- Accueil
- > Revue électronique
- > Réceptions plurielles des Héroïdes d’Ovide
- > Introduction (deuxième partie) : à la croisée du genre et du gender
Introduction (deuxième partie) : à la croisée du genre et du gender
Par Anne Debrosse
Publication en ligne le 07 février 2022
Mots-Clés
Article au format PDF
Introduction (deuxième partie) : à la croisée du genre et du gender (version PDF) (application/pdf – 290k)
Texte intégral
1Les différentes thématiques exposées dans les remarques préliminaires générales mettent en lumière de façon synthétique l’existence d’un certain nombre d’explorations possibles, auxquelles les contributions à ce volume s’attachent. Le cahier se concentre d’abord sur la réception immédiate d’Ovide, dans l’Antiquité, puis sur l’un des contextes particuliers de l’Europe de la première modernité, à savoir la France (que les autrices et auteurs soient français ou que les productions aient eu lieu sur le sol français). Paradoxalement, la réception antique est peut-être plus difficile à caractériser que la moderne parce que les sources concernant la documentation sur le lectorat et les canaux de réception des Héroïdes sont plus rares et que le temps n’avait pas encore servi de juge pour passer les œuvres au crible de la postérité, très courtisée par Ovide. La première modernité française, quant à elle, constitue un échantillon suffisamment riche pour qu’on s’en contente, parce qu’elle est, avec la scène italienne évoquée par Maurizio Busca en contrepoint comparatiste de son étude de l’Ariane de Hardy, le terrain de redécouvertes philologiques majeures, et de querelles précoces au sujet des genres littéraires et des sexes. La recherche sur un objet aussi malléable n’étant jamais terminée, nous pouvons certes exprimer le regret que l’enquête ne se soit pas prolongée à des corpus plus résolument européens voire internationaux ; à l’époque contemporaine, puisque les Héroïdes n’ont pas fini d’intriguer et de susciter des lectures et des réappropriations malgré une éclipse ; et à des œuvres en-dehors de la littérature au sens étroit1, surtout compte tenu du lien probablement important entre musique et restitution du texte dès les origines. Ce cahier souligne en tout cas la plasticité des Héroïdes, qui a permis dès les origines une adaptation et un jeu constant à travers les siècles, et montre à travers un choix de corpus ce qu’elles font à la littérature en termes d’inventivité générique.
2Le brouillage générique des Héroïdes assoit l’accès aux genres épistolaire, lyrique, élégiaque, mais aussi dramatique. Mais au-delà du genre, Hélène Vial parle même de « tonalité » et de « forme », tout en laissant aux points de suspension la tâche de compléter une énumération qui, quand on étudie Ovide ambiguus comme Protée (Métamorphoses II, 9), paraît vertigineusement infinie – sous le signe d’une hybridation et d’une variatio sans limites. Une « chaîne de réécritures » (Hélène Vial) se dégage ainsi de l’œuvre d’Ovide lui-même, mais aussi au-delà, de la totalité des articles réunis dans ce cahier. Cette chaîne comporte trois maillons principaux, qui viennent tous de l’Antiquité et qui s’épanouissent durant la première modernité : de fait, comme le souligne Eleonora Tola, la réception des Héroïdes est encodée en leur sein même. Premier maillon : Ovide a initié un sous-genre littéraire, qui s’est enrichi de réponses et de nouvelles héroïnes. L’on sait que, dès le début, des héroïdes ont circulé seules et que des imitateurs se sont amusés à composer des réponses masculines (Sabinus). Quant à dresser le portrait élégiaque de nouvelles héroïnes, si, avec Hélène Vial, on laisse l’attribution des héroïdes doubles à Ovide, c’est le poète imitateur de lui-même qui les initie, vingt ans après sa première salve de quinze héroïdes mais avec une tonalité toute nouvelle ; ou alors, si l’on part du principe que certaines lettres simples et les lettres doubles pourraient ne pas être de lui, il s’agirait du fruit d’imitateur(s) ou d’imitatrice(s) contemporain(s) d’Ovide. Toute ambiguïté à ce sujet est forcément levée pour les textes produits longtemps après sa mort : dans les quatre articles portant sur des corpus