Récit court et brièveté au XVIIIe siècle

Par Pierre TESTUD
Publication en ligne le 10 juillet 2012

Texte intégral

1Cet exposé peut être considéré comme le premier bilan d'une réflexion menée depuis deux ans avec mes étudiants de D.E.A. sur la problématique de la brièveté littéraire. Notre champ d'étude a été un corpus de nouvelles publiées dans le Mercure de France. Non pas la totalité de ces nouvelles, on s'en doute, mais quelques dizaines, choisies de façon aléatoire, dans les numéros postérieurs à 1761, date de la publication des Contes moraux de Marmontel et début d'une période d'expansion du récit court.

2Les auteurs qui fournissaient le Mercure étaient parfois des écrivains professionnels, comme Imbert, ou Bricaire de la Dixmerie (grand pourvoyeur), mais la plupart étaient des amateurs, que la modestie, la timidité poussaient à dissimuler leur identité sous des initiales, ou des astérisques, avec toutefois, souvent, la mention de leur ville1. Leurs récits présentent l'avantage de n'être pas des chefs-d'œuvre. À ce titre, ils me paraissent bien représentatifs d'une pratique de la littérature où se révèlent, mieux que dans la singularité du génie, une problématique de la narration et l'idéologie morale et culturelle de l'époque. Pratique d'autant plus révélatrice que ses conditions, dans le cas d'un périodique, sont particulières : le public destinataire est en principe plus large que celui du livre (d'où le souci d'une littérature conforme) et la limitation du récit à quelques pages (entre quinze et vingt, le plus souvent, d'un format in-12) impose la brièveté. Mais cette brièveté, pour des raisons que nous verrons, est difficile, et elle met finalement en lumière les problèmes généraux de la narration : comment peut-on raconter une histoire ? Comment commencer ? Comment finir ? Comment caractériser ses personnages ? Comment éviter l'obscurité sans verser dans la redondance et le superflu ? Toutes ces questions, qui sont notamment celles de Diderot dans Jacques le Fataliste, se posent avec une acuité particulière aux auteurs de récits courts. Leurs réponses témoignent d'une tension entre deux postulations opposées : vers un idéal de concision et de rapidité, d'une part ; et d'autre part vers un idéal d'expansion romanesque et rhétorique.

3Il convient d'examiner d'abord les données historiques de cette situation.

4Au XVIIIe siècle, plusieurs obstacles s'opposent à la brièveté narrative. D'abord le goût de l'analyse, fondé sur la prise de conscience de la complexité et du mystère de la nature humaine. Un « dédale » dit Sade2, un « labyrinthe », dit Rétif dans l'Introduction à Monsieur Nicolas3 et Rousseau, dans une note liminaire des Confessions, évoque cette « étude des hommes, qui certainement est encore à commencer4 ». Dans La Vie de Marianne, Marivaux choisit de privilégier la « réflexion » au détriment de « l'aventure5 », et par la voix de sa narratrice, avertit son lecteur qu'il s'engage dans « une histoire qui sera très longue6 ». Rousseau développe, dans les lettres « immenses » et lyriques de La Nouvelle Héloïse, tous les replis de cœurs déchirés par l'affrontement de la vertu et de la passion. D'une façon générale, la narration à la première personne, notamment dans le roman épistolaire, qui connaît au XVIIIe siècle la fortune que l'on sait, favorise l'effort d'analyse ; il serait plus exact de dire que le choix de cette forme narrative est dicté par le souci de l'exploration du cœur humain. Je songe ici aux romans de Mme Riccoboni et de Crébillon fils, et de celui-ci, en particulier, aux admirables Lettres de la Duchesse de *** au Duc de *** (17687). Qui dit analyse, dit explicitation, développement, lenteurs nécessaires, éventuels détours. La brièveté ne s'accommode ni des uns, ni des autres.

5Un autre obstacle est l'emprise sur l'écrivain d'une esthétique de l'amplification. La fameuse phrase de La Bruyère : « Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent8 » exprime une idée toujours présente au fond des esprits : tous les sujets ont été traités, et le talent d'un écrivain doit se manifester dans ce que La Fontaine appelle les « circonstances9 », c'est-à-dire en somme les éléments descriptifs, rhétoriques et analytiques du récit. La création littéraire relève donc de l'imagination plus que de l'invention. L'idéal stylistique reste pour beaucoup de romanciers l'éloquence de la chaire, ou du barreau (qui sera encore à la fin du siècle le modèle de l'éloquence révolutionnaire). Dans sa préface aux Lettres de la Duchesse [...], Crébillon raille « ceux à qui l'on a fait accroire que la prose peut le plus aisément du monde se passer d'harmonie, et que l'on a accoutumé à prendre le décousu pour du sentencieux ». Dans cette opposition de l'« harmonie » et du « décousu », la brièveté est naturellement du côté du « décousu ».

