De la maman à la momie

Par Jacqueline JONDOT
Publication en ligne le 19 décembre 2017

Texte intégral

1Parler de mère au sujet de Frankenstein peut sembler paradoxal dans un roman où tout semble fait pour évacuer la femme et en particulier la mère lors du processus de don de la vie. Il n’empêche que la femme et surtout la femme comme mère est au centre de l’œuvre – au centre et à la périphérie, c’est à dire qu’en fait, elle est omniprésente.

De la maman à la momie

2La tentative d’évacuer la maman du processus de création semble être vouée à l’échec. Victor Frankenstein ne parvient qu’à créer une momie (57-211)1. Mais l’échec est peut-être avant le sien celui de sa mère, Caroline Beaufort, à donner la vie. Tout ce qu’elle touche, de près ou de loin, meurt ou est réifié (ce qui revient au même en fin de compte). William, le petit dernier, est le premier à mourir, à suivre sa mère au royaume des morts comme elle l’avait souhaité sur son lit de mort : « I will endeavour to resign myself cheerfully to death, and will indulge a hope of meeting you in another world » (42). Et ce qui le désigne comme victime, c’est la miniature de sa mère qu’il porte autour du cou : « William had teased her to let him wear a very valuable miniature that she possessed of your mother. This picture is gone, and was doubtless the temptation which urged the murderer to the deed » (70). C’est cette même miniature qui désignera Justine Moritz comme coupable et la fera condamner à mort. « One of the servants, happening to examine the apparel she had worn on the night of the murder, had discovered in her pocket the picture of my mother, which had been judged to be the temptation of the murderer » (76). Justine avait été en quelque sorte adoptée par Mme Frankenstein (« My aunt […] prevailed on her mother to allow her to live at our house » (63)) qui lui avait légué ses pouvoirs de mère sur l’enfant : « She was warmly attached to the child who is now dead and acted towards him like a most affectionate mother » (82).

3La miniature vient d’une autre mère de substitution, elle-même d’abord adoptée. On se souvient comment Caroline qui souhaitait avoir une fille (alors qu’elle ne mettra au monde que des fils) (« my mother had much desire to have a daughter but I continued their single offspring » (33)), en l’absence de son mari, parvint à agréger Elizabeth à la famille (« When my father returned from Milan, he found playing in the hall of our villa a child fairer than a pictured cherub. My mother prevailed on her rustic guardians to yield their charge to her » (34). Elizabeth sera d’abord réifiée, transformée en cadeau pour Victor. « I have a pretty present for my Victor. Tomorrow he shall have it » (35). Puis Caroline lui léguera sa famille : « Elizabeth, my love, you must supply my place to my younger children » (42). Elle est ainsi condamnée doublement au silence, en tant qu’objet (à qui l’on refuse le statut de sujet), et en tant que « mum » (qui signifie.... silence : « To play mum », c’est être silencieux).

4Intéressante mère de substitution qu’Elizabeth qui, à peine l’a-t-on élevée à ce statut, se voile : « She indeed veiled her grief and strove to act the comforter to us all » (43). Elle s’entoure de ces bandelettes dont il sera question plus tard, et c’est ainsi qu’elle apparaît le plus désirable (« Never was she so enchanting as at this time » (43), alors qu’elle n’est plus qu’une morte-vivante, ou une vivante-morte).

5On est en droit de se demander pourquoi Caroline Beaufort est ainsi donneuse de mort. C’est qu’elle fait son entrée dans la famille fortement empreinte de l’image de la mort. « She knelt by Beaufort’s coffin, weeping bitterly, when my father entered the chamber » (32). Dans un texte où les jeux de miroir sont si nombreux , on peut dire qu’ici, sur le visage de Caroline, c’est l’image de la mort qui est inscrite. Et c’est ainsi que Frankenstein père, l’ange protecteur (« like a protecting spirit ») (32) va l’entourer, l’envelopper au point de la momifier : « he strove to shelter her, […] to surround her […] ») (32), à un point tel qu’elle en deviendra incapable de donner la vie à ses enfants. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle est représentée au sein de la maison familiale :

I gazed on the picture of my mother, which stood over the mantel-piece. It was an historical subject, painted at my father’s desire, and represented Caroline Beaufort in an agony of despair, kneeling by the coffin of her dead father. Her garb was rustic and her cheek pale, but there was an air of dignity and beauty, that hardly permitted the sentiment of pity (75).

