Anne Serre, une danse avec la mort

Par Alix Tubman-Mary
Publication en ligne le 05 novembre 2025

Résumé

Anne Serre's work, often associated with a form of magical realism that is relatively uncommon in France, breaks with autofictional narrative and embraces a highly ritualized, phantasmagorical style, in which immersion in writing and the thresholds between the world of the dead and the world of the living play a major role. They are arranged in a series of enigmatic and recurring images. With great formal precision, this universe boldly asserts the transgressive nature of literary activity.

L'œuvre d'Anne Serre, qu'on rattache souvent à un réalisme magique assez peu représenté en France, rompt les ponts avec la narration autofictionnelle et revendique un caractère fantasmagorique très ritualisé, où les moments de passage à l'écriture, les seuils de rencontre entre le monde des morts et le monde des vivants ont une grande importance. Ils s'ordonnent en une série d'images énigmatiques et récurrentes. D'une grande précision formelle, cet univers affirme avec une audace un peu effrayante le caractère transgressif de l'activité littéraire.

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Texte intégral

1Anne Serre séduit par la liberté de son allure et suscite sans crier gare l’étonnement ou le scandale. Dans une langue élégante et sobre, allusive, malicieuse, elle développe tranquillement une œuvre énigmatique et parfois transgressive, qui bouscule les tabous dans la discrétion et ne révèle que très progressivement ses secrets : des enfants, armés de pelles et de couteaux, y creusent leurs tombes au lieu de construire des châteaux de sable1 ; de jeunes gouvernantes s’y métamorphosent en fougueuses consommatrices d’hommes sous les yeux de leur entourage2 ; la langue confuse de la mort recueillie sur les lèvres de l’agonie donne naissance à ce qui est, à première vue, un joyeux conte picaresque3 ; le cercle familial peut vivre dans une pansexualité incestueuse où la nudité et la jouissance orgiaque permanente sont admises comme un état normal4. Le tout sans que jamais le style narratif ne se départe d’une limpide et trompeuse ingénuité. Le plus déstabilisant, ce qui met mal à l’aise nombre de lecteurs anonymes ou reconnus5, tout en forçant chez beaucoup une certaine admiration, n’est peut-être pas la dimension érotique, mais la manière de mettre de la joie et du jeu là où l'on attendrait l’effroi ou la souffrance. On perçoit chez Anne Serre une allégresse mystérieuse, une dimension tonique qui fait de l’art un espace jubilatoire, où se révèle un ardent désir de vivre là où la doxa attendrait qu’il fasse défaut. C’est un univers très ritualisé, construit autour d’objets, d’espaces et de gestes « magiques » (images, cartes à jouer, tables miroitantes, trajets en barque, prairies et chemins creux…), qui entraîne son lecteur de l’autre côté du miroir, dans un monde surprenant où sa sagacité est mise à l’épreuve. La forme brève de la nouvelle ou du roman court (la novella) se prête à une pratique quasi initiatique de l’écriture, où la réitération et le tournoiement des images oniriques produisent un effet de bizarrerie qui n’exclut pas l’émerveillement. Car l’œuvre répond de toute évidence à une nécessité d’écrire et se place dans la perspective d’écriture que Roland Barthes, après Blanchot, appelle « l’absolu littéraire ».

2Que s’agit-il donc de célébrer dans ces textes déconcertants ?

Une beauté magique-circonstancielle ?6

3Chez Anne Serre, tout commence par un geste d'autorité, qui établit une séparation bien tranchée entre le monde de l'art et le monde réel ; et c’est par le franchissement d'une porte, la chute dans un puits, la rencontre inopinée d'un personnage discret, tout habillé de gris, un « Narrateur », qu’on entre dans le monde de la création littéraire. La description du processus qui mène au surgissement d'un monde autre, celui de la littérature, occupe dans l'œuvre une place majeure. Cela passe par l'adoption d'une posture de guet, à l'affût des signes, des paroles, des visages dont la ductilité permet le basculement dans un univers régi par d'autres lois que le monde réel :

4Certains de vos amis ont dans votre vie une drôle de fonction. On croit qu'on a de l'amitié pour eux parce qu'on s'accorde sur un certain nombre de goûts, de choses – et cela n'est pas faux –, puis l'on découvre – et il faut que du temps ait passé – qu'au moment où on s'y attendait le moins, comme des agents de la route de fantaisie, ils ont surgi un jour pour vous remettre secrètement un pli, un message, sans rien savoir eux-mêmes de leur fonction et sans que vous ayez su vous-mêmes qu'ils étaient en mission. On se quitte et le message lentement décrypté – toujours avec retard puisque rien n'arrive jamais à son heure – déroule en vous ses anneaux. Dix ans plus tard, on le regarde attentivement, ce jeu de tarot offert, et l'on voit LE.MAT qui vous fiche un coup.7

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Figure 1. Carte du tarot de Marseille de 1930, dans Le.Mat, collection jaune, Verdier, 2005, frontispice

5Ce quelque chose de superstitieux et d'apparemment proche de l'occultisme, mais appliqué à une vie menée « en littérature », rappelle la démarche de Breton et sa foi dans le « hasard objectif ». Elles ne sont pas sans relation avec le mode de création d'Anne Serre, qui compose dans l'élan de l'incipit qu'elle se donne, chaque phrase engendrant la suivante, par une sorte de « parthénogenèse », et sans qu’il y ait jamais un plan concerté. Parmi ses mentors, elle compte Julien Gracq, qu'elle a longuement fréquenté et dont elle avait aimé en particulier Au château d'Argol, salué par Breton, on le sait, comme l’« aboutissement du surréalisme ».

6Dans Notre si chère vieille dame auteur, la scène se passe dans un grenier « à la Hölderlin », où la narratrice s’installe derrière son Narrateur. Narrateur étrangement silencieux dont elle subit la fascination : si elle le suit, c’est à la manière des enfants qui entendent et suivent le joueur de fifre de Hamelin, figure envoûtante de la mort vers laquelle il les entraîne. Ce narrateur s’appelle Hans, peut-être comme Hans Castorp, le personnage central de La Montagne magique8, retenu sept ans au sommet de la montagne, dans un sanatorium, par une identique fascination pour la mort. Ce Narrateur occupe une position en surplomb, panoramique, dans une attitude d’observation intensive. Par l’étroite meurtrière du grenier on aperçoit au loin un certain Holl, compagnon de la narratrice en temps ordinaire, que met en fuite le passage de cette dernière dans le monde de la fiction.

