Ah, Filippo, le jour où le Danube coulera en ligne droite à 300 km/h…

Par Lambert Barthélémy
Publication en ligne le 22 novembre 2022

Résumé

In this contribution, I consider three models of articulation between still image and speed during the 20th century. I first propose to return to the futurist approach, because it is, in the history of modernity, the first to identify a new aesthetic challenge in speed and in the transformation of reality into a simple vanishing plane for the gaze. I then consider two later formulations of the aesthetics of speed, informal painting and opart, for their intention to renew the whole vision by extending and intensifying its capabilities.

Dans cette contribution, je considère trois modèles d’articulation entre image fixe et vitesse au cours du XXe siècle. Je propose tout d’abord de revenir à l’approche futuriste, car elle est, dans l’histoire de la modernité, la première à identifier un nouvel enjeu esthétique dans la vitesse et dans la transformation du réel en un simple plan de fuite pour le regard. J’envisage ensuite deux formulations ultérieures de l’esthétique de la vitesse, la peinture informelle et l’op’art, pour leur intention de renouveler intégralement la vision en étendant et intensifiant ses capacités.

Mots-Clés

Texte intégral

Une série de spasmes musculaires interrogeant la toile.
Ian Sinclair, London Overground

1Afin de contribuer très ponctuellement à la réflexion sur le rapport formel et idéologique que les images fixes entretiennent depuis le début du XXe siècle avec la vitesse, je propose de repartir de la proclamation futuriste de sa « beauté » et de l’utopie de la vision pure qui la sous-tend. Mais je n’envisagerai pas directement les pontages idéologiques que l’on peut établir dès qu’il est question de vitesse – la sympathie avérée du Futurisme italien pour le fascisme, ou la complicité affichée avec les flux globalisés de l’hypermodernité qui génèrent de nouvelles formes de conditionnement, affaiblissent la capacité de distanciation critique et mettent en danger le temps démocratique. Ces pontages, leurs formes et leurs raisons, les « politiques de la vitesse », qui ont toujours à voir avec l’exercice d’une domination, ont été suffisamment mis en lumière, notamment par Paul Virilio1, pour ne pas y revenir ici en détails. La vitesse, c’est un peu la clef de ce que j’appellerai pour ma part l’imaginaire du débordement, que ce débordement soit pensé depuis le politique (déborder les structures politiques et sociales), depuis l’économie (déborder la production) ou depuis la sensibilité (déborder l’esthétique mimétique). Du coup, je propose d’envisager la question en me focalisant plutôt sur le versant technophile de la perspective moderne, celui qui identifie un nouvel enjeu esthétique dans la vitesse et dans la transformation du réel en un simple plan de fuite pour le regard, y saisit une occasion de renouveler intégralement la vision en étendant et intensifiant ses capacités, davantage qu’un danger pour la construction sociétale ou la capacité cognitive des sujets. Cette approche voit non seulement dans la vitesse le moyen essentiel pour augmenter la perception et partant l’expérience esthétique, mais aussi celui de séparer définitivement la peinture de la littérature, c’est-à-dire de la fonction narrative, et de privilégier un registre tactile des images ainsi qu’un mode non conventionnel d’organisation de l’espace. La vitesse émancipe la peinture du discursif, pour mieux la situer du côté du figural, au sens que Lyotard donnait au terme (écoulement non contrôlé d’énergie psychique), de ce qui affecte avant d’être compris, qui se manifeste avant de faire sens ou davoir une fonction2. En regardant les choses de ce point de vue-là, en cherchant à savoir ce que l’expérience de la vitesse a pu apporter à l’art pictural, et non depuis celui d’une lecture critique de l’accélération comme forme d’aliénation constitutive du projet moderne et principale force de réduction du monde « à rien »3, il me semble que le projet « résolument moderne »4 de peindre « la beauté de la vitesse »5 – c’est-à-dire peut-être d’abord et simplement d’explorer, d’inventer, de révéler d’autres fréquences d’images possibles et d’intégrer l’irreprésentable – s’est exprimé selon trois déclinaisons principales au cours du siècle.