6Mais l'obstacle majeur est sans doute celui du moralisme. Toute la littérature de l'âge classique a pour ambition affichée, et authentique, d'illustrer des leçons morales, afin de rendre l'homme meilleur, et donc plus heureux. Nous sommes à une époque où la littérature ne peut trouver sa justification que hors d'elle-même. Cette finalité moraliste est doublement incompatible avec une poétique de la brièveté. D'abord parce qu'elle implique une préoccupation didactique, et le didactisme se fonde sur le principe de répétition et sur celui de la nécessaire clarté du discours. Or la brièveté procède par économie discursive et par ellipse, allusion, condensation. Ensuite parce que le moralisme s'appuie le plus souvent sur le pathétique : il faut émouvoir le lecteur pour le rendre accessible à la vertu. Et le pathétique s'exprime dans des tableaux, non dans des actions ; il est d'essence statique, descriptive ; il joue sur les effets de soulignement, de vision attentive aux moindres détails d'une situation.

7Toutefois, d'un autre côté, existent des valeurs qui encouragent la brièveté narrative. S'il est vrai que le goût de l'analyse, de l'amplification rhétorique, le moralisme, avec toutes ses implications, déterminent bien des caractères de la narration, il est vrai aussi que la brièveté est pour l'écrivain un enjeu littéraire.

8Elle est d'abord un idéal esthétique, lié au prestige, depuis des siècles, de l'écriture aphoristique. Dans le domaine moral particulièrement, la brièveté fait autorité. C'est ce que rappelle La Bruyère à la fin de la préface des Caractères : « Les maximes sont comme des lois dans la morale [...] A la manière des oracles, elles sont courtes et concises ». Dans le domaine littéraire, la brièveté apparaît comme le signe de la maîtrise, par l'écrivain, des ressources expressives de la langue, et plus encore, au XVIIIe siècle, comme le respect de son génie même. Le Dictionnaire de Trévoux, vers la fin du siècle, cite encore le Père Bouhours :

La langue française a trouvé le secret de joindre la brièveté non seulement avec la clarté, mais encore avec la pureté et la politesse. Il n'y a peut-être rien qui soit moins à son goût que le style asiatique, et rien ne lui est plus naturel qu'une brièveté raisonnable. Ceux qui écrivent le mieux ont un style également serré et poli10.

9Dans les nouvelles du Mercure que nous avons étudiées, apparaît une autre valeur liée à la brièveté : celle de naturel. L'analyse des discours permet de voir que si l'éloquence est l'apanage des personnages d'expérience, dotés d'une autorité morale, d'un savoir, l'économie discursive est du côté des jeunes gens et des campagnards ; non point parce qu'ils sont maladroits, mais parce qu'ils sont encore proches d'un état de nature, et utilisent une langue dépourvue d'artifices. Ce type de discours, toujours affecté d'une valeur positive, est parfois chargé d'une expressivité supérieure à celle des longs discours du savant ou du sage. Un exemple remarquable est fourni par la nouvelle intitulée « Les deux hermites11 ». Un hermite, « longue barbe », cheveux blancs « flottant sur ses épaules » qui donnent de la « majesté » à ses « traits sévères », rencontre un jeune homme, dont l'aspect encore enfantin est souligné (« Un léger duvet se remarque à peine sur les joues fraîches de Cnépha ; l'ingénuité se peint dans ses regards ; la candeur siège sur son front ; sa voix a la douceur et le charme de celle des oiseaux [...] »). L'hermite s'efforce longuement d'expliquer à son interlocuteur pourquoi les hommes ne cessent de se disputer et de s'affronter, au nom de la propriété des biens. Mais Cnépha, resté jusque-là à l'écart du monde, ne comprend pas le discours du vieillard. Aussi celui-ci pense-t-il judicieux de prendre un exemple : il met une pierre dans la main du jeune homme et raconte avec minutie comment son désir de la lui prendre conduit à la guerre. Voici les dernières lignes de la nouvelle :

Content de ses définitions, le sage hermite sourit pour la seconde fois, et, pressé de jouir des fruits de sa leçon :« Allons, mon frère, tenez-vous bien ; ce caillou est votre propriété. Je viens à vous, mais doucement ; je vous souris ; avec un désir injuste dans l'âme, je prétends conserver tous les dehors de la politesse. Songez à vous défendre ; j'avance, je vous salue, m'y voici : – Jeune et doux hermite, vous avez là une jolie petite pierre qui me plaît fort, je voudrais bien l'avoir. – Vous la voulez ? La voilà ».

