Fotodinamismo futurista : le flou de bougé et le projet de détruire « les vieilles valeurs de la ligne et de la couleur »

Par Anne-Cécile Guilbard
Publication en ligne le 22 novembre 2022

Résumé

The photodynamism is a short story within the history of photography although it meant to revolutionize modern art. This article intends to understand why motion blur which Bragaglia brothers proposed to futurist painters and sculptors in 1913 did not only provoke indifference but a true anger. Their aesthetic conceptualization of motion blur, a black sheep in the history of the photographic technics and the only type of blur repudiated by the history of photographic art, is without precedent. It constitutes an original contribution to the question of modern representation. However, in Bragaglia’s will to seize the sensation of the living, it may finally be in tension with theater arts that motion blur accomplished the thrust of their aesthetics program.

Le photodynamisme est une étoile filante de l’histoire de la photographie qui prétendait révolutionner l’art moderne mais dont les propositions ont fait long feu. On essaie ici de comprendre pourquoi le flou de bougé dont les frères Bragaglia proposent les résultats aux peintres et aux sculpteurs futuristes en 1913 ne provoque pas seulement une morne indifférence mais une véritable colère. Leur conceptualisation esthétique du flou de bougé est de fait inédite : mouton noir de l’histoire de la technique, il représente l’unique type de flou répudié par l’histoire de l’art photographique au début du XXe siècle. Apport original à la question de la représentation moderne, le flou de bougé n’accomplit peut-être l’essentiel du programme esthétique du photodynamisme, saisir la sensation du vivant, que lorsqu’il est mis en tension avec l’art de la scène dans « La gifle ».

Mots-Clés

Texte intégral

« ce flou de bougé
qui est comme la signature du photographique,
inconnu des autres modes de représentation. » (Michel Frizot)1

1Le photodynamisme est une étoile filante de l’histoire de la photographie qui prétendait révolutionner l’art moderne mais dont les propositions ont fait long feu. On essaie ici de comprendre pourquoi le flou de bougé2, dont les frères Bragaglia proposent les résultats aux peintres et aux sculpteurs futuristes en 1913, ne provoque pas seulement une morne indifférence mais une véritable colère. Leur conceptualisation esthétique du flou de bougé est alors inédite : mouton noir de l’histoire de la technique, c’est l’unique type de flou répudié par l’histoire de l’art photographique au début du XXe siècle. Apport original à la question de la représentation moderne, le flou de bougé ne semble cependant accomplir le programme esthétique du photodynamisme des Bragaglia, saisir la sensation du vivant, que dans une tension avec l’art de la scène qu’on découvrira dans la photo intitulée « La gifle ».

2Au début du XXe siècle, les recherches plastiques visant à faire entrer la vitesse dans la représentation prolifèrent. Du cubisme de Braque et Picasso aux « nus vites » de Duchamp3, il s’agit de rendre perceptible, de fixer le mouvement rapide, celui de la pensée aussi bien que des corps dans l’espace, en tant qu’il est constitutif de la vie. L’accélération extraordinaire de la vie moderne, liée au train, à l’automobile ou encore à l’usine, à la dactylographie et au télégraphe, engage les avant-gardes à traduire dans l’image fixe (collage, dessin et peinture) l’agitation, la palpitation du vivant sur le modèle radicalement nouveau de la trépidation mécanique : les portraits mécanomorphes4 du dadaïste Picabia figurent sans doute le symptôme exemplaire de cette entrée de la machine dans l’art.

3La stimulation que procure l’accélération technologique prend des formes différentes au début du nouveau siècle ; elle rejoint une protestation contre le vieux monde et l’art bourgeois et s’accompagne, de manifestes en manifestes5, de déclarations où la destruction est le premier mot d’ordre : mise en morceaux des vieux modèles (esthétiques comme politiques puisqu’il s’agit dans les deux cas d’une conception du monde), recyclages et déplacements, collages et prélèvements. Même la traditionnelle – et si patiente – peinture à l’huile (notamment des peintres cubistes ou futuristes) devra s’appliquer à rendre les fragments d’une vision désormais nécessairement complexe où se heurtent les temps différents d’une perception toujours liée au souvenir, toujours liée au mouvement, d’une rencontre avec la chose qui s’est révélée confrontation de vitesses différentes. Le philosophe Bergson et le physicien Einstein ne se contrediront que sur des points précis de cette nouvelle vérité générale6.

