Le cas d’un poète : lectures d’enfance d’Yves Bonnefoy

Par Patrick Née
Publication en ligne le 04 février 2021

Résumé

Le choix a été fait de privilégier, dans le cas d’Yves Bonnefoy, ses lectures d’enfance de type romanesque, sans leur adjoindre celles concernant le théâtre, ni même la poésie. Les limites imparties à une communication ne sont pas seules ici en cause ; il a paru qu’ainsi se renforçait d’autant la démonstration, voulue comme centrale, de cet article : à savoir qu’à quelque genre qu’aient appartenu les textes lus dans son enfance par le futur poète, c’est en tant qu’apports jugés par lui décisivement poétiques qu’ils ont été engrangés dans la mémoire et, qui plus est pour un certain nombre d’entre eux, réutilisés comme autant de pierres à bâtir l’œuvre de l’adulte – une œuvre intégralement inscrite en poésie selon son auteur, c’est-à-dire hors littérature, et donc en dehors de la catégorie de « genre littéraire ». Réduits à de grands schèmes imaginaires de l’espace et du temps, affranchis des psychologies de surface, dramatisés en structures initiatiques, le souvenir de ces récits mobilisait les grandes catégories qu’aurait à déchiffrer le poète-penseur dans sa poésie comme dans ses essais : fascination pour l’Ailleurs et l’Image à traverser, mise à distance lucide des cruels bas-fonds de l’inconscient, trouées de présence illuminant notre expérience de vivre.

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Texte intégral

1On envisagera ici le cas particulièrement riche d’un poète majeur de l’histoire de la poésie française, voire occidentale, et qui s’est beaucoup exprimé sur les lectures qui lui ont paru décisives dans son parcours de plus de soixante-dix ans de création ininterrompue ; parmi elles, celles de l’enfance ont été à maintes reprises évoquées voire interprétées par lui, avant celles de l’adolescence et de la jeunesse adulte. C’est d’Yves Bonnefoy qu’il va être question, et de ses toutes premières expériences de lecteur, jugées suffisamment décisives pour qu’il les ait lui-même placées à l’origine de sa vocation.

2L’espace d’un simple article ne me permet pas, cependant, de rendre compte des premières lectures théâtrales des Classiques Vaubourdolle ou Hatier1 – Corneille et surtout Racine devenu très tôt une passion2, ce qui entraîna vraisemblablement l’écriture, située entre 1929 (entrée à l’école primaire) et 1934 (entrée au lycée), d’une tragédie, Don Carlos3 ; et même, comble de la contrainte spatiale, je ne pourrai témoigner sérieusement des premiers poètes qu’il aima : Hugo d’abord, dont dès l’école primaire il lut « avec enthousiasme4 » l’Anthologie des poèmes paru chez Delagrave (édition de 1933), puis la trilogie « Racine, Chénier, Vigny5 » attestée à deux reprises – bien avant qu’à quinze ans il ne découvre, dans Vers une alchimie lyrique. De Sainte-Beuve à Baudelaire de René Lalou, à la fois Nerval et Baudelaire comme une « [i]mmense révélation, absolument en marge de l’enseignement du lycée6 ».

3Je me limiterai donc aux lectures de récits, nouvelles ou romans, non moins « premières » d’ailleurs, afin de mieux faire éclater la chose suivante : on s’apercevra que, pour Yves Bonnefoy, la question d’une prise de conscience générique précoce se trouve constamment déplacée sur un plan transcendant les distinctions poéticiennes traditionnelles, dans la mesure où le tri qu’a opéré la mémoire ayant gardé vives ses premières émotions – c’est-à-dire son implication de très jeune lecteur dans sa lecture – les situe toutes, qu’elles aient été suscitées par des romans, du théâtre ou des vers qu’on reconnaît ordinairement comme des poèmes, sur le plan de l’expérience poétique elle-même, entendue comme un en deçà, ou un au-delà, des distributions génériques reçues.

4Cela provient de sa pensée du langage et du signe dans leur rapport à la réalité qui leur est extérieure. Il y a en effet au fondement de la conception de ce qu’il nomme « poésie » la conviction qu’elle garde mémoire d’une relation au monde antérieure à tout langage – c’est celle de l’infans, celui qui ne parle pas encore ou qui ne parle guère, mais qui a rapport à la totalité des sensations l’entourant de manière matricielle, elles qui prolongent l’expérience intra-utérine de l’avant-naissance : la réalité s’y donne encore comme un tout indécomposable – il la nomme du beau néologisme de l’indéfait –, que l’accès au langage, dans sa double articulation, avec sa tripartition en signifiant, signifié (qu’il appelle « concept »), et référent dorénavant coupé du reste du signe, ne va pas cesser de défaire.

5Le paradoxe est alors, pour lui, le suivant : ce langage qui réarticule conceptuellement le rapport du sujet parlant à l’objet dont il parle, et qui permet à ce sujet humain de devenir maître et possesseur de la nature en l’organisant rationnellement, comment pourrait-il servir au projet « poétique » de retrouvailles du tout du monde d’avant la coupure conceptualisante de l’apprentissage langagier ? Les poèmes sont bien du langage ; sans lui, pas de poésie possible. C’est alors au couple notionnel de représentation et présence qu’Yves Bonnefoy recourt pour articuler la contradiction et son dépassement possible (ou de La Présence et l’image – l’image exprimant le fait même de la représentation – selon l’intitulé de sa célèbre Leçon inaugurale au Collège de France, de 1981, l’un des sommets de sa réflexion métapoétique). Il postule qu’au sein de la représentation-image (par les mots, ou par les autres systèmes de signes musicaux ou iconiques – incluant peinture, sculpture et architecture), puisse advenir, comme par trouées dans un ciel d’orage, l’irruption de la présence, cette mémoire de ce qu’il nomme l’Un originaire. L’expression artistique, en tant qu’il l’estime plus généralement poétique du fait de ses éclairs de « présence », est à ses yeux une quête incessamment recommencée car bientôt évanouie : on songe au sublime finale de « La maison du berger » de Vigny, l’un des grands poèmes précocement aimés du jeune garçon, où l’héroïne Eva, allégorie de la poésie, se « plaî[t] à suivre un chemin effacé, / À rêver appuyée aux branches incertaines, / Pleurant comme Diane au bord de ses fontaines / [S]on amour taciturne et toujours menacé7 ».

6On comprend mieux, dès lors, que le terme « poésie » ne saurait désigner pour Yves Bonnefoy la catégorie restreinte de « poésie lyrique » qu’elle entraîne pour nous depuis le reclassement romantique des genres (pas plus qu’elle ne recouperait celle antérieure et plus vaste de l’âge classique) ; et qu’en revanche elle peut traverser les autres catégories génériques qui nous sont familières – roman, théâtre ou même essai qui inclut, ne l’oublions pas, l’autobiographie, le récit de voyage et la réflexion philosophique –, dès lors qu’y surgirait une manifestation jugée épiphanique du phénomène de « présence ».

