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De la notion de concision appliquée aux ouvrages de l'esprit, et plus particulièrement à ceux qui ressortissent à l'écriture de l'histoire, telle que les anciens en ont fourni l'exemple aux modernes, écrivains et hommes de lettres, choisis parmi ceux qui ont le plus contribué à l'ornement des règnes de Louis XV et de Louis XVI
Ou De la concision au XVIIIe siècle
Par Catherine VOLPILHAC-AUGER
Publication en ligne le 03 juillet 2012
Texte intégral
1Le XVIIIe siècle marque une rupture dans l'histoire de la langue française dans la mesure où le modèle périodique latin s'efface pour laisser place à un idéal de resserrement1. On a pu parler de loi de concentration du style, et de l'effort constant des stylistes pour déterminer les recettes les plus propres à condenser l'expression2. Notre propos est ici d'étudier, non les procédés mis en œuvre – nous n'avons aucune qualification dans le domaine linguistique –, mais la mutation du goût qui accompagne ou justifie ces nouvelles exigences dans le domaine qui nous est le plus familier, l'Histoire. En effet, si les principes, voire les recettes, inspirés par cette tendance ont été énoncés dès le début du siècle par des théoriciens comme Gamaches (17183), le style du discours historique semble y être réfractaire : jusqu'au milieu du siècle, l'Histoire reste proche du modèle cicéronien et les modèles anciens que l'on propose à l'admiration et à l'imitation (en effet, l'Histoire est entièrement dominée par la référence antique4) sont ceux qui se distinguent par l'ampleur de leur éloquence. C'est seulement dans le second dix-huitième siècle que la concision apparaît comme une qualité intrinsèque chez les historiens latins ou grecs, ce qui définit une nouvelle hiérarchie des valeurs dont le trait principal est l'affaiblissement du prestige de Tite-Live devant les nouveaux « héros » du siècle des Lumières, Salluste et surtout Tacite, dont la brevitas est particulièrement célébrée. Cependant, il s'agit seulement d'une tendance, non d'un mouvement unanime, et la fin du siècle sait nuancer l'idéal qu'elle propose aux écrivains d'Histoire.
2À la fin du XVIIe siècle et dans les premières années du XVIIIe, sous l'influence de la rhétorique classique5, la doctrine est relativement simple : sans être ouvertement condamnée, la concision apparaît comme incompatible défait avec les exigences du genre historique. La théorie en est faite par le P. Rapin, dont les Réflexions sur l'Histoire (Paris, 1677) eurent une influence considérable : les nombreuses rééditions de cet ouvrage témoignent d'un succès constant jusqu'au milieu du siècle suivant6. Certes les descriptions sont soumises à un principe d'économie :
Il n'en faut qu'autant qu'il est nécessaire, pour faire mieux sentir les choses dont la connaissance est essentielle à ce qu'on écrit Telle est la description de l'île de Caprée au livre I Ve desAnnales de Tacite : car elle marque les raisons qu'eut Tibère de s'y retirer sur la fin de ses jours, ce qui la rend nécessaire ; et étant concise, élégante, polie, comme elle est, n'ayant rien de superflu, on peut dire qu'elle est comme il faut. (ch. XVIII)
3Les narrations semblent y obéir aussi : il faut en bannir « le superflu ». Mais l'auteur donné en exemple est cette fois Tite-Live, Tacite étant jugé trop elliptique :
Ce grand sens renfermé en peu de paroles n'a pas l'étendue qu'il faut pour être proportionné à l'esprit de ses lecteurs, qui en est souvent accablé, (ch. XII)
4Le dogme de la clarté permet de condamner sans appel un auteur qui, à la différence de Tite-Live, ne sait pas ménageries transitions, pierre de touche de l'Histoire :
S'il a des liaisons, elles sont forcées, et le fil de son discours est fort interrompu : ce qui étonne le lecteur, qui ne peut suivre cet auteur qu'à perte d'haleine, (ch. XIII)
5À la lecture de certaines recommandations : « [il faut] savoir supprimer ce qu'il y a de superflu dans l'expression » (ch. III), et de certains éloges : « Salluste tranche en peu de paroles de grandes choses [...] avec une brièveté de discours et une rapidité d'expression qu'on entend à demi-mot » (ibid.), on pourrait croire encore que la concision vaut par elle-même ; mais il faut lire aussi les lignes qui suivent celles que nous venons de citer :
Tite-Live, tout diffus qu'il est, n'ennuie point : parce qu'il est judicieux jusque dans ses longueurs.
