Effets de brièveté dans la forme épistolaire

Par Jean-Paul SANFOURCHE
Publication en ligne le 28 mai 2013

Texte intégral

1Il semblerait raisonnable de penser qu'on ne peut avoir sur un texte aussi rigoureusement classique que celui desLiaisons Dangereuses la même approche du concept de la brièveté que celle qu'on peut avoir sur des textes dont l'écriture nous est plus contemporaine.

2Dans l'exposé de Dominique Rabaté (Du récit et de la brièveté1), la brièveté semble issue d'un malaise de la parole, inachevée par impossibilité ou peur de l'achèvement. Dans ce cas, la plénitude supposée de la parole semble difficilement résoudre ce paradoxe de l'achevé et de l'inachevé, qui dévoile le malaise profond des consciences. La parole tourne court, plaçant ainsi le lecteur dans un sentiment pénible de malaise en l'installant dans l'inconfort d'une pensée qui n'aurait pas trouvé dans la langue les ressources nécessaires à son accomplissement.

3Nous sommes là dans une approche de la brièveté qu'illustrerait une écriture vécue comme la prise en charge de l’« impossible », où pour citer une nouvelle fois Blanchot2, comme « nomination du silence ».

4À vrai dire, et de manière étonnante, mais en empruntant bien sûr d'autres chemins, nous rencontrerons partiellement, au détour de l'analyse, des problématiques voisines.

I-Théorie de la réception, narrataire et effet de brièveté

5L'approche que je vous propose de la brièveté est une approche radicalement différente, mais tout aussi hésitante. Elle s'inscrit dans la corrélation, essentielle dans une théorie de la littérature, de l'effet et de la réception, effet ou action du texte, et réception de ce texte par son destinataire lecteur.

6Le roman épistolaire semble le cadre générique idéal pour l'examen attentif d'une telle corrélation, et tout particulièrement le texte vertigineusement dense desLiaisons Dangereuses, où Laclos, au-delà des personnages « mis en scène » fait de l'acte d'écriture et de l'acte de lecture proprement dits de véritables actants. Par delà ces deux actes complémentaires, et dans l'espace qui va du scripteur au lecteur, s'intercalent selon nous de multiples instances, dont une qui se distingue nettement du destinataire ou de l'énonciataire et que nous appellerons narrataire. Par narrataire, nous n'entendons pas destinataire de la narration (c'est le sens que lui donne Genette3), mais l'Autre figuré et parfois figurai, Autre représenté, impliqué aussi bien dans le développement de  l'action que dans celui de la réception. C'est donc une instance purement abstraite qui, selon nous, fait totalement partie du cadre de l'énonciation, ce qui n'exclut nullement son appartenance au cadre narratif.

7Il nous semble en effet qu'il ne peut y avoir action du texte-destiné (ici la lettre) sans représentation de l'Autre, dans l'irréductible absence du destinataire au temps et à l'espace de l'énonciateur. Notre hypothèse, entre autres, est que cette corrélation de l'effet et de la réception ne serait donc rendue possible que grâce à cette instance du narrataire, qui permettrait, dans l'échange épistolaire,l'élaboration commune du sens dans ce qu'Iser décrit comme une dialectique inter-subjective, condition nécessaire à la dynamique de la co-énonciation4.

8Seule une lecture attentive du texte peut nous livrer les structures et les réelles fonctions de cette représentation décisive de l'Autre dans la construction du sens. Cette représentation passe tout particulièrement par l'étroite relation entre la matrice des conditions de réceptivité du texte (du côté de l'action, c'est-à-dire sur le versant de la production) et par la construction hypothétique de sa réception (du côté de la lecture).

9Or cette analyse, apparemment sans rapport avec le concept de brièveté, montre que le concept de narrataire est incident au concept de brièveté.

10Nous essaierons donc de définir dans Les Liaisons Dangereusesce que nous entendons par brièveté, et de montrer comment ce concept peut s'entendre à travers celui de narrataire.