de la première modernité, deux, ceux de Sylvie Laigneau-Fontaine sur Mark-Alexander Boyd et de Stéphanie Loubère sur Claude-Joseph Dorat, montrent la réappropriation du sous-genre dans ses développements maximaux. C’est que la chose était appréciée, et de façon durable, puisqu’un laps de temps non négligeable sépare ces deux auteurs. En fait, un jeu infini est possible sur le motif ovidien, puisque les héroïnes, antiques et modernes, sont nombreuses et que les réponses peuvent se multiplier, avec des situations éventuellement cocasses, dramatiques, pathétiques, tendres... Le répertoire est large, comme cela apparaît chez les écrivains modernes. Une actualisation constante du sous-genre de l’héroïde est possible, pour des raisons anthropologiques bien sûr (tant que la lettre, sous toutes ses formes, et la plainte amoureuse existeront, elles résonneront en chaque lecteur), mais aussi contextuelles. Sans doute retrouvent-elles un nouvel éclat aux époques où le roman par lettres s’impose, et dans des courants qui mettent l’amour au premier plan des préoccupations humaines.
3Ces phénomènes ouvrent sur le deuxième maillon de la chaîne : les Héroïdes n’appartiennent pas aux genres élevés, mais ne cessent de dialoguer avec ou de s’imposer à leur égal. Le dialogue a lieu en premier au sein de l’œuvre entière d’Ovide relecteur de sa propre somme (ce qui est dégagé par Hélène Vial) mais aussi avec d’autres types de corpus antiques qu’il incorpore à l’élégie : le théâtre en premier lieu, puisque l’héroïde dérive du genre dramatique et de la tragédie en en reprenant la forme du monologue. La réception saura s’en souvenir, car des héroïdes ont été très tôt récitées, voire, d’une certaine façon, incarnées et jouées au sein de théâtres ou d'odéons et sous forme de pantomime, comme Eleonora Tola en fait état. Les recitationes publiques donnent ainsi naissance à une nouvelle forme théâtrale. Le dynamitage des hiérarchies de genre, déjà lisible dans le programme ovidien, est assumé par ses successeurs, notamment en ce qui concerne le théâtre d’ailleurs. Ainsi, Maurizio Busca fait état de la contamination du genre tragique, sur scène, au XVIIe siècle, par l’héroïde, à travers l’amplificatio tragique d’un motif élégiaque singulier et son ressaisissement par des thèmes chrétiens. Que l’héroïde s’invite dans la tragédie s’explique peut-être par la force d’images ancrées dans la culture commune (celles de l’amante abandonnée et éplorée), en tout cas par la labilité du genre tragique lui-même, qui n’est pas encore admis et défini durant la première modernité. En bousculant les contours des genres, l’héroïde apporte peut-être sa pierre à l’établissement d’une définition plus assurée, ou plus réfléchie. Cette tentative de reconfiguration par l’élégie n’est pas toujours aussi pacifique : l’héroïde peut se poster hardiment face aux tragédies et les mettre au défi. S’opposant frontalement à Jean Racine qui se réfère à Virgile, à Sénèque tragédien et à Euripide pour camper une Hermione perverse, inconstante et cruelle dans son Andromaque, Marie-Jeanne L’Héritier traductrice (libre) des Héroïdes s’essaie à la réhabiliter par la voie galante, mais aussi par la voie de la subversion des genres. La traduction infléchit le texte ovidien en le hérissant de lexique connotant la fatalité : L’Héritier transforme Hermione en personnage tragique plein, victime du fatum, au rebours de Racine dramaturge qui s’intéressait plutôt aux traits psychologiques du personnage, dans une tragédie dénuée de référence à la destinée. Ainsi, l’héroïde donne des leçons de tragique à la tragédie et lui demande des comptes ! Au XVIIIe siècle, Dorat travaille moins dans la confrontation mais plus dans la fusion, en tissant dans ses héroïdes des références au même Racine. Dans son discours et dans ses réalisations, il porte non plus seulement une contestation des échelles de genre, mais la proposition de leur abolition, au profit d’une mise en valeur de la « beauté » et des « effets » d’une œuvre. L’héroïde sabote ainsi une construction pluriséculaire en révélant que chaque œuvre, au fond, fait finalement feu de tout genre au profit des effets recherchés.