6Notons comment le reflet du père mort apparaît sur la joue pâle et comment la dignité est comme une image de la rigidité du mort. Par le jeu de mise en abyme, autre constante du roman, Caroline veille cette fois-ci non plus sur son père, mais sur son fils mort : « Below this picture was a miniature of William » (75).

7Caroline semble être une sorte de monument funéraire érigé pour les siens. Et si Elizabeth est comparée à « a shrine-dedicated lamp » (37), c’est Caroline qui est cette châsse prête à tous les accueillir en son sein.

8Et c’est en cela que réside la découverte de Victor : « bodies […] from being the seat of beauty and strength, had become food for the worm » (50). « Beauty and strength », cela signifie Beaufort. Le rêve post-création dira la même chose. C’est cette mère momifiée porteuse de mort qu’il étreint. « I held the corpse of my dead mother in my arms ; a shroud enveloped her form, and I saw the grave-worms crawling in the folds of flannel »(57). Le dévoilement des secrets de la nature est une mise à nu du corps momifié, mal momifié puisqu’il se corrompt, de la mère et, au-delà, du désir de la mère auquel Victor s’identifie.

9Le tableau représentant la mère est « an historical subject » et Victor entre dans cette histoire, dès le début de sa vie. Il accepte Elizabeth comme objet : « When, on the morrow, she presented Elizabeth to me as her promised gift, I, with childish seriousness interpreted her words literally » (35). Et il n’aura de cesse de poursuivre l’œuvre maternelle jusqu’à la destruction d’Elizabeth, qu’il avait commencée dans le rêve post-création : « I embraced her, but as I imprinted the first kiss on her lips they became livid with the hue of death » (57). Par étapes, il amènera le monstre jusqu’à Elizabeth (sinon comment expliquer ses atermoiements quand il est question de leur mariage ?) et enfin pourra jouir d’elle : « I rushed towards her, and embraced her with ardour » (189) et s’identifier totalement à sa mère : « While I hung over her in the agony of despair, I happened to look up » (189). Les signifiants sont ceux qui décrivent la mère dans le tableau. Et que voit-il au delà d’Elizabeth là où sa mère voyait William ? Sa propre progéniture, son monstre (dans le sens étymologique de « monstrare » : celui qui fait voir, qui montre). Qui, mieux que ce monstre créé par Victor, fils de Caroline Beaufort, montre le désir mortifère de cette mère qui aspire à faire des momies de ses enfants. La progéniture momifiée, c’est ce que Walton voit : « As he hung over the coffin, his face was concealed by long locks of ragged hair, but one vast hand was extended, in colour and apparent texture like that of a mummy » (211). Victor a créé l’enfant du désir de sa mère, une fille morte. Son monstre a des attributs plutôt féminins : « his hair was of a lustrous black, and flowing ; his teeth of pearly whiteness » (56) : ce sont des éléments du blason féminin, de même que la beauté qui lui semble primordiale : « I had selected his features as beautiful » (56). Mais l’ensemble a l’air d’une momie : « his […] eyes […] seemed almost of the same colour as the dun-white sockets in which they were set, his shrivelled complexion and straight black lips […] » (56). Et le signifiant « mummy » apparaît quelques lignes plus loin : « A mummy again endued with animation could not be so hideous as that wretch » (57). Cet « again » pourrait laisser supposer un désir de résurrection de la mère. Mais l’horreur vient de ce que Victor sait que si sa maman se penche sur lui, c’est lui qui sera mort. Et la scène finale rapportée par Walton en est bien la preuve. Lorsque la momie-maman (« mummy ») se penche sur lui, Victor est mort. Mais il a tout fait pour cela ; il a même emporté dans sa « fuite » les bijoux de sa mère : « I provided myself […] with a few jewels which had belonged to my mother and departed » (195) : le talisman qui donne accès au retour au sein maternel, comme la mort de William l’avait montré. Victor d’ailleurs se donne sans cesse cette apparence de momie desséchée : « a film covered my eyes, and my skin was parched with the heat of fever » (190 et 82). Son identification à son monstre vise, au-delà d’un simple reflet, à atteindre le désir de la mère.

