Problèmes de définition du style coupé au XVIIIe siècle

Par Jean-Pierre SEGUIN
Publication en ligne le 28 mai 2013

Texte intégral

1L’idée générale est que l'emploi un peu étourdi que nous faisons de l'expression « style coupé » prend sa source dans un malentendu qui s'est développé dans la première moitié du XVIIIe siècle. Ont été mises sur le même plan les oppositions entre concision et caractère diffus, liaison et absence de liaison, arrangement intrapériodique et enchaînement des « périodes » entre elles. On pourrait montrer que c'est en vertu de ce même flottement que nous parlons aujourd'hui avec une fausse sécurité de « style coupé ». Pour L. Versini1, on sait bien ce que c'est depuis les travaux d'A. François et de Lanson ; pour G. Molinié, ce « type d'organisation phrastique » est bien « identifié dans sa forme2 ».

2Je ne m'attarderai pas sur cet aspect ; je devrais aussi laisser de côté la question du style entrecoupé, ou haletant ; enfin il ne s'agit ici que de la partie théorique d'une étude qui devrait s'illustrer par des analyses textuelles.

3L'exposé aujourd'hui se limitera à trois points : les Dictionnaires et les théoriciens du XVIIIe siècle, la doctrine de Buffier et Dumarsais, les idées de l'abbé d'Olivet et de Condillac.

I - La prudence des dictionnaires et la préhistoire du concept

Les déceptions du parcours lexicographique

4On parle peu de style coupé dans les Dictionnaires du XVIIIe siècle. Aucune allusion dans Richelet, aucune trace au hasard du Manuel lexique de l'abbé Prévost, et le mot coupé n'a pas retenu l'attention de l'abbé Girard dans ses Synonymes. Dans le Dictionnaire de l'Académie (1762), les épithètes du mot style (style coupé n'est pas s.v. Style) font apparaître nettement l'opposition du dense et du relâché :

[...] Style mâle & nerveux. Style diffus. Style asiatique ou lâche. Style décousu. Style ferré. Style dur. Style fleuri. Style serré. Style laconique ou concis3.

5tandis que, s.v. Coupe on lit seulement :

Style coupé, Est un style dont les périodes sont courtes et peu liées4.

6C'est une approximation, manifestement destinée à marquer l'impression générale, qui passe par l'opposition traditionnelle mais peu claire et non théorisée, du "coupé" et du "périodique" :

On appelle Style périodique, Discours périodique, un style, un discours composé de périodes nombreuses (s.v. Périodique).

7Le lexicographe ne dit pas ce qu'est une période, à partir de quelle dimension elle est dite « nombreuse », ni ce que c'est d'être peu lié.

8Avec Furetière l'orientation est plus nette, l'idée de coupure « en choses spirituelles et morales » allant de pair avec l'idée d'abrègement et, dans l'art de l'orateur, mêlant l'image des « pauses » à la rareté des « conjonctions5 ». S'il faut en déduire que le style coupé a pour fonction de restreindre et de concentrer, on n'aura plus de doute à l'article Style :

On appelle un Style coupé ou laconique et serré, celui où on use de peu de paroles ; style diffus, ou asiatique, qui est lâche, abondant en paroles inutiles (s.v. Style).

9Mais ne nous y trompons pas : ce que nous trouvons là, c'est la vulgate cicéronienne. Trévoux y mêlera la définition académique et conclura par un jugement de Saint-Evremond sur Sénéque6. Jusqu'à Féraud, qui n'ajoute rien à l'Académie, la tradition lexicographique échappera à la querelle en se réfugiant dans le commentaire de la latinité. S'il y a eu du nouveau au XVIIIe siècle, ce n'est pas dans les Dictionnaires qu'il faut le chercher : pour eux le style coupé, quelle que soit la définition, n'est ni une spécialité de l'époque, ni une spécialité française.

Préhistoire d'une dichotomie : dislocation ou concentration cicéronienne chez les commentateurs de la fin du XVIIe siècle

10En lisant Brunot, qui n'a pas peu contribué, par lui-même et par son collaborateur. A. François, à l'édification du mythe du style coupé, on comprend qu'un peu avant 1700 tout était en place pour favoriser un malentendu.