11Notre analyse s'organisera en deux temps. Elle se développera d'abord sur le plan sémantique, et tentera de proposer une définition sémantique de la brièveté. Cette analyse se développera ensuite sur le plan pragmatique, où d'autres approches définitoires seront avancées. En conclusion, nous essaierons de dégager la structure sémantique et pragmatique de l'effet de brièveté, et d'en cerner les fonctions essentielles dans la conduite narrative des Liaisons Dangereuses.

II-Approche sémantique de l'effet de brièveté

12Je vous épargnerai de trop longues analyses qui portent sur la grammaire intime du texte, et ne ferai ici qu'une rapide synthèse des observations faites au fil de ma lecture de l'œuvre, à partir d'une rapide confrontation des lettres 2 et 4.

13Dans la lettre 2, la « matrice de réceptivité » se développe selon la ligne directrice d'une isotopie verbale. Y convergent en effet un certain nombre d'éléments linguistiques qui ont pour trait sémantique commun l'obéissance, la soumission, soumission de Valmont escomptée parla marquise de Merteuil. La stratégie discursive de cette dernière s'organise donc de la manière cohérente dans la dynamique d'une représentation de l'Autre-soumis. C'est dans le déploiement rigoureux du discours que cette figuration posturale de l'autre se compose par touches successives.

14D'abord, une série de formes impératives, qui ont, comme toutes les formes impératives, le caractère d'un appel, d'une quête où l'Autre est envisagé dans le « rôle actanciel du sujet » dont on attend qu'il modifie une situation :

Revenez, mon cher Vicomte, revenez !
Partez sur le champ.

15mais qui installe également l'Autre dans une relation provisoire de dépendance vis-à-vis de celui qui intime l'ordre.

16L'effet d'insistance qu'on peut attribuer à cet épanadiplose qui ouvre la lettre (dans la phrase de « reconnaissance », selon le terme même de Mme de Merteuil [L. 33], est cependant largement atténué par l'incise du terme d'adresse [« Mon cher Vicomte »]). Illocutoire atténué donc, comme dans le pressentiment d'une résistance, dans l'incertitude d'une réponse attendue, mais qui installe d'emblée un rapport de place éloquent : dominant / dominé.

17Rapport de place qui évolue, car cette hiérarchie de la dépendance semble s'effacer dans une relation d'égalité apparente annoncée par un rapport d'équivalence :

Vous avez été ennuyé, ainsi que moi…
et dans cette coopération momentanée du je et du tu unis :
Prouvons-lui…
Réunion des instances énonciatrices à laquelle fait écho la forme pronominale :
Comme nous nous amuserions le lendemain…
mais qui se dénoue très vite dans un illocutoire sans détour :
Vous n'avez plus qu'à me remercier et m'obéir.

18Même s'il est quelque peu enjoué, à l'évidence ce : « Vous n'avez plus qu'à… » est bien proche de la valeur primitive de l'illocutoire : « Je vous demande de me remercier et de m'obéir ».

19On peut alors noter une rupture nette du ton, la possible rebuffade de l'Autre étant autoritairement exclue :

J'exige que demain, à sept heures du soir, vous soyez chez moi.
A huit heures, je vous rendrai voue liberté, et vous reviendrez souper à dix avec le bel objet…

20Inutile de souligner la force illocutoire du « J'exige », ni celle du futur ; le risque hypothétique de la dérobade de Valmont est réduit, sinon envisageable. La lettre se clôt sur la certitude qui ne souffre aucun refus.

21Sur cette représentation linguistique de l'autre soumis, se greffe, si l'on peut dire, une série cohérente d'images de l'Autre, dans la posture qui lui est assignée :

et trop honoré de mon choix, vous devriez prendre mes ordres à genoux.

22La métaphore stéréotypée du chevalier soumis à sa dame contribue à cet effet :

mais jurez-moi qu'en fidèle chevalier vous ne courrez aucune aventure que vous n'ayez mis celle-ci à fin.

23Dans ces quelques jalons où les traits tiennent aussi, bien entendu, du jeu, mais d'un jeu ambigu, se construit cet « effet narrataire » qui sous-tend l'actionproprement dite du texte dessiné. – La figure du narrataire, tient ici dans la projection de l'Autre figuré dans une perspective d'action qui épouse ici la forme d'un début d'intrigue. (Séduction de Cécile par Valmont, vengeance contre Gercourt).

