Introduction (première partie) : les Héroïdes et leurs lectorats

Par Isabelle Jouteur
Publication en ligne le 07 février 2022

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Texte intégral

1Le lecteur trouvera ici un ensemble de communications présentées lors de la journée d’études du 20 mai 2021 à l’Université de Poitiers, dans le cadre des travaux que l’équipe B2 du laboratoire Forellis a consacrés entre 2017 et 2021 aux interactions entre le genre littéraire et la lecture. L’objet de ce travail collectif était de s’intéresser aussi bien aux différents champs de la réception d’un genre qu’aux mécanismes de programmation d’un ou plusieurs types de lecture induits par un genre donné. Si un genre conditionne la lecture d’une œuvre, selon quelles modalités le fait-il ? À l’inverse, comment lisons-nous, recevons-nous un genre ?

2Cette journée s’est donc donné pour but d’enquêter sur la réception —les lectures plurielles— du genre de l’héroïde, à partir de son modèle fondateur ovidien, depuis l’Antiquité, jusqu’au monde contemporain. Derrière les termes de réception et de lecture se profilent en réalité des pratiques et des enjeux très divers : pragmatique de la lecture (dans le sens de la performance, de la lecture silencieuse à l’oralisation voire à la mise en scène du texte, dans l’Antiquité puis tout au long de l’histoire du déploiement du genre) ; circonscription des publics ; interprétations du texte et de son cadre générique (phénomènes de projection de sens, de réappropriation, de jugement critique) ; traductions, imitations, allusions, réécritures ; paramètres éditoriaux et conditions de diffusion (transmission du titre du recueil initial ; publication intégrale, par fragments, par anthologie) ; influence des conditionnements culturels et de l’expérience littéraire (l’horizon d’attente, fondé sur une compétence générique), jusqu’aux regards transversaux, aux confins de disciplines voisines du champ littéraire (lectures psychanalytique, sociologique, anthropologique des textes et du genre associé), sans oublier le secteur éducatif (la didactique et les manuels de littérature) et le dialogue entre les arts (l’illustration iconographique ou musicale du genre). Une telle enquête, comme on le voit, implique de nombreux champs d’étude que la journée d’études n’aura pas couverts.

3Pourquoi nous être penchés spécifiquement sur les Héroïdes d’Ovide ? L’héroïde est un genre relativement confidentiel, connu des spécialistes de la littérature davantage que du grand public, avec une durée de vie plutôt limitée : l’invention d’une forme inédite —celle de la lettre d’amour— à l’époque augustéenne, un retour en grâce à l’âge classique avec un pic de célébrité dans l’Europe des 17e et 18e siècle, et la désaffection pour cette forme d’expression à partir de l’époque romantique, quand la passion entend se déclarer différemment.

4Le genre lui-même a fait l’objet d’une thèse, celle d’H. Dörrie1, marquée du sceau de l’analyse philologique : l’auteur y effectue un tour d’horizon complet des différentes incarnations du genre dans les espaces européens de l’époque moderne, selon les méthodes de l’histoire littéraire, centrée sur la mise en contexte des textes et les mécanismes de la transmission du genre à travers le temps ; prenant donc en compte les modifications que subit le genre au fil du temps (sa christianisation par exemple) mais sans perspective théorique sur le genre. Et surtout, sans qu’aient été mis en évidence les phénomènes de réception du genre : pourquoi l’a-t-on redécouvert à telle époque plutôt qu’une autre, et qu’y a-t-on projeté ? Quels furent les publics et de quelle façon participèrent-ils à l’édification du sens de l’œuvre ? Les mécanismes d’identification jouèrent-ils un rôle ? Est-ce Ovide et l’esprit ovidien que les concepteurs des héroïdes modernes cherchèrent à imiter, reproduire, renouveler, ou la forme singulière inventée par lui ? Plus récemment, Le Dictionnaire raisonné de la caducité des genres littéraires2, qui passe en revue une farandole de genres tombés en désuétude, ne lui octroie pas de notice. Quant au recueil d’Ovide, qui a lancé véritablement le genre durant la période augustéenne, en plein âge d’or de la littérature latine, il a fait l’objet de jugements dépréciatifs dans les histoires de la littérature latine au début du 20e siècle, fustigeant l’artifice de ces suasoires poétiques, la verdeur d’une œuvre sentie alors comme le premier coup d’essai d’un poète en herbe, ou la monotonie des plaintes féminines.