11a) Il y a d'un côté le constat du désordre nécessaire, du décousu inhérent au langage de la passion, et les mots affectifs ne manquent pas à Brunot pour le dire, dans le tome IV7 :

Il ne faut pas oublier non plus la phrase de passion, qui se prête mal à une ordonnance régulière (p. 1179).

12On cite Phèdre, la désorganisation du vers, mais aussi Bossuet :

Le même désordre, effet de l'art, peut-on dire ici avec vérité, disloque la prose, la secoue de brusques transports. On a cité les Sermons de Bossuet… (ibid.).

13b) D'un autre côté, il y a l'impression de brièveté, qui se réduit à l'équation : esprit français = légèreté ; c'est

La phrase brève, alerte, de dialogue ou de récit, qui s ' aiguise si facilement en trait de satire, si naturelle à l'esprit français, et dont les modèles remontaient au moyen-âge (ibid.).

14c) En troisième lieu, il y a l'esthétique de la variété : « Les théoriciens du temps, ajoute-t-il, l'ont reconnu, ils ne l'ont pas étudiée. » C'est que peut-être leur attention était ailleurs, tournée vers l'antiquité latine. La première prise de conscience n'est que le rappel d'un immémorial besoin de variété ; c'est ainsi que s'introduit le mot de coupure chez Le Gras :

Il faut encore faire en sorte que le discours soit varié par le mélange des périodes, avec les membres et les coupures ; c'est-à-dire, qu'après s'être exprimé par une période entière de trois ou quatre membres, il faut s'exprimer par des membres, puis par des coupures, comme cela est enseigné par Saint-Augustin (ibid.).

15Alterner le lié et le coupé, qui n'y souscrirait ?

16d) Enfin, il est tout aussi évident que, pour les commentateurs de l'époque, le style coupé est tout entier du côté de la concentration et du refus de l'asianisme. C'est dans cet esprit que Richesource enseigne à ses élèves à réduire des « phrases asiatiques » en « séries de propositions ». Pour Richesource, « le style coupé et succinct ou laconique, mais bien taillé, est fort mignon, sans doute, il est dégagé, et comme tel rien ne l'embarrasse. » Ce passage du Commentaire sur la Prise de Fribourg fait apparaître un idéal de concentration très cicéronien (nous le verrons avec Dumarsais). Mais en même temps il y a un « je ne sais quoi » qui interdit d'enfermer le style coupé dans la pure idée de concentration (« mignon », « dégagé »). Le ver est dans le fruit ; le mythe est prêt à se développer.

17En attendant, Brunot constate qu'on ne trouve nulle part de théorie de ce style coupé. Il ajoute candidement à propos de cette théorie absente :

Elle était trop simple apparemment. Les maîtres du style y ont pourvu (ibid.).

18Bref, on ne sait pas vraiment ce qu'est le style coupé. On a donné la parole à des cicéroniens convaincus… Et l'on cite La Bruyère (notamment le Caractère d'Iphis). C'est tout simple quand l'on ne voit qu'un style coupé ou non, dense ou diffus, décousu ou concentré, à phrases courtes ou à périodes parataxiques. Si Richesource, qui lie le style coupé au laconique et au succinct, y voit le moyen de déjouer la discontinuité diffuse de l'asianisme, comment le style coupé peut-il être la figure du lacunaire et du vide dont parle L. Versini ?

19En cette fin du XVIIe siècle, ce que nous avons lu nous oblige à poser trois questions :

20– le style coupé peut-il désigner à la fois un type de discours qui disloque et un discours qui concentre ?

21– la coupure, interprétée à la fois comme pause, rupture et absence de liaison explicite, est-elle en fait un hiatus entre des ensembles clos (qu'on nomme encore « périodes »), ou une tendance à la juxtaposition intra-périodique ?

22– s'agit-il, dans une exigence universelle de variation, de la continuation d'une tradition, cicéronienne ou augustinienne, ou s'agit-il d'un phénomène assez nouveau pour provoquer la levée de boucliers que nous verrons dans la IIIe partie ?

