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Frankenstein ou le rebut du symbolique
Par Sophie MARRET
Publication en ligne le 19 décembre 2017
Table des matières
Texte intégral
1La critique littéraire s’est volontiers intéressée à la conjoncture historique ou la conjoncture familiale qui gouvernent Frankenstein1, contribuant à mettre en lumière une difficulté à saisir l’articulation du plan philosophique et esthétique du roman, au plan fantasmatique. Christine Berthin2, Jacques Dürrenmatt3 et Eric Lysoe4, se sont pour leur part attachés à nouer la problématique inconsciente du texte à ses choix esthétiques en liant la question de la représentation à ce qui échappe au signifiant et à la rationalité. Les lecteurs postmodernes, en effet, ont eu à cœur de souligner combien le roman résiste à nos investigations, tout comme le monstre fait obstacle à la passion de connaître de son créateur5. Faut-il en conclure que ces dimensions sont radicalement hétérogènes et inarticulables ? La question du langage et de la vérité, au cœur de ce roman, nous convient à en découvrir la consistance au delà de la clôture du sens. Jean-Jacques Lecercle place au centre de son analyse du mythe la rhétorique de la contradiction et du paradoxe et montre qu’il se fonde sur une triple contradiction : narrative (l’amalgame de discours hétérogènes), historique (l’ambivalence de Mary Shelley à l’égard de la révolution française), et subjective (le conte résout fantasmatiquement les conflits inconscients de l’auteur)6. Max Duperray traverse les plans philosophiques, esthétiques et fantasmatiques guidé par l’examen de la question de la filiation symbolique et de la faillite du langage7.
2Pour notre part, nous prendrons appui sur la question du réel et du désir, pour montrer que le roman se déploie autour d’une interrogation sur ce qui cause le désir du sujet, dans une conjoncture marquée par le triomphe du discours de la science qui se fonde sur le rejet du sujet de l’inconscient. Produit d’un moment de rupture, Frankenstein interroge le sujet moderne consacré par la révolution française, condamne le sujet de la rationalité et met en crise la conception romantique du moi. Il noue le registre philosophique et le registre fantasmatique par l’intuition qu’il développe du sujet de l’inconscient. Mythe moderne, il continue à marquer notre époque au delà de la conjoncture historique car il porte sur les risques du discours qui la domine. Le travail de l’écriture et les choix esthétiques de Mary Shelley participent dès lors d’une stratégie du savoir aveugle qui s’oppose à la connaissance scientifique.
3Etablir un tel nouage entre la conjoncture philosophique et la problématique inconsciente du texte implique de prendre appui sur la structure du fantasme plutôt que sur l’imaginaire fantasmatique du texte. Les lectures psychanalytiques, qui pour la plupart s’attachent au déni de la mort de la mère, ne permettent pas d’articuler le plan philosophique au plan inconscient, bien qu’elles tentent de ne pas restreindre le roman à la singularité d’une histoire. En outre, elles risquent à chaque pas de nommer l’innommable, de retenir dans le sens ce qui l’excède. Le foisonnement des interprétations souligne à quel point les signifiants du texte sont propices à générer de multiples associations. Il apparaît, dès lors, que l’articulation de ces diverses problématiques inconscientes relève de la structure du fantasme, du rapport du sujet à l’objet de son désir, plutôt que du sens. Les lectures féministes, souvent nourries de concepts psychanalytiques (parfois abusivement) se trouvent prises dans les rets du discours hystérique à nommer femme ce qui est exclu de la chaîne signifiante. Identifiant l’homme à l’Autre jouisseur, au maître du signifiant, elles rabattent le symbolique sur l’imaginaire et confisquent comme une problématique exclusivement féminine, ce qu’il en est du sujet de l’inconscient, et de l’innommable qu’elles contiennent dans une figure. Il ne s’agit pas de mettre en cause les incidences de l’imaginaire fantasmatique sur le texte ni de nier qu’il déploie la question de l’être femme, mais de montrer qu’il faut excéder le plan imaginaire pour saisir combien le savoir sur le sujet de l’inconscient qui informe le texte met radicalement en crise les discours qui le construisent.