4Enfin, elle est un genre déjà hybride (pourrait-on dire métamorphique ?), apte à proposer une hybridation encore accentuée et des jeux de trituration du texte. Elle se présente comme une invitation aux franchissements, aux métissages, selon des modes parfois contrastifs ou oppositifs, parfois englobants (de l’ordre du phagocytage), parfois inclusifs. C’est une « poésie totale » (Stéphanie Loubère). C’est pourquoi certains auteurs, en s’inspirant des Héroïdes, se proposent d’en imiter aussi bien le geste que le contenu : il s’agit pour Dorat d’inventer à son tour un genre nouveau, moins en abolissant les frontières entre les genres qu’en leur découvrant des « marges communes », pour reprendre l’expression de Jacqueline Dangel2. Quant au monologue d’Ariane chez Hardy, certes il contribue à l’hybridation de la tragédie et à l’exploration de la labilité du genre tragique encore à définir, mais il concourt ainsi, peut-être, à un essai de création d’un genre théâtral nouveau. La recherche gagne à son tour à s’inspirer d’autres genres pour pouvoir analyser les Héroïdes. Tous les articles le font. Retenons comme exemple que Sylvie Laigneau-Fontaine, mettant au jour une singularité de Boyd qui consiste à représenter la locutrice élégiaque en train de mourir, explicite la nouveauté et le choc que cela induit en disant que c’est comme si l’héroïne mourait sur scène. Le cahier se termine d’ailleurs sur deux propositions à mi-chemin entre recherche et création : la photographie se fait « illustration » ou « traduction » du texte ovidien – la réflexion non tranchée de Jean-Luc Lévrier sur le mot à employer est en soi intéressante car elle est le signe de la multiplicité des possibles et de l’impossibilité de catégoriser de façon unique la matière ovidienne et ses réappropriations. Si Isabelle Jouteur parle aussi d’« intermédialité », on pourrait également parler, au sujet de son travail, d’une sorte d’opération de synesthésie : sun-, l’union (des sensations et des esthétiques), nous semble tout aussi propre à rendre la connexion intime et profonde entre le texte et l’image, connexion subsumée par la « couleur », clé de lecture séduisante qu’elle propose pour relier les différentes héroïdes, qui n’est pas sans rappeler les « tonalités », « forme », « effets » ou « beauté » que nous avons rencontrés au cours de ce parcours dans les articles du cahier. Ce travail créatif boucle la boucle avec l’article d’Hélène Vial : celui d’Isabelle Jouteur évoque l’Ariane au rivage abandonnée des Héroïdes, tandis que celui de Jean-Luc Lévrier se réfère à celle des Fastes – il aurait pu montrer celle des Métamorphoses, qu’on peut trouver sur le site où sont les photographies ovidiennes qu’il a effectuées3. Ariane au prisme ovidien est résolument unique et multiple, ultra-présente et absente, en noir et blanc et en couleur.
5On le comprend, la fidélité au texte ovidien est forcément un exercice difficile et facile à la fois, que ce soit dans les traductions ou dans les imitations des Héroïdes. La fidélité au substrat ovidien semble être finalement partout, même dans l’infidélité ! En effet, les reprises peuvent faire montre d’exactitude (même corpus d’héroïnes, mêmes marques stylistiques…), mais aussi parfois de gonflements, de changement de genre, de tension vers l’abolition des genres… Mais comme le dit Stéphanie Loubère, Dorat se montre fidèle à Ovide au moment même où il se détache du texte-source. La plus grande fidélité qu’on puisse avoir envers lui, c’est d’user de uariatio4, pratique ovidienne érigée en principe par lui-même et par ses successeurs. L’imitatio est toujours réussie, malgré ou à cause des écarts – que les écrivains choisissent la prose plutôt que la poésie, que la traduction soit amplifiée et infléchie, etc. Les successeurs d’Ovide se laissent prendre avec délices au « miroitement auctorial » ovidien, au gré de phénomènes d’assimilation et de surimposition. Ce sont quelques facettes de ce miroitement trans-séculaire que nous proposons à la lecture, en espérant que chacun y trouvera l’éclat qu’il y recherche.