2La première façon d’envisager le problème, qui est évidemment celle du Futurisme, mais qui était déjà, au moins pour partie, celle de Turner en 18446, s’attache à la vitesse objective d’un mobile et aux effets simultanés de déformation qu’elle exerce sur le regard et la perception subjective en proposant une mise en signes graphiques de la mobilité elle-même, plus que du mobile, qui est condamné à disparaître, à précipiter abstraitement sous l’effet de l’accélération. Elle envisage en fait de peindre une image résiduelle, une sensation et sa persistance, une trace plus qu’un événement. C’est la façon la plus spontanée, si l’on peut dire, la plus directe, de chercher à peindre la vitesse, celle qui se rapporte encore explicitement à un référent (une machine moderne va objectivement vite – un cycliste, une moto, une voiture, un avion, etc. –, mais aussi, un peu intempestivement, un cheval chez Boccioni) dont le statut ontologique (attesté / imaginé) importe peu, mais qui en distord efficacement la figure par le jeu affirmé de lignes de force (hyper-dynamisation de l’image) et de divers procédés graphiques de fragmentation ou de brouillage de l’image (hachures, zébrures, stries, taches, etc.), qui ont pour effet d’effacer lyriquement, c’est-à-dire de façon vibratile, les contours. Voilà ce que la vitesse fait à l’image fixe, la manière dont elle en affecte l’ordre et la trame. Une vectorisation et une dissolution. L’approche futuriste cherche à émanciper la peinture 1900 de sa fonctionnalité mimétique, à en augmenter la figurativité, à en élargir le territoire, la zone de compétence, à la brancher aussi sur d’autres intensités que celles mobilisées par l’injonction mimétique. Il me semble qu’elle trouve son principal outil dans la notion d’intensité, d’intensification rythmique, qui lui permet de « fixer » le regard sur l’image en tant que telle, plus que sur son contenu de sens. Cette stratégie d’intensification du signifiant situe la peinture du côté de la jouissance pure, c’est-à-dire de l’expérience inconditionnelle, plutôt que de la consommation culturalisée d’images (reconnaissance, identification, attribution, etc.). C’est une perspective qui ouvre la peinture au dépassement de l’économique, du mimétique, du représentatif, à l’intégration des puissances que Lyotard, toujours dans son article sur l’acinéma, situe du côté du libidinal.

3La deuxième façon d’intégrer la vitesse, c’est de considérer le tableau comme une surface où viennent s’inscrire non plus des traces rétiniennes, mais des vitesses et des intensités subjectives. De la vitesse affect. Du non-référentiel par excellence. L’image ne cherche pas alors à fixer des lignes de force extérieures dans une composition méticuleuse, ce que fait le Futurisme, mais à inscrire en elle différents rapports de vitesses psychiques et organiques. Il n’y a plus de référent extérieur en mouvement sur lequel se poserait un regard émerveillé et débordé. Il y a une sensibilité en mouvement, une sensibilité qui s’inscrit dans un processus de condensation de l’énergie et dont la trace graphique signale la décharge. D’où la part que prend l’improvisation dans ce processus, alors qu’elle est absente de la démarche futuriste. L’improvisation ouvre en fait tout un autre plan d’appréciation esthétique de la vitesse, celui de la vitesse comme état et non plus comme motif. Un état émotionnel du sujet, rien d’objectivé dans le monde. C’est grosso modo la part qu’assume la peinture painterly comme on disait dans les sixties, celle des taches, des brosses et de l’informel, celle de Pollock et de De Kooning, celle qui privilégie la dimension processuelle, la spontanéité et l’inventivité et pense que la créativité artistique est improvisation.

4Je distingue enfin une troisième approche du problème dans le projet dynamogénique de l’op’art, qui fait du regard lui-même et de sa vitesse lenjeu déterminant du tableau. Peindre la vitesse, c’est alors peindre la vitesse de perception, la capacité du regard à « aller vite », à capter rapidement et dans le moindre détail tout ce qui se déploie dans l’image fixe. C’est l’œil qui devient moteur et anime le tableau, conçu comme un espace offert à l’exercice d’un régime perceptif transformé. Que la peinture se donne comme un plan daccélération, de relance et de modification pour la vision, cela transforme aussi le « temps artistique », je veux dire le temps de la réception de l’œuvre, qui n’est plus celui apaisé de la contemplation, mais celui, plus conflictuel, d’une précipitation perceptive. Cette modalité d’inscription plastique de la vitesse sur un plan fixe signe la sortie définitive de la peinture hors de la zone de représentabilité (ni objet, ni perception).