5Ce n’est finalement que dans la deuxième moitié du 20e siècle que le recueil ovidien est redécouvert par la critique littéraire, au moment où la théorie de la littérature connaît des avancées spectaculaires, avec les apports du structuralisme, de la narratologie, de la sémiotique, de l’intertextualité, de la psychocritique, de tous les courants d’analyse attachés à cerner la littérarité d’une œuvre. On explore alors sous des angles renouvelés une œuvre qui s’avère en réalité follement moderne, pionnière en son temps, et pour tout dire, fascinante. Une salve d’études paraît, majoritairement des articles centrés sur l’analyse d’une lettre en particulier, mais également quelques ouvrages sur le recueil d’Ovide ou sa postérité3, en même temps que de nombreuses rééditions et traductions commentées du texte ovidien4.

6En somme, l’héroïde s’avère à même de nourrir les efforts de théorisation des spécialistes de la littérature car elle place la problématique de la lecture au cœur même de sa conception : le genre épistolaire implique de facto l’acte d’écrire et celui de lire. La lecture engage ici d’abord le processus touchant le(s) destinataire(s) de la lettre, mais elle concerne également le geste par lequel l’auteur puise dans le patrimoine littéraire antérieur pour composer ses lettres.

7La préférence d’Ovide pour littera (toute espèce d’écrit, soit le texte adressé à un correspondant, mais aussi celui comportant une dimension littéraire) au détriment d’epistula (l’épître, la missive) pour désigner ses Héroïdes dans le recueil5 montre que les lettres sont à ses yeux moins des missives que des lettres-lectures, des constructions intertextuelles très élaborées, qui reflètent le cheminement par lequel le poète, en tant que lecteur lui-même des classiques de son temps, les cite dans ses propres créations, les réinterprète, les absorbe, les modifie. Au point qu’elles finissent par métaphoriser d’une certaine manière l’entreprise littéraire elle-même. Par là-même, Ovide initie une forme d’écriture dont l’une des nouveautés repose sur le commentaire indirect et quasi constant des œuvres antérieures : la lettre I relit l’Odyssée, la VII l’Enéide, la X l’épithalame LXIV de Catulle. Mieux encore, Ovide intercale fictivement la rédaction de certaines lettres dans le contexte de l’œuvre source, selon le principe d’une interpolation (par exemple la lettre de Canacé s’insère dans la trame de l’Eole d’Euripide)6.

8Quelle est cette forme d’écriture nouvelle, du reste ? Lorsque dans l’Art d’Aimer, Ovide incite les femmes qui veulent séduire à savoir déclamer la poésie, en particulier, les héroïdes, il laisse un témoignage sur la fierté qu’il a à avoir inventé un nouveau type d’expression poétique (A.A., III, 341-3467). S’il ne parle pas de genre, mais d’œuvre (opus) et d’innovation (nouauit), on admettra que, de fait, il forge un nouveau genre. Certes, il existait depuis longtemps une tradition épistolographique, mais le plus souvent en prose (Platon, Cicéron, Varron), ou s’il s’agissait de vers, tournée vers des sujets non mythologiques (épîtres de Lucilius, d’Horace), avec cependant quelques précédents se rapprochant du projet des Héroïdes (le Carmen 65 de Catulle et la lettre d’Aréthuse à Lycotas chez Properce), mais sans l’envergure d’un recueil. La nouveauté ovidienne réside au fond dans plusieurs aspects : le choix de la fiction épistolaire (l’entrée de l’univers mythologique dans l’épistolographie), la liaison entre l’élégie et l’épistolarité (des lettres d’amour en distiques élégiaques émanant d’héroïnes mythologiques), la constitution d’une série de lettres formant un recueil complet (la collection n’est pas sans rapport avec la vogue des catalogues, notamment sur le mal d’amour, tels les Erotica Pathemata de Parthenios de Nicée8). La difficulté à saisir ce genre nouveau vient finalement de sa complexité, au sens où l’entend Kolmogorov9. Complexe est l’objet que l’on ne peut décrire qu’en faisant la liste exhaustive de ses propriétés. Le critique littéraire qui tente de définir les Héroïdes doit ainsi nécessairement les décrire en invoquant comme forme dominante le genre épistolaire (Ovide respecte les codes de la correspondance, même si les références aux conditions d’acheminement du courrier relèvent de la fiction la plus artificielle), comme deuxième genre majeur l’élégie (non seulement les lettres sont rédigées en distiques élégiaques mais elles intègrent de nombreux topoi de l’élégie, dont le thème de l’amour), mais le critique notera également l’influence souterraine du genre des hypotextes (épopée, tragédie, bucolique, lyrique grecque, épigramme, épitaphes, via une intertextualité foisonnante) et celle des pratiques de la rhétorique (les lettres empruntant le schéma des suasoires prononcées en vue de persuader l’interlocuteur de prendre telle décision). Marquée du sceau de l’intergénéricité, l’œuvre fond dans une harmonie nouvelle cette diversité d’apports. Il en résulte un régime de généricité auctoriale qui est celui du brouillage10. Ovide manifeste par là son goût pour le décloisonnement des barrières et sa fascination pour les zones d’intersection11, en adoptant une approche du genre que l’on pourrait appeler par néologisme « polytopique », c’est à dire ouverte à la pluralité des lieux définitoires du genre.