Besoin et désir
4Lorsqu’elle choisit d’incarner en un monstre la figure du bon sauvage, Mary Shelley complexifia le débat sur l’état de nature et l’état de société. Naturellement bon (sobre et végétarien), l’homme-monstre nous convie à remonter avec lui aux sources de sa corruption. La civilisation corrompt parce qu’elle privilégie l’apparence et exclut ses monstres, nous invite-t-il tout d’abord à conclure, en suivant les pas des philosophes des Lumières. « I am malicious because I am miserable » (p. 140) énonce-t-il. Il est par trop tentant de comprendre qu’il est méchant parce qu’il est pauvre, en opérant un glissement sémantique convoqué par le roman. Celui-ci n’est certes pas dépourvu de préjugés de classe. Pourtant, la laideur, souvent associée à la pauvreté, s’avère résulter de la souffrance liée à la misère. La condition morale, dont l’apparence témoigne, dépend de la condition sociale : « She was a hired nurse, the wife of one of the turnkeys, and her countenance expressed all those bad qualities which often characterise that class. The lines of her face were hard and rude, like that of persons accustomed to see without sympathising in sights of misery » (p. 172). Mary Shelley invite par ailleurs à détacher la condition morale de l’apparence. Le discours politique est parfois bien plus explicite encore : « so much does suffering blunt even the coarsest sensations of man » (p. 158), indique Frankenstein, les habitants des îles des Orcades où il s’est installé souffrent de pauvreté.
5La pauvreté n’est pas seule à corrompre. L’attitude du père de Clerval témoigne des méfaits de l’absence d’éducation libérale. Mary Shelley pose les rudiments d’un discours en faveur de l’éducation, des Lumières et des idéaux démocratiques. Pourtant, on l’a souvent souligné, le roman développe aussi un discours anti-révolutionnaire. Au delà d’une simple « frilosité » réactionnaire, la peur générée par les masses en marche, par la terreur, ne donne-t-elle pas à Mary Shelley l’occasion de développer une critique radicale de la rationalité, voire de l’éducation prônée par son père, qui n’implique pas de renoncer à ses idéaux démocratiques ? Les erreurs de la justice, trop attachée à la rationalité de la preuve, figurent les errements du rationalisme. Elizabeth n’a que sa conviction et son savoir de femme à opposer aux juges, et n’est donc pas entendue. L’ambition rationaliste de Frankenstein est tragiquement mise en échec par les événements : « Life and death appeared to me ideal bounds which I should first break through, and pour a torrent of light into our dark world » (p. 52), s’exclamait-il avant de donner naissance au monstre. Le secours de l’imagination romantique n’a pas suffi à lui permettre de créer l’être idéal : « When I reflected on the work I had completed, no less than the creation of a sensitive and rational animal, I could not rank myself with the herd of common projectors [...]. My imagination was vivid, yet my powers of analysis and application were intense ; by the union of these qualities I conceived the idea and executed the creation of a man » (p. 204). Face à l’ambition et à la passion de savoir de Frankenstein, l’éducation de Godwin est tenue en échec. Ou plutôt la création du monstre en est l’aboutissement. Le père de Frankenstein n’est pas responsable de son sort comme celui-ci l’affirme. Il l’accuse de ne pas l’avoir suffisamment éclairé. Pourtant, la science et non la magie se trouve à la source de son destin tragique, qu’il accomplit en suivant les préceptes de son père : l’amour du travail et de la rationalité. Nulle sagesse n’a pu empêcher les excès de son tempérament, n’a pu tempérer son ambition, n’a pu empêcher qu’il se détourne des questions philosophiques de son temps, ni que la révélation du secret de la vie lui vienne comme par magie. Le discours de la passion pervertit celui de la raison, mais plus gravement encore, la logique échoue lorsqu’il s’agit de spéculer sur l’avenir et sur le désir. Au raisonnement de Frankenstein qui redoute que le désir du monstre ne soit pas satisfait par une femme aussi monstrueuse que lui, ou, pire, que celle-ci désire autre chose que sa compagnie, et même peut-être des enfants, le monstre assure que le don d’un objet pour satisfaire son désir calmerait sa vengeance. Qui a raison ? nul ne peut le dire, Frankenstein oppose sa logique à ce qu’il appelle les sophismes du monstre, qui, pourtant, croyait bien lui avoir fait entendre raison « Slave ! I before reasoned with you » (p. 162) clame celui-ci de dépit. Face au désir et au temps, la raison ne peut conclure.