5Ces trois perspectives – que je pourrais résumer par la triade figurer, incorporer, translater – il faut les penser dans l’ordre de la complémentarité davantage que de la successivité. Elles balisent à peu près la question de la vitesse dans l’image fixe jusqu’au moment de la High-Speed Society à tout le moins, moment qui est le nôtre et où l’accélération, qui a toujours été au cœur de la dynamique capitaliste, lui servant d’équivalent fonctionnel de l’éternité7, a fini par atteindre un tel degré que la capacité d’en fixer graphiquement quelque chose se trouve tout bonnement dépassée et que les imaginaires actuels se tournent de façon résolue vers les figures antagonistes de la lenteur.

6Le rapport des sensibilités à la vitesse est ambigu dans la culture 1900. S’il est fait d’enthousiasme chez les tenants de lexacerbation nerveuse (Mirbeau8 par exemple, ou Simmel9), il n’en est pas moins traversé d’inquiétudes quant à ses retombées sociales et culturelles, à sa capacité de désorganiser les hiérarchies et le tempo de l’humanisme bourgeois. La vitesse reste en effet largement associée à l’époque à un phénomène de dénaturalisation de l’expérience du temps et au sentiment de « perte en monde »10. Elle apparaît comme le vecteur par excellence de la disparition de l’ordonnancement stable du monde. Cette ambiguïté prévaut d’ailleurs encore aujourd’hui, où la compression du présent et l’imprévisibilité de l’avenir sous le régime desquelles nous vivons, émoussent la possibilité même d’un rapport pleinement euphorique à l’accélération et à sa logique quantitative. Quoi qu’il en soit, dans les années d’avant-guerre la beauté de la vitesse que l’on commence à entrevoir tient principalement à deux choses : sa capacité à intensifier la perception d’une part, et son pouvoir d’engendrer des formes non mimétiques, des formes inouïes d’autre part. Des formes qui ne doivent plus se légitimer de leur conformité apparente à une extériorité, mais de leur seule puissance daffect. Ce qui est beau dans la vitesse, c’est ce pouvoir de transformer le réel, d’en dissoudre les formes et de leur substituer de la picturalité pure (ligne, plan, couleur). Ce qui est beau dans la vitesse, c’est cette puissance de production de formes nouvelles, une puissance métamorphe inconditionnelle.

7Il ne faut toutefois pas perdre de vue que la culture naissante de la vitesse n’est en réalité que la réponse des temps technologiques à la question générale du mouvement, de la représentation du mouvement qui fut longtemps, dans l’iconographie occidentale, portée par les figures de la marche11. Bien avant que l’on n’atteigne le seuil incandescent du capitalisme industriel vers 1840 et que l’on n’en arrive à la formulation de la question de la vitesse chez Turner12, la figuration du mouvement a systématiquement été indexée par la peinture sur une charge allégorique ou une dynamique symbolique spécifique (anabase ou catabase). La marche, qui est accessoirement le motif inaugural de la Renaissance13, connut ainsi plusieurs lectures dans la peinture occidentale des siècles qui suivirent. Ces lectures peuvent s’organiser autour de quatre figures majeures : l’élévation spirituelle (pèlerinage), la découverte de soi (formation morale et sociale), l’expérimentation de la beauté du monde (promenade) ou la mise en mouvement de l’histoire (révolte). Mais ce qui est commun à ces représentations distinctes thématiquement, c’est qu’elles sont toutes motivées par une perspective téléologique. Chaque figuration du déplacement pose à sa façon la question du sens, de la valeur et de la portée dudit déplacement. En lui-même, le mouvement n’intéresse donc pas directement la représentation picturale. Il l’intéresse à proportion de ce qu’il permet d’atteindre (le paradis, le plaisir sensible, l’homme nouveau). Il l’intéresse en fonction de son horizon d’idéalité.