9Ce genre inédit induit de la sorte une programmation particulière de sa lecture, ne serait-ce que parce que l’épistolarité même induit un double lectorat, le lecteur intradiégétique, destinataire immédiat de la lettre, et le lecteur extradiégétique, souvent mieux informé que les protagonistes de l’échange épistolaire des suites de leur histoire, inscrite dans le mythe12. La densité intertextuelle des lettres est telle qu’elle implique donc du lecteur extradiégétique une lecture éclairée, consciente des arrière-plans, informée du mythe et des débats qu’il suscitait dans la sphère des lettrés. La critique a bien mis en évidence la présence fréquente et concomitante de deux voix auctoriales, le chant de déploration des héroïnes et le commentaire parfois gouailleur du poète, avec pour conséquence une stratification de la lecture : une lecture immédiate des héroïdes sera sensible à l’expression de la douleur ou de la colère féminine, une lecture plus approfondie, tenant compte de l’érudition du texte, mettra en évidence des effets d’humour, d’ironie, de parodie, d’imitation, d’interpolation, de réassignation générique. La fiction épistolaire programme ce décalage. L’acte de la lecture est lui-même par ailleurs mis en abîme dans les lettres, souvent dans les préambules, où la rédactrice de la missive prend soin d’indiquer à son destinataire la façon dont il doit prendre le message. Voire le prend à témoin d’autres situations mythiques évoquées dans les lettres voisines, en sorte que les épîtres finissent par entrer en résonance les unes avec les autres dans la macrostructure du recueil. La présence de ces échos a fait supposer qu’Ovide avait même conçu ses épistolières comme des femmes écrivaines, non seulement parce qu’elles prennent le calame pour joindre leur amant, mais au-delà parce qu’il les aurait représentées par le jeu de la fiction épistolaire comme des autrices, dotées d’une conscience métalittéraire, connaissant la littérature passée et prenant bonne note des lettres de leurs consœurs par une intratextualité dévorante13. Et c’est bien encore la problématique de la lecture qui clôt le recueil en point d’orgue avec le mythe de Cydippe et Acontius et la représentation implicite des dangers d’une lecture erronée, associée à une réflexion sur les origines alexandrines de l’élégie romaine et sa filiation avec l’épigramme14. Quant à l’architecture du recueil et à sa composition en deux temps, elle témoigne d’une évolution, et donc d’une relecture par Ovide de son projet, avec le passage de lettres simples à des lettres doubles, de monologues à une amorce de roman épistolaire : une lettre appelant réponse, l’adjonction de cette seconde partie ne fait que répondre à une potentialité inscrite dans la première, tout en amorçant un processus de littérature continuée. A l’arrivée, ce recueil singulier véhicule par la voie de la fiction le regard critique de l’auteur sur la société de son temps, l’amour, les relations de genre, les pratiques littéraires : reflet d’une lecture individuelle du monde questionnant les évidences15.