7L'art d'Anne Serre, selon ses propres mots, pourrait être « de l'ordre de la conjuration et de l'exorcisme »9. Rappelons le sens premier de ces termes – sens religieux, ici employé de manière symbolique : pouvoir de délivrer de la possession, de chasser les démons du corps des possédés10. Or le terme d'« emprise » se rencontre à plusieurs occasions dans les livres d'Anne Serre, et toujours de façon révélatrice et frappante. Elle l'emploie en particulier dans Le.Mat, où, autour du commentaire descriptif d’une carte de tarot, viennent s’entrelacer librement motifs autobiographiques et références littéraires, mis absolument sur le même plan, composant une méditation poétique sur la vocation de l’écrivain, indissociable de sa rencontre précoce, horrifiée et fascinée, avec la mort. Lorsqu'elle décrit une adolescence « sous la coupe » du Mat – cette figure qui ressemblerait donc un peu au Roi des Aulnes de Goethe –, elle reprend l'expression de « vivre sous la coupe » par la formulation synonyme de « subir l'emprise » : « Je connais d'autres enfants qui ont subi l'emprise du MAT : le petit Miles et la jeune Flora du Tour d'écrou »11. Les carnets d'Anne Serre soulignent l'importance qu'elle accorde à l'œuvre d' Henry James, comme en témoigne cette note de novembre 2021 :

À propos d'Henry James (je relis Le tour d'écrou) : il y a quelque chose, sur le plan moral, qui l'horrifie (et l'a sûrement horrifié dans sa vie d'enfant). Mais il ne sait pas exactement quelle est cette chose. Toute son œuvre la cherche. Cette chose qui l'horrifie, c'est une inversion, où l'envers est présenté comme l'endroit.12

8Et quand nous lui demandions de préciser sa pensée, Anne Serre répondait :

Non bien sûr il ne s'agit pas du tout de l'hypocrisie sociale (que d'ailleurs je n'ai jamais trouvée si hypocrite ; c'est si lisible !) Ni du tabou sexuel, etc.

Ce que j'ai toujours senti chez James, c'est qu'on lui avait fait prendre le bien pour le mal et le mal pour le bien (ce qui peut rendre fou) et qu'il a passé sa vie à essayer de rétablir les choses (pour lui-même).13

9Le registre fantastique de l'histoire de fantômes du Tour d'écrou fait écho au thème de l'envoûtement maléfique, et on sait que le petit Miles meurt sous les yeux de sa gouvernante (ou choisit le royaume des Ombres), échappant à jamais à sa « protection », au moment où celle-ci croit ou prétend l'avoir sauvé. Le sens est tout aussi ambigu, voire indiscernable, dans la nouvelle « réaliste » L'élève, où le jeune protagoniste, pris dans une situation d'une inextricable perversité où la duplicité est partout, bascule dans la mort sans qu'on puisse exactement savoir si c'est par désespoir ou par excès de joie. Le.Mat incarne à la fois le désir de mourir et le pouvoir de faire danser la vie, dans un moment d'acmé où Éros et Thanatos se joignent au comble de l'intensité, sans qu'on sache encore de quel côté la descente sera possible – Anne Serre décrit d'ailleurs la fin de l'écriture d'un livre, après l'élan qui porte toute la première partie de la rédaction, comme une « redescente »14. Et, comme dans la scène finale du Septième sceau d'Ingmar Bergman, les baladins, les comédiens, les artistes auront seuls le pouvoir de résister à la tentation d'entrer dans la danse macabre – avec des exceptions qui confirment le risque pris :

Même Virginia Woolf est allée se jeter dans l'Ouse quand Le.Mat est passé alors qu'elle en savait long sur la question. Mais parfois on veut être emporté par lui, on veut glisser dans sa glaciale froideur, on veut croiser ses yeux qui font si mal et pourtant tant de bien. On est fou quand on est écrivain.15

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Figure 2. Fresque de la danse macabre (détail), église abbatiale de La Chaise-Dieu, collatéral nord, XVe siècle]

10On retrouve le terme d'emprise lorsque le personnage de l'autrice affirme, dans Dialogue d'été, qu'« il faut avoir commis des crimes pour écrire » – ce qu'elle précise immédiatement en énonçant que « les crimes n'ont qu'un seul genre. Exercer sur l'autre une emprise qui l'empêche de penser par soi-même »16. Ce thème de l'emprise maléfique – ou toxique – qu'un être peut exercer sur un autre n'est pas sans rapport avec la comparaison récurrente de telle ou telle habitation dans la fiction avec la maison de Norman Bates, le psychopathe hitchcockien. Et l'enfance de la narratrice est dominée par l'image de maisons étrangement hitchcockiennes, chacune à sa façon, avec des « chambres mortes » (hypallage significatif), des animaux empaillés (la belette naturalisée de la bibliothèque dans la maison de vacances de Thézan-lès-Béziers17), les hautes fenêtres (dans la demeure bourgeoise de Bordeaux, maison natale de l'autrice, où plusieurs cellules de la même famille vivent dans des temporalités et des univers coupés les uns des autres18). Mais il arrive que le texte aille au-delà de l'image de la maison pour s'intéresser à son propriétaire :

Dans Psychose, Norman Bates se prend pour sa mère. De temps en temps il est Norman, le fils, il tient un motel et mâche sans cesse quelques graines, puis le voilà qui est sa mère et lorsqu'il tue, c'est elle qui tue, pas lui.19

11À ce souvenir du film, le personnage du Narrateur, dans Un chapeau léopard, pense que son amie Fanny s'est peut-être suicidée pour éviter de commettre un tel crime sous emprise. Sans utiliser ce mot, la narratrice homodiégétique d'Au secours décrit le cercle de famille comme un lieu où se commettent de façon compulsive et obsessionnelle ces « crimes qui n'ont qu'un seul genre », ceux où l'on prend possession de l'autre en l'empêchant d'avoir une vie propre :

… mes parents… Ils me sont devenus si absents que c’en est étrange. Je les vois comme deux figures découpées dans du carton. Auprès d’eux je deviens une bonne fille, je dis les mots qu’ils attendent, ils ont un immense pouvoir sur moi : si je restais longtemps auprès d’eux, ils pourraient encore m’assassiner. (…) On aime tant, parfois, manquer d’être assassiné. On aime ce lent engourdissement dans lequel ils nous mettent, on aime les regarder venir à vous avec leurs lames et leurs lames encore. On renoue avec tant de choses anciennes quand on revit ces scènes pour la centième fois. « Partez ! Fuyez donc ! » dirait une personne raisonnable. Non, non. J’aime être étendue sur le canapé violet quand se joue pour la centième fois la grande scène. Je n’éprouve pas la moindre peur, car je suis à moitié endormie. Je vois tout, très vivement, avec tous les yeux de mon corps qui, eux, ne dorment pas. Mais le reste est immobilisé par l’immense excitation de rejouer pour la centième fois la grande scène du canapé violet.20 

