Introduction
La vitesse dans l’image fixe

Par Anne-Cécile Guilbard
Publication en ligne le 22 novembre 2022

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Texte intégral

Car les formes à venir ne seront pas tracées
par l’imagination des artistes
mais par le progrès fatal de la vitesse
et des sciences qui lui sont nécessaires.1

1Les penseurs de la vitesse2 situent communément le début de l’ère de l’accélération capitaliste autour du développement industriel de la photographie dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Le progrès technique de cette dernière donnera naissance au cinéma en 1895. L’industrialisation de la production d’images est en effet contemporaine des progrès du transport (train, automobile, avion), en même temps que de la course à l’instantané et à l’ubiquité dans la communication (téléphone, télégraphe, télévision, Internet). Cette course est aussi celle de la productivité renforcée par l’organisation des modes de production dans les usines (taylorisme, fordisme), sous l’autorité d’une surveillance aux systèmes également de plus en plus efficaces. Tous les auteurs avertissent contre ces progrès technologiques, mis au point et en œuvre par et pour les enjeux du capitalisme économique puis financier : ces « progrès » détruisent la nature, les rapports sociaux, les rythmes individuels, en entraînant tous et chacun dans l’injonction à la production 24/73.

2C’est dans cette même période que l’image fixe connaît une évolution inédite avec l’invention de sa mise en séquence dans le strip de la bande dessinée4 (la presse prend en même temps son essor industriel). Ce n’est plus une seule image à la fois qui est livrée au regardeur selon le modèle classique du tableau5, mais une articulation cohérente d’images qui s’enchaînent et dont le sens et l’effet se réalisent dans le déroulement, à l’échelle du strip ou de la planche. On peut observer la même tendance avec le défilement de plus en plus rapide des photogrammes ou des dessins projetés sur écran pour apporter l’illusion du mouvement, au rythme de vingt-quatre images par seconde. A la suite du film, la dissolution de la discontinuité originale des images (photogrammes ou dessins) sera consommée avec la vidéo6 : les passages d’une image à l’autre ne sont plus distincts qu’à la mesure du plan qui n’existe que dans la durée. Ainsi les « progrès » de l’image semblent-ils tenir, comme ceux des transports, de la communication et de la production, à sa mise en mouvement, jusqu’à sa fluidification.

3À l’intérieur de ces ensembles structurés dans le temps, les blancs d’une vignette à l’autre, les ellipses d’un plan à l’autre, ces effets du montage caractérisent le travail d’une temporalité condensée ou bien étirée7 selon les stratégies narratives. Celles-ci étaient jusqu’alors le privilège des romanciers – et parfois des poètes8 - en tout cas le privilège du texte, art du temps comme la musique9.

4S’interroger sur la vitesse dans une image fixe (un tableau, une photo, un dessin), c’est donc d’abord chercher les moyens formels qui produisent l’illusion d’un mouvement, rapide ou lent, dans un espace cadré et immobile, soustrait à la course du temps et à la fluidité ordinaire du mouvement. Les études réunies ici portent ainsi sur la production d’un effet, esthétique, par lequel la sensation de la vitesse est donnée dans l’image inanimée. Elles portent aussi sur la vitesse de production de l’image elle-même, rapide ou lente dans la pratique de ses artistes : peintres, photographes, dessinateurs et dessinatrices. La question de la vitesse concerne ainsi à la fois l’effet et le faire de l’image : ce qu’elle représente et comment elle est faite.

5Lambert Barthélémy dresse ainsi pour commencer un panorama historique de la question de la vitesse en peinture, il décèle et caractérise trois temps forts, celui inaugural de Turner aux prémices de l’ère industrielle, les avant-gardes du début du XXe siècle, et dans les années 1960, l’op art et la peinture informelle de de Kooning.

6Pierre-Jean Truchot analyse le travail de « la lumière de la matière en mouvement » dans l’œuvre de William Turner (1775-1851) et montre comment s’articule l’œuvre avec une philosophie de l’homme et de la nature qui considère alors le progrès comme une exploration harmonieuse de la nature, une participation à ce qu’offre cette dernière.

7Parmi les avant-gardes du début du XXe siècle, Anne-Cécile Guilbard choisit d’examiner le projet avorté du photodynamisme futuriste des frères Bragaglia (mené par Anton, 1890-1960) dans leur manifeste de 1913 : les photographes proposent en effet aux artistes du groupe futuriste « la beauté d’une photo floue », qu’ils considèrent comme la juste représentation de la vie moderne.

8Marion Perceval révèle chez Jacques Henri Lartigue (1894-1986), le grand photographe de la vitesse dans l’histoire de la photographie, les différentes procédures qui l’ont conduit à s’inventer rétrospectivement comme tel, sous l’impulsion du directeur du MoMA, John Szarkowski. En travaillant ses albums dans les années 1970, il porte un nouveau regard sur sa vie et sur ce qu’il construit comme son œuvre de photographe amateur du début du siècle.