10Le discours du vieillard, qui occupe la majeure partie du texte, paraît d'autant plus prolixe qu'il est finalement vain. Il se heurte au laconisme du jeune homme, valorisé par sa place à la clausule du récit. Le sage a parlé d'abondance, mais celui qui a le dernier mot est le naïf, l'être dont la « candeur » et « l'ingénuité » ont été soulignées. Et ce dernier mot exprime en un raccourci saisissant tout le discours de l'hermite : c'est bien la notion de propriété qui engendre les guerres entre les hommes12.

11Un autre facteur favorable à la brièveté dans ces récits du Mercure est la recherche, par l'écrivain, des conditions d'une lecture active. Ces nouvelles sont publiées dans un périodique qui réserve dans chacun de ses numéros une place à l'énigme, au logogriphe, à la charade, c'est-à-dire à des jeux stimulant la perspicacité du lecteur. Certains auteurs de nouvelles ont su voir dans le recours à la brièveté la possibilité d'effets d'énigme. Il faut ici rappeler que la brièveté n'est pas seulement un principe de concision, mais aussi un phénomène de réticence (au sens étymologique du terme). Quintilien, après avoir mentionné la distinction des rhéteurs grecs « entre la narration concise et la narration brève, la première, à leur avis, ne comportant rien de superflu, l'autre pouvant laisser à désirer quelque élément du nécessaire », poursuit ainsi :

Pour moi, la brièveté ne consiste pas à dire moins qu'il ne faut, mais à ne pas dire plus13.

12C'est à mon sens amputer fâcheusement la notion de brièveté. Sa valeur littéraire ne vient-elle pas d'abord de ce que justement elle « laisse à désirer » ? Les nouvelles du Mercure ne sont pas concises (elles ont toujours du « superflu »), mais elles laissent parfois quelque chose « à désirer ». Leurs auteurs, même les plus amateurs, ont pris conscience, comme tous les écrivains de ce siècle, que toute narration implique une relation inter-subjective entre le narrateur et son narrataire, une situation de communication (qui peut être explicitement inscrite dans le récit). C'est ce que Diderot exprime au début de Ceci n'est pas un conte : « Lorsqu'on fait un conte, c'est à quelqu'un qui l'écoute ; et pour peu que le conte dure, il est rare que le conteur ne soit pas interrompu quelquefois par son auditeur ». Cette conscience du rôle du lecteur dans tout procès de narration est nouvelle, et capitale. Elle découle de la prise en compte, dans la création littéraire, de cette vérité élémentaire : raconter, c'est susciter des réactions, des questions, c'est en appeler à l'activité du lecteur. Et cette activité sera d'autant plus stimulée que le lecteur sera livré par la réticence du texte à un sentiment d'incomplétude.

13Écrire un récit court au XVIIIe siècle est donc toujours un compromis entre des impératifs contradictoires. La brièveté a ses prestiges et sa nécessité (raconter en peu de pages et capter l'adhésion du lecteur) ; mais elle paraît incompatible avec l'art de l'analyse, de l'expansion romanesque, de la leçon morale, art jugé indispensable à l'affirmation du talent d'écrivain.

14Voyons maintenant de plus près ce qui se passe dans quelques nouvelles publiées dans le Mercure.