12Cette scène qui semble inspirée par le cinéma d'horreur (et pourquoi pas calquée sur le modèle de la scène de la douche, dans Psychose) oscille entre l'onirisme du cauchemar et la réactivation de l'effet de sidération recherché par le réalisateur, accentué par le ralenti. La victime potentielle est passive, impuissante du fait de son demi-sommeil, réduite à son regard et observe l'approche des assassins, le couteau levé, depuis une position en contrebas, « étendue sur le canapé violet ». Il y a identification possible entre la position de plaisir qui serait celle d'un cinéphile, renversé sur son fauteuil rouge, et celle du personnage sous emprise et consentant à la violence toujours réitérée (et finalement indolore) qu'on exerce sur lui. La situation au sein du cercle de famille s'inverse dans le passage suivant, un extrait des carnets de l’autrice publié par la revue Secousse (n° 9). Le récit de rêve, ici, place la fille et non les parents dans la situation de l'assassin :

Aujourd’hui, découpant dans la page d’un livre de Pasternak une petite silhouette d’homme (tentative de pratique magique), j’ai eu la même impression que dans ce rêve où j’assassinais toute ma famille, qu’« assassiner, c’était aussi facile que cela ».21

13Y aurait-il dans le récit de rêve une forme d'exorcisme ? En tous cas le travail de conjuration qui s'opère dans l'écriture se définit parfois avec des mots et des expressions empruntés à la magie, comme dans la quatrième de couverture du Mat qui décrit la vie de l'écrivain comme « suspendue, protégée », aussi longtemps qu'il arrive à regarder Le.Mat face à face en utilisant son arme qui est la langue, dans un combat qui est pour lui comme « la seule manière de survivre ». La narratrice du Mat se situe donc à la limite entre le pouvoir ésotérique de la langue (qu'elle rejette) et son pouvoir thérapeutique (qu'elle revendique) :

Quand j'ai lu (sous la forme d'un petit livret glissé dans l'étui du jeu) les instructions du tarot, j'ai éprouvé un sentiment de malaise et d'agacement. Je n'aime pas la langue ésotérique. La langue ésotérique a des pouvoirs malfaisants que n'a pas la langue poétique qui n'a de pouvoirs que bienfaisants. La langue poétique – on le sait mais ce n'est pas bête de le répéter ! – est une médecine, et comme tous les narrateurs du monde, ayant besoin d'être soignée, je m'administre la langue poétique régulièrement.22

14Ce pouvoir confère une importance extrême à la langue, dont seule peut-être une forme d’« impeccabilité »23 – terme significatif, qui ajoute à l'idée de correction parfaite celle d'une innocence sans défaut, inentamable24 – permet de suspendre l'effet maléfique de la mort et de la folie qui rôdent.

Cérémonie secrète contre autofiction

15Voici comment parle « le critique en chef », dans la dernière (et trente-troisième) nouvelle du recueil Au cœur d’un été tout en or, qui décrit de manière satirique un échange entre critiques contemporains sur « ce qui manque » au livre : un récit complet qui donnerait au lecteur la satisfaction pleine et entière qui lui échappe. Le point de vue des critiques oscille entre le regret d’un trop peu dit et l’accusation d’un trop dit indécent. On se penche sur ce que peuvent être « les régions où l’auteur refuse d’aller » et qui auraient à voir « avec la mort » : « La mort, demanda une femme ? Oui, reprit le critique avec une intonation fatiguée, la mort. » Mais une femme se scandalise au contraire d’une confidence, qu’elle aurait entendu à la radio, et dont elle juge la révélation « incroyable », incorrecte autrement dit ou impudique. Avec cet épilogue ironique, nous voici donc dans l’atmosphère « un peu triste d’une salle de réunion sans grâce »25, renvoyés aux questions propres au genre de l’autofiction. Projetés hors de la série des trente-deux nouvelles par ce dernier récit extradiégétique qui nous conte la réception du livre, nous évoluons dans un monde réaliste que nous reconnaissons comme le nôtre, et où le lectorat se fourvoie dans la tentative de reconstitution intégrale d’un donné biographique qui serait la clé de l’œuvre, et ramènerait un mode de lecture devenu familier. Cette dernière « nouvelle » fait écho à un texte d'Anne Serre paru dans la revue en ligne Secousse sous le titre « La haine du narrateur », qui reproche au genre de l'autofiction d'avoir abusivement imposé dans la littérature narrative la question du mensonge et de la vérité, alors que Serre revendique le droit, au trouble et à l'indécidabilité, à la non-conformité sociale et idéologique, allant jusqu'à la fantaisie la plus débridée qui interdit l'esprit de sérieux – comme on le voit dans la nouvelle « Un péché » où la narratrice déplore les regards choqués qui réprouvent sa liberté de mœurs – totalement ubuesque26 :

Reste qu’effectivement, pour un critique, avec l’autofiction on sait où on est. Un tel a perdu sa sœur, telle autre avait une mère folle, un autre a été violé. Parfait. C’est simple et clair. C’est beaucoup moins compliqué que lorsque, dans un roman, on ne sait pas qui parle. Ce qui est tout de même la définition du roman. Non, le narrateur de La Recherche du temps perdu n’est pas Proust. Le narrateur est justement cet autre en soi, « cet étranger » disait Barthes, qui déplace les lignes et rend si troublante la lecture.27

16De fait, à voir comment on a lu quelquefois Petite table, sois mise !, Un chapeau léopard ou Les Débutants, Anne Serre sait par expérience que « pour beaucoup de lecteurs, “écrire” signifie désormais “raconter sa vie” »28. Elle défend au contraire le point de vue selon lequel la littérature construit un objet « en trois dimensions » qui n'est pas de plain-pied avec l'usage ordinaire de la langue, car il porte dans son usage la mémoire de lectures infinies, le produit d'un long questionnement méditatif et une attention aigüe aux autres : « il faut beaucoup d'art pour être capable de dire oui à ce qui arrive »29.

