant au chevet de la mère de Victor sans même que la famille en ait vraiment conscience : « When my dearest aunt died, every one was too much occupied in their own grief to notice poor Justine, who had attended her illness with the most anxious affection » (p. 64). Elle s’est sacrifiée pour soigner sa propre mère, femme injuste et acariâtre, sans obtenir d’elle la moindre gratitude. Enfin, Justine, malgré toutes ses qualités morales, a toujours été, semble-t-il, la victime désignée d’un destin particulièrement cruel. Maltraitée par sa mère après la mort de son père, elle a perdu successivement ses trois frères et sa sœur emportés par la maladie et, pour couronner le tout, au moment même où elle pourrait espérer un répit dans sa triste existence, elle se voit accusée d’un crime affreux qu’elle n’a pas commis, ce qui la conduira au gibet. Incarnation même de l’innocence bafouée, mais sachant garder jusqu’au bout son courage et sa dignité en dépit de ses terribles épreuves, Justine est une parfaite héroïne de mélodrame. Ses grandes qualités morales ne l’ont pas empêché de connaître un sort ignominieux comme le constate amèrement Frankenstein : « Justine also was a girl of merit, and possessed qualities which promised to render her life happy ; now all was to be obliterated in an ignominions grave, and I the cause ! » (p. 79)
3Dans Frankenstein, l’innocence des victimes transparaît dans leur grande bonté, leur incapacité totale à faire le mal, leur générosité, leur abnégation et leur amour de la vie. Elizabeth, qui est de l’aveu même de Victor, « my more than sister » (p. 35), est une véritable sainte, dont la bonté et la vertu finissent par se communiquer à son entourage :
The saintly soul of Elizabeth shone like a shrine dedicated lamp in our peaceful home. Her sympathy was ours ; her smile, her soft voice, the sweet glance of her celestial eyes, were ever there to bless and animate us. She was the living spirit of love to soften and attract: I might have become sullen in my study, rough through the ardour of my nature, but she was there to subdue me to a semblance of her own gentleness. (p. 37)
4Clerval, qui est un peu le pendant masculin d’Elizabeth, possède lui aussi toutes les qualités morales que l’on peut trouver chez un être humain. Victor ne tarit pas d’éloges à l’égard de cet ami d’enfance qu’il considère comme une sorte d’alter ego idéalisé. Incarnation de la vertu, Clerval dont Victor vante « the noble spirit » (p. 37) et qu’il décrit comme « so perfectly humane, so thoughtful in his generosity – so full of kindness and tenderness amidst his passion for adventurous exploit » (p. 37-38) est dépeint comme une sorte de chevalier moderne, plein d’idéalisme et d’abnégation, toujours prêt à servir les autres. Il reste au chevet de son ami pendant sa maladie au risque de compromettre son propre avenir, comme lui fera remarquer, Victor, débordant de reconnaissance :
Dearest Clerval […] how kind, how very good you are to me. This whole winter, instead of being spent in study, as you promised yourself, has been consumed in my sick room. How shall I ever repay you ? (p. 61)
5Toujours présent aux côtés de Victor, lorsque celui-ci est confronté à l’adversité, Clerval apparaît comme une sorte d’ange tutélaire qui lui apporte la paix et le réconfort et qui est, de ce fait, l’exacte antithèse du monstre devenu un horrible avatar de la Statue du Commandeur.
6Pourtant Clerval, tout comme William, Justine et plus tard Elizabeth, en dépit de sa bonté naturelle, de sa générosité et de sa joie de vivre, connaîtra une mort particulièrement atroce tandis que l’assassin restera impuni. On a donc l’impression de découvrir, dans Frankenstein, un monde où les valeurs traditionnelles sont inversées puisque l’innocence, loin d’être récompensée, est vouée à un sort inique tandis que le crime, au mépris de toute morale, semble triompher. Le meurtrier, décrit par Frankenstein comme un être démoniaque, prend visiblement plaisir à perpétrer ses crimes et il se rit insolemment de la justice des hommes. Cette situation, digne des romans gothiques les plus noirs, reçoit cependant un correctif dans le récit que fait le monstre de sa propre existence, récit qui fait découvrir au lecteur que l’innocence n’existe pas seulement dans le camp des victimes.