6Pour ce qui concerne la question du genre (gender) qui constitue le dernier des trois objets principaux que nous avons dégagés des articles du cahier, l’étude des réceptions de la première modernité permet d’en saisir toute l’ampleur potentielle et d’en mesurer l’extension des contours. Les Héroïdes autorisent une lecture plastique des genres (aujourd’hui, on dirait « fluide ») car elles affichent aussi bien des éléments attendus et empreints des discours normatifs et des représentations culturelles stéréotypiques du temps d’Ovide que des éléments insolites. C’est-à-dire qu’elles constituent à la fois une instruction des deux sexes, et une interrogation sur eux, qui perdure à travers les siècles, à tel point qu’on a pu utiliser le mot « queer » pour caractériser la plasticité ovidienne, symbolisée par l’emprunt si facile par Ovide d’une voix féminine qui se présente comme intime et autobiographique – sans sembler plus artificielle ou authentique que les voix masculines audibles dans ses (autres) œuvres, voire que sa propre voix masculine mise en scène et artificialisée dans ses écrits autobiographiques. Comme le note Hélène Vial, Ovide lui-même, relecteur et réinventeur de son recueil, semble bien être le premier à redéployer les effets de genre de ses premières héroïdes, en doublant les voix féminines, devenues secondes, de voix masculines à l’initiative, lorsque, vingt ans après les lettres simples, il propose des lettres doubles où l’homme presse celle qu’il aime en exprimant son désir et sa hâte, à l’aurore d’une relation. Avec ce regard rétrospectif en miroir, on pourrait penser que le départ et le silence des amants en réponse aux quinze premières lettres n’en sont que plus glaçants, tandis que les voix féminines s’en trouvent approfondies par une immersion parallèle du lecteur dans des commencements heureux et timides, dont le reflet terni se lit ironiquement dans les lettres simples, situées au soir d’un amour autrefois partagé. Ethos masculins et féminins s’en trouvent de toute façon redéfinis. Pour Hélène Vial, Pâris, Léandre et Acontius rachètent les amants ingrats des lettres simples, « parole masculine [enfin] réparatrice » et sincère au sein d’un amour réciproque – entreprise de rédemption du masculin que certains continuateurs de l’œuvre ovidienne, comme l’abbé Barrin au XVIIe siècle, ont amplifiée en ajoutant des réponses aux lettres féminines. L’inventivité et la plasticité du genre littéraire qui se reconfigure vingt ans après entraînent celles du genre (gender).
7Les Héroïdes peuvent par conséquent être réécrites en fonction d’un certain horizon d’attente très marqué du point de vue polémique à l’époque de la Querelle des femmes, aux XVIe et XVIIe siècles. Dans ses Épîtres héroïques traduites en vers françois, Marie-Jeanne L’Héritier s’adresse à un lectorat sensible à la cause proto-féministe et bien souvent féminin. Mais d’un autre côté, l’Écossais Mark Alexander Boyd, dont la place dans la Querelle n’est pas obvie (ce qui veut dire qu’il ne souhaitait probablement pas s’y inscrire résolument), présente également des traits proto-féministes, comme si les Héroïdes appelaient ce genre de lecture durant la première modernité. Par la voix de ses héroïnes, il tient des discours très critiques à l’égard de ses congénères masculins dans ses Epistulae Heroides ; il propose des modèles féminins plus variés qu’Ovide – moins d’amoureuses transies, tandis que certaines réussiraient tout à fait le test de Bechdel5 contrairement aux héroïnes d’Ovide (elles existent en elles-mêmes, leur vie ne tourne pas autour d’un homme ou du sentiment éprouvé pour un homme) ; et il rend palpable une « chaîne de sororité » (S. Laigneau-Fontaine), visible également chez L’Héritier.