10Du point de vue de la réception, comment a-t-on lu ce genre ? Sur le plan pragmatique, les héroïdes ont fait l’objet de modalités de lecture multiples dès l’époque de la naissance du genre : sans doute des recitationes de pré-publication devant un cercle restreint de lettrés, puis des mises en voix sous forme déclamée, voire théâtralisée ou pantomimée, avec fond musical16 et danse, devant un public d’aristocrates, dans des demeures privées, vraisemblablement alors par fragments. Sous l’angle de ces performances orales, les héroïdes sont à aborder comme de grandes stances lyrico-dramatiques, des récitatifs davantage que des échantillons de littérature épistolaire.

11L’effacement de cette caractéristique générique transparaît conjointement dans la transmission du titre de l’ouvrage ovidien. Le titre complet du premier recueil était probablement Heroidum Epistulae. La réduction du titre à sa première moitié dès l’époque de Priscien17, quand Ovide use du terme Epistula dans l’Art d’aimer (III, 34518), a conditionné la réception en gommant la part épistolaire et en mettant l’accent sur l’héroïsme au féminin. Et le titre d’Héroïdes est repris à l’époque moderne pour donner continuité tant au projet ovidien qu’au genre lui-même.

12Les interprétations qui se sont succédé au fil de l’histoire révèlent par conséquent les « lunettes » des lecteurs en mettant au jour un phénomène de filtrage de la lecture, focalisée sur un aspect plutôt qu’un autre. Se sont ainsi enchaînés différents modèles interprétatifs : le modèle rhétorique qui assimile les lettres à des suasoires (et valorise la visée argumentative des textes en évinçant leur expressivité littéraire et leur métapoéticité) ; la lecture génétique (qui débat sur l’authenticité, par exemple de la lettre 15) ; la lecture axiologique (qui juge les lettres adaptées à l’apprentissage des mœurs ou évalue leur qualité à l’aune de critères variables) ; la lecture philologique (qui replace les lettres au cœur des débats mythologiques issus de la paideia et démontre l’influence des scholies de l’exégèse alexandrine) ; la lecture psychologique (qui s’intéresse à l’ethos des héroïnes, et au processus de différenciation qui les distingue entre elles ou avec l’héritage de la mythologie) ; la lecture générique (qui décrit le texte en fonction du champ élégiaque augustéen, réfléchit à la hiérarchie des genres ou aux frontières avec d’autres genres, voire invoque un régime d’autofiction) ; et récemment une lecture lacanienne de ces lettres19. Bref, autant d’herméneutiques savantes qui font miroiter le texte sous des couleurs variées.

13L’un des critères avancés par les spécialistes de la théorie de la lecture est la distinction entre lecture spontanée et lecture savante. S’il ne fait aucun doute que les héroïdes nécessitent un solide prérequis de culture antique, sont-elles pour autant à lire selon une lecture distancée ou empathique ? S’agit-il avant tout d’objets sophistiqués, marqués du poinçon alexandrin, par l’exégèse de la tradition mythographique, ou Ovide a-t-il recherché d’abord l’expression spectaculaire des affects et des passions, en s’attelant à mettre en scène la « subjectivité féminine », telle qu’il la perçoit20 ? Poser cette question revient à prendre en compte la portée émotionnelle de l’œuvre et l’effet qu’elles étaient censées produire, tout comme celui qu’elles produisent effectivement aujourd’hui. Lettres pour rire ou pour pleurer21 ? Il faut bien avouer que de ce point de vue le message n’est pas clairement audible. Messages d’amour censés susciter de la sympathie pour la déréliction féminine ou missives invitant les auditeurs à fuir les excès passionnels, ou encore stratégies féminines destinées à manipuler le lecteur masculin ? Au fond, cette indécision est peut-être ce qui laisse l’éveil possible d’un intérêt renouvelé aujourd’hui : puisque les lecteurs font l'interprétation du texte, donc participent activement à ses significations, comme révélateurs de ses potentialités, la variabilité des lectures en diachronie longue ouvre la perspective d’enjeux théoriques forts comme la clé d’une redécouverte du recueil. Or, la présence appuyée d’un univers féminin dans ce texte constitue l’un des aspects qui retiennent l’attention de nos contemporains, avec des préoccupations que l’on dira aussi bien littéraires que culturelles ou politiques.