24C'est la réponse de Valmont (L. 4) qui opère l'articulation décisive de  l'action du texte et de sa réception.

Vos ordres sont charmants, votre façon de les donner est plus aimable encore ; vous feriez chérir le despotisme.

25La phrase de reconnaissance est tout autant reconnaissance de l'Autre que reconnaissance de l'image de soi qui s'est développée dans et par le discours de l'Autre, et qui s'actualise dans le mot « esclave » :

Je regrette de ne plus être votre esclave

26faisant écho dans une isotopie dense aux mots « ordres » et « despotisme ».

27L'action du texte se développe ainsi autour d'une production d'identité de l'Autre, sa « narratairisation », et la réception se structure autour de la reconnaissance de cette identité par le destinataire, qui peut soit l'accepter en s'y conformant, soit la refuser.

28De la confrontation de ces deux lettres dans une perspective d'analyse sémantique (la sémantique ayant pour objet d'étude la relation des signes à leurs référents), nous pourrions tenter une première approche de l'effet de brièveté en surface du texte :

29La brièveté apparaît comme l'alternative du déploiement du sens et de sa contraction vive.

30Dans cette perspective, nous pensons qu'il ne peut y avoir effet de brièveté sans le préalable d'un dépli. Nous ne décrivons là ni une dynamique de contraste (par exemple entre un mouvement long et un mouvement bref, au sens commun du terme), encore moins celle d'une apparente réduction synthétique.

31L'effet de brièveté tiendrait ici du mouvement dialectique entre un vaste dépli sémantique et le contre-point lexical de ce dépli. Ce contre-point n'est pas l'issue paradigmatique du précédent dépli, mais son aboutissement syntagmatique, comme l'effet de dégagement d'une signification de la "gan­gue" du texte.

32L'effet de brièveté s'inscrit dans une dialectique du pluriel et du singulier, de la pluralité des sens offerts, possibles, et de l'univocité énigmatique de l'interprétation.

33Il est vrai que dans la lettre 2, la pluralité des sens possibles est largement réduite (on peut avoir là un indice de la force illocutoire de ce texte). La matrice de réceptivité s'élabore selon un vecteur isotopique, c'est-à-dire un effet de cohérence textuelle linéaire, transverse et dont les différentes composantes s'articulent dans une tentative stratégique de persuasion de l'Autre.

34Mais en d'autres lieux du texte des Liaisons Dangereuses, nous rencontrons ce même effet de brièveté, le contre-point lexical s'associant à un dépli sémantique où la pluralité des sens possibles joue à plein, et où l'articulation  action / réception est sémantiquement beaucoup moins évidente.

35C'est le cas par exemple de la lettre 5, réponse de Merteuil au refus de s'exécuter de Valmont :

Savez-vous, Vicomte, que votre lettre est d'une insolence rare, et qu'il n'a tenu qu'à moi de m'en fâcher ? Mais elle m'a prouvé clairement que vous aviez perdu la tête, et cela seul vous a sauvé de mon indignation. Amie généreuse et sensible, j'oublie mon injure pour ne m'occuper que de votre danger…

36« Insolence » et « injure », qui appartiennent à une même isotopie, illustrent moins ici le dégagement d'une signification que la reconnaissance et la dénonciation d'une tonalité globale perçue par Merteuil lectrice de la lettre d'insoumission de Valmont (l'insolence est un manque de respect).

37(Le Valmont-destinataire de la lettre 2 semble avoir trahi la représentation qu'on avait eue de lui ; mais cette résistance aux ordres de Merteuil (la lettre 4 constitue une véritable contre-offensive) n'infléchit guère la représentation que sa correspondante se fait de lui, dans un rapport de place inchangé. Et c'est ce rapport de places, cette représentation de l'Autre, qui semblent s'orienter la lecture de Merteuil, et favoriser l'interprétation qu'elle retient.)

38L'univocité sémantique du terme « insolence » auquel « injure » fait écho est l'indice de cette articulation entreeffet etréception, amplifiée par la post­position du prédicat "rare" contrevenant de manière éloquente à la loi syntaxique du plus lourd. Entre le dépli du sens et sa contraction interprétative dans l'articulation action / réception, nous ne relevons pas ici, comme précédemment, un quelconque effet d'isomorphisme.