15Leur caractère le plus apparent est sans doute de mettre en œuvre des procédés opposés aux principes du bref. Le lecteur ne peut qu'être frappé par l'abondance des discours rapportés dans un cadre aussi restreint. Ils sont le plus souvent développés, riches en « figures de construction par exubérance14 », recourant volontiers à l'expolition (la reprise d'une même pensée de différentes manières). Si la parole d'un personnage est mise au premier plan par la citation, c'est en effet qu'elle est jugée importante, soit pour sa valeur morale, soit pour sa valeur pathétique. Surtout pour sa valeur morale : le personnage qui a sagesse et expérience est investi d'une autorité qui s'exprime autant par l'abondance du discours que par la qualité de ses propos15. Il convient de rappeler aussi que, d'un point de vue plus général, la reproduction du langage des personnages est pour l'écrivain du XVIIIe siècle un procédé fondamental de caractérisation. Dans Le Sopha, de Crébillon, au sultan Schah-Baham qui se plaint d'entendre une histoire trop chargée de scènes dialoguées, la sultane répond :

Cette façon de traiter les choses est agréable, elle peint mieux, et plus universellement, les caractères que l'on met sur la scène16.

16Une nouvelle du Mercure contient cette phrase révélatrice :

Comment entreprendrai-je de peindre ici les transports de nos deux amants, quand eux-mêmes n'ont pas essayé d'exprimer leur reconnais­sance par leur discours17 ?

17On voit combien, sans discours, il ne paraît pas y avoir de « peinture » possible. Mais toute citation de discours nous installe dans la scène narrative mimétique, où le temps de l'histoire et le temps du récit coïncident, c'est-à-dire dans des conditions de narration marquées parle renoncement à tout raccourci, à toute ellipse, à tout résumé, en somme à tout effet de brièveté. Sauf à ruser avec le principe de la citation en lui donnant une valeur itérative, comme dans des passages de ce type : « Ma fille, lui disait-elle quelquefois, car c'est ainsi qu'elle l'appelait, vous avez perdu votre père [etc.]18 ». Ce discours rapporté est en fait une synthèse de différents discours, dans le souci de concilier la nécessité de la citation et celle de la rapidité. Mais le procédé n'est pas fréquent. Le principe général est de ménager, dans le cadre restreint du récit court, une large place aux discours, investis de fonctions narratives essentielles (peindre, moraliser, émouvoir).

18D'autre part, si ces nouvelles du Mercure ne sont pas des récits brefs, c'est qu'elles ne cultivent guère la réticence. L'irrésistible tentation de l'écrivain est de tout dire. Lorsqu'il marque dans son texte son désir d'épargner au lecteur un certain nombre d'informations, il s'agit surtout d'une figure de style. Ainsi dans cet exemple, à propos d'une scène de reconnaissance entre une fille et son père :

Il serait inutile de fatiguer l'attention d'un lecteur intelligent par des détails qu'il peut aisément se faire à lui-même19.

19Mais les lignes précédentes ont déjà donné tous les détails de la scène touchante. Tout est déjà dit. Rien n'est « laissé à désirer » au « lecteur intelligent ». De telles phrases montrent bien chez l'écrivain et le souci de la brièveté et la difficulté des sacrifices. Sur ce point, nul lieu du texte n'est plus significatif que sa fin. Les nouvelles du Mercure se caractérisent toutes, à de rares exceptions près20, par la plénitude de leur clôture. Leur dénouement ne « laisse rien à désirer » et prive le lecteur de ce sentiment d'incomplétude lié à la brièveté. Ainsi dans « La véritable amie », le récit s'achève parla résolution de la crise (la maladie de la jeune fille, due à un projet de mariage contre son gré), le triomphe de l'amour et de la vertu, et, à la manière du théâtre, par la réunion de tous les personnages (sauf le méchant Dorval). Il n'y a pas un au-delà de l'histoire.

20Il faudrait ajouter à ces considérations l'importance des structures narratives binaires, souvent affichées dans le titre même : « Les mariages heureux et malheureux21 », « Les trois amies et les trois frères22 », « Histoire de deux jeunes amies23 », « Plaisir et peine24 », « Les deux hermites25 », etc. On peut ici distinguer deux cas : celui du binôme contrasté et celui du binôme complémentaire. Dans le premier cas, la binarité découle du manichéisme moral (« Les mariages heureux et malheureux », « Plaisir et peine », par exemple). Il s'agit d'opposer le vice et la vertu, avec l'ambition sous-jacente d'inscrire dans le récit une totalité morale. Dans le second cas (« Histoire de deux jeunes amies », par exemple), la binarité semble procéder d'une volonté de plénitude narrative. Tout se passe comme si l'écrivain redoutait, plus ou moins confusément, que le récit court ne soit synonyme de pauvreté par restriction de l'espace textuel, et comme si, en conséquence, il s'agissait de compenser cette restriction par une charge narrative plus lourde, afin de montrer que le court peut rivaliser, sur ce point même, avec les formes romanesques longues.