4La photographie instantanée, depuis l’ajout du brome aux sels d’argent7, poursuit cependant, quant à elle, le vieux modèle perspectiviste pourtant déclaré faux par la peinture moderne. Elle suspend et arrête, avec la netteté d’une peinture d’histoire à la Gros8, tout mouvement dans sa course : vol, saut comme plongeon. De ces vues étonnantes Jacques Henri Lartigue est sans doute le champion9.

5Loin des plaisirs de l’étonnement, Etienne-Jules Marey emploie l’instantané (en perfectionnant l’appareil de prise de vue10) pour l’analyse scientifique du mouvement avec la chronophotographie qui détaille, image par image au dixième de seconde sur une même plaque, les positions successives du vol du pélican ou de la marche de l’homme. Ses mesures ont comme on sait puissamment influencé l’iconographie picturale qui suivra, du cubiste Nu descendant un escalier de Duchamp (1912, Philadelphie, Museum of arts) au Dynamisme d’un chien en laisse du futuriste Balla (1912, Buffalo, Albright-Knox Gallery), deux huiles sur toile livrées en 1912. Comme dans la chronophotographie, dans l’une et l’autre toiles, la successivité du temps se traduit par la répétition de lignes, partiellement superposées, formant rythme, pour l’une avec l’effet de la descente lente et lascive du nu, pour l’autre avec celui de la frénésie du trottinement du petit chien.

6Les frères Bragaglia s’inscrivent dans cette même recherche du dynamisme dans l’image fixe quand ils proposent leurs « photodynamiques » à Marinetti et au groupe des futuristes italiens. Leurs images ont cependant ceci d’absolument singulier que le traitement du mouvement rapide ne repose pas sur la dislocation de la représentation dans la répétition et la netteté (qu’elle soit simple ou complexe) telle qu’on la trouve en peinture et dans l’instantané photographique ; leur proposition esthétique repose sur ce véritable problème de l’histoire de la photographie qu’est le flou de bougé.

La répudiation du flou de bougé parmi les arts du flou

7On peut considérer que toute l’évolution technique de la photographie a eu pour visée de réduire et d’anéantir ce fondamental défaut de la représentation en photographie qu’est le flou, ou plutôt les flous. Le flou se présente en effet essentiellement sous deux formes11, deux menaces différentes et qu’on pourra hiérarchiser dans l’histoire de l’esthétique du médium12 : le flou optique et, en quelque sorte beaucoup plus grave, semble-t-il, le flou de bougé. L’effort technique contre le premier revient au progrès des lentilles et du réglage de leur combinaison ; l’effort contre le second tient tout entier dans le temps de pose : les perfectionnements de la sensibilité argentique (avec le collodion et enfin le brome) sauront l’éradiquer avec l’instantané conjugué aux nouveaux obturateurs. Marey, qu’on évoquait plus haut, signe avec ses expériences la fin de ce dernier problème dans les années 1880.

8Même le fameux art du flou pictorialiste exclura le flou de bougé de ses recherches. En effet, la netteté acquise, c’est-à-dire – j’y insiste – la victoire de la technique photographique contre le flou acquise, les pictorialistes en essaieront certaines réhabilitations. On redécouvre les flous optiques de Julia Margaret Cameron qui dotent ses scènes et ses portraits d’un effet onirique. Dans les années 1890, le projet éphémère de la « photographie naturaliste » de Peter Henry Emerson13 travaille en mise au point différentielle le flou optique à la périphérie d’un centre parfaitement net pour imiter la vision humaine.

9D’une manière différente, mais aussi sur la piste ouverte par les peintres impressionnistes européens, à New York les pictorialistes du groupe américain Photo-Sécession (Stieglitz, Steichen Coburn…) créé en 1902 s’intéressent un temps aux sujets atmosphériques : pluie, neige, vapeur fondent les contours, brouillent aussi par reflets les formes distinctes ; les heures de luminosité faible, entre chien et loup, font jouer aussi des perceptions troublées, paraissant lointaines, aux antipodes de l’effet d’immédiateté de la photographie nette (dont la Straight photography que Stieglitz défendra plus tard comme un art).