14Le 21e siècle a en effet opéré un tournant dans la lecture de ces Epistulae en réévaluant l’une de leurs spécificités majeures : elles sont les premières, de la littérature occidentale, à donner la parole aux femmes de manière systématique. Les Gender studies22 se sont réemparées de l’œuvre ces vingt dernières années pour soulever de grands enjeux de sens, sans d’ailleurs pour autant les résoudre toujours : peut-on valider l’existence d’une voix genrée féminine dans les Héroïdes quand cette voix émane d’un auteur masculin ? Entendons-nous les premières récriminations des femmes, sous la plume d’un poète avant-gardiste, ou les complaintes d’un « ventriloque travesti23 » (la parole empruntée d’un poète portant le masque féminin, comme ces acteurs, au théâtre, qui jouaient le rôle des femmes, et qui ici surimposerait son regard d’homme sur leurs revendications) ? Peut-on d’ailleurs postuler la possibilité et l’existence d’une parole ou d’un style spécifiquement féminins, foncièrement différents de celle ou celui d’un homme ? La catégorie de « femme » est-elle en outre pertinente dans une société comme celle de la période augustéenne, où le statut social de l’individu, matrone, esclave, puella, reine, prime encore largement sur le genre sexué, malgré les poncifs véhiculés dans la littérature sur le furor féminin, l’intempérance, l’hystérie, la faiblesse du sexe faible ? Le bilan des deux dernières décennies d’exégèse du texte ovidien laisse entrevoir une grande diversité d’interprétations dans la critique, revivifiée par nos interrogations contemporaines sur les rapports de genre et dynamisée par la relecture opérée par les études anglo-saxonnes et les courants féministes. Ces regards contemporains sur les Héroïdes ovidiennes font émerger deux thèses aux antipodes l’une de l’autre : celle d’un Ovide protoféministe soutenant la cause des femmes en leur donnant enfin la parole ou celle d’un auteur antique machiste s’adressant à un public masculin pour se moquer des travers féminins ou les camper comme objets de leur désir. La vérité est sans doute entre les deux —l’invocation d’une posture féministe étant ici anachronique, comme à l’inverse la thèse d’un Ovide non empathique ne convainc pas. Ces tensions par ailleurs reflètent tout aussi bien celles de notre époque. On tranchera en faveur d’une position plus nuancée qui verra en Ovide un homme « entre deux mondes24 », saisi dans l’habitus de sa société (nécessairement tributaire des codes culturels de son temps) mais tendu vers le changement (désireux d’instaurer une vision plus démocratique des rapports de pouvoir, désormais partagés). Il n’en reste pas moins que l’œuvre affiche quelques ambiguïtés énigmatiques, rendant son interprétation fluctuante en fonction de la subjectivité du critique, de ses engagements politiques, voire de son genre.

15Cela signifierait-il que la réception de l’œuvre ait été elle-même genrée ? Quel fut le public visé puis effectif de ces lettres féminines ? Recueil destiné aux hommes qu’il s’agirait d’initier au tableau de la fragilité féminine ou conçu au contraire pour un public féminin, à une époque qui est celle de leur émancipation et de l’inscription d’une plume féminine, celle de Sulpicia, dans le corpus tibullien ? Voire courrier du cœur jouant de la complicité avec les deux sexes pour les mettre en garde conjointement contre les dangers de la passion et prôner une « diététique25 » de l’amour ? Ces questions ont le mérite de mettre en valeur la dimension communicationnelle de la littérature, abordée comme espace d’échange et de dialogue, et de démontrer la nécessité de prendre en compte le lectorat dans la construction du sens : la récupération de l’œuvre par un lectorat féminin, puis féministe, témoigne des aspirations qu’eut une partie de la population à faire entendre sa voix, à certains moments clés de l’histoire, comme elle révèle les préoccupations de notre époque attachée à la défense des droits des femmes.