21Dans les deux cas se produisent des effets de miroir, de dédoublements et de redoublements, d'oppositions symétriques, d'autant plus marqués que la contrainte du récit court oblige au schématisme. Mais ce schématisme ne rend que plus sensible la gageure de conduire une double action dans un cadre où une seule ne peut librement se déployer.

22Et pourtant ces nouvelles du Mercure témoignent aussi d'une pratique de la brièveté. Quels que soient les obstacles auxquels elle se heurte, elle n'en est pas moins une nécessité : à espace restreint, narration contrainte. Laissant ici de côté les marques stylistiques de la brièveté, je me limiterai à deux aspects de ces récits courts.

23Le premier tient à l'emploi discontinu de la brièveté, à ce que j'appellerai une brièveté transitoire. Au lieu d'être un principe constant de narration, la brièveté n'entre enjeu que pour assurer le passage d'un discours à un autre, d'un tableau à un autre, d'une scène (au sens narratologique du terme) à une autre. Alors apparaissent les raccourcis, les ellipses, les synthèses, les narrativisations du discours. De là de brusques variations de vitesse narrative. Cette brièveté paraît d'autant plus vigoureuse qu'elle vient compenser l'expansion des autres séquences du récit. Elle est la condition d'une narration par ailleurs insoucieuse du bref.

24Le deuxième aspect est plus important, car il concerne la globalité du texte, sa structure même. Le récit court en effet a une lisibilité spécifique, due à la proximité relative, dans l'espace textuel, de l'ouverture et de la clôture. Le lecteur a la possibilité d'établir une connexion entre ces deux lieux du texte et de découvrir par cette mise en relation une histoire sous-jacente, brève parce que fondamentalement réticente. Il faut ici analyser des exemples précis. Prenons le cas de « La véritable amie26 ».

25En voici le début :

Le marquis de Blincourt, d'une des plus riches et des plus illustres maisons de la Provence, laissa en mourant une fille à peine sortie de l'enfance, qu'il élevait lui-même avec beaucoup de soin, et à laquelle il espérait donner une éducation beaucoup au-dessus de celle qu'on donne communément aux femmes. Après sa mort, elle tomba malheureuse­ment entre les mains d'une mère dont les idées ne s'accordaient point avec celles de M. de Blincourt. Avide de plaisirs, elle cherchait avec empressement tous les moyens de s'en procurer ; uniquement occupée de frivolités qui faisaient ses délices, elle ne voulut point s'ensevelir dans la retraite pour achever ce que M. de Blincourt avait si heureusement commencé ; elle se croyait encore trop jeune pour renoncer à cette vie tumultueuse et dissipée du monde, à laquelle on donne mal à propos le nom de plaisirs.

26Et voici les dernières lignes :

Alors les deux amants enchantés l'un de l'autre furent unis chez Mme de Préville ; la tristesse qui régnait dans cette maison fit place à la joie ; et Mme de Blincourt connut qu'il était encore des plaisirs beaucoup au-dessus des fausses joies et des frivoles amusements du monde.

27L'attention du lecteur est attirée par la réapparition, à la fin, d'un lexique déjà présent au début : plaisirs, frivolités (ou frivoles). Ces termes concernent la mère, Mme de Blincourt, qui bénéficie ainsi, par cet effet d'encadrement, d'une importance diégétique que le corps même de l'histoire ne lui accorde pas : l'intrigue est centrée sur les amours contrariées de Mlle de Blincourt, qui trouve en Mme de Préville une « véritable amie ». Mais l'encadrement du récit suggère que la transformation de la mère est aussi un fil conducteur de l'histoire : le sujet de la nouvelle est le passage des faux plaisirs (ceux du monde) aux vrais plaisirs (ceux du devoir maternel pleinement assumé), la conversion d'une mondaine aux valeurs du cœur et de la nature. L'auteur joue donc sur un double registre narratif : au-delà de l'histoire apparente (celle de la fille) existe une histoire partiellement dissimulée (celle de la mère). De cette autre histoire, nous n'avons que des jalons ; elle est faite d'ellipses et d'allusions, d'aperçus rapides et discontinus. C'est dire qu'elle relève par excellence de la brièveté, fondée ici sur l'exploitation de la forme courte, forme qui permet d'établir un court-circuit éclairant entre le début et la fin du récit.