8Or la machine impose un principe d’accélération ininterrompue qui signe la dissolution de toute hypothèse téléologique du mouvement au profit de sa pure et simple physique, c’est-à-dire de son intensité, de sa présence, de sa puissance d’affect, de saisissement de la sensibilité et de sidération de la représentation. Le mouvement accéléré cesse progressivement de faire sens par rapport à un horizon général d’interprétation de la vie. Il n’est plus que lui-même, à lui-même sa propre fin. De même qu’il cesse aussi progressivement de pouvoir constituer l’enjeu d’une démarche figurative, la vitesse dissolvant formes, balises, repères et contours, rendant insaisissable le motif14 et poussant à l’abstraction. Et donc à une autre appréhension de la peinture. Il n’est plus le moyen du sens, mais la fin de la représentation, ce qu’il faut entendre au double sens de la formule, puisqu’il constitue son but d’une part, et parce qu’il met fin d’autre part à un certain régime mimétique de l’image. C’est cela qui commence à être saisi par Turner dans Rain, Steam & Speed. La vitesse fait ressentir avant de voir, mieux, avant de distinguer le phénomène. Elle sert une logique radicale d’expressivité, ne nous renvoie plus à une intelligibilité, même rétrospective, du déplacement, mais au seul effet irradiant qu’il exerce sur la perception. Où va le train de Turner ? Le bolide de Russolo15 ? Où vont ceux de Richter16 ? Nulle part. Ils fusent juste dans l’espace, frontal, latéral, bifrons. À vrai dire, la question de la destination ne se pose même pas, sauf si l’on tient à s’engager dans une démarche d’attestation documentaire de l’œuvre. Elle ne se pose pas, parce que la toile elle-même ne laisse aucun espace pour qu’elle se formule. Elle sature, la toile, dès qu’il y est question de vitesse. Elle sature de tout, de rythme, de couleurs, de plans, de nappes, de lignes dynamiques. Elle perd son ancrage, sa lisibilité, et sort de tout régime allégorique de lecture au profit d’un régime d’exacerbation sensorielle. Derrière les effets de surface et la saturation de nos perceptions il n’y a plus désormais d’horizon de transcendance.

9Parallèlement à l’ambiance générale de la Belle Époque, faite d’accélération mécanique, d’instabilité sociale et d’émotionnalité paroxystique, faite aussi de spéculations militaires, cliniques et juridiques sur le contrôle du déplacement17, l’impulsion à peindre le mouvement en et pour lui-même fut apportée par les recherches menées depuis les années 1870-80 dans le domaine scientifique pour parvenir, soit par une voie analytique (la voie Muybridge, si j’ose dire, celle des objectifs multiples, pour qui il sagit de reconstruire le déplacement d’un mobile à partir de ses stases dissociées), soit par une approche synthétique (et c’est alors la voie Marey, celle de l’objectif unique, qui cherchait plutôt à isoler la courbe du mouvement en le dissociant du mobile qui le porte), à la reproduction du mouvement en général et de la marche en particulier. L’expérience chronophotographique changea de toute évidence radicalement la donne pour la peinture. Car en lui permettant de visualiser par l’espace la temporalité du déplacement, en faisant entrer le temps (c’est-à-dire une durée) dans la peinture, elle lui permettait soudain de s’intéresser au devenir et non plus à lessence (du phénomène) et de se dégager ainsi du paradigme culturel dominant (essence, unicité, statisme). Dans la procédure de réduction de la figure à la ligne, de la chair au graphique qu’il engage afin de pouvoir échapper au « rétinien » dans la peinture, Duchamp se revendique explicitement des découvertes de Marey, outre le fait qu’il lui emprunte le terme même de « rétinien » :

J’avais vu dans l’illustration d’un livre de Marey comment il indiquait les gens qui font de l’escrime, ou les chevaux au galop, avec un système de pointillés délimitant les différents mouvements. C’est ainsi qu’il expliquait l’idée du parallélisme élémentaire […). C’est ce qui m’a donné l’idée de l’exécution du Nu descendant un escalier (…). C’était une autre sorte de déformation que celle du cubisme.18

10Peindre le mouvement et sa persistance, sa « déformation » spécifique, pas forcément encore la rapidité en tant que telle, fut donc un enjeu décisif dans les années d’immédiat avant-guerre. De cette volonté d’écrire le mouvement en le décomposant ou le fragmentant témoignent parmi bien d’autres La Femme cueillant des fleurs de Kupka (1910-11)19, la Bambina che corre sul balcone de Balla (1912)20, le Nu descendant un escalier de Duchamp (1912) ou bien encore son double inversé, moins marquant et moins connu, la Smiling Woman Ascending A Stair de Wyndham Lewis (1912)21.