6Au-delà du discours romantique de la passion et de l’imagination, Mary Shelley désigne le désir qui gouverne aveuglément les hommes comme la source de leur malheur et de leur corruption. Le monstre est le support d’une telle vision qu’il oppose à l’idéal de l’être naturellement bon et corrompu par la société. La conception qu’il développe, et que le texte soutient, invalide l’idéal de la rationalité. Mary Shelley, appelée à restreindre le champ du besoin et à définir l’être humain comme le sujet du désir, semble là s’écarter radicalement des traces de son père, notamment de sa conception de la nécessité. En effet, dès que le monstre a satisfait un besoin, il cherche un peu plus de confort « Food, however, became scarce ; and I often spent the day searching in vain for a few acorns to assuage the pangs of hunger. When I found this, I resolved to quit the place that I had hitherto inhabited, to seek for one where the few wants I had experienced would be more easily satisfied » (p. 101). Le glissement est inéluctable et imperceptible du besoin au désir. Ce qui n’était pas un besoin dominant le devient. Peut-on dès lors, encore parler de besoin tant la frontière est fragile d’un registre à un autre ? Dès qu’il a trouvé un meilleur abri, il le quitte pour la chaleur du soleil, la curiosité de la découverte et devient admiratif du confort domestique lorsqu’il atteint un village. La satisfaction des besoins n’a fait qu’engendrer le désir, soulignant que la partition entre besoin et désir ne va pas de soi. Le monstre en effet invite à restreindre le champ du besoin.
7Sa rencontre avec les De Lacey est marquée par son obsession de découvrir la cause de leur malheur, et plus subtilement, ce qui gouverne leurs actes « I would remain quietly in my hovel, watching, and endeavouring to discover the motives which influenced their actions » (p. 107). Ils ne manquent de rien et pourtant ils sont malheureux, affirme le monstre qui considère déjà ce qu’ils ont comme un luxe : « They possessed a delightful house (for such it was in my eyes) and every luxury » (p. 107). Puis il se reprend, la pauvreté est cause de leur souffrance, affirme-t-il ensuite : « A considerable period elapsed before I discovered one of the causes of the uneasiness of this amiable family : it was poverty » (p. 108). Ils manquent de presque tout : telle est la thèse qu’il développe alors. Voilà encore de quoi interroger où finit le besoin, où commence le désir. Le monstre se mettra aussitôt à satisfaire ce qu’il considère désormais comme leurs besoins en leur fournissant du bois, et découvrira que cela ne met pas un terme à leur tristesse. Ils sont tristes, apprendra-t-il, parce qu’avant ils étaient riches et qu’ils ont perdu leur position sociale, et parce que Felix, le plus triste de tous aime une femme qui lui a été ravie. La cause du malheur des hommes n’est donc pas le besoin mais bien le désir. S’il trouve des réponses quant à ce qu’ils désirent, la question de ce qui le cause reste intacte. Il contribue à souligner que le mystère de l’homme réside dans la question du désir, d’autant plus que ses acquisitions fondamentales ne répondent à aucun besoin. L’acquisition du langage participe en effet du désir « This was indeed a godlike science, and I ardently desired to become acquainted with it » (p. 108), énonce le monstre. Le désir de découvrir ce qui agite les De Lacey (« I longed to discover the motives and feelings of these lovely creatures » (p. 111), de les combler (« I thought [...] that it might be in my power to restore happiness to these deserving people » (p. 111), le pousse à acquérir l’art du langage. Cherchant à découvrir la raison fondamentale de son être, son désir de connaître la cause du désir qui passe par son souci d’être désiré, le pousse à sa perte, ce qui n’est pas sans analogie avec le destin de son propre père. Mary Shelley semble dès lors établir une échelle des désirs, parmi lesquels certains objets corrompent plus que d’autres : le désir de richesse, le désir de savoir, auxquels s’oppose l’amour. La complexité du sujet du désir qu’elle dessine à travers l’expérience du monstre semble, en tout cas, permettre de dépasser les contradictions des discours sur la nature humaine qui fondent le roman. Ni bon ni mauvais par nature, l’homme est gouverné par un désir qui l’agit à son insu, et dont il méconnaît la cause. Frankenstein oppose au désir conscient, le désir inconscient : « I pursued my path towards the destruction of the daemon, more as a task enjoined by heaven, as the mechanical impulse of some power of which I was unconscious, than as the ardent desire of my soul » (p. 198). A cet aveu répond celui du monstre : « I was the slave, not the master, of an impulse, which I detested, yet could not disobey » (p. 212).