17Les premières nouvelles d’Anne Serre, ses premiers romans, nous présentent une fantasmagorie où passent et repassent des motifs hallucinatoires empruntés au monde de ses lectures et de sa culture, sélectionnés en fonction des affinités qu’ils entretiennent avec son monde intérieur, ses rêves, son imaginaire. À l’instar des mises en scène d’un théâtre de la cruauté, cet univers littéraire amène des scénographies, et même des chorégraphies, dans l'espace bien délimité de la fiction. Souvent c’est d’un spectacle, plutôt que d’un récit, qu’il s’agit ; et d'ailleurs l'activité créatrice est souvent décrite comme l'entrée en scène d'une troupe de théâtre, par exemple dans Dialogue d’été 30.Elle évoque ainsi un mouvement dramaturgique dans l’esprit d’Antonin Artaud, conforme par exemple au travail de la compagnie Lullaby, lorsqu’elle met en épigraphe sur son site la phrase suivante : « Le Théâtre de la Cruauté est un texte qui prend vie sous l’empreinte de la chair et du mouvement. Le corps de l’acteur et le corps du danseur se confondent au service d’une prose insolente, mystérieuse et jubilatoire. »31

18Tel un jeu d’ombres, les poursuites érotiques32, les rondes endiablées d’un trio de sœurs, les bonds d’une troupe d’acrobates, les silhouettes tutoriales et voyeuristes qui passent et repassent à l’arrière-plan se projettent sur un fond uni et lumineux comme l’écran d’une lanterne magique. Le bleu du ciel d’été, la surface miroitante des lacs, l’herbe verdoyante des prés, la blancheur du linge qu’on étend, à la campagne, pour créer des espaces de fêtes, des reposoirs au cours des processions, celui qu’on utilise aussi pour servir de linceul, toutes ces couleurs et ces surfaces unies forment le décor lumineux de l’espace où se déploie la littérature d’Anne Serre, dans « l’éternel été » hugolien33 – ou plutôt « l’été tout en or » de Lewis Carroll, invitant à la promenade en barque et au glissement vers le pays des merveilles.

19Anne Serre explique que la mort de sa mère, tel « un coup de tonnerre tombé sur la maison », a effacé totalement de sa mémoire les dix premières années de sa vie, au point qu’elle se sent l’âge physiologique et mental d’une femme âgée de dix ans de moins34. Ces dix ans deviennent, dans un entretien plus tardif, douze35. Peu importe, en réalité, la date de cet événement traumatique, et sans doute est-ce le symbolique qui prime. Ce qui compte, c’est que le deuil de la mère est resté inachevé : la vision du corps maternel, interdite à ses trois enfants au moment du décès par l’aveuglement protecteur des adultes, ne cesse de revenir sur le mode de l’incarnation fictionnelle, personnage à part entière ou fantôme qui passe et repasse dans les textes. C’est une nouvelle parue en revue, « Jean-Jacques Rousseau dans mes prés »36, qui laisse échapper, comme son titre l’annonce, quelques confidences d’ordre autobiographique : « C’est votre mère qui disparaît du jour au lendemain, sans qu’on vous autorise à aller la voir morte, image qui vous manquera ensuite, qui manquera à votre collection, quoique pour l’avoir beaucoup imaginée vous ayez tout de même une image, imaginée. »37 À la façon de Cenci dans le film Cérémonie secrète de Joseph Losey, la narratrice erre en quête de la figure maternelle perdue. En quête aussi d’une régénération de l’image de la féminité laissée par cette mère distante, mélancolique, maladive, alitée… L’écriture invente cent moyens de combler le manque et de guérir ce qui n’a pu l’être alors. La fiction fait de la mère une rivale de sa fille dans la séduction amoureuse, la modernise et la rend « sexy », la dépouille de son quant-à-soi bourgeois et de sa discrétion de bon aloi. Dans Grande tiqueté, la désignation fantasque et l’usage d’une langue inventée font de la maladie létale, situation désespérée et sinistre, une situation clownesque sur le mode beckettien. Les trois filles devenues trois lascars, « Tom, Elem et moi », mélangent les couleurs de leurs chaussettes, guettent par la fenêtre de l’hôpital les daims et les ânes-cerfs (calembour), veillent tant bien que mal la malade dont le nez s’allonge comme celui de Pinocchio, jusqu’à ce qu’elle passe à l’état de morte – ce qui ne l’empêchera pas, devenue « Madame Petite Morte » ou encore « L’origine du monde de Tom », de suivre le joyeux cortège qui reprend son voyage. L’allusion au tableau de Courbet a ici un côté bataillien : la vision du sexe féminin s’inscrit au cœur de l’évocation funèbre. Le traitement volontiers sacrilège de la maternité et du deuil mêle constamment pulsions érotiques et pulsions de mort. Mais les caractères sexuels et les caractères morbides sont déréalisés par la langue, et traités dans un registre grotesque ou bouffon, franchement comique parfois, qui gomme toute impudeur directe et atténue la dimension violemment provocatrice et choquante que la conjonction d’Eros et de Thanatos revêt chez Georges Bataille : « Madame mère se faisait une beauté, régurgie des prônes et doucerette comme une… »38

20À la forme provocante de l’« éternel été » d’une enfance solaire, convoquant le pansexualisme d’un milieu familial totalement métamorphosé39, succèdent, dans les livres suivants, un « dialogue d’été » qui s’efforce d’élucider familièrement les modes de passage transgressifs – allers et retours – entre l’univers de la création et la vie ordinaire de l’artiste40, puis le joyeux jargon rabelaisien qui vient exorciser le jargon émis par le père agonisant à destination de sa fille41. La littérature se situe « de l’autre côté du miroir », et substitue, à la réalité sombre d’un milieu marqué par le deuil et la folie, la vision radieuse de la joie poétique, de la jubilation esthétique, et même l’éréthisme qui naît de la confrontation envoûtante avec la figure de la Mort.


21Dans un entretien récent, Anne Serre raconte le mythe de Perséphone et son temps cyclique réparti entre le séjour des morts et le retour sur terre, en se donnant, mi par jeu et mi par empathie, le rôle de Perséphone. Son goût affirmé pour la convocation de pouvoirs magiques y reparaît dans un penchant affirmé pour les pratiques initiatiques : « J'aurais adoré être initiée », dit-elle. Mais ne veut-elle pas plutôt dessiner l'analogie qui existe à ses yeux entre le monde de l'écriture et les mythes qui relient le monde des vivants et le monde des morts ? L'écrivain vit une saisonnalité de l'écriture, avec une alternance de repos végétatif (comme une reprise de contact avec les forces souterraines du royaume des Morts) et de moments de créativité euphoriques qui sont comme le retour à la vie :

Quand vous parlez de mystère, je pense aux Mystères d’Éleusis. J’aurais adoré être initiée. Vous vous rappelez l’histoire : Hadès enlève Perséphone en train de cueillir des fleurs dans une prairie (mon activité principale en Auvergne, l’été) pour l’épouser et en faire la reine des Enfers. La végétation cesse de croître et la mère de Perséphone, Déméter, arpente le monde à la recherche de sa fille disparue. Accueillie à Éleusis, elle révèle à ses hôtes ses mystères, « les beaux et augustes rites qu’on ne peut ni transgresser ni divulguer ». Puis elle retrouve sa fille (moi), mais ne réussit pas à la délivrer, « car ceux qui mangent la nourriture des morts ne peuvent retourner chez les vivants ». Zeus, qui est parfois assez conciliant, décide que Perséphone passera la moitié de l’année avec sa mère sur terre, et le reste de l’année aux Enfers. Tout cela, au fond, m’est assez familier42 .