28Prenons l'exemple d'une autre nouvelle, « Histoire du jeune inconnu27 ». La première phrase est celle-ci :

Mme la Marquise de l'A*** était dans une terre en Franche-Comté, près de la petite ville de Saint-Amour, seule avec ses deux fils et leur gouverneur ; un jeune homme demande à lui parler.

29La dernière (déjà citée comme exemple de fin ouverte) :

Madame de l'A*** pleure encore Honoré ; j'écris en 1781 ; il y a deux ans qu'il a disparu, et elle espère toujours qu'elle en entendra parler.

30Ces deux phrases commencent par le même nom et se terminent par le même mot. Mais leur superposition laisse apparaître une différence importante : Honoré, le jeune inconnu, a pris la place des deux fils. Et nous sommes invités à comprendre qu'il l'a prise dans le cœur de Mme de l'A*** comme il l'a prise dans le texte. Ainsi se dessine le double registre narratif de la nouvelle : d'une part, l'histoire apparente du séjour d'un jeune homme mystérieux dans une famille aristocratique et de sa disparition inopinée, et d'autre part l'histoire plus secrète, brève dans la discrétion même de son expression28, du bouleversement créé dans le cœur de la mère de famille par ce séjour. L'effacement du titre nobiliaire, au début de la dernière phrase, est sans doute significatif : à l'aristocrate s'est substituée la femme, la mère. Mais de cette transformation, presque rien n'a été dit. Le lecteur ne peut qu'essayer d'imaginer la relation privilégiée qui s'est peu à peu établie entre cette femme et le jeune inconnu ; il est également incité à prendre la mesure de son chagrin en constatant qu'elle le pleure depuis deux ans en 1781, et qu'en 1788, date de la publication de cette nouvelle, présentée dans une note initiale comme un avis de recherche29, elle n'a toujours pas eu d'information à son sujet. Ici encore, la narration se déroule sur un double registre : elle raconte l'histoire d'une apparition et d'une disparition (histoire dramatique) et l'histoire de la détresse d'une mère d'adoption (histoire pathétique). Paradoxalement, la brièveté est du côté de l'expression du pathétique. Brièveté radicale en l'occurrence, qui rendrait l'histoire imperceptible si ne fonctionnait le signal donné par l'encadrement du récit.

31Il faudrait évidemment multiplier les analyses de ce type pour préciser quelle est la fréquence de ce procédé dans les récits du Mercure. Mais, dans les limites de mon enquête, je crois pouvoir dire que certains auteurs ont bien perçu dans les effets de symétrie et de décalage entre le début et la fin, le moyen de faire bref, tout en cédant aux tentations de l'expansion narrative. Peut-être est-ce là, pour le critique d'aujourd'hui, un moyen, parmi d'autres assurément, de caractériser la nouvelle du XVIIIe siècle, dont la poétique est si malaisée à définir. Il est clair que la nouvelle de cette époque n'est pas structurée en fonction d'un coup de théâtre final, d'un effet de rupture par le surgissement d'une péripétie, parfois d'un simple mot, qui fait basculer tout ce qui précède (je songe évidemment à Maupassant). On pourrait dire que l'auteur du XVIIIe siècle spécule, lui, sur un effet d'encadrement, qui suppose, de la part du lecteur, une vision globale du récit, rendue d'autant plus aisée que la distance textuelle entre le début et la fin est réduite.

32Il n'en reste pas moins que ces nouvelles du Mercure, sous leur apparence conventionnelle et modeste, s'efforcent de réaliser, de multiples façons, la difficile conciliation du romanesque et du bref. Elle ne peut être vraiment réussie que de manière oblique, et grâce au concours d'un lecteur attentif. À ce lecteur, l'auteur adresse divers signes, parfois situés dans le hors-texte. C'est ainsi que quelques-unes de ces nouvelles portent cette curieuse signature : « Des bords de la Conie30 ». Il est probable qu'il y a là l'anagramme d'un Nicolas Desbordes. Mais le recours à cette anagramme n'est pas fortuit. Il mérite réflexion. Si la Laconie se trouve ici évoquée, c'est avec une approximation qui empêche de lire une simple référence géographique : la Conie n'existe sur aucune carte. Du reste, les récits portant cette signature n'ont pas le moindre rapport avec la Grèce. Cette signature renvoie en fait, par ce léger décalage toponymique, non pas à un pays, mais au monde du laconisme. Elle est un signe, un signal. Elle nous dit que ce récit a d'une certaine façon partie liée avec la brièveté31. Il n'en procède pas directement, puisqu'il vient « des bords » de ce pays-là, et que ce pays-là n'est pas non plus exactement la Laconie. Il en porte cependant des marques. Et parce que ce laconisme n'apparaît pas de façon évidente au lecteur, la signature, par son étrangeté même, est chargée d'alerter sur la présence d'une brièveté secrète. Elle invite donc à relire le récit et à en découvrir le caractère « lacédémonien32 ». Elle est aussi le témoignage de la difficulté d'être bref et de la volonté de l'être tout de même. L'écriture de la brièveté se réalise dans une subtile conciliation avec tout ce qui la nie.