10Enfin, et peut-être est-ce là le plus remarquable, les pictorialistes français inventent même une nouvelle technique de flou avec la mise au point de procédés de tirage par dépouillement : les manipulations sur les papiers visent à rehausser la matérialité de l’épreuve et à lui conférer une apparence de peinture14. Gomme bichromatée, charbon et autres encres grasses fournissent l’épaisseur d’un matériau prêt à la pratique de l’estompe, à la manière du pastel ou du graphite qu’on frotte du doigt ou au pinceau pour adoucir les contours15.

11Dans leurs recherches qui touchent ainsi à différents régimes du flou (par l’optique, le choix des sujets atmosphériques, et enfin l’estompe à même les papiers), on ne peut que constater qu’il en manque un. En effet, si le flou de bougé est parfois perceptible dans les images pictorialistes, il ne paraît pas exploité pour lui-même : il semble impliqué par les autres recherches de flous délibérés. Par exemple, dans la vue du Flat iron d’Alvin Langdon Coburn en 1912, qui relève du flou atmosphérique qu’on a distingué plus haut16, les passants en bas de l’image sont de fait flous parce qu’ils se meuvent, mais ce léger flou de bougé se trouve en quelque sorte noyé dans le flou atmosphérique généralisé du cliché pris à l’heure où les lampadaires de la ville défient vainement la lumière naturelle. Le traitement unifié par le flou du building à l’arrière, comme de la rue et des branchages qui meublent le ciel au premier plan, demeure fidèle à la représentation impressionniste : si le temps y est traité, c’est sur le mode de la fugacité de la vision, et non de la vitesse de quelque mouvement dans l’image.

12En somme, dans ce début des années 1910, les photographes peuvent travailler à toutes sortes de flous artistiques à l’exception du flou de bougé ; les expérimentations volontaires de ce dernier semblent reléguées aux pratiques sans prétention des amateurs. Michel Frizot repère par exemple dans les clichés du peintre norvégien Edvard Munch entre 1902 et 1910 la recherche des

effets de bougés, de silhouettes de surimpression, de flous de mouvement, transformant les corps familiers en apparitions fantomatiques ; ces effets ne sont pas nécessairement volontaires, mais ils sont assumés.17

13Entre naturalisme et symbolisme fin-de-siècle, les étranges spectres qui résultent des temps longs de pose sollicitent

[u]ne lecture qui considère l’épreuve photographique comme le résultat d’une démarche, parfois anachronique, déviante, névrotique, symptôme d’un déséquilibre psychique qui nourrit en outre d’autres démarches créatrices18.

14Le flou de bougé paraît ainsi figurer les visions d’une âme moins rêveuse ou poétique que perturbée : lors même que l’estompe des contours d’un sujet immobile ravit un certain public, la dissolution des formes dans le mouvement dérange…

Fotodinamismo futurista

15Or le photodynamisme des frères Bragaglia conteste justement l’immobilité de tout sujet, à la manière des peintres cubistes et futuristes qu’on a évoqués ; eux aussi déclarent : « nous considérons la vie comme pur mouvement »19. L’originalité de leurs recherches pour un art « aveniriste »20 tient par conséquent non tant à la recherche du dynamisme dans la représentation, qu’à la technique employée pour le représenter : la photographie, et en l’occurrence son flou de bougé21.

À Rome, Anton Giulio Bragaglia élabore la théorie du « photodynamisme futuriste » qu’il a inventé avec son frère Arturo. Mais il va jusqu’à le revendiquer comme un dépassement de la peinture futuriste axée sur le dynamisme, provoquant ainsi l’irritation de Boccioni qui en refuse l’intégration dans le mouvement. Bragaglia se proclamera dès lors « futuriste indépendant ».22

16Entre la présentation de sa théorie au poète chef de file du mouvement, Marinetti, en décembre 1912, et le rejet du photodynamisme par le peintre Boccioni en février 191323, ne s’écoulent donc que quelques mois, mais avant de retourner s’occuper de théâtre, Bragaglia publie et prononce différents discours promouvant ses concepts qu’il rassemble dans un opuscule, Fotodinamismo futurista, en juin 1913 aux éditions Nalato de Rome24. L’ouvrage, qui reprend plusieurs textes et présente seize reproductions de photographies, est réédité par Einaudi en 198025.