23Ici intervient le seul théoricien du style coupé. Il aurait tout clarifié si l'on n'avait pas faussé son message en l'annexant au mythe de la vivacité inconstante du style français. Aussi faut-il d'abord relire Buffier.

II - Le style coupé au sens strict, de Buffier à Dumarsais

24Le seul théoricien du style coupé, c'est donc le P. Buffier. Mais il a servi de paravent : grâce à lui on sait désormais ce qu'est le style coupé, il est théorisé, il peut servir à tout désigner, éventuellement en contradiction avec la théorie du célèbre jésuite.

25Or cette théorie, on n'a que trop tendance à l'oublier, part de la double problématique de la ponctuation, donc du rapport oral/écrit, et de la connexion. En second lieu, elle définit un modèle connotativement marqué (« le discours familier et libre ») qui ne constitue nullement une nouveauté. Enfin, elle situe le problème à l'intérieur d'un ensemble appelé période (nous verrons avec quelle prudence), et n'en fait pas un principe de composition et d'enchaînement interpériodique. Rien n'est plus éloigné du style coupé selon Buffier que le style « haché », « déchiqueté » ou « entrecoupé », pour reprendre les mots de l'époque. Je vais développer rapidement ces trois points.

Ponctuation et Connexion

26Pourquoi Buffier place-t-il sa fameuse définition au chapitre de la ponctuation ? A. François s'en étonne, peut-être parce qu'il n'a pas compris que malgré son « plan nouveau » la Grammaire8 ne dépasse les « parties du discours » que pour envisager des problèmes de limite, en fonction des signes de ponctuation qui transcrivent le passage de la période de l'oral à l'écrit (la phrase n'étant encore ici qu'un petit morceau d'énonciation). Ce qui compte pour Buffier c'est l'idée du discours accompli, à la fois origine et garantie des signes de ponctuation (§ 985). Le point correspond au repos de la parole : la période reste pour Buffier un tout expressif.

27Cela pose immédiatement un problème de connexion : ce tout doit être « lié » (on verra que c'est l'obsession de Condillac), et deux cas peuvent se présenter. 1/ Ou bien il y a des connecteurs dirions-nous aujourd'hui (Buffier s'en tient aux conjonctions, catégorie dont l'éventail plus restreint a longtemps masqué bien des problèmes), et ils servent à opérer cette liaison, notamment en rattachant des éléments secondaires comme le « surnuméraire » (§ 994). Dans ce cas déjà se pose le problème des limites de la période (mais ce n'est pas notre sujet). 2/ Ou bien l'ensemble énoncé, de dimension périodique et que Buffier appelle finalement période, se présente, sur le modèle de la conversation (pour dire le passage de la conversation au discours écrit, il faut d'abord ponctuer), comme dépourvu de connexions internes entre les phrases (au sens vu plus haut) :

La seconde difficulté, c'est que le sens paraît achevé en diverses phrases fort courtes détachées les unes des autres, où il ne paraît pas qu'il y ait de périodes ; et c'est ce qui arrive surtout dans le discours coupé, familier et libre : comme, on vous attend, donnez incessamment de vos nouvelles, vous seriez blâmé de manquer une occasion si avantageuse. Il est clair qu'en ces occasions les simples phrases faisant un sens aussi achevé qu'une période entière, il les faudrait distinguer par autant de points. Cependant la brièveté du discours le faisant comprendre aisément, il faut aussi affaiblir ou diminuer la ponctuation (§ 995).

28Ponctuation affaiblie et connexion zéro : les ingrédients d'un certain style coupé, celui de Buffier, sont en place.

Le discours coupé, familier et libre

29On aura remarqué que tout se passe ici sous le signe de la familiarité et de la brièveté. Pour être plus attentive aux discours oraux réels, la problématique de Buffier est restée très cicéronienne (on le retrouvera chez Dumarsais). Une des grosses erreurs faites à ce propos sur le compte de Buffier peut maintenant être éliminée : en aucun cas notre jésuite ne prétend faire la théorie des modes de discours de son temps, et encore moins celle des discours du siècle à venir (nous sommes en 1709) : il adapte l'idéal de brièveté de l'antiquité à un cas particulier qu'il voit dans le passage à l'écrit des habitudes juxtapositives de la conversation. Et il s'en explique pour dire comment il faut ponctuer. Vous voyez d'ici Buffier en 1709 cautionnant prémonitoirement la phrase dite « vive et sautillante » (!) des Contes de Voltaire ! ! C'est pourtant bien un peu cela que Lanson et A. François ont commencé à nous faire croire. (Les modèles en fait sont plutôt Fléchier que La Bruyère).