33Les récits courts du Mercure permettent de réfléchir utilement sur la poétique de la brièveté et les difficultés de sa mise en œuvre au XVIIIe siècle. Les écrivains de nouvelles, particulièrement, ont conscience de cet enjeu littéraire majeur, et de leurs contradictions entre un besoin de plénitude narrative et la conviction des vertus expressives de la concision et de la réticence. Nous savons bien aujourd'hui que la brièveté est une écriture entre parole et silence. En un siècle où la parole apparaissait de plus en plus comme un pouvoir (comme l'illustre le personnage de Jacques chez Diderot), il était sans doute bien difficile de faire la part du silence. Les collaborateurs du Mercure s'y sont parfois employés, en spéculant sur le talent de leurs lecteurs.

Notes

1  Ainsi l'auteur de « L'Epreuve dangereuse », en décembre 1765, signe : « Par M.D.L.F.L. De Rouen. »

2  « C'est Richardson, c'est Fielding qui nous ont appris que l'étude profonde du cœur de l'homme, véritable dédale de la nature, peut seule inspirer le romancier, dont l'ouvrage doit nous faire voir l'homme, non pas seulement ce qu'il est, ou ce qu'il se montre, c'est le devoir de l'historien, mais tel qu'il peut être, tel que doivent le rendre les modifications du vice et toutes les secousses des passions » (« Idées sur les romans », en préface auxCrimes de l'amour).

3  « Inconcevable labyrinthe du cœur humain! O chaos, qui renfermes tous les contraires, qui te débrouillera ? » (Ed. Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t.I, p.5).

4  Il présente sesConfessions comme « un ouvrage unique et utile, lequel peut servir de première pièce de comparaison pour l'étude des hommes, qui certainement est encore à commencer [...] ».

5  Il écrit dans l'Avertissement de la 1ère Partie : « On ne veut dans des aventures que les aventures mêmes, et Marianne, en écrivant les siennes, n'a point eu égard à cela. Elle ne s'est refusé aucune des réflexions qui lui sont venues sur les accidents de sa vie ; ses réflexions sont quelquefois courtes, quelquefois longues, suivant le goût qu'elle y a pris. »

6  Ed. Garnier, p. 16. Au début de la 9ème Partie, Tervire, la narratrice qui prend le relais de Marianne, annonce elle aussi un récit de longue haleine (« je vous promets d'avance qu'il sera long ») (p.430).

7  Dans la Préface de l'Editeur, Crébillon souligne, par provocation, reprenant un passage d'une lettre de la Duchesse, combien les lettres constituant son roman sont « plus pleines de mots, plus vides de choses ».

8  Les Caractères, I, « Des ouvrages de l'esprit », 1.

9  Présentant son deuxième recueil de fables, La Fontaine indique qu'il a « cherché d'autres enrichissements et étendu davantage les circonstances de ces récits » (Avertissement placé en tête du Livre VII des Fables).

10  Dictionnaire de Trévoux, article « Brièveté ».

11  Mercure du 24 février 1787, p.149 à 157. La nouvelle est signée : « Par Madame Monnet ».

12  Voir un autre exemple de cette opposition dans « Petit Pierre de Barcelonnette«  (Mercure du 30 juin 1787, p. 197 à 203. Nouvelle signée : « Par M. Bérenger »). Pierre est un « jeune montagnard » venu à Paris comme joueur de vielle. Si l'on ne peut pas parler de laconisme dans son cas, du moins son discours est-il dénué de tout artifice, d'effets d'amplification ; il a la concision de la simplicité. Or Pierre est ici en même temps un modèle moral : qualité discursive et qualité morale vont de pair. Son interlocuteur, le narrateur, visiblement bon bourgeois de Paris, en est subjugué : « Le récit du montagnard m'attachait, comme le discours du Paysan du Danube dans La Fontaine ; son ton surtout, ce ton ni factice, ni exagéré, vrai comme la nature et simple comme la vertu, me pénétrait et me charmait l'âme. Je me comparais à lui avec un désavantage consistant pour mon amour-propre. »