7Le monstrueux agresseur coupable de tous les crimes qui viennent d’être énumérés apparaît dès les premières lignes de son récit comme un être totalement démuni et vulnérable en dépit de sa force herculéenne et de sa taille gigantesque. Dans ce corps adulte s’abrite l’esprit d’un nouveau-né qui n’est a priori ni bon ni méchant et qui, dans un premier temps, n’est mu que par les besoins élémentaires de la vie que sont la faim, la soif, le besoin de chaleur et de sommeil. Comme on l’a souvent souligné, le monstre, à l’aube de son existence, est l’incarnation parfaite de la tabula rasade Locke ou du bon sauvage tel que l’imaginait Rousseau. Injustement abandonné par son créateur qui aurait dû jouer vis-à-vis de lui le rôle d’un père, livré à lui-même, incapable de comprendre le monde qui l’entoure et contraint d’en apprendre les lois de manière empirique, le monstre aurait pu devenir dès le début une sorte de brute immonde totalement soumise à son instinct, un fauve prêt à utiliser la force et la violence pour obtenir ce dont il avait besoin. Il faut reconnaître que c’est bien ainsi que le cinéma a représenté la créature de Frankenstein, sorte de monstre pataud qui pousse des grognements à la manière d’un animal et dont la seule forme de communication avec l’espèce humaine est la force brutale. Le roman se situe aux antipodes de cette conception puisque, bien au contraire, le monstre, ou si l’on préfère la créature de Frankenstein, fait preuve au cours de son apprentissage d’une extrême délicatesse et d’une grande sensibilité. Nous apprenons ainsi qu’il répugne instinctivement à toute forme de violence. Végétarien, il refuse de tuer des animaux pour se nourrir, se révélant sur ce point très supérieur à l’homme. Il dira à son créateur : « My food is not that of man ; I do not destroy the lamb and the kid to glut my appetite ; acorns and berries afford me sufficient nourishment » (p. 141). Ayant écouté la lecture faite par Felix des Ruines du Comte de Volney, il ne parvient pas à comprendre comment un être humain peut être amené à tuer l’un de ses semblables, ce qui ne manque pas de sel quand on sait de quoi il sera capable par la suite : « For a long time I could not conceive how one man could go forth to murder his fellow » (p. 116). Le monstre pourrait faire partie des ligues de vertu, puisque nous apprenons qu’il n’est même pas tenté par l’alcool qui est, comme chacun sait, l’un des fléaux de l’humanité. Ayant goûté le vin qu’il trouve dans la hutte d’un berger, il affirme ne pas aimer cette boisson, lui préférant le goût du lait, symbole d’innocence.
8Pendant sa période d’apprentissage, le monstre fait montre de qualités intellectuelles et morales qui n’ont rien à envier à celles d’Elizabeth, de Clerval ou de Justine. Comme Clerval il aime passionnément la nature. Le clair de lune le ravit : « Soon a gentle light stole over the heavens, and gave me a sensation of pleasure. » (p. 99). Il est sensible au chant des oiseaux : « I found that the sparrow uttered none but harsh notes, whilst those of the blackbird and thrush were sweet and enticing » (p. 100). Il aime le parfum et la vue des fleurs « innumerable flowers, sweet to the scent and the eyes » (p. 115) et il exprime naïvement son enthousiasme devant le spectacle de la nature « My spirits were elevated by the enchanting appearance of nature » (112). Comme Justine Moritz, le monstre a des goûts très simples. Préférant les baies sauvages à la nourriture plus élaborée des humains, il se contente de peu et n’aspire qu’à la paix et à un minimum de compréhension de la part d’autrui. C’est pourquoi, lorsqu’il demande à son créateur de lui donner une compagne, il est prêt à se satisfaire du minimum : « What I ask you is reasonable and moderate ; I demand a creature of another sex, but as hideous as myself ; the gratification is small, but it is all that I can receive, and it shall content me » (p. 141).