7Dûment avertis de cette grille interprétative préalable permettant de comprendre les enjeux des déclarations d’Yves Bonnefoy concernant ses lectures d’enfance, nous en dresserons tout d’abord l’historique, extrêmement riche ; nous envisagerons ensuite ce corpus sous l’angle d’une double stratification : du point de vue des différents genres lus, et selon la chronologie des avis énoncés, en soulignant brièvement la fécondité de ces premières lectures dans le développement de l’œuvre, jusqu’aux ultimes réalisations de 2016 – Yves Bonnefoy nous ayant quitté le 1er juillet de cette année-là.

8Il est intéressant de noter que les premières mentions de lectures enfantines – en dehors des quelques notations données dans la Correspondance, publiées en mars 2018 – paraissent dans L’Arrière-pays en 1972, incluses dans l’écriture d’un essai qui, de manière réflexive, applique le précepte delphique de se connaître soi-même : il s’agit d’une autobiographie de l’esprit dans son rapport à l’« Image » (en son sens de représentation leurrante) et, contradictoirement, aux « images » de l’art et du langage qui pourraient sauver de la précédente tentation. Il n’y est question, à vrai dire, que d’une seule lecture enfantine, intitulée Dans les sables rouges, d’un certain Léon Lambry, auteur pour la jeunesse : elle a paru en 1933 – et fut donc lue à dix ans – dans la collection « Printemps », série de courts romans d’aventures à parution bimensuelle imprimés par les éditions Montsouris, au bref format obligatoire de soixante-quatre pages : le jeune Yves, qui y a été abonné dès ses « neuf ans », attendait « avec impatience un jeudi sur deux » (confie-t-il en 2004 à Mathieu Hilfiger et Natacha Lafond) ces « si séduisants récits », « avec beaucoup d’affection pour [leur] typographie, cette minceur souple » des petits volumes brochés « sous une couverture en couleur, elle aussi une belle image8 ».

9Je ne m’attarderai pas sur le caractère capital des Sables rouges dans la mesure où j’ai déjà beaucoup écrit à ce propos9, et encore très récemment dans le volume d’hommage d’Europe paru en mars 201810. Qu’il suffise de souligner que c’est à leur sujet que, pour la première fois, l’auteur a livré son sentiment de très jeune lecteur ; mais c’est aussi la dernière : car si L’Arrière-pays s’occupe dans deux chapitres distincts (les II et IV) de revenir sur l’évocation puis le sens de cet ouvrage aussi petit que capital – au point d’en faire, comme une narration à part entière de l’auteur lui-même, le premier des trois récits enchâssés et autocritiqués dans l’essai même, au nom de la déconstruction de toute fascination pour l’Ailleurs – , il en va de même dans l’ultime publication, celle de L’Écharpe rouge en avril 2016 (l’achevé d’écrire étant de janvier, cinq mois avant le terme d’une longue vie). Ses chapitres V et VII reviennent sur l’évocation ancienne, c’est-à-dire sur les déformations qu’y a introduites, quarante ans après la lecture, une mémoire nécessairement déformante, le petit livre égaré n’ayant pu à l’époque être reparcouru ; retrouvé des années plus tard, une double interprétation a pu s’en déployer dans L’Écharpe rouge, tant à l’endroit du texte de Léon Lambry qu’à celui de l’étonnante appropriation qui en fut faite. L’histoire du jeune archéologue découvrant en plein désert de Gobi, au seuil d’un massif de roches rouges, une jeune Romaine régnant sur une communauté ayant continué de vivre selon les usages d’un avant-poste perdu des derniers siècles de l’Empire – jeune fille dont il tombe évidemment amoureux, mais qui se dérobe avec tous les siens par une issue secrète – s’est vue remodelée dans la conscience du jeune lecteur, ensuite frotté de Nerval puis de Rimbaud : on y reconnaît la réécriture de « Matin » d’Une saison en enfer (« Ah, quel regard d’échange, de réparation de la misère ancienne, des esclavages d’enfance, les "feuilles d’or" retrouvées11 ! »), puis d’Aurélia (« Les deux enfants savent qu’ils s’aiment, et une seconde fois dans le temps ouvert, mouvant, où l’origine revient, l’homme veut parler à la femme, mais – « Une seconde fois perdue12 ! »). Or la jeune Cépheïs, nouvelle Gradiva, incarne la projection du vieil amour œdipien pour la figure maternelle, ce qui explique sans doute que dans la perspective puissamment auto-analytique qui fut celle d’Yves Bonnefoy, active de L’Arrière-pays à L’Écharpe rouge, elle ait joué un rôle moteur pour l’ensemble de l’œuvre : puisqu’il s’agissait alors de déchiffrer l’attrait pour un Ailleurs originaire à l’aune des amours œdipiennes inconscientes, en tentant d’en dénouer le grand chiffre13.

10L’erreur néo-positiviste à ne pas commettre ici me semble de considérer qu’à dix ans le jeune lecteur, sans contacts encore avec Nerval et moins encore avec Rimbaud – (mal) lu à l’adolescence selon les dires du poète14 –, n’a pu, à l’époque, recevoir de telles impressions, dès lors imputables à un mécanisme de projection rétrospective (selon une construction de soi idéalisée, et sur un mode téléologique). Mais ce serait ignorer la puissance inconsciente de l’après-coup, qui enregistre sans pouvoir le déchiffrer encore ce qui ne pourra l’être qu’une fois les moyens de compréhension mis à disposition du sujet. Il est en effet frappant de constater la chose suivante : quel qu’ait été l’apport de lecture dont l’auteur a gardé trace dans sa mémoire, cet apport a toujours été pour lui d’une nature reconnue comme absolument poétique ; et ces sortes de pépites, trouvées au hasard d’une lecture qu’on pourrait dire d’orpaillage, sont mises sur le même plan que les plus riches mines d’or de la poésie occidentale – fidèle, en cela aussi et malgré les critiques qu’il a pu lui adresser sur d’autres plans, au surréalisme en sa prospection poétique ouverte à l’au-delà ou l’en deçà des genres littéraires convenus – voire de toute littérature.