11Voilà schématiquement d’où arrive la question de la vitesse, quand elle se formule en 1909 dans le Manifeste du Futurisme. Elle se formule à partir de l’expérience vécue de l’accélération en cours dans la civilisation moderne ; et d’un questionnement, interne à l’art de peindre, sur la capacité de figurer le mouvement et de renouveler radicalement le canon. Le projet de peindre la vitesse va en fait radicaliser cette interrogation, ou chercher à la dépasser, en allant, ainsi que le fait par exemple Luigi Russolo dans Automobile in corsa, jusqu’à l’effacement du mobile au profit de la dynamisation de lespace et de la transcription des effets de distorsion que la vitesse exerce sur la perception. Les ruptures formelles, le jeu des couleurs agressives de soleil en fusion, le contraste des lignes de force inscrivent une pure directionnalité au cœur de la toile et précipitent le spectateur au beau milieu d’une expérience visuelle complexe, faite de simultanéité et de déhiérarchisation. La démarche du Futurisme, qui cherche à envelopper le spectateur dans les sensations simultanées liées à la vitesse en faisant de son œil le point de fuite de la composition, à substituer les échos sensibles de la vitesse à la voiture-motif, relève dune logique subjectiviste et immersive qui modifie la relation que le spectateur peut entretenir à l’image. Elle l’y précipite et le laisse dans un état de sollicitation extrême et non canalisée, dans la mesure où le flou potentialise la vision – ce dont Gerhard Richter se rappellera, un demi-siècle plus tard.

12La question de la vitesse en peinture trouve une deuxième formule le 4 mai 1959. Ce jour-là, cinquante ans après la parution du manifeste de Marinetti et six ans après avoir exposé la série controversée des Femmes, Willem De Kooning, alors au plus haut de sa renommée, présentait un ensemble de peintures à la galerie Sydney Janis à New York22. Cette nouvelle série de tableaux montrait des paysages autoroutiers abstraits, inspirés, peut-être, par la lecture de On the Road de Kerouac sorti en 1957, mais à coup sûr par l’environnement de Long Island Sound, où le peintre allait définitivement s’installer au début des années 60. Contrairement aux Femmes, ces œuvres ne montrent pas de la figure, mais de la matière picturale organisée en fonction de complexes de sensations cinétiques – de la spatialité abstraite. Cette série de peintures centrée sur l’expérience sensitive retirée de la circulation sur un réseau d’autoroutes locales à laquelle appartiennent notamment Montauk Highway23 et Merritt Parkway24, retient mon attention pour deux raisons.

13Il y a en premier lieu le fait que De Kooning les réalise à un moment de crise, de turning point dans l’histoire de la peinture nord-américaine de l’après-guerre. En 1959, la peinture painterly dont il est alors le représentant majeur a en effet, en matière de légitimité avant-gardiste, commencé à céder du terrain aux trois principaux mouvements émergeants de l’époque, le Néo-Dadaïsme, le Pop Art et le Minimalisme25. Or il me semble que dans cette série le motif de la route et de la vitesse sert la réaffirmation des valeurs d’expérience et d’intensité dans la peinture, au moment où ces valeurs rencontrent la concurrence montante d’autres propositions programmatiques critiques. C’est une histoire de fonctionnalité esthétique qui est en jeu ici, de changement de programme expressif et de valeurs formelles : lintensité psychique et la tactilité caractéristiques des peintures « de geste » commençait à être dévalorisées, voire ringardisées26, au profit de propositions critiques qui articulent objectalité et discursivité. Toutes les sixties regarderont ailleurs que là où vont les routes de De Kooning – à commencer par Allan D’Arcangelo, qui, dès le début de la décade consacre aux highways des séries de tableaux tous plus plats et statiques les uns que les autres, comme figés par les jeux de l’ironie et la déconstruction des discours et des axiologies qui supportent la mythologie américaine de la route27. La série des highways de De Kooning, qu’il faudrait par ailleurs interroger dans son rapport aux grands paysages pastoraux lumineux qui lui succèderont au début de la décennie suivante et constituent leur contrepoint rythmique, est à mon sens la réponse du peintre à cette situation de crise de légitimité, comme si lexplosivité du tracé et les principes dintersection, de directionnalité et de distributivité pures qui gouvernent ces tableaux, véhiculaient en même temps un mouvement de relance expressive. Comme s’ils étaient peints against the grain du plan lisse, statique, onirique et désaffecté par lequel d’Arcangelo traite le motif, sans s’intéresser le moins du monde au potentiel expérimental et sensible de la vitesse.