Une problématique intra-périodique

30Au reste, c'est peut-être en grande partie le mot style qui a tout em­brouillé. Buffier n'est ni un stylisticien avant la lettre, ni un commentateur d'auteurs classiques ; s'il est normatif, c'est, avec au fond peu de différences, dans la ligne de Vaugelas ; et s'il est conservateur de l'usage, c'est à la faveur de sa préoccupation principale, qui est grammairienne. La conséquence est claire : le transphrastique ne l'intéresse pas, et les citations précédentes ont montré que son commentaire s'exerce à l'intérieur des limites de la période. C'est pourquoi l'énoncé cité au § précédent est déjà pour lui une période. Il ne l'a pas encore dit : mais il brûle de le dire, et ce faisant, il nous rend un double service : il nous dit ce qu'est le style coupé, et il le situe comme un phénomène de liaison interne à la période. Nous ne nous ferons aucune illusion sur la liberté terminologique qu'il feint de laisser à ses lecteurs (voir citation infra). Son siège est fait : une seule chose l'intéresse, ce qu'il appelle la période de style coupé, variété de fragments d'énoncé qui obéit aux lois d'abrègement préconisées par Cicéron, et qui est directement transcrit de l'oral, grâce à une ponctuation bien tempérée. Pour Buffier, le style coupé est tout cela et n'est que cela.

31Je continue donc ici, pour conclure, la citation de Buffier,

Du reste le style coupé a une sorte de périodes particulières, qu'il est bon d'indiquer ici, pour achever ce que nous avons à dire sur la ponctuation.

Les périodes du style coupé consistent en plusieurs phrases ou expressions, qui souvent prises chacune en particulier, semblent faire un sens complet ; et pourtant ce ne sont que des phrases ou des propositions particulières subordonnées à une proposition principale, dont elles marquent les diverses circonstances ou les divers regards. Quelques-uns peut-être ne voudront pas appeler périodes cet amas de diverses phrases qui sont sans liaison grammaticale. À eux permis ; nous faisons profes­sion de ne jamais disputer des mots : voici cependant un exemple des périodes dont nous parlons.

Il vient une nouvelle, on en rapporte les circonstances les plus marquées, elle passe dans la bouche de tout le monde, ceux qui en doivent être les mieux instruits la croient, la disent, la répandent, j'agis sur cela, je ne crois pas être blâmable. Toutes les parties de cette période, comme on voit, ne sont que des circonstances ou des jours particuliers de cette proposition principale je ne crois pas être blâmable9.

32Suivent deux autres exemples, dont l'un appliqué à la narration. Le terme de proposition principale, quoique n'ayant pas le sens de la grammaire moderne baptisée « grammaire traditionnelle », indique bien qu'il s'agit d'analyse grammaticale : ainsi reformulé, et théorisé pour la première fois, le concept de style coupé, permet de rendre compte du degré zéro des connexions dans un ensemble aussi lié que pourrait le souhaiter Condillac, qui détaillera l'analyse en parlant de gradation, d'opposition et d'idée réservée pour la fin (v. infra l'Art d'Écrire). Mais il est clair que ce bel outil d'analyse ne fait pas la théorie de la dislocation, de l'éparpillement, du coq-à-l'âne, ni même des groupes d'idées juxtaposés.

33Pour être plus complet cet exposé devrait ici faire une place à d'autres théoriciens. Il me semble qu'ils sont peu nombreux dans le demi-siècle à avoir explicité leurs idées sur ce sujet. On pourrait toutefois citer Restaut, moins « scolaire » qu'on ne l'a dit, et qui a sa définition du style coupé dès 1730 :

Nous observons que dans le style concis et coupé, on met souvent les deux points à la place du point, parce que les phrases étant courtes, elles semblent moins détachées les unes des autres10.