11La décennie qui suit cette ouverture ne compte qu’un seul témoignage donné à John E. Jackson, dans l’entretien qui lui est accordé en 1976 sur le surréalisme15, où paraît pour la première fois le grenier de Toirac (village du Lot), haut lieu de lectures transgressives, lors des grandes vacances d’été passées dans la belle maison du grand-père maternel Auguste Maury, l’ancien instituteur. Il faut attendre une décennie supplémentaire, ouverte par « Quelques livres qui ont compté16 » en 1990 (où la part de l’enfance reste encore relativement réduite), pour qu’explosent littéralement les précisions données : en 1992 dans l’entretien accordé à Jean Roudaut ; en 1993 dans « Leurre et vérité des images », grand entretien tenu à l’occasion de la première exposition d’Yves Bonnefoy et de ses artistes amis, au château de Tours ; en 1995 dans l’entretien avec Alain Freixe ; en 1998 dans celui avec Jania Sarno et dans un second avec Jacques Ravaud (pour le Cahier du Temps qu’il fait Yves Bonnefoy). La décennie suivante n’est pas en reste : elle s’ouvre en 2000 sur l’importante conférence intitulée « Quelques remarques sur le XIXe siècle », et le non moins important entretien accordé à Maria Silva Da Re, repris sous le titre d’« Un début d’écriture » dans Traité du pianiste et autres écrits anciens ; suivent, en 2003, l’entretien avec Fabio Scotto sur poésie et théâtre ; en 2004, la « Réponse à Mathieu Hilfiger et Natacha Lafond » déjà évoquée ; en 2005, l’entretien avec Odile Bombarde, son assistante au Collège de France (sur l’Irlande, sur les chansons du père) ; en 2007 enfin, les précisions de lectures de la « Chronologie ».

12Tout se passe alors comme si l’essentiel avait été dit au fil des conférences, entretiens et réponses, c’est-à-dire sur le mode de l’écriture essayiste critique ; mais il est remarquable de constater que c’est alors dans les trois derniers volumes de l’œuvre poétique que resurgit, comme d’un puits artésien, l’eau de source de l’enfantine lecture. L’Heure présente, en 2011, réécrit l’une des nouvelles des Lettres de mon moulin, « L’homme à la cervelle d’or », alors que le nom de Daudet n’avait jamais paru dans aucune déclaration (mais on voit mal le poète de quatre-vingt-huit ans s’enticher si tard dans sa vie d’un tel conte, réapparu dans un passage décisif de l’un de ses plus grands poèmes-sommes). La dernière section d’Ensemble encore, « Perambulans in noctem » (suite en prose alors inédite, consécutive au retour à la maison d’enfance de Toirac à l’automne 2013), évoque dans « À l’aube des temps », au titre hautement symbolique, à nouveau le grenier de Toirac et ses découvertes ambiguës, voire terrifiantes. Et c’est encore bien au-delà des Sables rouges que L’Écharpe rouge multiplie les retours à l’enfance lectrice.

13Quel est donc le panorama de toutes ces lectures romanesques, envisagées cette fois non plus dans l’ordre des publications qui en ont rendu compte, mais dans celui de l’époque de leur découverte elle-même, depuis le plus jeune âge jusqu’avant l’adolescence ? Et en quoi cette chronologie déciderait-elle d’une prise de conscience générique ou non – ou, pour mieux dire, transgénérique ?

14Surprise initiale : le tout premier livre, attesté à de nombreuses reprises comme d’une importance décisive, n’appartient à aucun des genres dûment répertoriés depuis Aristote ; ce n’est autre que l’abécédaire de l’apprentissage des mots, associé à l’initiation maternelle au monde qui en assure encore le prolongement, avant la coupure conceptualisante. Dans sa conclusion au colloque de Cerisy que j’ai organisé en 2006 autour de son rapport aux savoirs, Yves Bonnefoy s’est montré particulièrement précis au sujet de « ces moments de l’enfance où, très tôt dans la vie, on apprend les mots, on rencontre le langage, mais avant que la conceptualisation ne s’y établisse pour les articuler en une figure du réel » :

Je pense beaucoup, ç’a été mon expérience personnelle et crois que c’est celle de tous les autres êtres humains, qui ont tous été des enfants, je pense beaucoup à ces situations du tout petit, encore très proche de sa mère ou de la personne qui assume la tâche maternelle – tâche enseignante, mais tâche aussi de proximité – [à] ces situations où la mère montre le premier livre, ces pages où il n’y a pas encore de phrases, pas encore de syntaxe, pas encore de ces suggestions conceptuelles que la syntaxe favorise, non, simplement quelques-unes des grandes figures fondamentales de la réalité, l’arbre, le chien, le soleil, avec sous chacune de ces images, le mot, le seul mot qui permet à ces choses de se présenter devant la conscience qui prend forme. Oui, voici donc que cette figure maternelle désigne le chien, elle dit : « Vois, c’est le chien. », et l’enfant accueille le mot « chien » avec une expérience du chien, assurément, mais une expérience qui n’est pas encore articulée en profondeur avec les autres composantes d’un monde, si bien que le mot chien, le nom du chien, ou un autre, assument, dans ce moment premier de la vie de l’esprit, une fonction désignative, la fonction de représenter. Le mot se fait l’ambassadeur de son référent, et la dénomination, le fait de donner à la chose ce nom, reste en contact, dans la chose (qui est en fait un être, dans ce cas là), reste avec la chose donc dans un rapport de présence à présence au sein duquel l’enfant ne doute pas de son être, ne doute pas qu’il est, ne se pose pas encore la question « To be, or not to be » qui va fonder la modernité européenne : éprouve un sentiment de sécurité légitime. Cette première situation est en nous comme un souvenir, et je pense que de tels grands mots désignatifs, par opposition aux vocables associatifs de la pensée conceptuelle, par opposition, disons plutôt, au niveau associatif dans le mot, restent vivants en nous, à l’état d’attente, de besoin, dans les profondeurs de notre inconscient – peut-être en ses profondeurs les plus profondes, étant donné que c’est par-dessus ce qu’ils sont pour nous que tout le reste va venir se déposer17.

15Ce qu’Yves Bonnefoy désigne alors comme un mythe fondateur s’inscrit en deçà de toute généricité pour fonder, à ses yeux, le poétique comme tel. De sorte que les lectures historiquement attestées, à tel âge et selon tel genre, n’auront jamais qu’un statut second par rapport à cette archéo-lecture, et qu’elles s’inscriront en fait dans son sillage, comme autant d’expériences de retour aux émotions fondamentales ouvrant à la poésie, comme on va le voir.