14Ce qui me retient par ailleurs dans la série de De Kooning, c’est le traitement explicite et effusif de la vitesse. Il l’est sémantiquement par le motif même des tableaux, la parkway, la route rapide, la route moderne – pas la route vernaculaire sur laquelle on musarde. Et il l’est aussi immédiatement au plan pictural par le traitement dynamique de l’improvisation à la brosse qui tranche avec l’art du remaniement minutieux et permanent si caractéristique de la série Femmes. La question de la vitesse se trouve ainsi placée deux fois au cœur de ces tableaux. Elle l’est en tant que durée d’exécution d’une part, vitesse du geste inhérente à l’improvisation et suggérée par les poussées accélérées du pinceau ; elle l’est en tant que sujet d’autre part, l’usage du tracé large, peu précis suggérant le sillon de la route à travers le paysage et l’effet visuel de la vitesse sur le paysage (fusion des formes, délimitations floutées, aplanissement, flashs de couleurs). De Kooning propose une autre voie d’entrée dans la question de la figuration de la vitesse au sein de l’image fixe. Une voie qui se distingue de la première modernité justement, et de ses recherches sur le dynamisme et l’analytique du mouvement. Ce sont les surfaces de couleur ouvertes, brossées avec force et rapidité qui semblent se déplacer et suggérer un état de perpétuel devenir, qui créent la sensation de vitesse. Ce ne sont plus des lignes de force. Ce sont des plans d’affect.

15La troisième déclinaison de la question de la vitesse dans la peinture, entièrement débarrassée de toute problématique liée à la figure et à la subjectivité, s’est épanouie dans lopart des années 60. Les recherches de ce mouvement, qui constitue le versant statique de l’art cinétique, se fondaient sur le rapport entre la vitesse de la perception et la réactivité de la réponse motrice ; entre lhyper-sollicitation visuelle et la puissance de mouvement kinesthésique28. Les artistes op’ cherchaient à produire une structure visuelle afocale et efficace d’un point de vue dynamogénique : le moirage graphique, l’indistinction entre forme et fond, l’absence de focalisation sur lesquels reposent leurs travaux aspirent l’œil spectateur dans un vortex sans issue et sollicitent un potentiel énergétique dans lorganisme. Lefficacité de l’œuvre est évaluée à laune de son rendement esthésique, cest-à-dire de sa capacité à développer l’énergie disponible chez lobservateur – ou pour le dire avec les mots de Vasarely, « de nous stimuler ou de nous procurer des joies sauvages »29. Le régime attentionnel de lop’art, pour lequel il ny a plus aucune essence à saisir, mais seulement des effets daccélération optique à expérimenter et des dynamiques d’hyper-perception, privilégie la rapidité du balayage visuel sur la surface (le scanning) plutôt quune saisie globale des phénomènes visuels.

16Cette mise en forme spécifique du problème, celle de la vitesse optique, qui se déploie en dehors de toute dynamique de figuration, se réalise de façon exemplaire dans Circle of Acceleration30 de Bridget Riley ou dans les multiples Dinamica Visuale de Toni Costa. Placé devant ces tableaux, le spectateur se trouve dans une situation visuelle et attentionnelle faite de micro-stimulations et de relances incessantes, situation de sollicitation rythmique rapide qui concorde avec son horizon d’expérience quotidien, sa situation visuelle périphérique et instable, et lui permet de s’y exercer librement et d’en acquérir une maîtrise sensitive plus fine et plus étendue. L’enjeu de la peinture est à ce moment-là d’expérimenter deux modes déterminants de la perception dans le monde hypermoderne : la pollinisation et le décentrement. Conçu comme exercice dadaptation de lindividu à la dynamique sensitive du monde technologique, le tableau acquiert une dimension pleinement pratique.