6Seul, Polybe est trop long ; Thucydide est trop sec, Mariana parfait. Quant à Tacite… Non seulement, il est encore accusé d'obscurité, mais il manque au devoir de l'historien :
L'envie qu'il a d'être trop concis me fait de la peine par le peu d'instruction qu'il me donne, en des choses qu'il ne développe pas assez7.
7La norme qui détermine le « trop » ou le « assez », c'est évidemment Tite-Live, inlassablement cité en exemple, et dont le prestige suffit à enlever tout caractère péjoratif à l'adjectif « diffus » qui lui est appliqué. La raison en est énoncée au chapitre II, où la qualité essentielle de l'Histoire est définie comme étant la « noblesse » :
Tacite, qui n'est grand le plus souvent que parce qu'il est concis, n'est pas un fort bon modèle à proposer, car la grandeur de son style n'a rien de naturel. Et en général, il faut distinguer la fausse grandeur d'avec la vraie.
8Le grand mot est lâché : le langage le plus conforme à lanature est celui où la phrase répond à toutes les attentes, à toutes les questions ; la concision est une affectation qui fatigue le lecteur et bientôt le rebute. Elle n'est ni claire, ni naturelle et porte donc atteinte à la fois au prétendu génie de la langue française et à toute l'esthétique classique. Elle est aussi en contradiction avec la théorie énoncée par les deux grands maîtres de l'Antiquité, Cicéron et Quintilien, dont les citations innervent le texte de Rapin sans que celui-ci ait besoin de signaler ces sources8. De Cicéron (Orator, 39) est issue une image qui va devenir canonique9, celle du fleuve, que l'on retrouve chez Rapin appliquée à Tite-Live :
Le cours de son histoire est semblable à celui d'un grand fleuve, qui coule majestueusement, (ch. V)
9De Quintilien provient une citation (attribuée cette fois à son auteur), tellement propre à illustrer le sens de l'adjectif concis que d'édition en édition, à partir de 1721, le Dictionnaire de Trévoux la reprend en l'attribuant au seul Rapin :
Démosthène et Cicéron s'étaient tellement perfectionnés, l'un dans sa manière serrée et concise, et l'autre dans l'étendue de son discours, qu'on ne peut rien retrancher de celui-ci, ni rien ajouter à celui-là (Sur l'éloquence, dans Œuvres, 1725, 1, p. 76, Comparaison de Démosthène et Cicéron10).
10En prenant cet exemple dans le domaine de l'éloquence, nous ne nous éloignons pas de notre sujet : les harangues sont les morceaux de bravoure de l'Histoire. De plus, nous avons ici le modèle des « études parallèles » chères à Rapin, qui mettent aux prises un écrivain grec et un latin : malgré les expressions laudatives employées pour le champion grec, la confrontation tourne toujours à l'avantage de son adversaire latin, qui a « plus de rapport à notre génie » (ibid., p. 80) et dont l'éloquence « charme les esprits », alors que celle du premier « étonne » (ibid., p. 79). De même, Thucydide reçoit son tribut d'éloges :
Comme il ne va qu'au sens et à la raison toute pure, en tout ce qu'il dit, sans s'amuser aux ornements, sa manière est ordinairement un peu sèche, mais elle est forte et vive, parce qu'il est concis, et serré dans son expression. Ce n'est que par la grande solidité de son esprit, qu'il s'étudie à renfermer tant de sens en si peu de paroles, et qu'en parlant moins que les autres, il en dit souvent plus qu'eux (ibid., p. 191).
11Mais on ne s'étonnera pas de lire ensuite que le sens est « contraint », qu'il « devient obscur », « qu'il n'a pas l'étendue qu'il faut pour la rendre naturel et aisé ». Inutile de développer les vertus de Tite-Live, qui « ne laisse pas de plaire davantage, parce qu'il joint à la force et à la véhémence de l'expression toutes les douceurs et les grâces dont l'art est capable » (ibid., p. 261). L'Histoire est du domaine des Belles-Lettres : l'historien ne doit pas seulement présenter la vérité, « il faut y affectionner le lecteur », car « [elle] n'est pas capable de se faire aimer par sa propre candeur, et par sa simplicité toute nue, sans qu'elle ait besoin de couleur et d'artifice » (ibid.).