16Dans la conférence de clôture donnée au colloque qui lui a été consacré à Tours en 2000 sur son rapport au XIXe siècle, il fait le point sur son rapport au romanesque en paraissant en dénier l’importance : « Pas de romans, ou si peu », avec l’aveu qu’à vingt ans il n’avait pris contact avec aucun de ces grands univers dont il reconnaîtra par ailleurs la valeur – Dostoïevski, Tolstoï, Balzac, Proust (le Wilhelm Meister de Gœthe, lu en 1981, est ici oublié18) – ni avec d’autres qui n’auront jamais droit à sa considération – Stendhal, Flaubert ; et, en ce qui concerne le rayon de la « littérature de jeunesse » qui nous intéresse ici,

ni même Alexandre Dumas, que je n’ai d’ailleurs jamais rencontré plus tard, ni désiré rencontrer. En cette matière je ne me souviens, à part Le Grand Meaulnes, que de romans d’aventure, essentiellement Jules Verne, et sur ces rives-là il me semble que l’air que je respirais était de nature essentiellement poétique, à cause des structures de l’imaginaire qu’on y perçoit de façon directe et intense : appel de pays inconnus, tournants de l’action qui sont des instants de saisissement ; et dans les motivations des personnages le bienheureux manque de cette psychologie approximative qui alourdit les fictions les plus respectables19.

17Deux titres seulement de Jules Verne subsistent dans sa mémoire : cité cette unique fois, voici Le Château des Carpathes, jugé « [n]ul, littérairement » ;

Mais quelle figure du poétique que ce château abandonné dont des feux s’élèvent là-bas, sur l’horizon, et où un chant retentit, la nuit, sur une terrasse pourtant déserte20 !

18– où l’on voit l’opposition entre la disqualification littéraire (concernant l’appartenance au genre romanesque, à sa médiocre littérarité) et la promotion poétique d’un tel récit où triomphent les grands schèmes imaginaires du « château » en ruines, du là-bas de l’Ailleurs, des « feux » sur les terrasses, de la « voix » qui s’élève en chant sublime dans la nuit. Notons qu’Yves Bonnefoy n’a retenu de l’atmosphère du récit vernien que la couche mythique sous-jacente, dans un parfait oubli des structures narratives du sous-genre fantastique jouant sur les légendes surnaturelles du pays des vampires, et leur résolution scientifique finale (le baron de Gorz, seigneur de ce burg, a eu l’intuition du futur cinématographe par conjonction d’un double enregistrement de l’image et du son : outre de nombreux dragons et créatures chimériques censés éloigner les curieux aussi superstitieux qu’importuns, il a filmé la cantatrice Stilla – dont en mélomane vampirique il adore la voix – lors de sa dernière représentation d’opéra, alors qu’elle chantait le lamento Voglio morire, ce qui a provoqué à la fois le saisissement mortel de celle-ci, et l’immortalisation artistique de son chant).

19Voici l’autre titre, lui maintes fois rappelé, Les Enfants du Capitaine Grant. Écoutons ce qui en est dit de plus complet à son propos, dans l’entretien accordé en 1992 à Jean Roudaut :

Encore un de ces récits que je ne peux pas relire parce qu’ils se sont simplifiés en moi d’une façon qui n’a fait que mieux dégager leur intuition essentielle. […] Ce père perdu en mer, pleuré, puis ce message trouvé dans une bouteille, et qui fut rédigé en plusieurs langues mais recopié sur autant de feuilles que les infiltrations d’eau salée ont altérées dissemblablement : ce qui permet de reconstituer une bonne part des indications fournies, sur le lieu du naufrage et de la survie mais laisse obscure une des plus importantes. Manque à savoir qui va faire de la recherche à travers tout l’hémisphère Sud une succession d’hypothèses toujours vouées à l’échec, à la déception, jusqu’au soir… Le tour des conjectures achevé, ainsi que la terre – du moins le pense-t-on –, on a abandonné tout espoir, on va rentrer en Europe, mais on a mouillé aux abords d’une île basse, inconnue, et soudain, dans la ténèbre, ces feux sur le rivage, ces ombres qui s’agitent devant, les naufragés21 !

20On aura noté la ponctuation suspensive – si rare sous la plume de l’auteur – qui rejoue le suspens propre à la diégèse romanesque du récit, avant ce qui y a fait trouée : gravant dans la mémoire l’explosion de la scène des retrouvailles entre les enfants, Mary et Robert Grant, et leur père sur son île perdue au cœur du Pacifique, à peine inscrite sur les cartes au niveau du 37e parallèle parcouru en vain jusque-là (la recherche ayant été guidée par l’indication de la latitude exacte du naufrage de son navire, alors que manquait celle de sa longitude). Il n’échappera pas non plus que cette scène, là encore, se détache sur fond de feux (allumés cette fois sur le rivage22) et du son d’une voix sur la mer nocturne, qu’entendent les deux enfants23 ; c’est ce qui métonymiquement restera attaché à « [c]e moment de retrouvailles, de joie » qui, assure le poète, « a peut-être été dans toutes mes lectures d’enfant l’apport majeur24 ».

21Parmi les autres romanciers cités en 2000 figurent les noms attendus de Stevenson, Poe, Mark Twain, mais aussi celui du prolifique Thomas Mayne Reid (1818-1883), aventurier et auteur américain qui fut abondamment traduit en français pendant tout le XIXe siècle, et qui reste aujourd’hui bien oublié ; mais pas par Yves Bonnefoy qui, en maintes occasions, a mis Les Grimpeurs de rochers au sommet de sa hiérarchie imaginaire25. L’aveu d’avoir « oublié la fin du roman », sans jamais avoir « cherché à la retrouver, à le relire26 », révèle bien le mode de lecture qui fut toujours le sien : car s’il consent à résumer le chapitre III signalant qu’il s’agit de la « suite » d’un ouvrage antérieur, Le Chasseur de plantes, où quelques jeunes gens « à la poursuite d’une bête étaient entrés par hasard, en Inde du Nord je crois [c’est le massif himalayen du Choumoulari], dans un vaste cirque de montagnes », c’est cette situation dans un lieu jugé absolu qui a seule retenu son attention – lieu d’où, par suite de l’effondrement de l’unique passe empruntée à l’aller, les chasseurs ne peuvent plus sortir :

Hautes cimes de toutes parts, grands bois sombres coupés d’eaux rapides, et quel silence ! Ce livre m’a fasciné, parce qu’il recréait, symboliquement, les grandes catégories que se sont données à travers les siècles […] nos rêveries religieuses, nos ambitions sotériologiques. On est venu d’ailleurs, n’est-ce pas, on est entré dans la condition mortelle par ce qui semble un hasard autant qu’une chute, on passe ensuite sa vie à chercher la voie du retour à ce pays d’origine dont le souvenir est déjà presque effacé27.