22Ces mythes, liés aux modes de communication entre le monde des morts et le monde des vivants, sont intrinsèquement liés à la préparation de l’écriture, qui est une cérémonie secrète :

Après mon roman, Le cheval blanc d’Uffington, publié en 2002, j’ai écrit dans mes carnets « qu’avoir achevé un livre, c’était comme revenir du pays des morts ». Certes il y a de cela ; on a joué avec des Ombres. Je ne crois pas aux romans qui ne jouent pas avec des Ombres. Mais c’est, en tout cas, revenir d’une expérience psychique assez particulière. Et puis, tout recommence assez vite : la longue préparation secrète, la longue cérémonie secrète de la préparation d’une première phrase qui contient votre vie, et c’est reparti43.

23Le matériau du travail littéraire et les lignes de l’espace imaginaire ne s’éloignent jamais beaucoup de configurations fictionnelles fondées sur le schéma d’un huis clos communautaire : maisonnée, troupe itinérante ou cercle familial. Des amis, des parents traversent ce cercle ou gravitent autour de lui. À la manière d’Antigone, la fonction de l'autrice/narratrice est d’accompagner, de veiller dans la maladie, l’agonie ou la mort les membres souffrants ou disparus du cercle familial. Anne Serre se portraiture plaisamment dans ce rôle dans un entretien donné à la revue France-Amérique :

J’ai été émerveillée par la beauté de Manhattan. Mais mon père, ayant pris par erreur une double dose de ses anxiolytiques parce qu’il avait oublié le décalage horaire, y circulait comme un somnambule. Pendant trois, quatre jours, j’ai passé mon temps à le conduire dans New York comme Antigone !44

24On le sait, Antigone guide Œdipe âgé et aveugle dans Œdipe à Colone, et plus tard tient à accomplir le rite de l’ensevelissement de son frère Polynice. « Je trouve qu'ensevelir les morts est un beau métier »45, dit la narratrice de Au secours, après avoir raconté en détail les rites qu’elle a réinventés seule, dans l’île qu’elle habite, pour ensevelir sa mère (encore une fois revenue ici), tandis que la figure de l'autrice évoque, dans Dialogue d'été, les rites mortuaires qu'elle a dû accomplir lors du décès de sa jeune sœur46. Dans Au secours, la narratrice se dit même habiter une île « qui la fait penser à L’Île des morts de Böcklin » et même « qu'elle l'a achetée à cause de cela » (« mais aussi parce qu'elle n'était pas chère »47 – l'humour ne perdant jamais vraiment ses droits).

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Figure 3. Arnold Böcklin, L’île des morts, troisième version, Berlin, Alte Nationalgalerie, 1883.

Le prix de l'entrée en littérature

25Peut-être faut-il, une fois circonscrit cet univers marqué par le deuil et la compagnie des spectres, revenir à la parabole sur l'écriture qu'est Petite table, sois mise ! Après une première partie consacrée à l'enfance orgiaque de la narratrice, le récit évoque, toujours à la première personne, la difficulté à vivre de l'adolescente après son départ du foyer familial.

26Une émotion fulgurante la traverse alors qu’une expérience de mémoire involontaire la ramène à son enfance orgiaque, sur la table miroitante, qui, comme dans le film Cérémonie secrète, a été le lieu de consommation de l’inceste et de la jouissance charnelle la plus débridée :

Villa d’Este, elle montait l’escalier de pierre, je montais derrière elle, j’étais triste de l’avoir transportée dans ce jardin, d’y avoir passé plus de trois heures sans rien trouver en elle ni en moi, quand soudain, à son manteau blanc se substitua une robe blanche, à sa chevelure blonde une autre chevelure, et je fus transportée d’un coup dans le vestibule glacé, sur la table noire et miroitante, et ce que je sentis alors, à ma plus grande surprise, fut un désespoir si violent qu’on aurait dit un séisme en mon cœur, comme si ses deux parties étaient soudain séparées, déchirées, arrachées l’une à l’autre, comme si c’était cela qui s’était passé rue Alban-Berg sans que je le susse jamais, comme si cette table au lieu d’avoir été celle de la joie et de l’excitation maniaque de mes émotions avait été celle d’un sacrifice, comme si l’on m’y avait amputée, torturée, démembrée, alors que moi, en ce temps-là, je songeais.48 

27Le mot « démembrée », dans un texte hanté par des images mythiques et mythologiques, renvoie peut-être au mythe d’Orphée mis en pièces par les Ménades, tel que l’évoque Virgile49, Orphée dont la tête arrachée et emportée par le fleuve appelle pourtant encore Eurydice50. La table, ici, est clairement décrite comme une table d’opération où s’est joué, non pas quelque chose de sexuel, mais quelque chose de l’ordre de la perte et de la division, quelque chose qui a pour jamais rendu la narratrice autre, étrangère au monde de son enfance, au prix d’une extraction, d'un arrachement, d’une amputation, alors même que la mort de la mère, motif si fréquemment traité dans les autres livres, n’appartient pas à l’enfance de Petite table – sauf, implicitement, dans ce passage-ci, où joue la mémoire involontaire (avec l’image de la robe blanche et de la chevelure qu'on retrouve dans d'autres livres). Dès lors nous comprenons que tout le sexuel relève ici de la parabole, comme c'est le cas dans les textes scandaleux de Georges Bataille. « Notre mère dont j’examine les positions érotiques afin de la voir en son centre »51, dit le texte de Petite table, et c’est la perte de la mère que la narratrice interroge pour en faire un livre, en l’appuyant, « elle, contre le disque glacé de la grande table tantôt ronde, tantôt carrée, toujours veloutée, toujours sombre, de la salle à manger, pour retrouver ces mots qu’elle nous disait. »52 La table, qui n’est pas tout à fait la table tournante de Hauteville House, devient la table d’écriture et peut permettre de « retrouver ces mots qu’elle nous disait ». Le climat sexuel torride et orgiaque désigne alors sans doute, par une antiphrase radicale, le climat glacé d’un milieu où la condition qui est faite au sexe féminin le condamne à un destin mortifère, comme dans Le charme discret de la bourgeoisie. Car la première partie de Petite table s’était précisément achevée sur un portrait glaçant de la servitude féminine dans la condition bourgeoise : passivité, disponibilité à l’égard des désirs masculins, confinement au foyer, oisiveté, vie totalement dédiée aux fruits de la maternité.