12Le jugement de Rapin, inlassablement répété11, ne se voit pas contredit par la pratique des traducteurs, qui manifestement répugnent à reproduire en français ce qui leur paraît, dans le meilleur des cas, un caractère secondaire des écrits historiques, dans le pire, comme un trait quasiment rédhibitoire. Nous ne reprenons pas ici les exemples que nous avons donnés ailleurs à propos de Tacite12 ; nous nous contenterons d'en donner les conclusions : les principaux traducteurs de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, bien que prétendant tous à l'exactitude (ils s'accordent pour dénoncer les défauts des Belles Infidèles de Perrot d'Ablancourt), sont fort peu soucieux de respecter la fameuse concision tacitéenne. Chez le dernier des tacitistes, Amelot de la Houssaye13, il s'agit de rendre lisible une leçon politique pour un public qui n'est peut-être pas au fait de toutes les subtilités de l'histoire romaine ; sa traduction, dont la qualité littéraire n'est pas vraiment sensible, est essentiellement didactique. Chez Guérin, professeur de latin, mais surtout grand admirateur de Tite-Live, capable de transformer un texte de 30 mots en une traduction qui en compte 89, les choses sont encore plus claires : « le style serré ne convient pas à l'histoire14 ». La cause est donc entendue.
13Cependant le milieu du siècle voit s'opérer un changement, déjà amorcé par un auteur extrêmement influent, Rollin15. Opposant Hérodote et Thucydide, celui-ci conclut à la supériorité de l'historien exact, dont la méthode critique est sans faille. Mais il prend en compte d'autres critères, notamment « l'étendue et la brièveté du style » (p. 231 sv.), « qui les distingue et les caractérise particulièrement ». Il en vient à reconnaître au style « brusque » de Thucydide une efficacité particulière : il est « merveilleusement propre pour donner de la force et de l'énergie au discours, mais il y jette ordinairement beaucoup d'obscurité ». Ce qui aurait impliqué chez Rapin une condamnation sans appel aboutit à une conclusion nuancée : il faut juger « par rapport aux passions qui dominent, comme on le sait, dans l'éloquence, et en sont le principal mérite. Hérodote réussit dans celles qui demandent de la douceur et de l'insinuation, Thucydide dans les passions fortes et véhémentes. »
14Florus apparaît comme un grand maître en cet art-or, c'était précisément Florus que Rapin dénonçait comme l'exemple à ne pas suivre, au même titre que Tacite17. Dès lors, la concision n'est plus un obstacle à la sacro-sainte clarté, elle en est la condition même. Nous avons vu ailleurs l'application de ce principe à propos de certains passages de la Germanie que traduisait L'Esprit des lois, en les dépouillant de tout ce qui pouvait diluer l'expression et nuire ainsi à la démonstration18. On en trouve bien d'autres preuves encore : la première caractéristique qu'il faut exiger de la rédaction des lois n'est-elle pas justement d'éviter toute cause de malentendus ?
Le style des lois doit être concis. Les lois des Douze Tables sont un modèle de précision : les enfants les apprenaient par cœur. Les Nouvelles de Justinien sont si diffuses qu'il fallut les abréger. (L'Esprit des lois, XXIX, 16, « Choses à observer dans la composition des lois »).
15Les autres prescriptions ne font que compléter la première :
Le style doit être simple (...) Il est essentiel que les paroles des lois réveillent chez tous les hommes les mêmes idées (...) Les lois ne doivent point être subtiles : elles sont faites pour des gens de médiocre entendement.
16La concision implique donc la précision, la rigueur ; elle n'est donc plus seulement, comme chez Rollin, garante d'expressivité, mais de clarté. Le retournement est complet ! Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir les Considérations sur les [...] Romains déplorer les « fleurs » que Tite-Live jette « sur ces énormes colosses de l'Antiquité » (ch. V) que sont les héros de l'Histoire romaine : le temps n'est plus aux ornements ; le véritable historien est celui qui va à l'essentiel.