34où l'on voit que les phrases courtes sont la conséquence de la concision.

35Mais c'est surtout sur Dumarsais qu'il faudrait s'arrêter, chez qui l'on perçoit la fidélité étroite de l'Encyclopédie au modèle cicéronien, ce que A. François a omis de dire en donnant un résumé tronqué et faussé de Dumarsais dans VH.L.F. Je ne retiendrai ici que cette phrase :

Si tous les sens particuliers qui composent la période sont ainsi énoncés en peu de mots, c'est le style coupé ; c'est ce que Cicéron appelle incisim dicere, parler par incise11.

36Même conclusion à tirer que de Buffier ou de Restaut : modèle ancien, cicéronien, où la brièveté n'est vue que comme l'imitation de la concision latine, entraînant évidemment l'abrègement des "phrases" ou plutôt pour Dumarsais des « propositions » :

C'est ainsi, comme nous l'avons déjà vu, que M. Fléchier a dit : Turenne est mort ; la victoire s'arrête ; la fortune chancelle ; tout le camp demeure immobile : voilà quatre propositions (jamais ici Dumarsais n'aurait dit « phrases ») qui ne sont regardées que comme des incises, parce qu'elles sont courtes ; le style périodique emploie des phrases plus longues (entendez « des expressions12 »).

37Voilà pour les définitions strictes du style coupé. Elles sont aux antipodes de l'image de la discontinuité de l'écriture. Est-ce à dire que celle-ci n'est qu'illusion ? Évidemment non. Mais un dix-huitième siècle qui serait celui de la prose en style coupé au sens de Buffier, est introuvable. Ce style coupé-là est partout, de Cicéron à Fléchier et à tous ceux qui voudront s'en servir.

38D'où vient alors cette réputation ? Et pourquoi cette erreur d'étiquette ? C'est qu'il s'est passé, depuis La Bruyère, des choses terribles : tout le monde s'est mis à couper, dit-on, n'importe quoi, sans rime ni raison. Très loin de Buffier qui pourtant, par la grâce de Lanson et François, va en devenir le symbole, les commentateurs du XVIIIe siècle et d'après vont frémir devant les horreurs, ou les merveilles d'une inflation incontrôlée, dit-on, de la connexion zéro. Le malheur, c'est qu'aux yeux de certains, cela aussi, on l'appelle style coupé.

39Il n'est pas étonnant qu'on ne s'y retrouve pas !

III - Les brouilleurs de piste et les fauteurs de mythe, de l'abbé d'Olivet à l'abbé de Condillac

La polémique contre l'écriture discontinue : de l'abbé d'Olivet à laMéchanique des languesde Pluche

40Ce qui a contribué à fausser le débat, c 'est peut-être d'abord la confusion d'optique d'A. François. De même qu'il n'a pas voulu retenir que le style coupé évoqué par Dumarsais était celui de Cicéron, de même il attribue à l'abbé d'Olivet, spécialiste célèbre en son temps pour sa traduction de Cicéron, une condamnation du "style coupé". Si l'on regarde de près et plus au large le passage du Traité de la prosodie allégué par le collaborateur de Brunot, on y voit d'abord au contraire une théorie de la coupure, très cicéronienne. Je cite ce texte de 173613 :

Pour obéir à l'oreille, jamais ne négligeons le nombre, mais varions-le souvent. Elle demande qu'on soit attentif à lui plaire, sans que cette attention se fasse remarquer. Une suite de périodes, toutes de la même étendue, dont les membres seraient également partagés et qui produiraient un nombre uniforme, ne manquerait pas de fatiguer et décèlerait un art odieux. Il faut couper nos phrases à propos.

41En continuant la lecture, on voit se dessiner en creux une opposition très claire entre style non périodique (c'est le style coupé au sens de Cicéron, Buffier et Dumarsais) et le style qui « n'est point lié », qui sera qualifié de haché et réveille la bile du maître de Voltaire :

Mais il y a une manière de la couper, qui, bien loin d'interrompre l'harmonie, sert à la continuer et la rend plus agréable. Car ne confon­dons pas le style qui n'est pas périodique, avec le style qui n'est point lié. On peut n'être pas toujours périodique ; il y a même plus de grâce à ne l'être pas toujours : mais on doit toujours lier ses phrases, de manière qu'elles soient toujours enchaînées l'une à l'autre.