Le discours de la science, le sujet, le réel
8En même temps qu’avec Descartes apparaissait le sujet moderne qui se définit par ses facultés rationnelles, naissait la science moderne dont Lacan a montré qu’elle se fonde sur l’exclusion du sujet de l’inconscient. Mary Shelley place au coeur du débat sur la rationalité le passage de la magie à la science et examine le rapport de la science au sujet. Tout comme le monstre s’interroge sur ce qui cause le désir à travers sa rencontre avec les De Lacey, Frankenstein rencontre l’objet cause du désir au détour de ses investigations scientifiques. A la fois sujet et objet, le monstre n’aura de cesse de lui rappeler ce qu’il en est du sujet de l’inconscient forclos du discours de la science et exclu par la rationalité, ainsi que des conditions du désir. La rébellion du monstre se dresse contre la logique de l’être que lui impose Frankenstein, et contre le statut d’objet qu’il lui assigne « You had endowed me with perceptions and passions and then cast me abroad an object for the scorn and horror of mankind » (p. 135), reproche le monstre à son créateur. Il lui enseigne la condition de sujet désirant en occupant la place de l’objet a. Rappelant à son père la loi de la castration, il souligne la fonction de la loi symbolique qui fonde le désir et réclame d’accéder au statut de sujet. Le roman se fonde ainsi sur la révolte d’un sujet contre le discours de la science et de la rationalité au fondement de la modernité.
9Mary Shelley entrevoit que la foi en l’omniscience de l’investigation scientifique conduit à la croyance en son omnipotence, si bien que le scientifique oublie trop souvent que ses effets peuvent être incertains. Elle génère l’image d’un futur idyllique dans lequel l’homme se serait débarrassé des passions du sujet. Frankenstein désirait créer un être rationnel, grâce à la science, mais il donne vie à un monstre. La science définit ses objets par des coordonnées symboliques et élabore des lois qui tôt ou tard se heurtent au réel et sont toujours appelées à être dépassées. Partant de cette intuition, le texte cerne les conséquences de l’exclusion du sujet dans la science.
10La science moderne naquit dans le courant du dix-septième siècle. Descartes et Galilée contribuèrent notamment à ce qu’elle se démarque de l’approche subjective aristotélicienne, selon laquelle les choses possèdent des qualités inhérentes (la fumée s’élève parce qu’elle a la propriété de s’élever). On conçut dès lors que la nature était gouvernée par des lois générales. Frankenstein est lui même appelé à passer d’une conception à une autre : « It was the secrets of heaven and earth that I desired to learn ; and whether it was the outward substance of things, or the inner spirit of nature and the mysterious soul of man that occupied me, still my enquiries were directed to the metaphysical, or in its highest sense, the physical secrets of the world » (p. 37) Les expressions « the outward substance of things » et « the inner spirit of nature » ressortissent à une conception aristotélicienne placée au fondement de la magie dans le roman. Après s’être fait expliquer les lois de l’électricité par un ami de son père, ses intérêts se portent sur la découverte de lois générales qui ne participent plus de l’essence de l’objet, ainsi s’explique qu’il éprouve le sentiments des limites de la connaissance : « It seemed to me as if nothing would or could ever be known » (p. 40).
11Lacan montre que la forclusion du sujet est une condition nécessaire à l’objectivité de la science. Elle s’intéresse à des objets et à leurs relations. Le développement de la psychologie contemporaine témoigne de la réduction du sujet à un objet de connaissance dès lors qu’elle prétend au statut de scientificité. Frankenstein nous oriente déjà sur une vision mécaniste de l’être, quand il explique : « one by one the various keys were touched which formed the mechanism of my being » (p. 47). Il convoque en ce cas une vision scientifique de l’être dont les passions obéissent à des lois, même si celles-ci lui restent encore inconnues. Son souhait de créer un être rationnel participe de cette même conception. Celui-ci serait donc la résultante de forces et de mécanismes dont le scientifique peut s’assurer la maîtrise. A l’encontre de cette analyse, le roman souligne que la science méconnaît la fonction du sujet dans ses investigations et dans ses découvertes et qu’elle ignore que son objet dernier n’est pas sans analogie avec l’objet cause du désir, un objet réel, insaisissable et indiscernable. Étant « le domaine de ce qui subsiste hors de la symbolisation »8, le réel atteint par la découverte scientifique rend compte du caractère nécessairement inachevé de celle-ci. Qu’elle soit en outre gouvernée par le désir du savant est un autre facteur des aléas de sa découverte. « Si l’on admet, indique Jean-Claude Maleval, que nous n’avons pas une appréhension intuitive, symbiotique, fusionnelle de l’objet, l’on comprend que la science ne commence qu’à partir du moment où il fait défaut. Or le physicien et le sujet de l’inconscient empruntent la même voie pour le retrouver : celle d’un trou dans le savoir qui aimante le désir de l’un et de l’autre »9. La cause matérielle reste aussi insaisissable que la cause du désir. Rappelons que lorsque le fantasme ne protège plus du réel, le sujet a le sentiment d’être en présence de l’objet de la satisfaction primordiale, qui lui apparaît dès lors comme un objet d’horreur. Ainsi, Lacan explique que la présentification de l’objet a est cause de l’angoisse. Frankenstein, porte-parole du discours de la science, témoigne donc de la connexion du désir du savant, du sujet de l’inconscient et de la découverte scientifique. Le monstre se présente à lui comme un objet d’horreur, l’objet a cause de son désir, qu’il rencontre au détour d’une expérience dont Mary Shelley rend compte comme d’une transgression incestueuse, dans le cauchemar qui étreint Frankenstein après sa fuite devant la créature à laquelle il vient de donner le jour.