9Comme Elizabeth, Clerval et Justine, le monstre est un être généreux qui semble surgi de quelque image d’Épinal. Il éprouve instinctivement de la sympathie pour les gens qui sont bons et il s’attendrit devant le spectacle harmonieux que donne la famille De Lacey : « When I slept or was absent, the forms of the venerable blind father, the gentle Agatha, and the excellent Felix, flitted before me » (p. 111).
10Le monstre s’émeut des malheurs subis par cette famille et il essaie humblement de devenir leur ange tutélaire, si l’on peut se permettre cette expression dans un pareil cas, en leur rendant de menus services. Le monstre apparaît donc au début comme un être touchant par sa bonne volonté et sa naïveté. Il est lui aussi l’incarnation de l’innocence, mais il ne pourra jamais exercer sur autrui un rayonnement comparable à celui qui émane de personnages comme Elizabeth ou Clerval, et cela uniquement à cause de son apparence physique qui provoque le dégoût et l’effroi. Il est à la fois ironique et pathétique de constater que le seul être humain qu’il ait réussi à toucher spontanément soit un aveugle.
11Si la créature de Frankenstein a bien une apparence monstrueuse, comme les divers témoins qui l’ont approché le disent sans ambiguïté, elle ne devient véritablement un monstre au sens propre du terme qu’à partir du moment où elle est chassée ignominieusement par Felix qu’elle a pourtant tant aimé. C’est à cet instant précis, en effet, que le monstre, comprenant qu’il restera à jamais au ban de l’humanité, éprouve pour la première fois des pulsions homicides et déclare une guerre impitoyable à l’espèce humaine. Le monstre est fondamentalement un innocent qui est victime du rejet et de l’incompréhension des hommes et à ce titre il est aussi digne de compassion que la pauvre Justine dont la bonté naturelle a été si mal récompensée.
12Le monstre, puisqu’il faut bien l’appeler ainsi faute d’un meilleur vocable, est un être profondément déchiré et pitoyable. Si on le compare à Justine, il fait comme elle figure de victime dans la mesure où le destin n’a vraiment pas été souriant pour lui. Non seulement il est affligé d’une épouvantable laideur qui fait fuir tout le monde et dont il n’est pourtant pas responsable, mais il a été abandonné dès le premier jour par celui qui aurait du le guider dans l’existence, ce qui fait de lui un être irrémédiablement condamné à la solitude alors même que son aspiration profonde est d’aller vers les autres et d’être accepté dans leur communauté. Chacune de ses timides tentatives pour se rapprocher des humains se heurte à une totale incompréhension et à un rejet brutal. Il fait fuir le premier berger qu’il rencontre. Dans le premier village qu’il voit, il provoque la terreur des femmes et des enfants, ce qui l’afflige profondément, et il est chassé par les hommes comme s’il était une bête féroce. Croyant avoir trouvé enfin une famille d’accueil chez les De Lacey, il se tient par prudence à l’écart pendant un certain temps mais n’y tenant plus, il tentera d’établir des liens amicaux avec le vieil aveugle, et ce faisant il se fera assommer par Felix pour lequel il avait beaucoup de sympathie. Ses gestes les plus généreux et les plus désintéressés se heurtent à l’incompréhension des hommes et sont invariablement interprétés comme des actes hostiles comme le montre l’épisode au cours duquel, ayant sauvé une fillette de la noyade, il reçoit des coups de feu en guise de récompense.