39Ce qui nous permet peut-être d'avancer déjà que l'effet de brièveté peut révéler un isomorphisme sémantique, mais qu'il n'en relève pas systématiquement. La motivation de l'effet de brièveté n'est donc pas uniquement de l'ordre du sémantique, mais porte en elle, des racines subjectives.

40La lettre 129 s'ouvre également sur l'appréciation d'une tonalité d'ensemble :

Dites-moi donc, ma belle amie, d'où peut venir ce ton d'aigreur et de persiflage, qui règne dans votre dernière lettre ?

41mais pose d'emblée l'énigme du sens qui laisse Valmont en proie au doute, et l'oblige à tenter de vaincre la résistance incompréhensible de la lettre de Merteuil, par le seul biais du lexique et de la syntaxe ; il dévoile sa stratégie de lecteur en quête d'interprétation :

Je cherche vainement une cause à cette étrange idée… Je l'infère au moins de votre affectation à relever les épithètes d'adorable, de céleste, d'attachante dont je me suis servi…

42À vrai dire, ce passage est complexe, puisque Valmont tente de faire l'autopsie de la lecture que Merteuil a faite de sa précédente lettre. C'est-à-dire de reconstituer patiemment la matrice de réceptivité (L 125) qui a pu justifier une telle réception (L 127) et de démontrer, métalangage à l'appui (« épithètes »), le caractère non fondé de cette réception :

Mais ne savez-vous pas que ces mots, plus souvent pris au hasard que par réflexion expriment moins le cas qu'on fait de la personne que la situation dans laquelle on se trouve quand on en parle ?

43L'autre exemple est celui de l’adjectif « maritale », dénonçant ici, non une tonalité, mais une manière d'envisager le rapport de l'Autre :

Et voilà que vous m'écrivez la lettre la plusmaritale qu'il soit possible de voir.

44Merteuil dénonce violemment le narrataire qu'elle croit être dans le discours précédent de Valmont et refuse la place et le rôle que l'interlocuteur lui assigne.

45Dans tous ces exemples, pris parmi d'autres, on note bien cette alternative d'un déploiement du discours d'appel et de sa contraction. Celle-ci forme tremplin au redéploiement du discours répondant, après résolution vive de l'énigme du sens ou dénonciation concise d'une tonalité, ou bien encore évocation lapidaire d'un rapport destinateur / destinataire à travers l'instance du narrataire.

46Tout se passe comme si celui qui répond dégageait l'énigme du sens, évaluait une tonalité, sorte de clé interprétative parmi toutes les probabilités conditionnelles offertes par l'énoncé de son interlocuteur.

47Les remarques qui m'avaient été faites par Dominique Rabaté à propos de la brièveté et du fragmentaire me reviennent ici en mémoire. Même si notre propos est radicalement différent, à bien y réfléchir, il y a quelque chose du « fragment » dans ces parcelles sémiques, comme un éclat fixé du sens préalablement décliné dans le discours de l'Autre.

48Ce fragment est dans nos exemples un ou plusieurs lexèmes, que je propose d'appeler lexèmes de condensation. Mais cet effet de brièveté peut parfaitement trouver son pivot ailleurs que dans cette condensation sémantique. Il peut prendre la forme plus développée d'un aphorisme :

Il n'est donc point de femme qui n'abuse de l'empire qu'elle a su prendre. (L 6).

49ou d'une antithèse (L 20 réponse à la L 15) :

Vous m'écrivez tant de folies qu'il faut bien que je vous pardonne la sagesse où vous tient votre présidente.

50« Folies » et « sagesse » sont ici deux lexèmes de condensation qui correspondent à deux isotopies thématiques contrastées qui se développent dans la lettre de Valmont. Sans mentionner toutes les antiphrases porteuses d'ironie qui ouvrent de nombreues lettres de Merteuil.

51Dès lors, on peut avancer une explication du processus sémantique de l'effet de brièveté, et y voir un trait spécifique de la configuration des champs discursifs dans le roman de Laclos.