De la momie à la maman

10William Godwin, le père de Mary Shelley a écrit dans Fleetwood (1805) : « A book is a dead man, a sort of mummy, embowelled and embalmed, but that once had motion and a boundless variety of determinations and actions ».

11Si l’on s’en tenait à cette définition, Frankenstein serait un roman d’horreur bien ficelé, certes, mais ce serait limiter la portée de ce texte. Ce roman a très certainement un aspect de momie. Ces récits emboîtés sont comme des bandelettes qui protègent le corps vidé de ses viscères, tout en lui maintenant sa forme. Pensons au nombre de fois où les signifiants « form » ou « shape » apparaissent dans le texte ainsi que « compose », « delineate »...

12Le lecteur se doit donc de dérouler les bandelettes, les récits, un par un en essayant de ne pas s’égarer dans le labyrinthe : le laboratoire de Victor suggère l’image de la chambre funéraire difficile à atteindre au centre de la pyramide : « In a solitary chamber, or rather a cell at the top of the house and separated from all other apartments by a gallery and staircase, I kept my workshop of filthy creation » (53).

13De même que Victor doit déshabiller la nature (« unveil the face of nature » (39)) et enlever le linceul de sa mère (57), le lecteur doit déshabiller le texte. De récit en récit, il arrive au récit de l’histoire de Safie, personnage presque insignifiant par la place qu’elle occupe (quelques pages seulement), et par le fait que son récit n’est pas à la première personne, contrairement à ceux de Walton, de Frankenstein et du monstre. Au centre du texte, donc, on a ce récit en apparence rétréci, déguisé, momifié : une lettre écrite et traduite par un serviteur puis rapportée par un autre... : « The zeal of Felix was warmed by several letters that he received from this lovely girl, who found means to express her thoughts in the language of her lover by the aid of an old man, a servant of her father, who understood French (120) ».

14Comme Safie elle-même qui est voilée (« The lady was dressed in a dark suit, and covered with a thick black veil » (113), son message est codé : « She thanked him in the most ardent terms for his intended services towards her parent and at the same time she gently deplored her fate » (120).

15Or, le nom Safie vient de la racine arabe Safa qui signifie s’éclaircir, se découvrir. Et Safie a pour premier geste de se dévoiler (« the lady […] threw up her veil » (113)) et sera signe d’éclaircissement propre ou figuré : « her presence diffused gladness through the cottage, dispelling their sorrow as the sun dissipates the morning mists » (114). Ce qu’elle dévoile, c’est une parole de femme, la parole de sa mère.

16Une mère morte, mais qui avait refusé la réification, l’objectivation qu’on cherchait à lui imposer.

The young girl spoke in high and enthusiastic terms of her mother, who, born in freedom, spurned the bondage to which she was now reduced. She instructed her daughter […] and taught her to aspire to higher powers of intellect and an independence of spirit forbidden to the female followers of Mahomet. This lady died but her lessons were indelibly impressed on the mind of Safie, who sickened at the prospect of again returning to Asia and being immured within the walls of a harem […] (121).

17La leçon passe donc à Safie qui refuse cette momification signifiée par la redondance « immured within the walls of a harem », qui fait écho aux trois récits qui entourent le sien. Safie va non seulement recevoir cette parole mais la mettre en pratique puisqu’elle échappe à son père pour rejoindre Felix : « The prospect of marrying a Christian and remaining in a country where women were allowed to take a rank in society was enchanting to her » (121).

18Safie malgré les apparences prend la parole et la garde. C’est sa lettre qui authentifie le texte : « I own to you that the letters of Felix and Safie […] brought to me a greater conviction of the truth of his narrative than his asseverations, however earnest and connected » (202 &120). Et son message va vers une autre femme, Mrs Saville, la sœur de Walton, destinataire des lettres et du texte. Mrs Saville est une autre mère, mais une bonne mère qui, comme la mère de Safie, a de beaux et sains enfants : « You have a husband and lovely children » (205). Par l’intermédiaire de Safie dont elle est un redoublement phonique, Mrs Saville reçoit le message enseveli de la mère de la jeune fille libérée.