17Même son de cloche chez D'Alembert. Afin de répondre à la tradition des dictionnaires, qui rapprochent souvent laconique et concis (depuis Furetière, 1690), il déclare à l'article Laconique (Supplément de l'Encyclopédie, III, 1776, p. 696) :
Laconique suppose une sorte d'affectation et une espèce de défaut ; concis emporte pour l'ordinaire une idée de perfection.
18Ce qui rend cette démarche « naturelle », c'est que « l'art de raisonner est un, et il n'y a pas plus deux logiques que deux géométries ».
19Cette analyse vaut pour l'éloquence, quel qu'en soit le cadre (« Ceux qui douteront que la concision puisse subsister avec l'éloquence peuvent lire pour se désabuser les harangues de Tacite », ibid.) et s'inscrit dans une critique plus large contre la rhétorique telle qu'elle est pratiquée dans les collèges, aux dires de D'Alembert20. Mais on peut penser que ses fondements cartésiens la rendent applicable à tout autre domaine et tout d'abord à l'Histoire. Nous la retrouverons en effet au cœur des préoccupations de l'encyclopédiste quand il complète sa traduction de Morceaux choisis de Tacite par des Observations sur l'art de traduire. Il s'attache avant tout « à conserver la précision, la noblesse et la brièveté de l'original21 ». Ce qui était un défaut est donc devenu, non seulement un caractère essentiel (donc respectable en tant que tel), mais presque une expression idéale de la pensée. Quel autre auteur aurait exigé une telle tension ?
Dans les endroits où il ne m'a pas été possible d'être aussi serré que l'auteur, j'ai coupé le style pour le rendre plus vif, et pour suppléer par ce moyen, quoique imparfaitement, à la concision où je ne pouvais atteindre. (ibid.)
20Sa propre traduction, ou plutôt ses traductions successives des mêmes passages, rendent compte de cet effort. En effet, il corrige de nombreux passages afin « de rendre la traduction encore plus énergique et plus concise » (ibid.). Nous en donnons ici quelques exemples significatifs. Le texte d’Annales, II, 71, qui relate les derniers instants de Germanicus, pouvait être exploité au profit du pathétique :
Caesar, paulisper, adspem erectus, deinfesso corpore, ubifinis aderat, adsistentes amicos in hune modum loquitur.
21En 1753, D'Alembert propose la traduction suivante :
Germanicus eut une légère espérance de guérir. Mais bientôt il sentit ses forces s'affaiblir et la fin s'approcher : ses amis étaient autour de lui et il leur tint ce discours.
22Mais dans l'édition posthume de 1784, on lit :
Germanicus eut une lueur d'espérance. Mais bientôt sa faiblesse lui annonçant sa fin, il tint ce discours aux amis qui l'environnaient.
23Un autre exemple révélateur quelques lignes plus loin :
Fingentibusque scelesta mandata aut non credent homines aut non ignoscent.
24Version de 1753 :
Et si les accusés supposent des ordres infâmes, ou on ne les croira pas, ou ils ne seront pas moins punis.
25Version de 1784 :
Si les accusés supposent des ordres infâmes, on les punira quand on les croirait.
26Dans le second cas, D'Alembert privilégie même la concision aux dépens de la littéralité, alors que généralement il tente de les concilier, comme le montre ce passage des Histoires (IV, 52) :
Diutius durant exempla quam mores,
27D'abord traduit ainsi :
Les exemples de sévérité ont plus d'effet que les mœurs du prince,
28puis corrigé :
Les exemples subsistent plus longtemps que les mœurs.
29Cette phrase n'est-elle pas énigmatique ? Ne risque-t-elle pas de nous renvoyer au vieux reproche d'obscurité ? D'Alembert ne le croit pas, tant il est persuadé que l'obscurité diffère de la finesse : la première tient à l'absence de sens intelligible, la seconde à la coexistence de deux sens, l'un obvie, l'autre réservé aux lecteurs perspicaces capables de lire dans un texte écrit sous Trajan ou Hadrien la dénonciation du pouvoir monarchique.