16Au total, si le genre de l’héroïde a provoqué des réceptions plurielles et passionnées, l’origine en est due vraisemblablement à l’hybridité fondatrice du recueil ovidien. Le poète de Sulmone a en effet créé un dispositif textuel porteur d’ambivalences : du trouble dans l’auctorialité (un auteur actionnant des personnages d’autrices), du trouble dans l’énonciation (des lettres entre artifice rhétorique et cris déchirants de sincérité), du trouble dans le Gender26  (des femmes, campées comme « sujets parlants » par un homme qui leur fait performer leurs rôles sociaux et amoureux d’une façon qui divise la critique actuelle), du trouble dans la fiction (une collection d’héroïnes mythologiques et historique complétant les blancs de la littérature antérieure et refictionnalisant la fiction), du trouble dans le genre littéraire (un mixte intergénérique que ne renierait pas Polymnie, entre épistolarité, pantomime et rhétorique). Et surtout, une œuvre qui a contribué par la fiction littéraire et une architecture innovante à esquisser non sans provocation une catégorie générique unifiée (celle de « La femme » unissant les femmes, quels que soient leurs statuts sociaux, leurs origines, leurs caractères, dans un groupe homogénéisé, doté de caractéristiques psychologiques et comportementales similaires27) et à afficher l’hétéroérotisme (le couple femme-homme) comme modalité privilégiée des rapports amoureux, dans un contexte gréco-romain où les standards de la relation amoureuse n’étaient pas les nôtres28.

Notes

1 Der heroische Brief. Bestandaufnahme, Geschichte, Kritik einer humanitisch-barocken Literaturgattung, Berlin, De Gruyter, 1968.

2 Ed. S. Neiva et A. Montandon, Droz, 2014.

3 Nous nous bornerons à indiquer ici les principales monographies sur les Héroïdes, et trois contributions récentes sur la réception de l’œuvre ovidienne: Remo G., La Poesia Giovanile di Ovidio : le Heroides, Sulmone, EPI, 1958 ; Jacobson H., Ovid’s Heroides, Princeton, U.P., 1974 ; Verducci F., Ovid’s Toyshop of the Heart, Epistulae Heroidum, Princeton, 1985 ; Carocci R, Les Héroïdes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Nizet, 1988 ; Brownlee M.S., The severed Word, Ovid’s Heroides and the Novela Sentimental, Princeton, 1990 ; Spoth F., Ovids Heroides als Elegien, Zetemata 89, München, 1992 ; Hintermeir C. M., Die Briefpaare in Ovids Heroides : Tradition und Innovation, Palingenesia 41, Stuttgart, Steiner, 1993 ; Rittenbaum, A. H., The process of grieving in Ovid's Heroides,
 1997 ; Landolfi L., Scribentis imago, eroine ovidiane e lamento epistolare, Patron editore, Bologna, 2000 ; Jolivet J.-C., Allusion et fiction épistolaire dans les Héroïdes, recherches sur l’intertextualité ovidienne, Collection de l’école française de Rome, n°289, 2001 ; Millet-Gérard D., Le cœur et le cri, variations sur l’héroïde et l’amour épistolaire, H. Champion, Paris, 2004 ; Lindheim S.H., Mail and female: epistolary narrative and desire in Ovid's Heroides, Madison, Wis. University of Wisconsin Press, 2003 ; Spentzou E., Readers and writers in Ovid's Heroides, transgressions of genre and gender, Oxford , 2003 ; Fulkerson L., The Ovidian Heroine as Author, Reading, writing and Community in the Heroides, Cambridge University Press, 2005 ; Casanova H., Amor scribendi, Lectures des Héroïdes d'Ovide, Jérôme Millon, 2007 ; Chatelain MC., Ovide savant, Ovide galant, Ovide en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2008 ; Noacco C. et Lévrier J.-L., 2000 ans déjà. Aspects de la réception d’Ovide, Anabase, 29, 2019 ; Poignault R. et Vial H., Présences ovidiennes, Coll. Caesarodunum, LII-LIIIbis, Clermont-Ferrand, 2020; Cerrito S., Possamaï-Perez M., Ovide en France du Moyen Age à nos jours, Etudes pour célébrer le bimillénaire de sa mort, Classiques Garnier, Coll. Rencontres n°512, 2021.