De la maman à la maman

19De la maman à la maman, il passe un message clair, épuré de ses voiles, qui dit le désir de la femme (cela fait peut-être écho à Mary Wollstonecraft et à son ouvrage Thoughts on the Education of Daughters (1787), qui voulait aussi transmettre à sa fille un message). D’un auteur femme Mary Shelley, à un lecteur désigné comme femme (puisqu’il y a identification du lecteur avec Mrs Saville), il y a une parole qui veut se libérer du joug masculin, du désir de l’homme.

20En effet, Caroline Beaufort est immobilisée, immortalisée dans cette image mortifère par Alphonse Frankenstein qui la voit, la saisit et la fixe dans sa contemplation du corps mort du père. Et le tableau, parce qu’il est « sujet historique » place cette image reçue dans une transmission symbolique de père en fils, transmission mâle, qui fait que Victor reprend à son compte le désir de son père en le plaquant sur sa mère et en le substituant au désir de sa mère qui, je le rappelle, souhaitait avoir des filles. Et si Caroline Beaufort y perd sa vie et la leur, Safie grâce à Mrs Saville permettra que son désir soit entendu du fond de ce sarcophage qu’est le récit de Walton (à lire « walled town » enfermé dans « Sa ville ») qui constitue le texte de Frankenstein.

SHÉHÉRAZADE : VERSION ANGLAISE

21Il paraîtra fantaisiste et éminemment improbable de parler de Frankenstein en relation avec les Mille et une nuits. Même si Frankenstein fait une référence au 4ème voyage de Sinbad, lors duquel ce dernier est enterré vivant avec son épouse morte (51) ce qui est un thème central au roman de Mary Shelley.

22On pourrait aussi penser à l’importance des scènes nocturnes dans Frankenstein ; les principaux événements se déroulent la nuit. On pourrait également imaginer bâtir une théorie sur le gigantesque monstre associé à quelque djinn, en s’appuyant sur la suggestion de William Beckford selon laquelle « djinn » et « géant » viendraient de la même racine « gê » la terre. (« It is asserted, and not without plausible reasons that the words Genn, Ginn, Genius, Genie, Gian, Gigas, Giant, Geant proceed from the same themes, viz. « gê » the earth, and « gao » to produce »)2. Ce qui me semble légitimer le choix de Frankenstein, plutôt que les contes orientaux de Frances Sheridan, Clara Reeve ou Maria Edgeworth3 ou d’autres anglaises du 18ème ou du début du 19ème siècle, c’est la plus grande subtilité du roman de Mary Shelley.

23Frankestein, emboîte des récits les uns dans les autres comme les Mille et une nuits dont Jamel Eddine Bencheikh fait remarquer : « Emboîter trois récits les uns dans les autres, surtout s’ils pouvaient rester indépendants, ne relève pas du hasard, mais d’une volonté de mettre en présence des significations où quelque chose s’appelle et se répond »4. Le récit de Frankenstein est effectivement constitué de cercles concentriques qui vont en s’opacifiant à force de s’imbriquer les uns dans les autres, de se répondre en un jeu de miroirs multiples, à un point tel qu’on en oublierait presque le récit cadre qui trouve pourtant son écho le plus frappant au centre même du récit, là où tous les récits aboutissent pour ensuite rebondir. Au centre de Frankenstein, enfermé dans les récits successifs et superposés de Walton, Frankenstein et du monstre, on trouve un personnage au nom oriental, Safie, presque une héroïne de conte avec méchant père et prince charmant.

24Cet épisode de Safie n’occupe que quelques pages du livre, mais il est fondamental en ce qu’il est ce sur quoi repose toute la vérité, toute l’authenticité de tout le récit. Il n’empêche que la présence de ce personnage à ce moment du récit ne va pas de soi et que la clarté que Safie est censée apporter n’est pas évidente.