12Mary Shelley souligne la persistance d’un désir d’omnipotence du magicien dans le discours du scientifique. Elle fait de Frankenstein un personnage aveugle à ce qui l’anime, notamment la démesure de son ambition et son désir d’immortalité. Elle fonde en outre l’activité de Frankenstein sur son histoire familiale et fantasmatique. Elle indique enfin, à travers les figures de Walton et de Frankenstein, que la science donne à l’homme les moyens de mettre en acte ses fantasmes, prétextant du bien de l’humanité, ce qui le conduit à masquer le désir de transgression qui le pousse. « I often worked harder than the common sailor during the day, and devoted my nights to the study of mathematics, the theory of medecine, and those branches of physical science from which a naval adventure might derive the greatest practical advantage » (p. 15), indique en effet Walton. On sait à quel point son voyage représente une transgression de l’interdit posé par son père, bien qu’il le justifie par les découvertes géographiques et scientifiques qu’il lui serait possible d’accomplir en atteignant le pôle. Le savant reste aveugle à l’implication de son désir dans ses actes et de ses effets.
13Le roman dévoile enfin que l’objet cause du désir est au fondement de la quête du scientifique. Les recherches de Frankenstein captent toute son attention au point de le détourner d’Elizabeth. Son désir est orienté par un unique objectif et un unique objet qui n’a pas de nom : « I, who continually sought the attainment of one object of pursuit and was solely wrapt up in this » (p. 50). La béance de la cause engendre son désir. Il témoigne que la satisfaction de la découverte n’est pas ce qui le mène : « the information I had obtained was of a nature rather to direct my endeavours so soon as I should point them towards the object of my search, than to exhibit that object already accomplished » (p. 51). L’ultime cause dont il est en quête, il la recherche dans la mort, figuration de la béance. « To examine the causes of life we must first have recourse to death » (p. 50). Peut-on trouver plus pure expression de la structure du désir ? Enfin, et comme beaucoup de savants en témoignent, c’est du réel, du hasard que lui vient le savoir ultime qui lui permet de créer le monstre, comme une révélation.
14En associant la découverte scientifique à un fantasme incestueux, le texte suggère que Frankenstein, à l’instar du monstre, recherche, sans le savoir, ce qui cause le désir. En transgressant la loi de l’interdit de l’inceste, Frankenstein rencontre l’oeil du monstre qui figure l’objet a, dont l’une des incarnations est le regard. Mary Shelley indique enfin, à travers les relations de Frankenstein et de son monstre, que le terme de la découverte scientifique est un réel, qui échappe à la maîtrise et au contrôle du savant condamné à le poursuivre sans fin, et qui vient mettre une borne à la rationalité. Bien que créé de toutes pièces, le monstre échappe au prévisible, à la connaissance scientifique et met en lumière ce qu’il en est de la fonction du sujet et du réel dans la science. « Besides, the strange nature of the animal would elude all pursuit » (p. 74) affirme Frankenstein, dans un énoncé des plus ambigus. Par sa monstruosité, le monstre souligne le caractère aléatoire de la découverte scientifique qui met en cause l’idéal de progrès. La science n’a pas d’éthique et génère aussi bien le meilleur que le pire. A l’encontre de ses désirs d’omnipotence, de ses prétentions rationalistes, le montre enseignera enfin à Frankenstein qu’on n’échappe pas à la loi de la castration, celle de l’interdit de l’inceste, et se fera objet a pour mieux rappeler au savant, ce qu’il en est du réel, de la béance de la cause, du sujet du désir.