30Il est donc avéré que, sous l'influence conjointe d'une nouvelle esthétique, dont sera issue la théorie du sublime, mais surtout d'une nouvelle conception de la clarté cartésienne, les critères d'excellence ont radicalement changé. Les modèles ne sont plus les mêmes : Tite-Live doit s'effacer devant Tacite. Les réticences d'ordre esthétique qui jusque-là freinaient la diffusion de ses idées politiques sont abolies : plus rien ne s'oppose à ce que l'historien des Césars, le dénonciateur de l'absolutisme, connaisse un succès sans égal. Grâce à cette traduction de Tacite, D'Alembert ouvre une carrière nouvelle à l'historien. Les traductions et les commentaires vont désormais se succéder, témoignant d'un succès continu bien au-delà du siècle. Parmi ceux-ci, relevons les expressions enthousiastes d'un des premiers traducteurs, l'académicien La Bléterie, auteur applaudi d'une Vie de Tacite (1755). Il règle à sa manière le conflit entre clarté et concision que D'Alembert devait apaiser si élégamment en distinguant « finesse » et « obscurité », mais il révèle ainsi que le problème existe toujours :
Dans un discours fait pour être prononcé, la manière de Tacite serait déplacée, et ne donnerait pas assez de prise à l'auditeur le plus appliqué ; mais, dans un ouvrage qui doit être lu, dans un ouvrage historique où les lecteurs, toujours guidés par le fil de la narration, peuvent marcher lentement, s'arrêter, reprendre haleine, revenir sur leurs pas, la brièveté, soutenue par des images frappantes, par des expressions vigoureuses, par une harmonie mâle, et qui tient un peu de la cadence poétique, est la manière la plus sûre pour imprimer dans les esprits des traces ineffaçables22.
31Cette fois, c'est l'expressivité qui prime, et la conformité à la « marche naturelle de l'esprit » ne semble pas être la qualité dominante de l'historien. La lecture de ses œuvres exige un effort que Rapin jugeait incompatible avec le plaisir artistique ; mais aux yeux de La Bléterie, l'effort est justement le signe de l'excellence. Le thuriféraire de Tacite se rend-il compte qu'il manie une arme dangereuse ? Il va jusqu'à écrire :
Les Romains n'étaient pas, comme nous, esclaves de cette clarté qui fit le principal mérite de notre langue, et le supplice de quiconque veut l'écrire correctement (ibid., p. 6223).
32De plus, la notion de concision est parfois dépassée dans la mesure où l'Histoire, tout en restant dans le giron des Belles-Lettres, tend à échapper aux jugements sommaires que l'on pouvait porter sur elle. Alors que l'article Caractère de l'Encyclopédie, dû à l'abbé Mallet (1752 ; II, 668 b) reprenait scrupuleusement les définitions de Fénelon (voir notre note 11), l'article Histoire de Voltaire (rédigé en 1756 ; 1765 ; VIII, 225 b), sous l'intitulé De la méthode, de la manière d'écrire l'Histoire, et du style,déclare dédaigneusement :
On en a tant dit sur cette matière, qu'il faut ici en dire très peu. On sait assez que la méthode et le style de Tite-Live, sa gravité, son éloquence sage, conviennent à la majesté du peuple romain ; que Tacite est plus fait pour peindre des tyrans, Polybe pour donner des leçons de la guerre, Denys d'Halicarnasse pour développer les antiquités.
33Cette interdépendance du sujet et de l'écriture, véritable lieu commun de la critique, constitue évidemment une manière d'éluder le problème tout en supposant une hiérarchie implicite : à Tite-Live la grandeur, aux autres… les rogatons, ou les genres mineurs. La suite de cet article nous permet néanmoins d'aller plus loin ; Voltaire reconnaît, toujours sur le mode de la prétérition : « On sait assez qu'il faut un style grave, pur, varié, agréable. » On sait aussi qu'il voue à Tacite une haine sans faille ; certes ses critiques ne portent jamais sur le style de l'historien, mais dans ce passage, c'est lui qui est condamné, en des termes qui auraient pu être utilisés par Rapin. Il existe donc, à côté de la concision, une qualité qui garde ses partisans fidèles, la diversité24.
34Nous la retrouvons comme critère essentiel chez Barthélémy, quand celui-ci oppose Thucydide et Hérodote ; il ne peut celer les mérites du premier, « plus jaloux d'instruire que de plaire, d'arriver à son but que de s'en écarter par des digressions. » Il lui concède même certaines qualités :
Son style, énergique, concis, et par là-même quelquefois obscur, offense l'oreille par intervalles, mais il fixe sans cesse l'attention, et l'on dirait que sa dureté fait sa majesté.