52En adoptant la terminologie des formalistes russes, on peut reconnaître dans cet effet de brièveté (dont on ne relève pas les traces uniquement en début de lettre mais aussi dans son développement) comme l'extraction par inférence du ou des thèmes pertinents de la lettre à laquelle il est fait réponse ou, pour reprendre le terme de Teun Van Dijk la mise en évidence de la macro-structure5. Lexèmes de condensation, antiphrase, antithèse ou aphorismes précédemment cités se comportent comme des macro-propositions.

53Nous avons là, et de manière assez régulière dans un plan d'organisation textuelle de la lettre, une unité (ou une série d'unités) dont les composantes macro-structurelles entretiennent, assurent, des rapports de dépendance avec la lettre précédente, dans un même champ discursif. C'est ce que nous appellerons une période thématique, dont la fonction inter-textuelle nous apparaît assez évidente. Nous remarquons que cette « période » forme le plus souvent un tout isolable dans le texte de la lettre et qu'elle s'organise régulièrement autour d'un appellatif ou terme d'adresse.

54Cet effet de brièveté, qui tient en grande partie à ce signifié culminatif, est totalement absent de certaines lettres, entraînant par contre-coup la dissolution de la période thématique, ou plutôt provoquant son éclatement, son éparpillement dans le texte d'une lettre-réponse qui vainement cherche des balises thématiques, des repères de sens stable dans la lettre d'appel.

55Nous ne prendrons qu'un seul exemple, celui de la lettre 76, où Valmont est dans la quasi impossibilité de répondre à Merteuil à propos de l'affaire Prévan :

Ou votre lettre est un persiflage que je n'ai pas compris ; ou vous étiez, en me l'écrivant, dans un délire très dangereux.

56« Persiflage » et « délire » n'ont pas ici le statut de lexèmes de condensa­tion, ils ne dénotent que des hypothèses sur un ton mal défini. Aucune extraction thématique, non plus, comme Valmont en a pourtant l'habitude.

57Le désarroi et l'obscurcissement du sens se signalent par l'absence de tout effet de brièveté. C'est alors le vacillement des interprétations à la croisée hypothétique d'impossibles isotopies :

J'ai beau vous lire et vous relire je n'en suis pas plus avancé : car de prendre votre lettre dans le sens naturel qu'elle présente il n'y a pas moyen. Qu'avez-vous donc voulu dire ?

58Alors se développe une suite de séquences qui se perdent en conjectures sans déboucher sur la moindre certitude :

Est-ce seulement qu'il était inutile de se donner tant de soin contre un ennemi si peu redoutable ? mais, dans ce cas, vous pourriez avoir tort.
Ah ! Je crois tenir le mot de l'énigme ! Votre lettre est une prophétie…
Mais après tout je cherche peut-être une raison à ce qui n'en a point. J'admire comment, depuis une heure, je traite sérieusement ce qui n'est, à coup sûr, qu'une plaisanterie de votre part.

59L'effet de brièveté est l'indice d'une maîtrise du sens dans la relation  action du texte et réception du texte. Sa présence, puis son atténuation (il se fond alors dans le corps du texte) et enfin sa disparition permet peut-être d'approcher de plus près la structure du champ discursif Valmont / Merteuil et de dégager, nous semble-t-il en l'état actuel de notre lecture, trois grandes périodes dans la structure narrative : celle du débat tendu, celle du conflit naissant, et enfin celle de « la guerre ».

60On voit que le concept de brièveté tel que nous le concevons, peut devenir un concept opératoire dans l'analyse textuelle. À l'articulation de /'ACTION et de la RÉCEPTION, l'effet de brièveté reflète la dynamique d'un projet narratif.

61C'est en cela, au-delà d'un trait spécifique à l'écriture des lettres chez Laclos, qu'il nous semble participer, par sa présence ou son absence, d'un projet esthétique.