15La création du monstre dévoile les effets de la forclusion du sujet dans le discours de la science, et figure ce qu’il en est du sujet du désir et de l’objet a dans la création scientifique. En donnant la parole au monstre, Mary Shelley marque un pas de plus. Il devient un rebelle qui défend sa condition de sujet contre la logique de l’être et l’exclusion comme objet que lui impose Frankenstein. Rappelant à travers lui la fonction de la loi symbolique, de la loi de la castration, Mary Shelley indique que la fonction du père, de la loi, subsiste en l’absence du roi et de Dieu, que cette fonction est une fonction symbolique à laquelle nul n’échappe bien qu’on puisse la transgresser. Cette loi diffère des lois de la science en ce qu’elle ne peut être rationalisée, et agit toujours à l’insu du sujet qu’elle fonde comme sujet du désir. A l’encontre de la création scientifique, Mary Shelley emploie donc une stratégie narrative fondée sur le non-savoir, sur l’impossible et la filiation symbolique.
La loi symbolique et le sujet du désir
16Outre qu’il rencontre l’objet a, Frankenstein, en créant le monstre, met au monde un sujet qui lutte pour être reconnu comme sujet du désir. Par ses revendications et ses actes, le monstre sert à dégager la fonction symbolique du père, la loi qui fonde le désir, qui ne peut être supportée par le géniteur que si celui-ci ne s’exclut pas de la castration. La dimension tragique du roman, les débordements du désir, tiennent à la transgression de la loi de l’interdit de l’inceste, dont le texte restaure la fonction régulatrice, ainsi qu’au rejet du sujet opéré par Frankenstein, qui, occupant la place de l’être, laisse au monstre celle de l’objet et l’exclut du symbolique.
17Enjoignant à son père de faire son devoir, le monstre lui adresse une double demande : écoute moi, et permets que mon désir puisse être satisfait par au moins un objet. Le monstre indique en effet qu’il fait l’objet d’une double exclusion : « Everywhere I see bliss, from which I alone am irrevocably excluded » (p. 97). D’une part le monstre se voit interdire la satisfaction du désir, d’autre part, il se trouve exclu de la chaîne des êtres au sens quasi existentiel du terme faute de pouvoir trouver une reconnaissance symbolique qui passe par sa reconnaissance comme sujet du langage et du désir. « I shall feel the affections of a sensitive being, and become linked to the chain of existence and events, from which I am now excluded » (p. 143), affirme-t-il. Pour résoudre la question de son identité soulevée par son entrée dans le langage par l’intermédiaire de Felix et surtout des livres, il recherche un père qui puisse lui apporter une reconnaissance symbolique. L’acceptation du désir aboutirait à sa pacification. Il faut noter qu’il ne s’adresse pas d’emblée à son géniteur, mais qu’il aura recours à lui, faute qu’un autre puisse répondre à sa demande. Il indique ainsi nettement que la fonction symbolique du père est indépendante du géniteur. Frankenstein occupe bien la place du père en ayant, par son désir, donné naissance au monstre. Jamais il ne récuse cette place et, en tant que père, il prend bien en charge l’interdit. Mais il incarne le père à l’excès en se faisant un père d’exception qui échappe à la castration et qui interdit tout objet à la satisfaction du désir du monstre. Frankenstein refuse de devoir quoi que ce soit à quiconque : au monstre, à une femme (puisqu’il se fait père et mère à la fois), au père symbolique (puisqu’il transgresse fantasmatiquement la loi de l’interdit de l’inceste). Frankenstein s’imagine tout-puissant. Mary Shelley caractérise son personnage par son ambition démesurée et sa volonté de maîtrise. Il préfère la nouveauté à la filiation : il rend son père responsable de ses échecs et présente sa création comme une œuvre révolutionnaire. Celle-ci s’avère se retourner contre son propre père, peu à peu privé des êtres qui lui étaient chers jusqu’à ce qu’il en meure. Le roman suggère que pour mettre en œuvre la fonction du père symbolique, qui pose l’interdit mais apporte en même temps à l’enfant une reconnaissance symbolique en tant que sujet du désir, et l’inscrit dans la chaîne signifiante par son nom, il faut que le père n’incarne pas l’Autre jouisseur, exclu de la castration. De Lacey, vieillard aveugle métaphoriquement soumis à une perte, est effet celui qui n’a pour nom que celui de père: « but the old man had only one [name], which was “father” » (p. 109). La place de père jouisseur qu’occupe Frankenstein est en effet associée, dans le texte, au rejet du sujet. Frankenstein met en lumière l’insatisfaction fondamentale du désir. Il redoute que le monstre ne veuille pas de la femme qu’il lui crée, que son désir à elle soit insatiable et incontrôlable, enfin que le couple de monstres aient des enfants, produits de leur monstrueux désir. Il choisit de limiter le désir du monstre en lui interdisant purement et simplement toute satisfaction, refusant, dès lors, de le reconnaître comme sujet.