35Mais Hérodote, auteur d’« une espèce de poème », reste le premier de tous les historiens, dans tous les sens de l'adjectif :
Tous s'étaient bornés à tracer l'histoire d'une ville ou d'une nation, tous ignoraient l'art de lier à la même chaîne les événements qui intéressent les divers peuples de la terre, et de faire un tout régulier de tant de parties détachées. Hérodote eut le mérite de concevoir cette grande idée et de l'exécuter (...) Ceux qui viendront après lui pourront se distinguer par des beautés de détail, et par une critique très éclairée ; mais pour la conduite de l'ouvrage et l'enchaînement des faits, ils chercheront sans doute moins à le surpasser qu'à l'égaler25.
36Hérodote, comme Tite-Live, a le sens de la grandeur et dispose d'une perspective étendue. Il ne faut donc demander ni à l'un ni à l'autre le style tendu, resserré qui convient aux sujets plus restreints. Mais on trouve chez eux la qualité que Barthélémy voudrait faire sienne dans ce vaste tableau de la civilisation grecque qu'est le Voyage du jeune Anacharsis : l'ampleur d'une vision totalisante. La concision passe alors au second plan, non parce qu'elle serait seulement un moyen aux services d'une fin, mais parce qu'elle est attachée à un genre historique que l'on juge trop étroit : du Siècle de Louis XIV à l'Essai sur les mœurs, c'est toujours la même tentation d'une Histoire universelle, synchronique ou diachronique, que l'on voit à l'œuvre26.
37Le débat sur la concision est donc au centre des préoccupations de tous ceux qui écrivent l'Histoire ou qui écrivent sur l'Histoire. L'émergence d'un goût nouveau pour la densité de l'expression permet de vaincre les résistances et de faire découvrir au public des auteurs que l'on jugeait jusque-là avec condescendance. Cette mutation détermine également une prédilection nouvelle pour un certain type d'ouvrages, les « Histoires particulières », sans que celui-ci l'emporte véritablement sur les « Histoires générales ». Au cœur de ce débat, Tacite, qui illustre parfaitement ces tendances nouvelles et fait découvrir à ses lecteurs les tréfonds d'une Histoire politique et psychologique riche d'applications contemporaines : nous sommes donc loin d'une réflexion purement technique sur les mérites de telle ou telle modalité d'expression. À travers la concision, c'est la définition même de l'Histoire et de ses lectures qui est en jeu.
Notes
1 J.P. Seguin, La langue française au XVIIIe siècle, Paris, Bordas, 1972, p. 138.
2 F. Brunot,Histoire de la langue française, Paris, Armand Colin, t.VI, 1966 (Alexis François), 2e partie, p. 1940 sv. (« Une nouvelle qualité : la rapidité »), p. 1966 sv. (« Resserrement de la phrase »).
3 Voir Histoire de la langue française, p. 1967 : « Dégager la phrase des propositions incidentes qui peuvent êtres présentées ; ramasser sous une même idée celles qui se ressemblent ; séparer les expressions trop étendues auxquelles ou en substitue de plus simples ; supprimer ce qui peut être aisément suppléé ».
4 Voir D. Morineau, La réception des historiens anciens dans l'historiographie française, fin XVIIe-début XVIIIe siècle, thèse, Paris IV, 1988 : « Tout l'édifice de la doctrine historique repose sur l'historiographie antique où l'on va à la fois chercher des règles pour l'histoire et l'exemple de leur parfait accomplissement. »
5 Sur la conception rhétorique de la brièveté, voir G. Dessons « La notion de brièveté », dans Brièveté et écriture, Actes du colloque de Poitiers, recueillis et présentés par P. Testud, La Licorne, Poitiers, 1991, p. 3-13, notamment p. 7.
6 Voir D. Morineau, op. cit., passim. Par commodité, nous citons l'ouvrage de Rapin d'après l'édition de La Haye, 1725.
7 Remarquons que le terme « concision » semble ici englober la rapidité d'expression et le refus des détails, des circonstances incidentes : « succinct », « précis » et « concis » (termes qu'au XVIIIe siècle les dictionnaires des synonymes distingueront soigneusement) se rejoignent alors.