28Le choix de l’écriture – qui ne va pas sans souffrance parce qu’il implique la fuite – et le choix de se séparer radicalement du monde de l’enfance sont clairement désignés dans ce texte comme ce qui a permis à la narratrice de survivre :

Ce qui m’aida, peut-être – car Ingrid et Chloé eurent des vies plus difficiles que la mienne –, c’est la fantaisie que je pris d’écrire des histoires. Cela fut ma rampe, une rampe lumineuse à laquelle je pus toujours m’accrocher quelle que fût la nuit. J’avais le sens du langage. Les mots résonnaient pour moi…53

29Ainsi se dessine une séparation entre l'écrivain et ceux que la situation d'emprise a engloutis dans une vie malheureuse. Fascination de la mort ? Effet mortifère du huis-clos familial ? Le texte reste allusif et toujours évocateur plutôt que descriptif. Dans Grande tiqueté, le narrateur se représente dans le rôle d'Ulysse, lié au mât de son bateau à sa demande pour pouvoir entendre le chant des sirènes sans y succomber ni laisser le navire se fracasser sur les écueils. Il est le seul du trio à pouvoir simultanément faire l'expérience de l'envoûtement (l'envoûtement esthétique, qui n'est pas indépendant du désir de mort, on l'a vu) et survivre à cette situation :

Elem et Tom entraient dans la bouche du grand marin de Poinsec les yeux extatiqués, prêts à rusder pour l’autre monde, et moi qui comme Ulysse m’étais lié, j’entendais ces paroles de ma vie qui faisaient un tapis, une avenue, une direction en somme, et j’aurais voulu à jamais n’écouter que cette musique-là (…), mais il faut vivre, il faut vivre et donc se séparer. 54

30En 2020, huit ans après la parution de Petite table, sois mise ! et après la mort de son père, Anne Serre publie, avec la préface de Grande tiqueté, un texte autobiographique qui aborde pour la première fois de façon directe, hors du contexte fictionnel, la relation complexe entre l'amour filial et la vocation littéraire. Le père est emporté en trois mois par un cancer des glandes salivaires, maladie dont l’autrice choisit de préciser ici la nature, mettant en évidence le caractère symbolique d’un mal qui touche directement, comme le spasme mallarméen, au langage et à faculté de s’exprimer, et ce dans un cercle familial où la littérature tient une place essentielle55. Alors que l'échange verbal se trouve empêché, il est relayé, comme le montre le récit, par un échange de regards lucides et l'expression tacite d'une affection confiante. Mais la relation privilégiée qui nous est décrite ici comporte une dimension tragique : la présence entre eux de l'activité littéraire de la fille. Une fois encore, c’est le langage du mythe, mêlé à l'évocation du rituel de l'extrême-onction, qui vient dire la dimension secrète de l’écriture, filant la continuité du temps humain, mais aussi portant le coup de ciseau final, le coup fatal du Destin qui est instance de séparation :

J'avais l'impression dans cette chambre obscure, entendant sa dernière respiration, l'accompagnant, respirant avec lui, au même rythme, que j'étais une espèce de Parque.56

31La fille est écrivain, comme le père l’a désiré sans doute plus que tout, et comme peuvent le suggérer plusieurs textes d'inspiration autobiographique qui montrent la douceur d'un père accueillant avec finesse les questionnements de sa fille57. Au cœur d'un été tout en or, par exemple, met en scène la folie platoniquement incestueuse d'un père qui appelle sa fille George Sand et se voit en Alfred de Musset58. Leur complicité se fonde sur la conscience commune de ce qu’exige une existence en retrait du monde (« J’ai mon Narrateur, tu sais bien »59). Mais le désir d’écrire s’incarne de façon allégorique en ce même diabolique « Narrateur » qui hante sa fille au moment même de l'agonie, et jubile, nous l’avons vu, dans une forme de perversion ou d’inversion des valeurs. Le prix que paye l’écrivain pour sa liberté de créer, par exemple dans Petite table, sois mise !, avec un conte licencieux où la figure paternelle est totalement mise à mal, est assumé par Anne Serre – et ne va pas sans ouvrir, chez le lecteur, un abîme de réflexions. La préface de Grande tiqueté est un texte poignant, par la gravité de l’enjeu qui s’y dessine et par la qualité de l’amour qui s’y manifeste tacitement entre père et fille, dans l’acceptation implicite et sans restriction par l’un de la vocation littéraire de la seconde. D’un bout à l’autre, il se tient à la frontière de l’indicible, taisant presque entièrement – mais pas complètement – le caractère monstrueux de la passion littéraire – qui ne se reconnaît d’autre limite que formelle, et se nourrit du drame, au point de méconnaître l’effet boomerang que peut avoir, dans la vraie vie, l’audace insolente de la littérature et l'emprise qu'elle peut exercer, elle aussi, sur les êtres prêts à subir sa fascination.

32La question des risques mortels que suscite la confusion des plans ressurgira, inéluctablement, dans Au cœur d’un été tout en or, par le détour d'une nouvelle où un jeune professeur de grec (comme le père d'Anne Serre), devenu veuf et père de trois enfants (pareillement), est retrouvé poignardé dans son jardin. Le récit narre l'entretien entre Sherlock Holmes et le fidèle Watson (dont on découvre l'identité de narrateur quand il se réfère à sa vie de médecin), qui avance l'hypothèse d'un meurtre commis par sa fille cadette. L'hypothèse repose sur l'existence d'une lettre d'amour du père à la fille « qui signe son arrêt de mort en quelque sorte »60. Mais cette lettre – Holmes et Watson tombent d’accord sur ce point – pourrait être, non du père, mais de la fille, qui aurait conçu un scénario machiavélique propre à justifier le geste de l'assassinat. De quoi perdre le lecteur et sembler le mettre – avec une certaine perversité – sur la voie d'une interprétation autofictionnelle d'autant plus retorse qu'il sera un bon connaisseur de l'œuvre. Ainsi s'applique, dans ce crime perpétré au travers d'un texte et d'une invention fictionnelle, le stratagème pervers du Maître de Ballantrae : 

un homme raconte à son ennemi un prétendu rêve pour le conduire à la mort. C’est le crime parfait. Il a découvert un puits au garde-fou instable dans une maison en ruine. Il raconte à son ennemi qu’il a rêvé d’une maison et d’un puits. Peu après, il l’emmène en promenade près de la maison. Il feint alors d’être terrifié par la matérialisation de son rêve. L’autre évidemment fasciné se rend droit au puits, s’appuie sur le garde-fou.61

33Dès ses premiers textes, Anne Serre imaginait la mort comme un moment où l'on peut « disparaître dans le paysage »62, où la fiction et la réalité fusionnent jusqu'à s'abolir l'une l'autre réciproquement. Sans doute cet état de fait se produit-il lorsque l'univers suscité par la littérature focalise le regard sur la langue au point de le détourner de la chose qu'elle nomme. Il s'agit d'atteindre ce stade où, selon Maurice Blanchot, « parvenir à la présence, mourir, [sont] deux expressions également enchantées »63 – dans le sens aussi où il rappelle que l'écrivain est l'homme du retrait, celui qui s'est retiré du monde social pour se consacrer à l'écriture, allant jusqu'à penser qu'il est le déjà-mort, celui qui n'adhère plus aux choses, pour vivre au contraire dans le « décollement » que suppose l'écriture. C'est bien l'idée que convoque le narrateur de la nouvelle un peu déjantée « C'est une hypothèse », qui fait l'objet d'une enquête pour meurtres en série et pour avoir posé – à quels moments ? – nombre de « collets meurtriers ». « Poser des collets ? » répète le narrateur, un brave garçon très soucieux de mener une vie consciencieuse, régulière, organisée, « posez, décollez, posez, décollez ». Et on s'aperçoit à tout moment que le récit bifurque et se trouve retardé par l'attention accordée à la langue. Et tout est en effet dans ce décollement qui produit en lui de véritables états de « transe », comme peuvent le faire « les alexandrins de Racine », dit-il.