13  De l'Institution oratoire, IV, 2,42. Idée reprise par le Père Bouhours : « [La brièveté louable] consiste à employer toutes les paroles qu'il faut, et à n'employer que celles qu'il faut, ou même à se servir quelquefois d'un mot qui vaille plusieurs autres«  (Entretiens d'Ariste et Eugène, 1671).

14  Fontanier,Les Figures du discours, éd. Flammarion, coll. « Champs« , p. 296.

15  Ainsi, entre beaucoup d'autres exemples, Mme de Préville s'adressant à la jeune Mlle de Blincourt dans « La véritable amie«  (Mercure de juin 1762) : « J’ai longtemps vécu dans le monde, je connais ses agréments et ses disgrâces ; mon expérience vous sera sans doute utile lorsque vous y entrerez [etc.] » (p. 14).

16  Le Sopha, chap. XIV, éd. Desjonquères, p. 186. Cf. Marmontel : « La partie la plus piquante du conte sont les scènes dialoguées. C'est là que les mœurs peuvent être vivement saisies, finement indiquées, délicatement nuancées, et qu'avec des touches légères, mais brillantes de vérité, un peintre habile peut produire des groupes animés et des tableaux vivants » (Eléments de littérature, article « Conte »).

17  « Plaisir et peine », dansle Mercure de novembre 1786, p. 73.

18  « La véritable amie », p. 14. C'est moi qui souligne.

19  « Histoire de deux jeunes amies », par Mme Riccoboni ;Mercure du 8 avril 1786, p. 87. Cette nouvelle est publiée sur deux numéros (les 1er et 8 avril).

20  Citons par exemple la fin de l« 'Histoire du jeune inconnu »,Mercure de juillet 1781. Il s'agit de l'histoire d'un jeune vagabond, recueilli par la marquise de l'A***, qui s'attache à lui comme à un fils ; mais il ne révèle jamais rien de son passé et disparaît un jour sans laisser de traces. La nouvelle s'achève ainsi : « Madame de l'A*** pleure encore Honoré ; j'écris en 1781 ; il y a deux ans qu'il a disparu, et elle espère toujours qu'elle en entendra parler. » La dernière phrase ouvre sur une attente. Tout le récit, du reste, baigne dans le mystère, la réticence.

21  Mercure d'avril 1763, p. 14 sq.

22  Ibidem, septembre 1763, p. 39 sq.

23  Ibidem, avril 1786, p. 5 sq.

24  Ibidem, novembre 1786, p. 53 sq.

25  Ibidem, février 1787, p. 149 sq.

26  Voir la note 18.

27  Voir la note20.

28  Une seule phrase informe le lecteur de l'attachement de Mme de l'A*** pour cet enfant : « Quatre mois s'étaient écoulés, Madame la Marquise de l'A*** avait pris la plus grande affection pour cet enfant ; elle projetait, en allant à Paris, de le mettre au collège et de le soigner comme l'enfant le plus chéri. » (p. 168).

29  « Ce morceau nous est parvenu avec cette note : « Monsieur le Directeur duMercure est prié de vouloir bien donner place dans son journal à l'histoire ci-jointe. On espère que sa publication pourra engager ceux qui s'intéresseront au sort du jeune inconnu à satisfaire la curiosité que son sort a inspirée ».

30  Voir par exemple « La véritable amie » (juin 1762) et « Les mariages heureux et malheureux«  (avril 1763).

31  Rappelons la définition du style laconique par Rollin : «  style concis et serré«  (Traité des études, livre V,3e Partie, chap. 2).

32  La Fontaine, dans la préface de sesFables, après avoir défini la brièveté comme « l'âme du conte, puisque sans elle, il faut nécessairement qu'il languisse », ajoute : « Les Grâces lacédémoniennes ne sont pas tellement ennemies des Muses françaises que l'on ne puisse souvent les faire marcher de compagnie. »

Pour citer ce document

Par Pierre TESTUD, «Récit court et brièveté au XVIIIe siècle», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), De la brièveté en littérature, mis à jour le : 23/08/2012, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=91.