22Ce cirque parfait a donc joué le rôle d’une véritable allégorie de l’Ailleurs, selon ce qu’Yves Bonnefoy appellera à partir des années 2000 l’imaginaire métaphysique ; encore faut-il comprendre que l’enfermement qu’y subissent les héros, loin de signifier l’Ailleurs, figure au contraire notre condition terrestre – sur le mode de l’exil, voire de la « chute » platonicienne dans le monde de la Caverne ; et que c’est leur désir de fuite qui métaphorise celui du retour à une condition divine perdue – d’où l’oubli dont cette évasion s’est trouvée frappée… Mais, objectera-t-on un brin narquois, comment l’enfant Yves aurait-il déjà pu connaître l’ivresse et la réprobation de l’Ailleurs – tout à la fois Nerval et Rimbaud avant l’âge ? À quoi l’on pourra rétorquer que l’enfance éprouve des passions métaphysiques spontanées – de celles que l’âge adulte se charge trop souvent d’éteindre sous la cendre des intérêts pratiques. C’est ce que montre la suite de l’entretien, évoquant le guet que faisait le jeune garçon par les vitres du train l’emmenant chaque été de Tours à Toirac : car ce train

passait à un moment, déjà très tard dans le long périple, le long d’un amphithéâtre de cette sorte, dans la petite montagne, au sud de l’Auvergne, et depuis que l’on m’avait dit que c’était là un enclos […], je ne pensais qu’à cet instant du voyage et, quand celui-ci avait lieu le jour, je collais mon front à la vitre dès qu’on approchait de la région mystérieuse28.

23On l’a dit plus haut, c’est à partir de neuf ans que le jeune lecteur a été abonné à la collection « Printemps », où n’a pas seulement brillé d’un éclat exceptionnel le n° 58 de 1933, Dans les sables rouges. Paraît ensuite le n° 102, La Porte rouge de Claude Renaudy (pseudonyme de Marie Lionnet, autre prolifique auteur pour la jeunesse), dont l’impact est considérable sur lui, ce dont témoigne une lettre adressée le 10 juin 1961 à l’ami et poète égyptien George Henein, à propos d’un projet de voyage d’été en Irlande :

L’un des premiers livres que j’aie jamais lus, à huit ou neuf ans, commençait par cette phrase : « L’Irlande est un pays charmant, chanta-t-il d’une voix rauque »29.

24L’anticipation de l’âge de lecture ne fait qu’en accuser le caractère fondateur, du double point de vue du tropisme irlandais et de l’élection de la raucité de la voix30. C’est elle qui anime dès 1953 l’oiseau des « Tombeaux de Ravenne », qui « parla, rauque à la tête de ses brumes, pour un instant de solitude parfaite31 » ; ou en 1980, dans L’Origine du langage, ces « Voix rauques » d’hommes et de femmes qui « chantent quelque chose de rouge, on dirait un feu » – ou, comme le murmure le narrateur de ce récit en rêve : « On dirait la langue des dieux32. » Quant à l’attrait jamais démenti pour l’Irlande, il s’est en particulier déployé dans l’amour porté à la personne et à l’œuvre de Yeats, dont la traduction des Quarante-cinq poèmes […] suivis de La Résurrection l’ont occupé de 1960 à leur parution chez Hermann en 1989 – mais aussi dans « Le canot de Samuel Beckett » de 1993, saisissante évocation d’une âpre culture insulaire, mémoire du voyage fait en compagnie de Mathilde, sa fille, en 1987. « Mais la poésie est une sorte d’Irlande33 », confie Yves Bonnefoy à Odile Bombarde dans son entretien de 2005, où il développe son amour pour Yeats, le combat qu’avec ses compatriotes celui-ci mena pour son pays, et la seule gloire qu’il se reconnaissait « d’avoir de tels amis34 ».

25C’est donc l’incipit du récit de Claude Renaudy (« D’une voix rauque, Daniel Belzance se mit à chanter : L’Irlande est un pays charmant ! ») qui s’est gravé dans la mémoire, à deux modifications près – l’inversion du thème et du prédicat, et l’identité du chanteur. Dans « Leurre et vérité des images », en 1993, sera évoqué un peu de la terreur produite par le titre, qu’illustrait l’image de couverture (avec la triple marque d’une main sanglante bordant l’écarlate de la porte maudite), mais il est frappant que, là encore, ait été évacuée la presque totalité de l’aventure au seul profit de grandes trouées verticales du signifiant ; le rouge de cette porte n’ouvrant plus ni sur l’empire des superstitions irlandaises, ni sur la happy end d’une résolution rationnelle des crimes et énigmes, mais sur ce que pressentait le jeune héros français qui, louant à nouveau le charmant pays d’Irlande, « se sentit presque poète35 » : à savoir le rouge caractérisant la poésie comme son feu.

26Il est enfin un dernier récit qui n’apparaît qu’à un détour de L’Écharpe rouge, dont l’auteur, la collection et le titre ont été oubliés, mais dont reste à l’esprit la situation dramatique suivante : une mère et son fils « courant ensemble vers une gare à grande et menaçante pendule36 ». Or il est clair que, là encore, la mémoire ne l’a conservée qu’à cause de son soubassement ontologique, partie prenante de toute la poétique de l’auteur :

Vouloir le simple, cet intemporel, c’est évidemment avoir à comprendre le vœu du temps et donc à savoir qu’il existe, entendant en cette gare là-bas, là-haut, le bruit d’un train qui approche et sera vite passé, chance perdue37.

27Cependant, il y eut un lieu de lecture voué à l’inverse de ces Grandes Découvertes – ce Nouveau Monde de la poésie, abordé alors qu’on s’imaginait s’être embarqué pour retrouver les vieilles Indes du romanesque. Ou plutôt fut découvert, en ce lieu, le grenier de Toirac dans la chaleur de l’été périgourdin, l’envers de la lumière, de l’amour ou de l’être – ces trois vocables s’avérant interchangeables dans la poétique d’Yves Bonnefoy – ; et ce fut l’initiation au négatif, nuit, néant, non-être et haine, dont la prise de conscience ne fut pas moins constitutive de la formation du jeune lecteur. « L’entretien avec John E. Jackson sur le surréalisme » nous fait monter pour la première fois en 1976 dans ce haut lieu du négatif :

il y avait bien assez dans mon enfance de maisons vides, d’alcôves pétrifiées dans l’immobilité des maisons fermées à la campagne, de vieux magazines aussi, de la fin du siècle dernier, dont je regardais au grenier des scènes qui se convulsent dans la lumière du gaz, pour que […] je m’émeuve de ces icônes de la noirceur, et qu’elles me découvrent à moi-même, avec un vrai trouble, brusquement38.