8 Non parce qu'il n'est qu'un vil plagiaire, mais parce que tous les lecteurs cultivés sont censés connaître les textes cités, et reconnaître l'esthétique du classicisme latin.
9 Elle coulera encore chez Chateaubriand, qui écrit à propos de Tite-Live et de Bossuet : « Ils embrassent de leurs orbes immenses les cités et les forêts, et portent à l'Océan agrandi des eaux capables de combler ses gouffres » (Génie du Christianisme, III, 3, 2).
10 Retenons aussi de cette citation que Démosthène est pris comme modèle de concision.
11 Nous prendrons pour seul exemple Fénelon, Lettre à l'Académie, 1715, à propos de Tacite : « Tacite montre beaucoup de génie, avec une profonde connaissance des cœurs les plus corrompus ; mais il affecte trop une brièveté mystérieuse. » Ce jugement est cité par l'abbé Mallet dans l'Encyclopédie, art. Caractère (1752 ; II, 668 b).
12 Nous renvoyons à notre étude Tacite en France, de Montesquieu à Chateaubriand, Thèse d'État, Clermont H, 1992,t.1, p. 35-62 (à paraître aux Studies on Voltaire).
13 La publication de sa traduction des œuvres complètes de Tacite commence en 1690 (t. I-II, AnnalesI-VI, Lyon) et ne s'achève qu'en 1735 (par les soins de Fr. Bruys ; t.X, Amsterdam).
14 Annales, Histoires et Vie d'Agricola,Paris, Dupuis et fils, 3 vol., Préface, p. XXI.
15 Rollin, Histoire ancienne, Paris, 1740, 6 vol., t. VI, p. 227 sv.
16 Montesquieu, Essai sur le goût, Genève, Droz (éd. par Ch.-J. Beyer), 1967 ch. IV, p. 69.
17 Ne peut-on voir en eux des maîtres du sublime, tel qu'il est défini par Sylvain, en un texte (Traité du sublime, Paris, 1732) qui ne trouvera véritablement d'écho que dans la seconde moitié du siècle (grâce à l'article Sublime de l'Encyclopédie, du chevalier de Jaucourt, 1765 XV, 565-571), et surtout grâce à la montée du néo-classicisme ? Une des caractéristiques des « traits sublimes », selon Sylvain, est en effet de n'être « tels que par un tour extraordinaire » et de devoir être « exprimés en très peu de mots et dans les termes les plus simples. » (cité par B. Saint-Girons, Esthétiques du XVIIIe siècle. Le modèle français (anthologie critique), Paris, Philippe Sers, 1990, p. 50).
18 Voir notre Tacite et Montesquieu, Oxford, Studies on Voltaire, 1985, p. 81-84.
19 D'Alembert, article Eloquence de l'Encyclopédie, (1755 ; V, 525 b). Une rédaction légèrement différente dans les Réflexions sur l'élocution oratoire, Paris, 1759 (édition de 1822, t. IV, p. 288).
20 D'Alembert, article Collège (1753 ; III, 635 a, Rhétorique).
21 1ère édition, 1759 ; éd. de 1882, t. IV, p. 40.
22 Vie de Tacite, publiée en 1755 en introduction à une traduction de la Germanie et de la Vie d'Agricola (Paris, Duchesne) ; reprise dans la 3e éd. des Œuvres complètes de Tacite, traduites par Dureau de Lamalle, Paris, Michaud, 1818, t.1, p. 60.