13On comprend dès lors le désespoir et l’amertume de la pauvre créature qui évoque sans cesse son triste sort en termes particulièrement émouvants. Lors de sa toute première expérience de la vie, il a peur de la nuit et souffre du froid ; « I was a poor, helpless, miserable wretch » (p. 99) dira-t-il. Tout aussi pathétique est la découverte de sa propre laideur lorsqu’il voit pour la première fois son reflet sur la surface d’une mare : « when I became fully convinced that I was in reality the monster that I am, I was filled with the bitterest sensations of despondence and mortification » (p. 110). Bien loin d’évoquer un quelconque Jack l’étrangleur, le monstre fait plutôt penser ici à Joseph Merrick (1862-1890), surnommé « the elephant-man », qui, souffrant d’une laideur monstrueuse due à une forme particulièrement rare de neurofibromatose, était exhibé comme un phénomène de foire. Merrick qui était un être intelligent et raffiné avait pu être protégé de la curiosité malsaine des hommes, grâce au docteur Fredrick Treves qui lui avait procuré une chambre individuelle à l’hôpital de Londres où il pouvait recevoir des invités de marque comme le Prince de Galles en personne.
14Hélas pour le monstre de Mary Shelley, Victor Frankenstein n’est pas le docteur Treves. Dès que sa créature prend vie, Victor la considère avec un sentiment mêlé de pitié et de haine. Lors de cette mémorable nuit de novembre, Victor emploie les mots de « wretch » et de « miserable monster » ce qui connote une forme de compassion, mais il parle aussi de « demoniacal corpse » ce qui implique un rejet absolu et une malédiction sans appel. Au lieu d’assumer ses responsabilités, Victor Frankenstein préfère prendre la fuite et abandonner le pauvre monstre à son triste sort. On ne sait plus très bien alors qui est le véritable « villain » de l’histoire. Il ne fait aucun doute en tout cas que le geste irresponsable de Frankenstein est la cause première de toute la série de catastrophes qui vont s’abattre sur lui. Le meurtre de William par exemple, qui n’est pas prémédité, est causé par le fait que l’enfant a prononcé le nom abhorré de Frankenstein. Lorsque Victor, revenant sur sa promesse, détruit la compagne du monstre, il signe du même coup l’arrêt de mort de Clerval et d’Elizabeth. C’est l’incompréhension et la dureté de Frankenstein vis-à-vis de sa créature qui finit par la pousser au meurtre par vengeance. On pourrait se demander ce qui se serait passé si Frankenstein avait adopté dès le début une attitude plus compréhensible à l’égard de sa créature, mais la question ne se pose pas car le roman n’aurait pas eu lieu d’être.
15Quoiqu’il en soit, le roman se présente comme une sorte de procès d’assises où chacun des protagonistes tente de faire valoir son point de vue à charge ou à décharge de l’accusé. Il va de soi que l’accusé reste le monstre car les crimes qu’il a commis sont impardonnables quels qu’en soient les motifs mais il est clair que, pour Mary Shelley, il mérite que l’on retienne en sa faveur des circonstances atténuantes dans la mesure où le criminel, à l’origine innocent et plein de bonne volonté, a été conduit à la violence à cause de l’incompréhension des hommes, à commencer par son propre créateur. On remarquera que, comme dans un procès d’assises, dans l’épilogue, c’est la défense qui s’exprime en dernier. Dans un plaidoyer éloquent, le monstre prouve qu’il n’est pas l’horrible assassin que l’on a bien voulu voir en lui en exprimant solennellement ses remords, regrettant la mort de Frankenstein « O, Frankenstein ! generous and self-devoted being ! what does it avail that I now ask you to pardon me » (p. 211) et des trois personnes qu’il a tuées, affirmant même qu’il n’a pris aucun plaisir à commettre ses crimes « Think you that the groans of Clerval were music to my ears ? » (p. 212) et qu’il n’y a été poussé que par le désespoir :
My heart was fashioned to be susceptible of love and sympathy ; and when wrenched by misery to vice and hatred, it did not endure the violence of the change, without torture such as you cannot even imagine. (p. 212)
16Le monstre a donc le dernier mot et il utilise dans son plaidoyer des mots dont le lecteur ne peut douter un seul instant de la sincérité. Dans Frankenstein par conséquent s’il y a un procès en cours, ce n’est pas tant celui de la monstruosité comme a voulu le faire croire le cinéma que celui de l’injustice et de l’intolérance des hommes, victimes de leurs préjugés et incapables d’apprécier la véritable innocence.