28L’« Entretien avec Jania Sarno », en nous prévenant que les « premières lectures [n’ont] pas toujours été […] de celles où la société et le monde sont présentés de manière idyllique39 », nous y fait remonter en 1998, de manière beaucoup plus précise :

j’avais trouvé […] une dizaine de brochures de grand format, textes en deux colonnes sous une couverture imagée où prédominaient le rouge et le vert ; et sous cette première illustration, déjà effrayante, c’étaient de page en page les plus épouvantables imaginations que j’aie jamais rencontrées depuis. Il s’agissait d’hommes et même d’enfants de la Terre échoués sur la planète Mars ou quelque autre, et il y avait là sous leurs yeux hagards et pour leur plus grand péril le spectacle d’empires immensément surpeuplés dont les tyrans se faisaient à coups de rayons de la mort toujours plus intenses – et de diverses couleurs ! – des guerres d’extermination, où c’étaient par millions que les créatures chétives de ce monde de cauchemar s’abattaient d’un coup, insectes balayés par de vastes flammes. Ce qui n’empêchait pas ces potentats incompréhensibles de se livrer dans les salles de décapitation de leurs palais pourpres et noirs à encore d’autres massacres, dûment dépeints sur les couvertures, pendant que duraient les quelques saisons de leur prédominance hébétée40.

29Et de faire suivre ces annonces directes des « génocides les plus sauvages de notre époque » d’une double conséquence : « Je leur dus beaucoup de mauvais rêves », et aussitôt après : « Je compris que la fonction de la poésie était de se dégager de ces turpitudes41 ».

30On retrouve enfin le grenier d’antan revisité lors du retour à Toirac en 2013, dans « À l’aube des temps » de « Perambulans in noctem », l’ultime section d’Ensemble encore – et cette fois les magazines débordant des malles sont identifiés :

Je sais tout, « encyclopédie mondiale illustrée », avec en page de couverture un petit homme vêtu de noir dont la tête était un globe terrestre. D’un doigt, quelle épouvante ! il se touche le front, les yeux perdus dans son rêve. À genoux devant une malle je passe des heures à lire Je sais tout, contemplant au lointain de lithographies charbonneuses des rives en Polynésie, avec de beaux êtres à demi nus sur leurs sables, ou m’effrayant de chambres mal éclairées par d’épaisses lampes à huile, dans le rond de clarté desquelles se pressaient d’abominables têtes dont à jamais je n’aurai rien su42.

31Lectures en apparence moins transgressives ? Mais ces « abominables têtes » annonciatrices de celles de la Quinta del Sordo qu’analysera le magistral essai de 2006, Goya. Les Peintures noires, rejouent les « scènes qui se convulsent dans la lumière du gaz » ; et ces « icônes de la noirceur » paraissent étrangement mélangées à d’autres (non moins « charbonneuses ») vantant l’évasion exotique : distillant en fait le subtil poison de l’Ailleurs, cet ennemi ontologique de l’acceptation de la « rugueuse réalité à étreindre » dont Yves Bonnefoy fera, à partir de Rimbaud, la pierre de touche de la validité existentielle du poétique.

32Réfléchissons pour conclure à tout ce qui relie ces lectures apparemment éparses qui, pour appartenir exclusivement au genre de la fiction narrative, voire aux sous-genres du policier, de l’aventure ou du fantastique, n’en ont pas moins été engrangées tant dans la mémoire de l’auteur que dans l’élaboration de son œuvre au seul titre d’une révélation épiphanique de la poésie : comme l’éclair du poétique trouant le ciel d’orage du romanesque. – En n’oubliant pas qu’il en eût été de même avec les textes de théâtre ou ceux en vers.

33Beaucoup de ces récits témoignent de l’imaginaire métaphysique de l’Ailleurs : qu’il s’agisse du désert de Gobi des Sables rouges, de l’Himalaya des Grimpeurs de rochers, de l’Irlande de La Porte rouge, des rives du paradis polynésien de Je sais tout, ou de l’attrait pour le « train omnibus qui venait du pays mystérieux du Grand Meaulnes43 » ; et, pour faire bonne mesure, des romans de Pierre Loti dont je n’ai pas encore touché mot, évoqués dans une lettre de 1961 où l’épistolier évoque son attrait pour les « écrivains périégètes » comme Chateaubriand, l’inventeur de l’Ailleurs romantique français :

moi je suis allé, dans une enfance qu’il faudrait que je vérifie, jusqu’à verser des larmes sur l’Extrême-Orient de Loti44.

34Si j’ai réservé Loti pour la fin, c’est que son influence n’a pas manqué de jouer dans l’inconscient : Yves Bonnefoy note, dans sa « Chronologie » de 2007, que le prénom qu’il porte a été imposé par sa tante et marraine, « parce qu’elle a aimé [son] roman alors très célèbre […], Mon frère Yves » ; et ce fut la même qui lui prédit sa vocation, en lui offrant à huit ans une anthologie de poèmes pour la jeunesse avec cette dédicace prise par lui « terriblement au sérieux » (et maintes fois rappelée) : « À mon neveu, futur poète45 ».

35Cependant, c’est cette même pulsion d’Ailleurs qui s’est vue combattue par son contraire : dans une lutte contre les fantasmes mortifères régnant sur la planète Mars, et ceux prétendument paradisiaques s’ébattant aux rives exotiques. Retrouvailles et rapatriement du capitaine Grant, révélation du rauque en Irlande, voix triomphant dans la nuit des Carpathes et sur l’eau du Pacifique, Temps révélé sur un quai de gare, contre-transmutation alchimique de « L’homme à la cervelle d’or » (dont le dernier or raclé au fond de sa cervelle n’aboutit qu’à un bouquet de « roses déchirées » – puisqu’il n’existe pas, poétiquement, de « rose en soi46 »).

36Car c’est la trouée du signe vers son référent de présence47 – quelle qu’en soit l’insertion en vers ou en prose, narrative ou dramatique – qui fait advenir, au sein de la représentation du langage, la parole de poésie ; laquelle poésie – selon l’entretien inédit avec Rodica Draghincescu – « est associable à la toute petite enfance », ainsi directement stimulée par les lectures de la première fois.

Notes

1 Voir la « Réponse à Mathieu Hilfiger et Natacha Lafond » [2004], Le Vaisseau fantôme n°4, repris dans L’inachevable. Entretiens sur la poésie 1990-2010, Paris, Albin Michel, 2010, p. 405-406 : « j’y découvrais Andromaque, Britannicus ou Le Cid, je lisais subjugué ces tragédies ».

2 Sur Phèdre, voir « Quelques livres qui ont compté » [1990], Entretiens sur la poésie 1972-1990, Paris, Mercure de France, 1990, p. 340-341, et « Une représentation de Phèdre » [1980], « L’origine de la parole », Récits en rêve, Paris, Mercure de France, 1995, p. 185-186 ; sur le « Racine de mon enfance », voir L’Écharpe rouge, Paris, Mercure de France, 2016, p. 197.