8Chez Hardy, il en va différemment : la voix féminine est reconfigurée par d’autres préoccupations du siècle, exemptes de polémiques affichées autour de la question des femmes. Ariane est christianisée, moralisée6. Ce faisant, Hardy élude par anticipation les reproches qu’on adressait volontiers aux personnages féminins païens des corpus antiques, à une époque où la chasteté et tous ses corollaires (discrétion, silence, pudeur, conduite morale…) étaient considérés comme la principale vertu des femmes, tout en accentuant un trait qui était déjà bien présent chez Ovide. En effet, on a souligné l’innovation, à l’aune de l’histoire du genre élégiaque, qui consistait à préserver voire à augmenter la dignité des personnages élégiaques. La transformation d’Ariane en personnage tragique la dignifie encore plus et la fait d’un même mouvement concorder aux standards moraux attendus d’une femme au début du XVIIe siècle. Mais l’efficacité théâtrale empêche la représentation d’une galerie, d’établir une « chaîne de sororité » sur scène qui soit aussi riche et solide que ce qui est possible dans un recueil du type des Héroïdes. Certes, il peut y avoir des entraides (ou des rivalités) féminines sur scènes. Cela n’a cependant rien à voir avec la mise en valeur de médaillons individuels juxtaposés (quels que soient la composition exacte du recueil prévue par Ovide, question qui a été longuement débattue, et les modes de circulation par unité ou par ensembles dès l’origine), qui résonne avec la pratique polémique du temps – les traités philogynes énumèrent de nombreux exemples à valeur probatoire, au moins jusqu’à François Poulain de la Barre (De l’Égalité des deux sexes, discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugez, 1673), considéré comme le premier à sortir de ce procédé accumulatif au profit d’une argumentation par démonstration pour convaincre ses lecteurs, la balance entre énumération et argumentation par démonstration étant chez lui inversée par rapport à ce qui se faisait jusque-là, dans le mouvement de reconfiguration de la parole polémique et de la pensée qui a eu lieu alors dans le sillage de Descartes. Les deux contributions d’Océane Puche et de Sylvie Laigneau-Fontaine mises en parallèle de celle de Maurizio Busca montrent en tout cas à quel point le geste initial ovidien – réunir un grand nombre de voix féminines en un seul recueil, sans se contenter d’une ou deux seulement – est riche de potentialités pour les siècles qui ont suivi et pour lesquels la question du genre et des femmes est devenue objet de réflexions et de polémiques. Ovide fait figure de pionnier, en raison des aléas de la réception qui font de son recueil le premier complet consacré à des personnages féminins précis. En effet, si on exclut les catalogues de types féminins (façon Sémonide d’Armogos), l’archaïque Catalogue des Femmes d’Hésiode ainsi que celui d’Apollonios le Stoïcien (sans doute Apollonios de Tyr, répertorié par Photius dans sa Bibliothèque), presque contemporain d’Ovide, ayant été perdus, et les Conduites méritoires des femmes de Plutarque ayant été produites bien après, on pourrait considérer que les Héroïdes comme sorte de catalogue féminocentré font figure de précédent remarquable, même si la comparaison s’arrête assez vite par ailleurs (traité à ambition historique ou catalogue descriptif de femmes célèbres vs un recueil poétique fictionnel). Quoi qu’il en soit, la vogue des Conduites méritoires des femmes coïncide en effet de façon troublante avec celle des Héroïdes durant les XVIe et XVIIe siècles, même si bien sûr les premières ont nettement plus de poids que les secondes dans les polémiques en raison de leur caractère censément historique. Les Héroïdes sont ainsi récupérées par les polémistes, ce qui tend à en gommer le caractère ludique, beaucoup plus présent chez Hardy sans doute, qui joue sur des codes et des attentes sans chercher à prouver l’excellence féminine. Même chez des auteurs qui ne sont pas connotés d’un bord ou de l’autre, comme Boyd, se fait sentir l’influence ou à tout le moins l’empreinte de lectures ou de pensées philogynes qui imprégnaient une époque en pleine entreprise de redéfinition du rôle des femmes dans la société et, partant, dans l’histoire.