17Toutes ces tentatives d’accélération dans la peinture ne pouvaient cependant manquer d’aboutir un jour à l’idée du point limite où la vitesse se dépasserait, se transcenderait, se volatiliserait elle-même dans l’apparition d’un nouveau type d’accident. Vanishing point. L’accident eut lieu en 1963. Andy Warhol était au volant. Peindre le crash, dans la série ironique des car crashes31, aurait-il été le telos secret de toute cette histoire de vitesse dans l’image fixe, un peu comme Kerouac considérait la vitesse comme une technique d’accès au satori, à la suspension du temps ? Peut-être. Car le crash est en fait le seul instant où la vitesse se fixe, où elle se fixe absolument. Et sa représentation fixe alors définitivement la vitesse dans l’image fixe.

Notes

1 Paul Virilio, Vitesse et politique : essai de dromologie, Galilée, 1977.

2 Jean-François Lyotard, « L’acinéma », Les Dispositifs pulsionnels, Galilée, 1994, p.57-69.

3 Cette perspective critique est celle des réflexions de Paul Virilio, par exemple dans Vitesse et politique. Essai de dromologie, 1977, op. cit.

4 Arthur Rimbaud, « Adieu », Une saison en enfer, 1873.

5 Filippo Tomaso Marinetti, Manifeste du Futurisme, 1909.

6 JMW Turner, Rain, Steam and Speed – The Great Western Railway, 1844. Tableau visible là : https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/joseph-mallord-william-turner-rain-steam-and-speed-the-great-western-railway. Consulté le 15 octobre 2021.

7 Voir sur ce point : Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010 ; W. Scheuerman, Liberal Democracy and the Social Acceleration of Time, Baltimore, John Hopkins University Press, 2004. Voir également : Alain Bihr, « Capitalisme et rapport au temps. Essai sur la chronophobie du capital », ¿ Interrogations ? 1, déc. 2005, p. 110 à 124. https://www.revue-interrogations.org/Capitalisme-et-Rapport-au-temps (Consulté le 14 octobre 2021).

8 Voir par exemple le roman d’Octave Mirbeau, La 628-E8, paru en 1907.

9 Par exemple Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1999 (éd. or. 1920), essai dans lequel Simmel étudie l’impact de l’accumulation monétaire sur le tempo de la vie.

10 Sur la notion de « perte en monde », voir le livre de Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2012.

11 Voir le passionnant catalogue de l’exposition Les Figures de la marche (Musée Picasso, Antibes, 2000), Réunion des Musées Nationaux, 2000.

12 Il est d’ailleurs remarquable qu’il n’y ait pas de lecture inquiète du moderne chez Turner, mais bien une saisie démocratique des objets du monde, qu’ils soient naturels ou artificiels. Si la vitesse conduit quasiment à l’abstraction dans Rain, Steam & Speed, Turner y arrive cependant encore plus immédiatement par son travail sur la lumière pure, comme dans les tableaux qu’il consacre aux Alpes, dans les années où il peint Rain, Steam & Speed,. Voir par exemple Le Lac de Lucerne, ca. 1844.

13 Masaccio, Fresques de la chapelle Brancacci, Santa Maria del Carmine, Florence, 1424-1428.

14 C’est pour cela qu’en dépit des nombreux tableaux de train qu’il a peint, Claude Monet n’est pas un peintre de la vitesse.

15 Luigi Russolo (1885-1947), Automobile in corsa (Composition, Dynamisme dune automobile), 1912-1913, huile sur toile, 106x140 cm, Centre Pompidou, Paris. Visible là : https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/AIByhep. Consulté le 29 octobre 2021.

16 Gerhard Richter, Zwei Fiat, 1964, huile sur toile, 130x200cm, Museum Frieder Burda, Baden-Baden. Visible là : https://www.gerhard-richter.com/fr/art/paintings/photo-paintings/cars-7/two-fiats-5554. Consulté le 29 octobre 2021.