23 Il rejoint ainsi implicitement, et sans doute sans le vouloir, la critique de Beauzée ; à l'article Précis, concis que celui-ci ajoute à l'édition de 1769 duDictionnaire des synonymes de l'abbé Girard (t. I, n° 96, p. 83-84), il oppose le succint au concis ennotant : « La première de ces qualités est bonne en toute occasion ; la seconde ne convient pas à toutes sortes de personnes, parce que le demi-mot, ne suffit pas à la plupart des gens, il faut leur dire le mot entier. » On se doute que tout est affaire d'appréciation et de circonstances : chez Montesquieu, comme nous l'avons vu, la concision exclut le superflu et garantit la pureté du sens ; chez Beauzée, elle porte atteinte à l'intégrité du sens. Il faudrait disposer de références communes aux deux auteurs pour établir si ce qui est concis pour le premier n'est pas sommaire pour le second, ce qui permettrait en fait de les accorder. Mais la difficulté n'en resterait pas moins réelle. Nous avons essayé (vainement) de la lever en faisant une enquête sommaire sur le mot concis en contexte, d'après les données de la base Frantext, entre 1700 et 1800 (ou plutôt entre 1713 et 1797), dates du premier et du dernier des ouvrages où se trouve l'adjectif, masculin ou féminin, singulier ou pluriel, dans la totalité du corpus utilisé par Frantext et circonscrit arbitrairement par les deux extrémités du siècle, soit 714 ouvrages). Cette enquête fait apparaître que sur 44 occurrences cet adjectif est rarement utilisé seul ; on semble toujours éprouver le besoin de le préciser ou de le nuancer, ou plutôt on ne le définit pas en lui-même, en fonction d'un certain nombre de caractéristiques, voire de critères précis, mais en fonction de l'effet produit. Le style concis peut donc être « brusque » ou « imposant » et « fier », « sec » ou « noble » quand il n'est pas « original, plein de raison ». Au gré des tempéraments et des occasions, on parcourt ainsi toute la gamme des jugements possibles. Néanmoins une tendance se fait jour : si d'aucuns le trouvent « laconique, compassé », il est beaucoup plus généralement rapproché des termes « nerveux », « rapide », « serré ». Il faut également noter que selon le Dictionnaire général de la langue française de Hatzfeld et Darmsteter (Paris, Delagrave, 1889-1901), le substantif concision est apparu pour la première fois en 1709, sous la plume de Grimarest (Traité sur la manière d'écrire des lettres). Ce néologisme sans ancêtre latin, du moins en ce sens, que le Dictionnaire de Trévoux reprend seulement dans son édition de 1743, en le donnant comme nouveau, n'est enregistré par le Dictionnaire de l'Académie française qu'en 1762. Frantext (pour autant qu'on puisse s'y fier) ne nous a livré que 6 occurrences du terme entre 1757 et 1800, aucune entre 1700 et 1757.
24 Certains admirateurs de Tacite ne se sentent pas désarmés pour autant : son traducteur. Dureau de Lamalle, qui fournit le véritable ouvrage de référence pour la fin du XVIIIe siècle (Paris, Barrois, 1790, 3 vol.), démontre à propos du Dialogue des ortatears (dont l'attribution à Tacite, on le sait, est controversée jusqu'à cette époque) qu'il est difficile de tirer des arguments décisifs de l'analyse stylistique : « En général, on se hâte trop de circonscrire la manière d'un écrivain. Des quatre autres ouvrages que Tacite nous a laissés, il n'y en a pas un seul où l'on n'aperçoive des différences très frappantes. Ce sont, par exemple, les Mœurs des Germains, qui ont ce trait, cette brièveté, cette concision que l'on veut qui soit le caractère distinctif de notre auteur. La Vie dAgricola, tout au contraire, offre, surtout dans l'exorde et la péroraison, la rondeur harmonieuse des formes périodiques ; dans les Annales, le style a plus de simplicité ; dans l'Histoire, plus d'audace et de pompe. » (3e éd., Paris, 1818, t. VI, p. 202). Plus loin (p. 207), il conteste que la concision ait été le « trait distinctif » de Tacite aux yeux des Romains.
25 Barthélémy, Voyage du jeune Anacharsis, Paris, 1788, ch. 65.
26 Combattue évidemment par le goût des « Histoires particulières » dont témoigne, toujours chez Voltaire, l'Histoire de Charles XII ou l'Histoire de la guerre de 1741. cf. également Condillac, De l'art d'écrire (Condillac, Œuvres, dans Corpus général des philosophes français, Paris, PUF, t.1, 1947, p. 597-598) : « Il serait à souhaiter que chaque historien écrivît sur les choses qu'il sait le mieux, et dont il est capable de faire connaître les commencements, les progrès et la décadence. L'un s'appliquerait à donner la connaissance des lois, l'autre du commerce, le troisième de l'art militaire, et ainsi du reste. »