4 Ce pic de rééditions de l’œuvre qui se manifeste dans la deuxième moitié du XXe siècle comprend les travaux de Palmer A., P. Ovidi Nasonis Heroides, Hildesheim 1967 (Oxford, 1898). Vol. I, introduction and Latin Text; vol. II, Commentary ; Dörrie H., P. Ovidii Nasonis Epistulae Heroidum, Berlin-New York, 1971 ; Les Héroïdes, texte établi par H. Bornecque, traduit par M. Prévost, 4e tirage revu par D. Porte, 1989 ; Rosati G., Lettere di eroine, (intr., trad. et notes), I Classici della BUR, Milano, Rizzoli, 1989 ; Harold I., Heroides, London, 1990 (intr., notes) ; Barchiesi A., P. Ovidii Nasonis Epistulae Heroidum 1-3, Firenze, 1992 ; di Lorenzo E., Carrano A., Viscido D., Ovidio, Heroides, Epistola XIII, Edisud, 1992 ; Gardini N., Heroides, Lettere di eroine (Oscar Classici Greci e Latini 60), Mondadori, Milano 1994 ; Knox P.-E., Ovid Heroides, Select Epistles, Cambridge 1995 ; Casali S., Heroidum epistula IX, Deianira Herculi, Firenze 1995 ; Kenney E.J., Heroides XVI-XXI, Cambridge, New York 1996 ; Rosati G., Heroidum epistulae XVIII-XIX, Leander Heroni Hero Leandro, Firenze, 1996 ; Salvadori E., Eroidi, ed. Garzanti, coll. « I grandi libri Garzanti », Milan, 1996 ; Showerman G., Heroides-Amores, Loeb Classical Library, Harvard University Press, Cambridge, Massachusets, London, England, 1996 ; Bessone F., P. Ovidii Nasonis Heroidum epistula XII, Medea Iasoni, Firenze le Monnier, 1997 ; Fornaro P., Heroides (intr, trad, notes), Alessandria, 1999 ; Néraudau J.-P., Lettres d’amour, les Héroïdes, folio classique, Paris, Gallimard, 1999 ; Reeson J., Ovid. A commentary by J. Reeson, Brill, 2001 (lettres XI, XIII, XIV) ; Michalopoulos Andreas N., Ovid Heroides 16 and 17. Introduction, Text and Commentary, 2006 ; Robert D., Lettres d’amour, lettres d’exil, ed. bilingue, Paris, Actes sud, 2006.

5 Il emploie 10 fois epistula, 23 fois littera.

6 cf. J.-C. Jolivet, op. cit.

7 Ovide, L’Art d’aimer, Texte établi et traduit par H. Bornecque, revu par Ph. Heuzé, Paris, Les Belles Lettres, 1999.

8 Passions d’amour, Parthenios de Nicée, (ed. M. Biraud, D. Voisin, A. Zucker), Jérôme Millon, 2008.

9 Selon une approche algorithmique de la lecture, l’objet littéraire peut être modélisé d’après des algorithmes et il est d’autant plus complexe qu’il est difficile à compresser, au sens informatique du terme.

10 Dufays J.-L., « Quel cadrage générique face au brouillage des codes ? » in Baroni R., Macé M., Le Savoir des genres, La Licorne n°79, 2007, p. 97-118.

11 Dangel J., « Intertextualité et intergénéricité dans les Héroïdes d’Ovide : la métrique à l’œuvre », dans Amor scribendi, op. cit., p. 13-35. Jouteur I., Jeux de genre dans les Métamorphoses d’Ovide, Peeters, BEC, Louvain-Paris-Sterling, 2001.

12 Sur l’épistolographie antique, féminine ou fictionnelle, voir ces quelques titres incontournables : Planté C., L’épistolaire, un genre féminin ?, H. Champion, 1998 ; les dix volumes de la série des Epistulae antiquae, Actes des colloques publiés par l’Université de Tours depuis 2010; Schneider J., La lettre gréco-latine, un genre littéraire ?, Collection de la maison de l’Orient et de la Méditerranée 52, Lyon, 2014 ; plus étroitement en rapport avec Ovide : Roussel D., Ovide épistolier, Latomus, 2008. On ne saurait mettre en rapport sans précautions méthodologiques les Héroïdes ovidiennes, poétiques et mythologiques, avec les lettres postérieures, en prose, d’Alciphron (A.-M. Ozanam, Alciphron, La roue à Livres, Les Belles Lettres, 1999, notamment le corpus des lettres d’hétaïres) ou celles d’Aristénète (Lettres d’amour, Jean-René Vieillefond, Les Belles Lettres, 1992), qui tiennent davantage du sketch ou du récit réaliste que de la lettre. Mais le parallèle est intéressant et nous renvoyons à l’ouvrage de M. Biraud, A. Zucker, The Letters of Alciphron, a unified literary work, Brill, 2018, pour sa riche bibliographie.