25Que dit cet épisode ? Safie, fille d’un marchand turc et d’une mère chrétienne arabe, est celle qui se libère du joug paternel, qui fuit le père. Il s’agit d’une histoire de femme qui se libère grâce à un enseignement prodigué par une mère qui avait elle-même goûté à la liberté : « The young girl spoke in high and enthusiastic terms of her mother, who, born in freedom, spurned the bondage to which she was now reduced. She instructed her daughter […] and taught her to aspire to higher powers of intellect and an independence of spirit forbidden to the female followers of Mahomet. This lady died but her lessons were indelibly impressed on the mind of Safie » (120).

26Il s’agirait donc d’une histoire de mère soucieuse de l’éducation de ses enfants. Shéhérazade elle-même, à la fin des Mille et une nuits, plaide en faveur de sa progéniture : « Ne me mets pas à mort, afin que ces petits ne soient point […] confiés à des nourrices, qui ne sauraient les élever comme une mère »5.

27Cependant, dans l’histoire de Safie, il y va d’une transmission de mère en fille, qui fait écho à Mary Wollstonecraft, la mère de Mary Shelley, et à son ouvrage Thoughts on the Education of Daughters6.

28Donc, l’histoire de Safie serait une histoire de parole libérée, libération de parole de femme, de Shéhérazade prenant la parole.

29Mais l’histoire n’est pas aussi claire. Car Safie ne parle pas dans le texte. Si Walton, Frankenstein et le monstre utilisent le récit à la première personne, le récit de Safie est rapporté à la troisième personne (comme le sera celui du généreux marin russe dont il est dit qu’il est « silencieux comme un Turc » (« heis as silent as a Turk »
(19). De même sa lettre qui est le pivot du texte n’est pas écrite par elle, mais par un interprète qui traduit ses pensées dans la langue de son ami et sauveur : « Several letters that he received from this lovely girl, who found means to express her thoughts in the language of her lover by the aid of an old man, a servant of her father who understood French » (120). Ce truchement est au service du père. Mais Safie parvient à faire passer un message codé, opaque, à lire entre les lignes, un message voilé : « She thanked him in the most ardent terms for his intended services towards her parent ; and at the same time she gently deplored her fate » (120).

30Cette parole libératrice n’en est pas moins enfermée, « immured within the walls of a harem » (121) : cette triple redondance (« immured » – « walls » « harem ») n’est que le reflet de la triple clôture des trois récits circulaires qui l’enferme.

31Cependant, Safie s’échappe, elle échappe à son père (122) et elle est la seule femme qui échappe à la catastrophe finale (« Agatha fainted, and Safie, unable to attend to her friend, rushed out of the cottage ») (131). Elle est également la seule femme partie prenante du texte qui survit (elle n’y meurt pas) : Safie ou la dernière femme ?

32Il s’avère, en fait, que dans Frankenstein, ce sont les hommes qui sont enfermés. Le père de Safie est jeté en prison (119). Frankenstein n’échappera pas à la prison (Part III Chp 4), quand il ne s’enferme pas volontairement dans son laboratoire : «  In a solitary chamber, or rather cell, at the top of the house, and separated from all the other apartments by a gallery and staircase, I kept my workshop of filthy creation » (53).

33Walton est prisonnier de son bateau qui est prisonnier des glaces du Pôle Nord. Ses lettres sont emplies de signifiants d’enfermement : « encompassed as I am by frost and snow » (17), « we were nearly surrounded by ice,which closed in the ship on all sides, scarcely leaving her the Searoom in which she floated. Our situation was somewhat dangerous, especially as we were compassed round by a very thick fog » (23), « we are still surrounded by mountains of ice. […] We were immured in ice, and should probably never escape » (206) […].

34Walton porte d’ailleurs en lui cet enfermement. Ne peut-on pas lire son nom comme « Walled town », si l’on pense à sa sœur Mrs Saville, et à un autre personnage du livre, Mr Waldman. N’entend-on pas « walled man », l’homme emmuré ?

35La seule femme qui soit prisonnière dans le texte est Justine Moritz, celle qui prend à son compte et reproduit la parole de l’homme, la parole de la loi. « I did confess ; but I confessed a lie. I confessed that I might obtain absolution. […] Ever since I was condemned, my confessor has besieged me ; he threatened and menaced until I began to think that I was the monster that he said I was. […] In an evil hour, I subscribed to a lie ; and now only am I truly miserable. (84). Son malheur vient de ce qu’elle a abandonné sa parole, au profit de celle de l’homme, père, juge, Loi.