III-De l'approche sémantique à l'approche pragmatique

62Mais la perspective sémantique a déjà préfiguré dans notre approche précédente la perspective pragmatique (si l'on entend par pragmatique la relation des signes à leur utilisateur). Cet effet de brièveté, qui met en évidence  une lecture spéculaire configure un acte de langage. Le thème, la macrostructure, pourrait bien alors devenir le topic tel que le définit Umberto Eco dans Lector in Fabula.La notion de topic est empruntée à la linguistique, mais est un outil pragmatique, alors que le thème (dans le sens où l'entend Iser), et l'isotopie (au sens greimassien) sont de l'ordre du sémantique. Un topic, c'est « un schéma hypothétique », une hypothèse coopérative construite par le récepteur et qui lui permet d'actualiser le sens dans la linéarité du discours6.

63La question rudimentaire du lecteur d'Eco (« Mais de quoi diable parle-t-on ? ») est tout à fait celle que Valmont pose à Merteuil :

Qu'avez-vous donc voulu dire ? (L 76)

64et bien proche du constat que fait Cécile à la lecture d'une lettre de Danceny :

Je ne conçois rien à voue lettre, sinon la peine qu'elle me cause. (L 94)

65Cette période thématique peut donc fort bien être interprétée comme une « période topique », en lui reconnaissant le statut d'événement énonciatif, le poids d'un acte de discours.

66Dans cette nouvelle perspective, mais dans le prolongement naturel de la précédente, l'effet de brièveté serait interprétable comme une forme discursive particulière de l'inférence.

67Acceptons en l'état cette première proposition de définition pragmatique de l'effet de brièveté. La période thématique / topique est au croisement de deux discours, l'un déjà réalisé, l'autre en voie de réalisation. Elle signale donc bien cette articulation discursive de l'action du discours et de sa réception, en inaugurant également et quasi simultanément l'ébauche d'un autre discours.

68Conclusion et ouverture, elle est à la fois l'écho du sens et premier horizon de parole. Elle constitue un moment dans la stratégie du sens, qui tente de résoudre le paradoxe que tout discours répondant doit affronter et dépasser face à un discours pré-existant, paradoxe de l'achevé et de l'inachevé, ou plus exactement du non-encore-achevé. Nous rejoignons, sans le vouloir le moins du monde, en adoptant un autre point de vue, l'analyse qui est développée par Dominique Rabaté à propos de la brièveté chez Becket…

69Dans son processus dynamique, l'effet de brièveté semble figurer le rebond de la parole à naître sur un discours déjà clos, et dans lequel elle s'enracine pour souvent mieux s'en libérer dans son essentielle singularité.

70Il resterait, à vrai dire, à élucider le mouvement intime qui motive en discours un tel effet de brièveté.

71Poser ainsi le problème, c'est d'abord reconnaître qu'aucun sens n'est rendu décisif par la seule parole, en tant qu'elle est réalisation de la langue. C'est ensuite pénétrer dans un champ disciplinaire mal connu aujourd'hui, celui de la sémantique psychologique, où les stratégies discursives croisées de l'élaboration de l'effet de sens et de sa réception active commencent à être étudiées en liaison étroite avec une théorie psychologique de la signification et de la compréhension.

72Il me semble aujourd'hui qu'une « lecture pragmatique7 » ne peut que s'approfondir au contact de ces recherches, dans le plus grand intérêt d'une théorie de la littérature.

73Sans déborder les limites de l'analyse linguistique, il n'est pas impossible de prolonger l'analyse du concept de l'effet de brièveté, toujours à l'articulation de l'action et de laréception, mais dans l'espace inter-subjectif de la co-énonciation, c'est-à-dire à l'intérieur de cette relation complexe et fluctuante je / tu.

74Notre hypothèse est que l'action du texte comme la saisie de cette action passe par une instance dont nous avons déjà parlé (celle du narrataire), instance médiane, abstraite,  représentation pragmatique de soi dans le discours de l'autre,  image de l'autre dans l'accomplissement même de l'acte discursif.Le narrataire nous semble indissociable d'une représentation sémantique. Ce concept, c 'est Jean-Pierre Seguin qui le premier l'ébauche dans ce qu'il appelle l’« illusion du destinataire8 ».

75Cette communication en différé qu'est l'échange de lettres autorise cette spéculation. Le texte aussi ; il faut y revenir.