13 Fulkerson L., op.cit.

14 Gavoille E., « Acontius et Cydippe : un piège épistolaire (Ovide, Héroïdes XX-XXI) », Epistulae antiquae, III, ed. L. Nadjo et E. Gavoille, Louvain, Peeters, 2004, p. 207-228.

15 Galand-Hallyn P., «Évidences perdues dans les Héroïdes d'Ovide», Dire l'évidence, Textes réunis par Carlos Lévy et Laurent Pernot, Paris, Montréal (Québec), 1997, p. 207-227.

16 Plutôt flûte au départ, mais instruments à cordes plus tard (Pascale Chiron, « L’année 1552. Quand l’héroïde de Didon fut jouée à la guitare », in Ovide en France du Moyen Age à nos jours, op. cit., p. 205-225).

17 Grammatici Latini, volume II, Prisciani Institutionum grammaticarum, libri I à XII, ed. H. Keil et M. Hertz, Cambridge University Press, 2009, p. 544 : « in heroidibus ».

18 Ed. Bornecque, citée supra.

19 Lindheim S., op. cit.

20 Il reste par ailleurs tout à fait possible d’envisager qu’aussi bien pour Ovide que pour son lectorat, ses lettres aient exigé une combinaison de la posture immersive et de la posture distancée.

21 Les deux courants d’interprétation sont représentés dans la critique, entre ceux qui se focalisent sur le pathétique de l’œuvre (Jacobson H., op. cit. ; Millet Gérard D., op. cit.) et ceux qui en valorisent l’ « esprit » (Verducci F., op. cit. ; Jolivet J-C., op. cit.).

22 Sharrock A., « Gender and sexuality », The Cambridge Companion to Ovide, Ed. P. Hardie, Cambridge University Press, 2002, p. 95-107 ; Lindheim S.H., op. cit. ; Spentzou E., op. cit. On ajoutera à ces références Dejean J., Les fictions du désir : 1546-1937, trad. F. Lecercle, Hachette-Supérieur, 1994 ; et l’Encyclopédie critique du genre, sous la dir. de J. Rennes, La découverte, Coll. Hors Sciences Humaines, 2016.

23 Lindheim S., op.cit., p.11.

24 Allusion à la thèse d’H. Fränkel, Ovid, a poet between two Worlds, Sather Classical Lectures vol. 18, Berkeley-Los Angeles 1956 (2e ed.) IX, qui entendait par là la transition entre paganisme et christianisme.

25 L’expression est d’O. Sers, Ovide, De l’amour, Les Belles Lettres, 2016, p.5.

26 Nous reprenons la notion de trouble à l’essai de J. Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006.

27 Lindheim S., op. cit., chap. 3, p. 141.

28 Boehringer S., « Sexe, genre, sexualité : mode d’emploi (dans l’Antiquité) », Kentron, 21, 2005, p. 83-110, notamment p. 103 ; S. Lindheim, op. cit., p. 157, avec en particulier le refaçonnement ovidien de Sapho, qui délaisse son passé de lesbienne pour témoigner de sa passion irrépressible pour Phaon.

Pour citer ce document

Par Isabelle Jouteur, «Introduction (première partie) : les Héroïdes et leurs lectorats», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Réceptions plurielles des Héroïdes d’Ovide, mis à jour le : 16/02/2022, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=922.

Quelques mots à propos de :  Isabelle Jouteur

Professeure à l’Université de Poitiers, laboratoire FORELLIS.
Spécialiste de la poésie latine classique, en particulier de l’œuvre ovidienne (Jeux de genre dans les Métamorphoses d’Ovide, Louvain-Paris-Sterling, BEC 26, Peeters, 2001), elle s’intéresse aussi aux monstres et prodiges, ainsi qu’aux croyances véhiculées à leur sujet (I. Jouteur et M. Gazeau, Gaspar Schott, La physique curieuse, Livre X, « Merveilles des animaux aquatiques», Chartae Noelatinae, Ed. Chemins de tr@verse, 2020).

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