17Cette idée semble omniprésente dans le roman et elle ne se limite pas au sort injuste du pauvre monstre, éternel incompris. La notion d’injustice transparaît en premier lieu à travers les différentes erreurs judiciaires qui émaillent roman, non seulement dans l’intrigue principale, mais aussi dans des histoires que l’on pourrait qualifier de périphériques, comme celle de la famille De Lacey, telle que la raconte le monstre.
18La première erreur judiciaire qui est la plus patente et qui suscite immédiatement la désapprobation et même l’horreur du lecteur est celle dont est victime Justine Moritz dont le prénom est ironiquement prédestiné. Justine, qui a été présentée par Elizabeth comme une jeune fille profondément honnête, respectueuse de la hiérarchie sociale, dévouée, généreuse et dénuée de toute arrière-pensée, en un mot l’innocence faite femme, a déjà été victime de l’incompréhension de sa propre mère qui lui reprochait injustement d’être responsable de la mort de ses frères et de sa sœur : « She sometimes begged Justine to forgive her unkindness but much oftener accused her of having caused the deaths of her brothers and sister » (p. 64), idée qui semble lui avoir été suggérée plus ou moins par son propre confesseur : « She was a Roman catholic ; and I believe her confessor confirmed the idea which she had conceived » (p. 64). Victime d’apparences trompeuses et de fausses présomptions, elle est immédiatement accusée du meurtre du petit William qu’elle adorait, alors même qu’elle a passé toute une partie de la nuit à le rechercher. La seule preuve matérielle que l’on puisse donner de son prétendu crime est le portrait de la mère de William que l’enfant portait à son cou et que l’on a trouvé sur elle. Le hasard a voulu qu’on la retrouve endormie à quelques pas de l’endroit où le corps de l’enfant a été retrouvé. Il n’en faut pas plus pour la conduire au cachot.
19N’ayant, pour utiliser le vocabulaire des romans policiers, aucun alibi pouvant expliquer ce qu’elle faisait à l’heure du crime, Justine n’a que sa bonne foi pour se défendre, ce qui est notoirement insuffisant aux yeux de ses juges. Justine qui au début semble naïvement faire confiance en la justice des hommes, fait preuve du calme d’une personne qui a la conscience tranquille :
The appearance of Justine was calm. She was dressed in mourning, and her countenance, always engaging, was rendered, by the solemnity of her feelings, exquisitely beautiful. Yet she appeared confident in innocence and did not tremble, although gazed on and execrated by thousands. (p. 79)
20Devant le faisceau de fausses présomptions qui pèsent contre elle, Justine n’a rien à dire sinon de clamer son innocence et s’en remettre à ses juges, ce qui, par une tragique ironie se révélera être le pire système de défense ou en tout cas le moins crédible :
God knows, she said, how entirely I am innocent. But I do not pretend that my protestations should acquit me : I rest my innocence on a plain and simple explanation of the facts which have been adduced against me ; and I hope the character I have always borne will incline my judges to a favourable interpretation, where any circumstance appears doubtful or suspicious. (p. 80)
21Comme dans le cas de l’injuste incompréhension de la mère de Justine à son égard plus ou moins provoquée par l’influence d’un confesseur trop zélé, c’est encore un homme d’église qui joue un rôle trouble pendant le procès et sera pour une grande part responsable de la condamnation de la pauvre jeune fille. Tel un disciple de Torquemada, le confesseur de Justine la contraindra à avouer le crime qu’elle n’a pas commis en la menaçant d’excommunication et même de damnation éternelle au cas où elle persisterait à nier. L’aveu mensonger de Justine extorqué par la menace suffira à emporter la conviction des juges, apparemment plus soucieux de faire un exemple que de rechercher la vérité. Ce sont donc bien la justice officielle et l’Église qui sont mis en cause ici par Mary Shelley. Quant au public, malléable et versatile, il juge uniquement selon les apparences et il ne remet pas en cause la sentence.