17 Sur la mise en place des dispositifs de contrôle du mouvement entre 1880 et 1914, voir la très riche étude de Jean-Claude Beaune, Le Vagabond et la machine. Essai sur lautomatisme ambulatoire. Médecine, technique et société en France, 1880-1910, Seyssel, Champ Vallon, coll. « milieux », 1983. La psychiatrie de l’époque crée la catégorie de « folie ambulatoire » ou « dromomanie » ; le contrôle juridique du mouvement se traduit par la criminalisation du vagabondage ; quant au contrôle militaire, il vise l’optimisation du mouvement de troupes en adoptant « la meilleure façon de marcher », toute en flexion, en souplesse, celle qui permet de marcher plus vite encore et plus longtemps et qui servira tant en 1914. Ces trois dimensions participent activement du contrôle global du déplacement espéré par le capitalisme industriel de l’époque, pour lequel le mouvement improductif est intolérable.

18 Marcel Duchamp & Pierre Cabanne, Ingénieur du temps perdu, édition Belfond, 1998, p. 57-58.

19 Visible là : https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cBAgqGL. Consulté le 15 octobre 2021.

20 Giacomo Balla, Bambina che corre sul balcone, 1912, olio su tela, 125×125 cm, Museo del Novecento, Milano.

21 Visible là : https://centuriesofsound.com/2019/05/02/1912-in-art/. Consulté le 15 octobre 2021.

22 Lexposition fut un succès artistique et économique pour De Kooning.

23 Montauk Highway, 1958, 149,9 x 121,9 cm, Los Angeles County Museum. Visible là : https://collections.lacma.org/node/224664. Consulté le 29 octobre 2021.

24 Merritt Parkway, 1959, 203,2 × 179,1 cm, Detroit Institute of Art. Visible là : https://www.dia.org/art/collection/object/merritt-parkway-42212. Consulté le 29 octobre 2021.

25 Les toiles peintes par Stella en 1959 et 1960, par exemple Tomlinson Court Park (1959) ou Pagosa Springs (1960), disent parfaitement cette orientation radicalement hostile aux principes gouvernant la peinture de De Kooning : impersonnalité, froideur, symétrie, répétition, uniformité chromatique, etc.

26 Ainsi l’historienne de l’art et critique Barbara Rose, qui était aussi, accessoirement, la femme de Franck Stella, peut-elle écrire dans la livraison du 5 décembre 1963 de la revue Art International : « Il est maintenant évident que, même si De Kooning continue à produire de la peinture expressionniste abstraite, l’expressionnisme abstrait ne produira pas un autre De Kooning ».

27 Allan D’Arcangelo, US Highway 1,# 5, 1962, 177,6 x 207 cm, MoMA. Visible là : https://www.moma.org/collection/works/79572. Consulté le 18 octobre 2021.

28 Voir l’article d’Arnaud Pierre, « Accélérations optiques. Le régime visuomoteur de l’art optique et cinétique », in L’Œil moteur, catalogue des Musées de Strasbourg, 2005, p. 34 à 42.

29 Victor Vasarely, Plasti-Cité, Casterman, 1970, p. 62.

30 Bridget Riley, Circle of Acceleration, 55,8 x 60,9 cm, 1961, Muzeum Sztuki, Łódź.

31 Andy Warhol, Orange Car Crash Fourteen Times, sérigraphie, 268.9 x 416.9 cm, 1963, Moma. Visible là : https://robinrile.com/the-warhol-i-never-knew/. Consulté le 29 octobre 2021.

Pour citer ce document

Par Lambert Barthélémy, «Ah, Filippo, le jour où le Danube coulera en ligne droite à 300 km/h…», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], La vitesse dans l’image fixe, Revue électronique, mis à jour le : 22/11/2022, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1234.

Quelques mots à propos de :  Lambert Barthélémy

Lambert Barthélémy est Maître de Conférences en Littératures Comparées à l'Université de Montpellier. Il a publié métamorphose du commun (Fissile, 2008) et Fictions de l'errance (Garnier, 2012), ainsi que de nombreux articles sur l'art et la littérature modernes et contemporains. Il est en outre traducteur de l’allemand et dirige les Éditions Grèges.

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