36Ces hommes, de quoi sont-ils prisonniers ? Ils sont prisonniers d’une parole, condamnés à raconter leur histoire, tel le vieux marin de Coleridge, qui raconte son histoire et la transmet à l’invité des noces pour survivre.

« It is an ancient Mariner,
And he stoppeth one of three (...)

He holds him with his glittering eye-
The Wedding-Guest stood still,
And listens like a three years’child :
The Mariner hath his will.

The Wedding-Guest sat on a stone :
He cannot choose but hear »...7

[…]
Forthwith this frame of mine was wrenchedWith a woful agony,Which forced me to begin my tale ;And then it left me free.Since then, at an uncertain hour,That agony returns :
And till my ghastly tale is told,
This heart within me burns.8

37Il y a dans cette répétition et cette transmission une circularité qu’on retrouve dans la construction du roman.

38Si Shéhérazade est condamnée à raconter pour sauver sa vie, les hommes de Frankenstein le sont aussi (avec beaucoup moins de succès puisqu’ils disparaissent en fin de compte). De même que les contes de Shéhérazade dramatisent la « nature perverse des femmes »9, les hommes de Frankenstein sont condamnés à mettre en scène leur incapacité à accepter la femme autrement que comme corps mort. Comme Shéhérazade dont les récits servent à repousser la mort qui doit suivre le rapport sexuel, les hommes de Frankenstein retardent par leur récit le moment du rapport sexuel avec les femmes, qui est pour eux mortifère. Mais Shéhérazade s’en tire, en mettant au monde des enfants, comme Mrs Saville, la soeur de Walton. De même qu’ils sont prisonniers chacun de sa rhétorique et chacun de l’image qui lui est renvoyée par les récits emboîtés, ils enferment la femme de plus en plus profondément, la repoussant au centre du récit, lui refusant le droit au « Je ». Kubla Khan, autre texte prétexte, fermait un cercle au centre duquel s’élevait, malgré tout, une voix de femme.

« In Xanadu did Kubla Khan
A stately pleasure dome decree :
Where Alph, the sacred river, ran
Through caverns measureless to man
Down to a sunless sea. […]
A damsel with a dulcimer
In a vision once I saw :
It was an Abyssian maid,
And on her dulcimer she played […] ».10

39La parole circulaire de l’homme qui tente de nier l’altérité de la femme fait paradoxalement surgir cette parole de femme, qui authentifie la parole de l’homme. Sans la parole de Safie, le récit du monstre n’est pas crédible, pas plus que ne le sont ceux de Frankenstein ou de Walton. Et cette parole qu’ils tentent d’emprisonner ou de nier rebondit. Elle rebondit jusqu’aux marges du texte, une certaine Mrs Saville, la soeur de Walton, celle vers laquelle il retourne. « I am returning to England. […] I am wafted towards England, and towards you » (208).

40Mrs Saville, telle Shéhérazade dont le nom signifie « fille de la cité », est la ville dans laquelle son frère est emmuré, dans laquelle il est prisonnier.

41Par un curieux paradoxe, ce n’est pas la femme qui est enfermée, encerclée, mais c’est bien l’homme, condamné au silence par la mort (Frankenstein), l’absence d’auditeur adéquat (le monstre) ou le retour (Walton). Si on semble nier à la femme le statut de sujet (Safie est racontée à la troisième personne), le « you » vers lequel retourne Walton, cette deuxième personne, en implique une première, un « Je », Mrs Saville, érigée en sujet. C’est ainsi que la parole libératrice de la mère de Safie parvient à Mrs Saville, (redoublement phonique de Safie) et au-delà, à un lecteur condamné à devenir lectrice, s’il veut avoir accès au texte. Ce dernier est en effet adressé à Mrs Saville, considérée comme « my dear sister » (21) ou « my beloved sister » (205). Du fond du texte au hors texte, la parole libérée de la femme se transmet, passant outre les obstacles, à elle, imposés par l’homme. La lectrice devient le dépositaire de la parole, comme Mrs Saville devient le dépositaire de la lettre.