22Frankenstein lui-même est victime d’une erreur judiciaire quand, débarquant en Irlande, il se voit accuser du meurtre de son ami Clerval. Sans l’ombre d’une preuve on le mène devant le juge, car étant étranger à la population du petit port auprès duquel on a trouvé le corps de Clerval, Frankenstein ne peut être que le coupable. S’il faut un bouc émissaire ce sera l’étranger. On remarquera toutefois que, grâce à son statut social, Frankenstein est infiniment mieux traité par le magistrat qui instruit l’affaire que ne l’avait été la pauvre Justine. Le juge Kirwin s’excuse presque de devoir le garder en prison : « I fear this place is very shocking to you ; can I do anything to make you more comfortable ? » (p. 173). Victor, avant d’être acquitté, bénéficie manifestement d’un régime de faveur puisque le juge Kirwin non seulement pourvoit à sa défense mais lui permet en outre de ne pas paraître devant la cour :
Mr Kirwin charged himself with every care of collecting witnesses, and arranging my defence. I was spared the disgrace of appearing publicly as a criminal, as the case was not brought before the court that decides on life and death. (p. 175-176)
23Frankenstein ne pourra s’empêcher de comparer le sort relativement clément qui lui a été réservé à celui de Justine qui, dans des conditions presque similaires a été condamnée à la peine capitale : « Justine, poor unhappy Justine, was as innocent as I, and she suffered the same charge ; she died for it » (p. 179). La vie en société telle que la décrit Mary Shelley est fondée sur l’injustice et les préjugés de toutes sortes. Le meilleur exemple en est fourni par les malheurs de la famille De Lacey. Felix, qui est un homme profondément juste et honnête, a été indigné par le verdict totalement inique dont a été victime le père de Safie, condamné à mort pour la seule raison qu’il était musulman et riche. C’est en voulant se porter au secours de l’innocent que Félix a provoqué le malheur des siens. Ne pouvant s’emparer de sa personne, la justice française s’est vengée en jetant en prison deux autres innocents, le père de Félix, un vieil aveugle sans défense, et sa sœur Agatha. Condamnés à l’exil, ils seront dépouillés de leurs biens et réduits à la misère. A l’instar du monstre dont la générosité et le courage ont été si mal récompensés lorsqu’il a sauvé la fillette de la noyade, Felix, victime à son tour de l’ingratitude de ce Turc pour lequel il a sacrifié le bonheur des siens, pourra méditer tout à loisir sur l’injustice des hommes jusqu’à qu’il devienne lui-même injuste en chassant le pauvre monstre qui ne lui a rien fait.
24S’il faut tirer une leçon du roman de Mary Shelley c’est sans doute que la véritable monstruosité n’est pas la laideur physique d’une pauvre créature que tout le monde rejette parce que sa difformité inspire l’horreur et le dégoût, mais bien la laideur qui existe dans le cœur des humains corrompus par un système de valeurs totalement inique. C’est un roman très pessimiste aux accents parfois désespérés où l’humanité est dépeinte sous des couleurs très noires et ce n’est pas seulement l’organisation sociale qui est en cause puisque même des êtres idéalistes et épris de justice comme Félix sont contaminés par cette gangrène de l’esprit qu’est l’intolérance et l’incompréhension d’autrui. Dans une époque troublée comme celle que nous vivons, le roman de Mary Shelley qui, par ailleurs a subi l’usure du temps, a au moins sur ce plan précis des accents étonnamment modernes.
Notes
Notes de bas de page astérisques :
* Les références des citations sont celles de l’édition Penguin classics (1992).