18Ainsi privé de reconnaissance, et d’issue à son désir, le monstre occupe à son tour la place du père jouisseur. « I am your master – obey ! » (p. 162), s’exclame-t-il. D’une part, il épousera la seule identité que lui reconnaît son père : celle de Satan, et tirera les conséquences de la logique de l’être dont cette imposition de sens relève. « Beware for I am fearless, and therefore powerful. I will watch with the wiliness of a snake, that I may sting with its venom » (p. 163), énonce-t-il à l’instant de sa décision, marquant par son discours son choix d’emprunter l’identité de Satan. D’autre part, il choisira d’incarner effectivement la place de l’objet a, condamnant Frankenstein à le poursuivre indéfiniment, sans le rattraper, lui rappelant ainsi la loi de la castration. Sujet du désir, le destin de Frankenstein est de poursuivre un objet perdu. Ainsi explique-t-il à Walton et au lieutenant les raisons qui l’ont amené au pôle : « to seek one who fled from me » (p. 25), le registre amoureux connoté par cette phrase ne laisse pas douter de ce qui le lie au monstre. Le monstre restaure la loi, le texte indique que nul n’échappe à la castration.
19En dépit de ce qu’il a d’angoissant, alors que foisonnent les incarnations de l’Autre jouisseur, le texte suggère que seule la loi symbolique qui régule le désir permet d’échapper aux figures monstrueuses du mythe. Par trop attaché à une logique de l’être, Frankenstein croit que le monstre va le tuer. Il ne peut comprendre que le monstre va détruire l’être, en faisant advenir le sujet. Plaçant chacun des actes de Frankenstein sous le signe du désir et d’une cause qui ne peut être rationalisée, la narration soutien l’acte du monstre. Lorsque Frankenstein met en pièce la future femme du monstre, c’est sous l’impulsion d’un moment de folie généré par la vue de sa progéniture à la fenêtre. L’acte suit la rencontre avec l’objet d’angoisse né de son désir incestueux, mais aussi du sujet dont la béance du désir l’inquiète. le désir a-t-il une fin ? Telle est la question qu’il venait en effet de poser. Le discours logique qu’il tente alors de produire reste impossible à valider, car il concerne l’avenir et le désir. En outre, ce n’est pas la raison qui pousse Frankenstein à agir. Celle-ci échappe au langage. Enfin, les allures de scène primitive que prend la description de l’acte font de Frankenstein non plus un sauveur de l’humanité, mais un Autre jouisseur en train de mettre la mère en pièces sous l’impulsion de son désir sans limite. La création, qu’elle soit scientifique, ou littéraire, comme la mise au monde d’un enfant, indique le texte, participe du désir et non de la rationalité, elle est aveugle sur ce qui l’anime.
20A la connaissance scientifique et rationnelle, Mary Shelley oppose le savoir de la mère. Elle rapporte ainsi la cause première de la naissance des enfants au désir des parents. Le monstre qui revendique son statut de sujet souligne que mettre au monde un enfant implique de parier sur le sujet, au delà de l’enfant idéal. « Réponse du réel »10, le sujet échappe au contrôle de sa mère, aux images qui le construisent et à toute saisie rationnelle. Sujet et objet à la fois, peut-être le monstre indique-t-il aussi qu’un enfant est toujours un petit monstre, sujet imprévisible, mais aussi objet de la jouissance maternelle. Mary Shelley fonde, dès lors, son écriture sur un désir de savoir non rationnel, ne pouvant être rationalisé, qui ne peut prétendre à la connaissance. Elle-même ne sait pas ce qu’elle a écrit et sait que son monstre lui échappe « I bid my hideous progeny go forth and prosper » écrit-elle11. Stratégie symbolique, le roman crée un monstre de langage et marque ainsi une tentative de saisir le réel dans le signifiant. Se plaçant sous l’autorité du symbolique, il s’inscrit dans une filiation symbolique, celle du mythe de Prométhée, de Milton, des philosophes des lumières, des poètes romantiques et enfin de la tradition gothique. La dissémination des figures de Prométhée et de Satan dont les traits sont tour à tour attribués à Frankenstein ou au monstre, souligne que le roman s’attaque à l’unité de l’être. Les personnages, de ce fait, échappent toujours à la consistance d’une identification.