3 « Chronologie » [2007], inédit. Voir « Quelques remarques sur le XIXe siècle », in Yves Bonnefoy et le XIXe siècle. Vocation et filiation, dir. Daniel Lançon, « Littérature et nation n°25 », Tours, Presses de l’Université François Rabelais, 2001, p. 332-333, évoquant une strophe d’« Une nuit qu’on entendait la mer sans la voir » des Voix intérieures [1837] ; et l’« Entretien avec Jania Sarno » [1998], L’Inachevable. Entretiens sur la poésie 1990-2010, Paris, Albin Michel, 2010, p. 304-305, revenant sur cette même strophe.

4 « Chronologie » [2007], inédit. Mais aussi tel poème jugé à bon droit médiocre de Maupassant. 

5 « Quelques remarques sur le XIXe siècle », p. 334 ; le « Moïse » et « La Maison du berger » sont particulièrement distingués chez Vigny, ibid., p. 334-335 ; la Chronologie de 2007 signale qu’en 1936 – il a treize ans – l’enfant passe avec succès le « concours des bourses » « en partie parce qu’il a impressionné l’examinateur en lui récitant avec enthousiasme le début du "Moïse" de Vigny. »

6 Id. René Lalou, Vers une alchimie lyrique. De Sainte-Beuve à Baudelaire, Paris, Librairie Crès, 1927 ; Sainte-Beuve et Aloysius Bertrand, qui ouvrent l’anthologie, ne laissent pas de traces dans la mémoire d’Yves Bonnefoy.

7 Vigny, « La maison du berger » [1843-1844], Les Destinées. Poèmes philosophiques, Œuvres complètes, éd. François Germain et André Jarry, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1986, p. 128.

8 « Réponse à Mathieu Hilfiger et Natacha Lafond » [2004], op. cit., p. 405.

9 Patrick Née, Poétique du lieu dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy ou Moïse sauvé, Paris, PUF, 1999, p. 154-164.

10 Patrick Née, « Une mémoire en rêve. Dans les sables rouges », « Yves Bonnefoy », Europe n°1067, mars 2018, p. 122-136.

11 L’Arrière-pays [1972], Paris, Gallimard, 2003, p. 41 ; chez Rimbaud : « N’eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d’or » (« Matin », Une saison en enfer, Œuvres complètes, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 277, en ital. dans le texte).

12 Ibid. ; s’y inscrit la citation de l’incipit de la Seconde partie d’Aurélia (Nerval, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois et alii, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1993, p. 722).

13 Voir Yves Bonnefoy, Livres et documents, Paris, Bibliothèque Nationale / Mercure de France, 1992, p. 35 et 52. Ce récit, lu à dix ans, est cité dans L’Arrière-pays (1972). Le poète note l’impression « profonde et durable » qu’il en ressentit : « Car je me suis identifié à l’archéologue, son héros, et c’est par ses yeux que j’ai regardé, par sa surprise et, pour finir, son chagrin que j’ai anticipé sur les contradictions de la vie », Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2005, p. 36.

14 « Quelques remarques sur le XIXe siècle », op. cit., p. 338-339 : « Rimbaud, je ne l’ai pas lu aussi tôt que Vigny ou même Baudelaire, car les quelques poèmes qui étaient le plus couramment accessibles de lui, par exemple Le Bateau ivre, avaient une apparence de suffisance qui retardait de chercher plus loin dans son œuvre ou même faisait mal lire Une saison en enfer […]. » « Lire à seize ans Le Bateau ivre, en effet, qui est le poème toujours offert, recevoir de plein fouet cette fougue alors que l’adolescence fait du lecteur un emportement de même nature, […] c’est ne pas entendre, aux derniers vers, le "J’ai trop pleuré" qui ouvre à d’autres niveaux de l’être psychique, c’est rester au plan de la sensation immédiate, du désir frustré qui réclame, en bref c’est faire de Rimbaud un jeune homme comme les autres, aussi intense, aussi "génie de la puberté" ait-il été en cela, un jeune homme banalement à son rêve et qui rentrera dans le rang, le jour venu, pour une vie ordinaire ».

15 « Entretien avec John E. Jackson sur le surréalisme [1976], Entretiens sur la poésie, Neuchâtel, À la Baconnière, 1981 ; repris in Entretiens sur la poésie 1972-1990, Paris, Le Mercure de France, 1990, p. 74-75.

16 « Quelques livres qui ont compté », réponse à l’enquête La Bibliothèque imaginaire du Collège de France, Paris, Le Monde-Éditions, 1990 ; repris in Entretiens sur la poésie 1972-1990, op. cit., p. 339-346.

17 « La poésie, le savoir : quelques remarques, avec James Lawler » [2006], in Yves Bonnefoy. Poésie, savoirs et recherche, dir. Patrick Née et Daniel Lançon, Paris, Hermann, 2007, p. 590-591. Dans le « Débat suivant la communication d’André Beetschen » (ibid., p. 545), Yves Bonnefoy ajoute : « je parle de ce moment, dans l’enfance, où l’on a suffisamment grandi, où l’on est déjà dans une parole qui sait beaucoup du milieu ambiant, mais sans pour autant qu’on ait mis en place les réseaux cohérents de la conceptualisation. Celle-ci n’a pas encore cristallisé, en somme. On peut disposer de concepts, mais c’est tout autre chose que de n’avoir plus en tête que des concepts, c’est-à-dire de savoir qu’il y a des lois, d’être obligé de se résigner à la loi, de ne plus pouvoir penser d’une manière en somme pratique, empirique, locale, discontinue, parce qu’il faut maintenant subir l’imperium conceptuel. »

18 Roman qui inspirera l’un des récits en rêve, « Deux phrases, d’autres encore » [1993], La Vie errante, Paris, Mercure de France, 1993, p. 113-115, à partir de cette citation : « Il battit toutes les allées du parc dans la claire lumière du soleil couchant, mais sans rencontrer âme qui vive ; il aboutit enfin à la grande salle et les derniers rayons du soleil, reflétés dans la glace, l’éblouirent si fort qu’il ne put reconnaître les deux personnes… » (Gœthe, Wilhelm Meister, « Les années de voyage », trad. Blaise Briot, Romans, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 1031).

19 « Quelques remarques sur le XIXe siècle », op. cit., p. 330.

20 Ibid., p. 331.

21 « Entretien avec Jean Roudaut », Le Magazine littéraire n° 304, novembre 1992 ; repris in L’Inachevable, op. cit., p. 214-215.

22 Feu qui ressurgit dans l’évocation du roman faite à Jacques Ravaud pour le Cahier du Temps qu’il fait consacré par lui en 1998 au poète (recueilli dans L’Inachevable, op. cit., p. 327) : « Un feu de branches, sa flamme rouge comme, cette fois, non la lumière du monde simplement naturel, mais celle de l’espérance humaine, ainsi révélée indomptable : cette image-là en est l’icône. »

23 La mémoire a contracté le temps romanesque de la nuit du mouillage du Duncan, le yacht de Lord Glenarvan – l’un des pairs d’Écosse – parti à la recherche de son valeureux compatriote Grant, nuit où Mary et Robert perçoivent l’appel de leur père ayant nagé jusqu’à épuisement vers le navire qu’il n’arrivera pas à rejoindre, et la matinée suivante où fut perçue l’agitation d’un drapeau, puis la silhouette des naufragés sur le rivage.