9Sabine Teyssonneyre étudie la question de la vitesse dans le dessin, dans deux articles différents qui portent pour le premier sur la représentation des vitesses, et pour le second sur la vitesse de la pratique du dessin en bande dessinée. Elle analyse et illustre les différents signes de mouvements, speedlines, émanatas et autres inventions de codes qui permettent au lecteur de lire dans une vignette des mouvements, qu’ils soient brusques, rapides ou subtils. L’œuvre de Corentin Garrido (né en 1995) lui permet de mettre en évidence la puissance isolée de ces signifiants plastiques.

10Dans son deuxième texte dessiné sur la pratique du dessin, elle rend compte des contraintes du dessin de rue, de la répétition du geste qui procure un rythme propre à chaque artiste, pour tirer une ligne, arrêter un trait. L’étude du faire du mangaka Yūichi Yokoyama (né en 1967) montre enfin tout ce que doit l’image qui exprime la vitesse au faire long et minutieux d’un corps endurant comme celui d’un sportif de haut niveau.

11Au moment de refermer ce cahier, le lecteur ou la lectrice trouvera peut-être intéressant de prendre ou de reprendre un temps long – délibérément long – pour évaluer, apprécier les effets et le faire qu’une image fixe, même si et quand elle est nourrie de vitesse (esquisse, instantané, trait stoppé net), ou qu’elle représente la vitesse (dissolution, diffraction, condensation des formes, ou signes ajoutés). Un peu à la manière de « l’éclosion continue » d’une photographie telle que la décrit Jean-Christophe Bailly10, il ou elle retrouvera peut-être devant une image fixe, en dépit de la dynamique contemporaine, la jouissance subversive de la lenteur11.

Notes

1 Pierre Mac Orlan, Ecrits sur la photographie (années 1920-1930), Textuel, 2011, p.79.

2 Paul Virilio, Vitesse et politique. Essais de dromologie, Galilée, 1977. Voir aussi du même auteur La Machine de vision. Essai sur les nouvelles techniques de représentation, Galilée, 1988 ; Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps (trad. de l’allemand par D. Renault), La découverte, 2010 ; Bernard Stiegler, La technique et le temps (1. La faute à Epiméthée (1984), 2. La désorientation (1996), 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être (2001), Galilée. Voir aussi du même auteur De la misère symbolique (1. L’époque hyperindustrielle (2004), 2. La catastrophe du sensible (2005), Galilée ; Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil (trad. de l’anglais G. Chamayou), Zones, 2014. Voir aussi du même auteur Techniques de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle (trad. F. Maurin), Dehors, 2016 ; Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Seuil, 2014.

3 Jonathan Crary, op. cit.

4 L’invention de la bande dessinée par le Suisse Rodolphe Töpffer est exactement contemporaine de la publication de l’invention de la photographie en France et en Angleterre : 1839.

5 Les esquisses, dessins préparatoires, carnets de peintre, qui présentent depuis toujours plusieurs images dans une même page ne sont pas l’œuvre qui est montrée au public.

6 Raymond Bellour, L’Entre-images. Photo, cinéma, vidéo, La Différence, 1990 ; L’entre-images 2. Mots. Images, POL, 1999.

7 Gilles Deleuze, Cinéma (1. L’Image-mouvement (1983) ; 2. L’Image-temps (1985), Les Editions de Minuit.

8 On pense immédiatement à « l’explosante-fixe » de Breton, mais voir aussi Anne Reverseau, Le Sens de la vue. Le regard photographique dans la poésie moderne, Sorbonne Université presses, 2018.

9 Sur la temporalité que modifie l’image dans un texte, cf. Liliane Louvel, Le tiers pictural, PUR, 2010 (notamment le chapitre 5, « Le tiers pictural, le corps en retour »).

10 Jean-Christophe Bailly, Une éclosion continue. Entre temps et photographie, Seuil, 2022.

11 Laurent Vidal, Les hommes lents. Résister à la modernité, XVe-XXe siècles, Flammarion, 2020.

Pour citer ce document

Par Anne-Cécile Guilbard, «Introduction», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], La vitesse dans l’image fixe, Revue électronique, mis à jour le : 22/11/2022, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1226.

Quelques mots à propos de :  Anne-Cécile Guilbard

Maître de conférences en littérature française du XXe siècle et en esthétique de l’image, Laboratoire FoReLLIS, Université de Poitiers
Spécialisée en littérature et en photographie, A.-C. Guilbard travaille sur les textes et les images fixes qui interrogent le regard. Parmi ses publications, signalons ici le recueil qu’elle a co-dirigé avec Olivier Leplâtre Tableaux vivants – Images en mouvement, revue Écrans n°14 (Classiques Garnier, 2021), autre collectif consacré à une question.

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