42Jusqu'ici l'abbé ne fait que rappeler l'exigence de liaison des idées, qui sera explicitement celle de Condillac dans l'Art d'Écrire. Mais la polémique fait dévier d'Olivet vers une diatribe contre l'absence de conjonctions, les phrases courtes et le manque d'inspiration, à la différence de Condillac qui fera entrer la gradation et l'opposition accompagnées d'asyndète dans les modes de liaison. Notre pédagogue ne songe déjà qu'à la décadence de l'écriture et au triomphe désolant de l'esthétique du discontinu. Quoiqu'il n'ait pas appelé cela, et pour cause, « style coupé », on comprend qu'on l'ait rangé dans les adversaires de ce style ; mais remarquez bien les mots qu'il emploie (je continue ma lecture) :

Je porte envie aux grecs, dont la langue était abondante en conjonctions, au lieu que la nôtre n'en conserve que très peu ; encore voudroit-on nous en priver. Rien de plus contraire à l'harmonie que des repos très fréquents, et qui ne gardent nulle proportion entre eux. Aujourd'hui pourtant c'est le style qu'on voudrait mettre à la mode. On aime mieux un tissu de petites phrases isolées, décousues, hachées, déchiquetées. Il semble que la valeur d'une ligne soit une immense carrière, qui suffise pour épuiser les forces de l'auteur ; et qu'ensuite, tout hors d'haleine, il ait besoin de faire une pause, qui le mette en état de recommencer à penser. Ordinairement, ces sortes de gens ont des idées aussi bornées et aussi peu liées que leurs phrases. Vraies copies de cet Hégésias, dont Cicéron dit, que si quelqu'un cherche un sot écrivain, il n'a qu'à prendre celui-là. (p. 120 ; soulignements de J.P.S.).

43Le temps dont je dispose ne me permet pas de m'attarder sur la lourde ironie de l'abbé Pluche dans la Méchanique des Langues, qui s'en prend à

Ce langage vif et léger qui prend faveur parmi nous, ce style coupé qui débrouille les pensées les plus nobles en quatre paroles, souvent en moins14.

44Pour lui, c'est la faute aux Gascons, à leur « langage coupé », voire à Montaigne, qui « montre une suffisance et une témérité de sentiments qui ne déshonorent que lui ».

Ils voudraient devenir orateurs par monosyllabes (p. 336).

45À travers la polémique et la caricature, la légende du style coupé est bien née.

46Il faudrait aussi parler du chevalier de Jaucourt, qui recopie mot pour mot dans l'Encyclopédie la théorie de l'abbé Batteux. Mot pour mot ou presque : en effet

471/ Jaucourt applique à tout langage ce que Batteux ne disait que de l'art oratoire, où le style « peut être périodique ou coupé ». Jaucourt ajoute « dans tout genre d'ouvrage ».

482/ Il omet, comme par hasard, un long paragraphe dans lequel Batteux appuyait sa théorie du style oratoire sur Cicéron, dont Jaucourt ne souffle mot. Le problème oral/écrit est escamoté. Le "style coupé" n'a plus de point d'appui. Étant n'importe quoi, il laisse toute place à la légende.

49Je terminerai par une réflexion rapide, abrégée, sur Condillac. Son Art d'Écrire, plus tardif (rédigé en 1769-1773) n'est qu'une longue variation sur le motif obsessionnel de la liaison des idées. À partir de là, la désinvolture condillacienne suppose les problèmes résolus : il suffit d'être intelligent.

Quand deux propositions se lient naturellement, il ne faut pas les lier par des conjonctions15.

50Qu'est-ce « naturellement » ? C'est ce qui va de soi, et dispense de toute définition.