24 Jules Verne, Les Enfants du Capitaine Grant, « Voyages extraordinaires », Paris, Hetzel, 1868, p. 606-609 ; c’est aux pages 592 et 593 – précession habituelle tenant en haleine les jeunes lecteurs – qu’apparaît la double illustration de Riou figurant, bras levés dans une pose de reconnaissance pathétique, d’abord Mary et Robert sur la page de gauche, puis sur celle de droite Harry Grant – impression indélébile marquant dans toute l’œuvre d’Yves Bonnefoy les scènes de retrouvailles.

25 The Cliff Climbers (1864) fait suite à The Plant Hunter, or Adventures Among the Himalaya Mountains (1858) ; les deux sont traduits en français par Henriette Loreau sous les titres Les Grimpeurs de rochers (Paris, Hachette, 1884) et Le Chasseur de plantes (Paris, Hachette, 1868).

26 « Entretien avec Jean Roudaut », op. cit., p. 214.

27 Ibid., p. 213-214.

28 Ibid., p. 214.

29 Correspondance, sous la dir. d’Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres, t. I, 2018, p. 274. La phrase est reprise légèrement modifiée dans L’Écharpe rouge en 2016, op. cit., p. 119 : « "L’Irlande est un pays charmant ! s’écria Éric d’une voix rauque" : cette phrase m’éblouissait, j’entrais d’un grand élan sur cette terre de l’absolu, le rauque aussi m’était un mystère, j’éprouvais ce que Rimbaud a nommé une "épouvante". »

30 Lire à ce sujet les travaux de Michèle Finck, en particulier « Poétique de la raucité », Épiphanies musicales en poésie moderne, Paris, Champion, 2014.

31 « Les tombeaux de Ravenne » [1953], L’Improbable et autres textes, Paris, Mercure de France, 1981. L’Écharpe rouge (op. cit., p. 127, je souligne) revient sur cet épisode fondateur : « un chant d’oiseau s’était détaché des autres pour me parler mais sans pour autant cesser d’être ses quelques notes : la matière sonore s’était emplie d’invisible mais sans se vider de soi, sauf qu’elle n’était plus, elle encore, que l’inscription d’une énigme, la même énigme, dans le lieu dévasté de l’existence. Disons que c’était une voix, rauque d’être une voix dans la beauté désormais tout extérieure du monde. »

32 « Voix rauques » [1980], « L’origine de la parole », Récits en rêve, Paris, Mercure de France, 1995, p. 184.

33 « Entretien avec Odile Bombarde », Assentiments et partages, Bordeaux, William Blake & Co, 2005 ; repris in L’Inachevable, op. cit., p. 465.

34 W. B. Yeats, « The Municipal Gallery Revisited » [« En revoyant la Galerie Municipale »], cité ibid., p. 464 ; Quarante-cinq poèmes de Yeats, Hermann, op. cit., p. 154-158/155-159. L’hommage rendu à Yeats est à son comble en 2016 dans « Ensemble encore », Ensemble encore, op. cit., p. 12-13 : il est « celui dont les mots, suffoquant / D’un besoin insatiable d’absolu, / Ont déchiré de leur rayon à eux / Mon ciel qui fut si noir quelques années. »

35 Claude Renaudy, La Porte rouge, Éditions de Montsouris, coll. « Printemps » n°102, 1932, p. 2.

36 L’Écharpe rouge, op. cit., p. 154.

37 Id.

38 « Entretien avec John E. Jackson sur le surréalisme », op. cit., p. 75. Ces « icônes de la noirceur » des vieux magazines sont mises en relation avec les gravures d’Une semaine de bonté de Max Ernst, découvertes dans la Petite anthologie du surréalisme de Georges Hugnet, prêtée par l’enseignant de philosophie du Lycée Descartes de Tours en 1941, en classe Mathématiques élémentaires – bouleversant l’adolescent ainsi éveillé de nouveau à « l’horreur métaphysique » (ibid., p. 74).

39 « Entretien avec Jania Sarno » [1998], L’Inachevable, op. cit., p. 306.

40 Ibid., p. 307. Dans la littérature pour la jeunesse des années 1900, on trouve de Gustave Le Rouge Le Prisonnier de la planète Mars (1909), dont l’affabulation – avec ses guerres de vampires (tome suivant) et ses esclaves martiens – recourt également à la planète Mars pour y projeter la fantasmatique du Ça freudien.

41 Id. ; je souligne.

42 « Perambulans in noctem », Ensemble encore, op. cit., p. 116-117.

43 L’Écharpe rouge, op. cit., p. 145. Le Grand Meaulnes est cité dès 2000 dans « Quelques remarques sur le XIXe siècle », op. cit., p. 330, où il est mis à part des romans d’aventure évoqués.

44 Lettre du 26 décembre 1961 à Pierre Torreilles, Correspondance t. I, op. cit., p. 330. Il pourrait s’agir du Mariage de Loti-Rarahu (1880) qui se passe en Polynésie, ou de Madame Chrysanthème (1887) et de La Troisième Jeunesse de Madame Prune (1905) qui dépeignent le Japon ; le tropisme turc d’Aziyadé (1879) et de Fantôme d’Orient (1892) est ici exclu.

45 Yves Bonnefoy, Florence de Lussy (éd.) avec la collaboration d’Yves Bonnefoy, Paris, Bibliothèque Nationale / Mercure de France, 1992, p. 34.

46 « L’heure présente », L’Heure présente, op. cit., p. 90.

47 « Oui, je crois à un référent ultime, qui brise le cercle des signifiants » (Lettre à Pierre Torreilles du 14 septembre 1973, Correspondance t. I, op. cit., p. 332).

Pour citer ce document

Par Patrick Née, «Le cas d’un poète : lectures d’enfance d’Yves Bonnefoy», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Lectures de la première fois. Lectures d’enfance et découverte d’un genre littéraire, mis à jour le : 05/02/2021, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=848.

Quelques mots à propos de :  Patrick Née

Patrick Née, professeur émérite à l’Université de Poitiers, a publié sur Y. Bonnefoy sept essais, quatre collectifs et trente-cinq articles, il est coéditeur de ses Œuvres poétiques à paraître en « Pléiade ». Outre une centaine d’articles sur les XIXe et XXe siècles, d’autres de ses ouvrages ont porté sur Char, Jaccottet et Gaspar, ainsi que sur la problématique de l’Ailleurs, et sur le genre de l’essai.

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