Voulez-vous dire que vous êtes en transe lorsque vous posez vos collets meurtriers ? a demandé, cette fois très intelligemment, l'enquêteur en chef que j'ai admiré d'avoir si bien saisi la balle au bond. C'est une hypothèse, ai-je répondu. Une excellente hypothèse.64

34Sous des dehors fantaisistes et même parfois loufoques, le travail d'Anne Serre repose donc sur une conception tragique de l'écriture – et engendre un malentendu dans une époque qui n'a certes pas renoncé à lire Flaubert, Kafka, Borges ou Blanchot, mais semble parfois avoir oublié, dans l'extrême contemporain, que la littérature est un art de grande précision. En réalité, peu nous importe la nature exacte des rencontres d'un écrivain avec la mort, ou son état de vulnérabilité ou celui de ses proches. Ce qui importe, en revanche, c'est la conscience que ces expériences lui ont donné d'un usage de la langue différé, retors, habile, qui induit chez le lecteur un état d'attention fascinée à l'œuvre, à lui-même et aux autres. En d’autres termes, l'œuvre d'Anne Serre définit un art poétique qui lui est propre, et que nous avons ici essayé d’éclairer.

Notes

1 A. Serre, Un Voyage en ballon, Ceyzérieux, Champ Vallon, 1993.

2 A. Serre, Les Gouvernantes,Ceyzérieux, Champ Vallon, 1992.

3 A. Serre, Grande tiqueté, Ceyzérieux, Champ Vallon, 2020.

4 A. Serre, Petite table, sois mise ! , Rieux-en-Val, Verdier, 2012.

5 « …il n'empêche, la romancière de Voyage avec Vila-Matas fait peur », dans « Effet de Serre » (Jérôme Garcin), L'Obs, 4 juin 2020, p. 68. Anne Coudreuse évoque un univers qui compte dans le paysage littéraire de notre temps, mais qui « [la] met mal à l'aise » (email à Alix Tubman-Mary, le 2 mars 2023). Voir ses deux comptes rendus sur le portail Nonfiction.fr : « Anne Serre, autoportrait en vingt-trois facettes » et « Anne Serre : le plaisir cérébral d'un roman gigogne ».

6 André Breton, « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique circonstancielle ou ne sera pas. », L’Amour fou, chap. I, Bib. de la Pléiade, Œuvres complètes, T.II, Gallimard, p. 687.

7 A. Serre, Le.Mat, Rieux-en-Val, Verdier, 2005, p. 7-8. Ce petit livre appartient à une collection créée par Verdier où le texte doit porter sur une image reproduite en frontispice. Anne Serre avait choisi une carte du tarot de Marseille de 1930, figurant un arcane majeur, Le.Mat, parfois appelé Le.Fol. Voir [fig. 1].

8 Ce rapprochement nous est autorisé par la place que tient La Montagne magique dans les premières pages d'un texte court publié chez Verdier en 2005, Le.Mat, qui occupe une place centrale dans notre propos.

9 A. Serre, Grande tiqueté, Op. cit., p. 86.

10 Dans la langue ecclésiastique, conjuration et exorcisme sont synonymes : cf Littré, « conjuration : 3. En langage ecclésiastique, exorcisme ou cérémonie pour chasser l'esprit malin et d'autres choses nuisibles » ; « Exorcisme : 1. Nom de certaines prières ecclésiastiques qui se font pour chasser le démon ». Le dictionnaire du CNRTL ajoute l'idée (sens 1) de « chasser le démon de l'endroit qu'il occupe et, en particulier, du corps d'un possédé », et le Robert propose trois synonymes à exorcisme : désenvoûtement, conjuration, désensorcellement.

11 A. Serre, Le.Mat, op. cit., p.44.

12 A. Serre, Carnets, à paraître aux éditions Verdier, février 2026.

13 Courriel d'Anne Serre, le 29/03/2024.

14 « C'est comme si je ne savais pas de quel côté redescendre, comme si je ne voyais plus le chemin » ; « Je redescends toujours la pente comme si c'était celle d'un volcan en activité. » Anne Serre, « Comment j’écris mes livres », Études, 2016/5 (Mai), https://anneserre.fr/textes/comment-jecris-mes-livres/

15 A. Serre, Le.Mat, Op. cit., p. 46.

16 A. Serre, Dialogue d'été, Paris, Mercure de France, p. 19-20.

17 « Dans cette maison je slalomais pour éviter les chambres mortes, la belette affreuse (comment pouvait-on laisser cela sous des yeux d'enfants ?), comme j'ai slalomé ensuite toute ma vie pour éviter les souvenirs douloureux et les hontes. » Dans A. Serre, Notre si chère vieille dame auteur, op. cit., p. 32.

18 A. Serre, « Sur la pelouse », dans Au cœur d'un été tout en or, Paris, Mercure de France, p. 23-25.

19 A. Serre, Un Chapeau léopard, Paris, Mercure de France, 2008, p. 114.

20 A. Serre, Au secours, Ceyzérieux, Champ Vallon, 1998, p. 134-135.

21 A. Serre, « Carnets (extraits) », Neuvième secousse, Sens, Obsidiane, mars 2013, https://www.revue-secousse.fr/Secousse-09/Sks09-revue.pdf

22 A. Serre, Le.Mat, Op. cit., p. 8 à 9.

23 Ibid., p. 43. La racine latine du terme renvoie au terme de « péché », mais le terme est employé à propos d'une « impeccabilité » scolaire, qui apparaît comme une stratégie défensive contre l'emprise morbide du Mat.

24 Au sens où Jacques Rivière s'attache à la « merveilleuse innocence de Rimbaud » : « il a l'innocence avec ce qu'elle a d'acide, de brûlant et de privé ; elle le divise d'avec nous ; elle entretient sa colère, comme une flamme qui ne dépense pas, dans une constante intensité », Études, Cahiers de La NRF, Paris, Gallimard, 1999, p. 552.