9En tout cas, les Héroïdes permettent d’entrecroiser voix féminines et masculines : par leur entremise se tisse un dialogue entre textes écrits par des femmes (L’Héritier, Scudéry…) et par des hommes (Ovide, Hardy…), ce qui aboutit à l’appropriation par des autrices d’un corpus et d’une histoire littéraire masculins, appropriation légitimée sans coup férir par la féminité originelle du corpus (des femmes qui parlent, même si c’est un auteur qui écrit). Les Héroïdes se présentent ainsi chez L’Héritier comme une sorte de parole originelle féminine qui ouvre des libertés et des espaces littéraires, comme le montre Océane Puche.
10Le lecteur est susceptible de trouver bien d’autres motifs d’intérêt en-dehors de ces axes. Après tout, les études de réception ont l’habitude de considérer le lecteur comme un co-créateur de l’œuvre, rôle qui lui est d’ailleurs particulièrement dévolu par Ovide. La progression chronologique du cahier a été retenue pour lui laisser la liberté de moissonner çà et là les éléments qui attireraient son regard, sans la contrainte dirigiste d’un plan thématique, auquel les articles n’auraient pas pu se plier avec souplesse, et pour que les traits propres aux différentes époques saillent.
Notes
1 Ariane dans l’opéra et dans les arts visuels aurait pu nous arrêter, ou encore l’analyse de gravures dans les éditions des Héroïdes. On ne compte plus les Sappho au Leucade en poésie, mais aussi en peinture – or, c’est Ovide qui a pérennisé ce motif.
2 Dangel J., « Intertextualité et intergénéricité dans les Héroïdes d’Ovide : la métrique à l’œuvre », dans Casanova H., Amor scribendi, Lectures des Héroïdes d'Ovide, Jérôme Millon, 2007, p. 34.
3 Voir le site : www.ramond-photo.odiapo.com.
4 Voir Hélène Vial, La métamorphose dans les Métamorphoses d'Ovide. Étude sur l'art de la variation, Collection d'études anciennes, Les Belles Lettres, Paris, 2010.
5 Test composé de trois questions mis au point par Alison Bechdel dans sa bande-dessinée Lesbiennes à suivre (2016) : il s’agissait d’évaluer le rôle des femmes dans les films afin d'en mesurer le sexisme.
6 On pourrait évoquer ici l’hypothèse de Ruth Kelso, dans Doctrine for the Lady of the Renaissance, Urbana, Chicago et Londres, University of Illinois Press, 1956, p. 25, qui suggère que les différences de vertus demandées chez les femmes (chasteté) et chez les hommes (pas de nécessité de chasteté) proviennent de l’origine des modèles de pensée convoqués pour les unes (chrétien) et les autres (païen) : « I venture to suggest […] that the ideal set up for the lady is essentially Christian in its character, and the ideal for the gentleman essentially pagan ».
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Anne Debrosse
Maîtresse de conférences en Langue et Littérature Grecques et en Littérature Comparée à l’université de Poitiers.
Membre du FoReLLIS, membre associé du CRLC (Sorbonne Université) et du CReC Saint-Cyr. Elle s'intéresse à l'auctorialité et à la création féminines surtout dans l'Antiquité et durant la première modernité, à la réception des figures féminines antiques, aux représentations des femmes et à la création des canons, mais aussi plus largement aux questions de genre.
Droits d'auteur

This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC BY-NC 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/3.0/fr/) / Article distribué selon les termes de la licence Creative Commons CC BY-NC.3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/3.0/fr/)