76Lors de notre analyse de ce que nous avons appelé « matrice de réceptivité » dans la lettre 2, nous avons suggéré que le déploiement du discours puisait sa cohérence persuasive dans ce destinataire figuré, ce narrataire quelque peu soumis en même temps qu'elle le construisait. Cette réalisation de l'Autre dans et par le discours ressemble étrangement à la construction d'une identité discursive qui n'est ni celle de l'énonciataire, encore moins celle du destinataire.

77La corrélation entre « effet » et « réception » ne serait rendue possible que grâce à cette instance du narrataire.

78Chaque séquence topique apparaît comme un incessant réglage du rapport je / tu, réglage rendu nécessaire par la conscience d'un écart plus ou moins grand entre le discours de son interlocuteur.

79En bref, la question : « Qu'avez-vous donc voulu dire ? » cacherait une autre question que nous pourrions diversement formuler : « Qui suis-je donc pour vous ? Quelle identité ai-je dans votre discours ? Quel narrataire suis-je pour vous ? »

80En surface du texte, les exemples sont nombreux dans les Liaisons Dangereuses.

81Le terme d'« esclave » utilisé par Valmont (L 4) est lourd de sens…

Vous me traitez avec autant de légèreté que si j'étais votre maîtresse…
(L 51)

82« Qui lirait vos lettres, me croirait injuste et bizarre » (L 78) dit Mme de Tourvel à Valmont, identifiant l'image d'elle que le discours de Valmont lui renvoie, sans savoir d'ailleurs que cette représentation est construite de toute pièce… et que Merteuil a lu ces lettres !

83« Vous croyez que je vous trompe, et que je vous dis ce qui n'est pas ! Vous avez là une jolie idée de moi ! » (L 94) s'exclame Cécile, répondant à la lettre de Danceny (L 93) qui, à vrai dire, fut rédigée par Valmont lui-même…

84Si le destinataire identifie cette figure de lui dans le miroir du discours de l'autre, ce que nous appelons « l'effet narrataire », le discours d'appel est interprété, l'articulationaction-réception effective par le biais de cet effet de brièveté.

85Nous noterons également que tous les lexèmes de condensation, ou tous les termes pivots des périodes topiques ont un trait sémantique commun : ils évoquent et dénoncent tous, à des degrés divers, la nature ou la qualité d'une relation à l'autre, d'une posture par rapport à l'autre, et appartiennent au métadiscours.

86Ainsi, l'effet de brièveté peut-il devenir un des indicateurs de l'effet narrataire. Mais l'effet narrataire est une condition pragmatique nécessaire à l'effet de brièveté.  Nous avancerons même qu'il en est, en discours, la motivation profonde.

87Conclusion : Approche descriptive de la structure sémantique et pragmatique de l'effet de brièveté.

88Si l'effet de brièveté est bien ce processus textuel dynamique tel que nous l'avons ici envisagé, il obéit à un schéma dont on peut – en l'état actuel de notre travail – décrire deux composantes :

89Une composante structurelle, dont on a évoqué le fonctionnement sémantique.

90Une composante stratégique où se combinent des données textuelles et extra-textuelles. (Par exemple, la recomposition figurée des instances et du contexte d'énonciation).

91L'effet de brièveté est l'indice puissant d'un modèle communicationnel hautement inter-actif. L'effacement ou l'absence de cet effet de brièveté signale la perturbation ou la dégradation de cette inter-activité.

Notes

1  Voir p. 127.

2  La Part du Feu,1949.

3  Figures III, Seuil, 1972

4  Voir aussi HR Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, 1978, p. 246.

5  Teun A. van Dijk, « Attitudes et compréhension de textes" »,Bulletin de psychologie, 1981-1982, tome XXXV, n° 356.

6  Lector in Fabula, 1985, p. 118-119.

7  A. Jaubert, La lecture Pragmatique, 1990. L'auteur définit cette lecture comme «  l’interprétation des actes de langage’.

8  J.P. Seguin, « L"illusion du destinataire chez Diderot : un aspect de la stratégie persuasive », Stratégies discursives, PUL, Lyon, 1978.

Pour citer ce document

Par Jean-Paul SANFOURCHE, «Effets de brièveté dans la forme épistolaire», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), De la brièveté en littérature, mis à jour le : 28/05/2013, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=96.