25 A. Serre, « Ce qui manque », Au cœur d'un été tout en or, op. cit., p. 137-138.

26 « Quand j'aime et je désire, s'agirait-il de mon grand-père, de mon petit frère, de la fille des voisins, de la sœur de mon amant, du mari de ma tante : j'y vais », A. Serre, Au cœur d'un été tout en or, op. cit., p. 119.

27 A. Serre, « La haine du narrateur », Seizième Secousse, Sens, Obsidiane, juin 2015.

28 Ibid. https://www.revue-secousse.fr/Secousse-16/Carte-blanche/Sks16-Serre-Haine.pdf

29 Anne Serre se réfère alors à des exemples classiques de réussites littéraires dans le genre du récit de vie : Rousseau, Sarraute, Leiris.

30 A. Serre, Dialogue d'été, op. cit., p. 15-17.

31 Présentation du Théâtre de la Cruauté sur le site de la Compagnie Lullaby : http://www.cie-lullaby.com/artaud-le-theatre-de-la-cruaute/

32 Notamment dans Les Gouvernantes, Eva Lone, La Petite épée du cœur, Un voyage en ballon.

33 « Et Ruth se demandait / Immobile, ouvrant l’œil à demi sous ses voiles, / Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été / Avait, en s’en allant, négligemment jeté / Cette faucille d’or dans le champ des étoiles. » « Booz endormi » Première série, section I, VI, La Légende des siècles, Hetzel, 1859.

34 « Il ne lui est jamais rien arrivé, à l'exception de l'écriture. Elle dit : Ma mère est morte quand j'avais 10 ans. Ça a été un charivari tel que je n'ai plus aucun souvenir de ces dix premières années. Aucune image d'elle, aucun son, aucune odeur. Ce sont dix ans de ma vie qui m'ont été soustraits, au point que je suis née à partir de sa mort. J'ai le développement psychique, physiologique, d'une femme qui a dix ans de moins que moi. » dans Libération, Anne Diatkine, « Ô Joie, ô orgie »,7 novembre 2012.

35 « Il se trouve que j’ai oublié mon enfance. Après la mort de ma mère lorsque j’avais douze ans, tout ou presque s’est effacé et n’est jamais revenu. », Le Matricule des Anges, octobre 2022.

36 « Jean-Jacques Rousseau dans mes prés », revue L’Infini, hiver 1998. https://anneserre.fr/textes/jean-jacques-rousseau-dans-mes-pres/

37 Ibid.

38 A. Serre, Grande tiqueté, op. cit., p. 75.

39 A. Serre, Petite table, sois mise !, op. cit., 2012.

40 A. Serre, Dialogue d’été, op. cit.

41 A. Serre, Grande tiqueté, op. cit., p. 7-8.

42 « Dans les paysages d’Anne Serre », Propos recueillis par Feya Dervitsiotis et Eric Dussert, Le Matricule des Anges 237, octobre 2022.

43 Anne Serre, « Comment j’écris mes livres », Études, 2016/5 (Mai), p. 96. https://anneserre.fr/textes/comment-jecris-mes-livres/

44 « Anne Serre, L’écriture comme un jeu de cartes », (Sophie Joubert), 6 septembre 2023, magazine bilingue France-Amérique, https://france-amerique.com/fr/anne-serre-ecriture-comme-un-jeu-de-cartes/

45 A. Serre, Au secours, op. cit., p. 129.

46 « Les employés de la morgue m'ont demandé dans quels vêtements je désirais que ma sœur soit couchée dans son cercueil, ce qui est la question la plus étrange qu'on m'ait posée et la décision la plus étrange qu'on m'ait jamais demandé de prendre. », Dialogue d'été, p. 36.

47 A. Serre, Au secours, op. cit., p. 8.

48 A. Serre, Petite Table, Op.cit., p. 53.

49 On confond souvent Virgile, Géorgiques, IV, 522 : « discerptum latos juvenem sparsere per agros. » (Trad. : « elles ont démembré au loin le jeune dieu, l'ont dispersé dans la campagne. ») avec l'expression plus célèbre d'Horace, mais qui utilise la référence à Orphée d'une manière tout à fait lexicalisée et moqueuse : Satires I,4,62 : « Invenias etiam disjecti membra poetae ? » (Trad. : « Trouverais-tu le corps dépecé du poète ? »)

50 Virgile, Géorgiques, IV, 523-526.

51 A. Serre, Petite table, sois mise !, op. cit., p. 32.

52 Ibid., p. 33.

53 Ibid., p. 36-37.

54 A. Serre, Grande tiqueté, Op. cit., p. 75.

55 Cf. « Dans une langue étrangère ? », conférence d'Anne Serre prononcée dans le cadre des journées d'étude de Poitiers, 4 avril 2024. (Liens à rajouter vers la vidéo et le texte).

56 A. Serre, Grande tiqueté, Op. cit., p. 14.

57 Cf. « Papa est revenu », p. 103-105, et « Un péché », p. 119, dans A. Serre, Au cœur d'un été tout en or, op.cit.

58 A. Serre, « Cet été-là », Au cœur d'un été tout en or, op. cit., p. 29-30.

59 A. Serre, Grande tiqueté, op. cit., p. 12.

60 A. Serre, « En souriant », Au cœur d'un été tout en or, op. cit., p. 135.

61 A. Serre, Carnets (extraits), mai 2001, dans revue en ligne Secousse n°9, dir. F. Boddaert, mars 2013 : https://www.revue-secousse.fr/Secousse-09/Sks09-revue.pdf

62 « Quant à notre mort qu’on appelle disparition, je la vois ainsi : nous nous mêlerons si bien au paysage, si exactement au monde, qu’ils nous avaleront comme un buvard une goutte d’eau. Derrière nous, la prairie resplendira de ce nouveau repas. » A. Serre, Au secours, op. cit., p. 118-119.

63 Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 29.

64 A. Serre, « C'est une hypothèse », Au cœur d'un été tout en or, op. cit., p. 89-93.

Pour citer ce document

Par Alix Tubman-Mary, «Anne Serre, une danse avec la mort», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, Anne Serre auteur, autrice... autre, mis à jour le : 03/11/2025, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1701.

Quelques mots à propos de :  Alix Tubman-Mary

Alix Tubman-Mary est PRAG à l’Université de Poitiers et docteure de l’Université Paris-Diderot. Spécialiste de la première NRF et de sa mythographie, elle a proposé ponctuellement des études critiques sur des écrivains contemporains aux revues Europe, Textyles, Critique, En attendant Nadeau. À paraître : Jean-Paul Goux, habiter dans la demeure du Temps, Lille, Presses universitaires du Septentrion, coll. Perspectives, 2026.

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