21Le texte s’appuie sur une intuition du réel, qui constitue le terme de la passion de connaître. La figure du monstre participe d’un franchissement de la représentation et d’une traversée de l’imaginaire de la fiction. Ce roman, avoue Mary Shelley, est monstrueux, sans doute parce qu’il approche de si près le réel qu’il dévoile les incidences du sujet de l’inconscient sur le discours de la rationalité. La postérité cinématographique s’est empressée de redonner au monstre le nom de son père, de couvrir l’objet réel qu’il dévoile. En ne jouant que sur le retour du refoulé originaire, en coupant la parole au monstre, les films hollywoodiens ont annulé les effets les plus scandaleux du roman : la rébellion d’un sujet contre le discours de la science. Le monstre a purement et simplement été exclu en tant que sujet du désir. Les narrations emboîtées du roman au contraire participent de la critique de la rationalité puisqu’à la voix de la vérité, s’opposent des voix, des sujets de l’énonciation. Aucune instance ne vient articuler à travers ces voix l’autorité d’un discours, mais une énonciation tisse les fils d’un savoir qu’elle ne maîtrise pas, d’une épure de la structure du fantasme, qui participe de ce discours. Mary Shelley dès lors se moque des prétentions du poète à l’immortalité : « I also became a poet, and for one year lived in a Paradise of my own creation ; I imagined that I also might obtain a niche in the temple where the names of Homer and Shakespeare are consecrated » (p. 14) avoue Walton. Elle, en tant qu’auteur, a disparu derrière sa créature. L’objet réel, inquiétant, presque dépris du fantasme, a fait oublier le sujet de l’énonciation.
22Frankenstein suggère, enfin, que la littérature participe du désir par la voix de la sublimation esthétique, tandis que la science se tourne vers la cause « She busied herself with following the aerial creations of the poets […] While my companion contemplated with a serious and satisfied spirit the magnificent appearance of things, I delighted in investigating their causes » (p. 36). Le monstre nous apprend quant à lui, par le biais de ses lectures romantiques, que la littérature touche au réel de la jouissance et déploie un savoir autre, sans fin.
I can hardly describe to you the effect of these books. They produced in me an infinity of new images and feelings, that sometimes raised me to ecstasy, but more frequently sunk me into the lowest dejection. In the Sorrows of Werther, besides the interest of its simple and affecting story, so many opinions are canvassed, and so many lights thrown upon what had hitherto been to me obscure subjects, that I found in it a never-ending source of speculation and astonishment. (p. 124)
23A l’instar du monstre, le livre est à la fois un objet de langage et un objet réel, un objet de jouissance.
24Ainsi Frankenstein parvient-il par la voie du symbolique et de la fiction, à signifier au-delà de l’imaginaire du fantasme, l’intuition de sa structure et de la division fondamentale du sujet. La monstruosité du roman ne tient donc pas tant dans le manque d’un principe unificateur, que dans le dévoilement du réel qui leste le sujet. Il s’élève, de ce fait, contre la conception rationaliste de l’unité de l’être et contre le moi romantique.
Notes
1 M. Shelley, Frankenstein, (1831), Harmondsworth : Penguin, 1992.
2 Ch Bertin, « Family Secrets and A Shameful Disease : “Aberrations of Mourning” in Frankenstein », QWERTY, n° 3, octobre 93, p. 53 à 60.
3 J. Dürrenmatt, « Corps de Frankenstein », ibid., p. 65 à 71.
4 E. Lysøe, « Mary Shelley ou la parole interdite : écriture et émancipation féminine dans Frankenstein », ibid., p. 89 à 104.
5 Nous pensons notamment aux travaux de Fred Botting (Making Monstrous, Frankenstein, criticism and theory, Manchester, Manchester University Press, 1991) et de Mickael Holquist (« Frankenstein the novel monster », Bakhin and his World, London, Routledge, 1990). L’étude de Ch.Baldickj (In Frankenstein Shadow, Oxford, Clarendon, Press, 1987) met également en jeu ce type d’analyse.
6 J.-J. Lecerle, Frankenstein : mythe et philosophie, PUF, 1988.
7 M. Duperray, « Frankenstein : baptême et sevrage », QWERTY, p. 61 à 64.
8 J. Lacan, « Répose au commentaire de Jean Hippolite », 1954, dans Écrits, Le Seuil, 1966, p. 388.
9 J.-Cl. Maleval, « Physique et psychanalyse : questions d’épistémologie », Crise et stratégies, laboratoire de psychologie clinique, sociale et développementale, université Paris XIII-Villetaneuse, 1988, p. 29 à 54.
10 J. Lacan, « L’étourdit », dans Sciliet, n° 4, Paris, 1973, p. 15.
11 M. Shelley, « Author’s Introduction to the Standard novel Edition (1831) », Frankenstein, p. 10.