42Alors que l’homme s’enfonce dans sa parole répétitive (les trois récits de Walton, Frankenstein et du monstre racontent la même histoire), qui n’a d’autre choix que se perdre dans un vide sans écho « lost in darkness and distance » (215), la femme devient un maillon essentiel dans la transmission du sens. Safie, d’abord exclue de la chaîne signifiante, « although the stranger uttered articulate sounds, and appeared to have a language of her own, she was neither understood by, nor herself understood, the cottagers » (114), va avoir accès au langage « She and I improved rapidly in the knowledge of language » (115) et va pouvoir s’inscrire dans une lignée symbolique (par le truchement de l’enseignement de l’histoire (115) sur laquelle elle pourra s’articuler. Dès lors, fidèle à la subversion établie par ailleurs dans un livre où le créateur est mis en cause par sa créature, où le père est désobéi, Safie va s’articuler sur une lignée féminine. Ça parlera dans le silence, et non pas dans le flot de parole. L’histoire du marin silencieux comme un turc est aussi une histoire de femme qui échappe au joug imposé par le père (18-19).

43Ces deux histoires, celle du marin et celle de Safie faisant toutes deux référence à l’Orient, la première par une comparaison, l’autre par les personnages qu’elle met en scène, sont les deux histoires plausibles qui authentifient le reste du récit qui est plutôt de l’ordre du fantastique, et le rendent acceptable. On peut se demander s’il n’y a pas une contamination réciproque et si cette libération de la femme, hautement suspecte dans le contexte culturel du XVIIIe siècle, ne devient pas plus acceptable si elle est lue avec les lunettes du fantastique.

44Si dans les Mille et une nuits, le dernier mot revient au roi11 et si la dernière invocation à Dieu rétablit l’ordre, la Loi12, dans Frankenstein, c’est la femme qui a le dernier mot. Non seulement parce que la préface de l’édition de 1831 est en fait une post-face écrite par Mary Shelley13, mais parce que le jeu d’identification du lecteur à Mrs Saville, fait que c’est la femme qui lit qui organise le texte, le structure.

45L’orientalisme pratiqué par les femmes écrivains du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle en Angleterre tendait donc à rendre à la femme la parole qui lui avait été confisquée alors même que Mary Wollstonecraft exprimait une très forte condamnation de « l’Orient musulman » : « in the true Mahometan strain, he (= Milton) meant to deprive us of souls, and insinuate that we were beings only designed by sweet attractive grace, and docile blind obedience to statisky the senses of man »14.

46Mary Shelley parvient à subvertir cet archétype oriental et par un jeu de structuration, l’investit d’un sens original.

Notes

1  Toutes les références à Frankenstein sont à l’édition Penguin Classics (ed. by Maurice Hindle), 1992.

2  W. Beckford, Vathek – Explanatory Notes, p. 125, (Oxford Paperbacks) Oxford University Press, London, 1970.

3  Oriental Tales, The World's Classics, Oxford University Press, 1992.

4  J. E. Bencheikh, Les Mille et une Nuits ou la Parole Prisonnière, Gallimard, 1988, p. 216.

5  Le livre des Mille et une nuits, trad. A. Guerne, Le Club Français du livre, 1966, VI, p. 2486.

6  Publié en 1781.

7  Coleridge, « The Rime of the Ancient Mariner », Pt I (1-2, 13-18).

8  Coleridge, Pt VII (578-585).

9  J. E. Bencheikh, op. cit., p. 27-29.

10  Coleridge, Kubla Khan (1-5 et 37-40).

11  Mille et une nuits, T. 6, p. 2487.

12  T. 6, p. 2488.

13  La préface de l'édition de 1818 avait été écrite par Percy Bysshe Shelley lui-même.

14  Lignes écrites au sujet de quelques vers de Paradis Lost de John Milton (IV-295-298).

Pour citer ce document

Par Jacqueline JONDOT, «De la maman à la momie», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Autour de Frankenstein – Lectures critiques, mis à jour le : 19/12/2017, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=528.