51Aussi, quoique très fidèle à Cicéron, et partisan farouche de la liaison des idées, Condillac n'a-t-il plus de théorie du style coupé. Et pour notre sujet, l'Art d'Écrire n'apportera en fait que deux enseignements :

521/ Du point de vue terminologique, l'expression style coupé est devenue inopérante :

Il y a des artisans du style, qui font toujours leurs constructions de la même manière : ils les jettent toutes au même moule. Les uns aiment les périodes, parce qu'ils croient être plus harmonieux ; les autres préfèrent le style coupé et haché, parce qu'ils croient être plus vifs (p. 580).

53La confusion est faite, mais au niveau de la basse cuisine. Tout cela importe peu pour Condillac :

L'écrivain qui a du génie, ne se conduit pas ainsi : plus il a de l'esprit supérieur, plus il aperçoit de variété dans les choses ; il en saisit le vrai caractère, et il a autant de manières différentes qu'il a de sujets à traiter, (ibid.)

54On peut alors critiquer Fénelon qui accumule dans un discours de Télémaque « des accessoires [qui] rendent son discours traînant et y répandent du désordre » (p. 584), et souhaiter la rapidité dans les descriptions. Cicéron revu.

552/ Si l'expression style coupé s'est dévoyée, si le texte de Condillac le reflète bien, le problème de la coupe ou de la coupure, et d'un double abrègement du trajet du langage-pensée, est bien posé par Condillac : comment couper les phrases ? et comment couper au plus court pour retrouver le référent ? Jeu de mots, direz-vous. Je crois qu'il n'est pas de moi, mais de Condillac. Et c'est pour notre plaisir plus que pour notre édification (qu'en pouvons-nous conclure en effet ?), que le style coupé est devenu chez Condillac la coupe du style :

La liaison des idées, si on sait la consulter, doit naturellement varier la coupe des phrases, et les renfermer chacune dans de justes proportions. [...]
Bossuet connaissait parfaitement la coupe du style. Quelquefois il va rapidement par une suite de phrases très courtes ; d'autres fois, ses périodes sont d'une grande page, et elles ne sont pas trop longues, parce que tous les membres en sont distincts et sans embarras. Soit qu'il accumule des idées, soit qu'il les sépare, il a toujours le style de la chose.

56Diderotienne à souhait, cette formule, qui annule tous nos problèmes, pourrait être le dernier mot.

Notes

1  L. Versini: «Une phrase pleine de vide» in Le Génie de la forme, Mélanges Mourot, Presses Universitaires de Nancy, 1982.

2  G. Molinié, Éléments de Stylistique française, Paris, PUF, 1986, p. 188.

3  Peu différent, voici le texte de la 1re édition (1694) : « Style nerveux. Style diffus. Style asiatique ou lâché. Style africain ou ferré ; Style fleuri ; Style pressé, serré. Style laconique ou concis. »

4  Texte inchangé depuis 1694.

5  Furetière, Dictionnaire Universel (1690), Ed. Le Robert, 1978, sv. Couper.

6  Dictionnaire universel français et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux, 8 vol., Paris 1771, s.v. Coupe.

7  F. Brunot, Histoire de la Langue Française, Nouvelle édition, Paris, A. Colin, 1966.

8  Le P. Buffier, Grammaire française sur un plan nouveau, Paris, Bordelet, 1731 (1re éd. 1709).

9  § 996 et 997, pp. 409-410. Sauf le texte de la période en italiques dans le texte, c'est moi qui souligne.

10  Restaut, Principes généraux et raisonnes de la Grammaire française, Paris, 1741 (1re éd. 1730), p. 461.

11  Dumarsais, article Construction de l'Encyclopédie, reproduit in Œuvres Complettes, Paris, Arthus-Bertrand, an VII, tome V.

12  art. Construction, p. 51.

13  d'Olivet, Prosodie française, in Essais de grammaire, Paris, Barbou 1771, p. 119.

14  Pluche, La Mécanique des Langues, Paris 1751, p. 333.

15  Condillac, Livre III, "Du tissu du discours", in L'Art d'Ecrire, in Œuvres Philosphiques de Condillac, Paris, PUF, 1951, volume II, p. 580.

Pour citer ce document

Par Jean-Pierre SEGUIN, «Problèmes de définition du style coupé au XVIIIe siècle», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), De la brièveté en littérature, mis à jour le : 28/05/2013, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=94.