17Si le photodynamisme constitue un manifeste passablement confus, répétitif et aussi rageur que ceux de Dada (le rire en moins), les œuvres – les « photodynamiques » – sont des photographies de mouvements saisis à l’intérieur d’un temps de pose pouvant aller jusqu’à une minute : il en résulte immanquablement un flou de bougé qui se présente sous la forme de traînées plus ou moins blanches qui dématérialisent les corps des sujets photographiés, que ce soient les mains d’une dactylographe sur son clavier, ou un jeune homme qui se balance.

18Bragaglia se livre ainsi à une conceptualisation esthétique inédite du flou de bougé, insistant à maintes reprises sur la beauté que provoque une photographie floue, liée à la révélation synthétique du mouvement caractéristique de la vie moderne :

Nous avons donc senti la beauté innée d’une photographie floue, possédant en nous la passion du mouvement qui, magnifiquement, multiplie, transforme et déforme les choses, exprimant le caractère essentiel de la vie moderne, de sorte que sa sensation s’affirme justement comme la synthèse des sensations propres à cette vie moderne qui seule peut émouvoir les hommes vraiment d’aujourd’hui. (p.15)

19Ce mouvement qui « multiplie, transforme et déforme les choses » se révèle grâce à un moyen mécanique qui atteste de sa réalité en même temps qu’il le rend sensible. Bragaglia n’a pas de mots assez durs pour dénoncer l’erreur abominable de l’instantané (net) au regard de la science comme de l’art.

Avec la photodynamique, nous, nous l’avons obtenue, cette synthèse de l’évolution dynamique ; et nous avons libéré la photographie de sa cochonnerie de réalisme barbare et de l’insanité de l’instantané. Cette folie se prétendait très juste en présentant comme un fait scientifique ce qui n’était qu’un résultat mécanique. Nous avons donc libéré la photographie de deux de ses plus énormes défauts : on a débarrassé les résultats photographiques de toute valeur scientifique – au moins l’erreur bestiale de l’instantané – et de toutes les valeurs artistiques attribuées à la laideur de la copie du réel. (p.18)

20La netteté, la précision de l’instantané pour représenter le mouvement est ainsi donnée comme aussi scientifiquement fausse qu’artistiquement rétrograde.

Pour ce motif, nous abhorrons et nions l’instantané photographique et pictural qui contracte ridiculement les gestes vivants – et nous affirmons que, si l’on veut reproduire la vie, on agit puérilement lorsque l’on arrête photographiquement le mouvement qui est une qualité essentielle de la vie elle-même. 26

21À ce titre, Bragaglia dénonce, avec une véhémence inouïe, la tromperie du « vieux système de Marey », bon pour l’enseignement de la gymnastique – quoiqu’inutilement détaillé pour ce type d’objectif (p.28) – parce que la chronophotographie est constituée d’instantanés successifs qui découpent et figent le mouvement en ignorant les intervalles. La reconstitution artificielle du mouvement que produit le cinéma à partir de la même séquence de poses instantanées dans les photogrammes lui paraît semblablement « débile »27. Le photodynamisme fait voir, lui, ce qui a lieu dans les intervalles, dans une vision enfin continue du mouvement : il montre non pas une succession de découpes artificielles et mensongères, mais la trajectoire elle-même tout entière. Il permet d’avoir cette « vision équilibrée, harmonieuse, juste, dans la force des images, au moment où elles prennent vie, et de plus à la vitesse à laquelle elles ont pris vie dans l’espace et en nous » (p.28).

22En effet, la représentation vraie selon Bragaglia tient de l’adéquation exacte entre le temps de pose et la vision dans le mouvement qui les constitue ensemble : la révélation du flou de bougé dans la photodynamique a pour enjeu conjoint la vérité du fait dynamique et la sensation même du mouvement tel qu’il est vécu. On retrouve là la récente conception du temps envisagé comme durée par le Français Bergson auquel Bragaglia se réfère ; il ne s’agit plus de reconstruire par l’image le mouvement précis en ses fragments mesurés et statiques dans le temps, mais de figurer cette partie du mouvement qui « produit la sensation encore profondément palpitante, dans notre conscience, du souvenir » (p.20-21). C’est exactement l’intuition de Bergson :

L’intuition dont nous parlons porte donc avant tout sur la durée intérieure. Elle saisit une succession qui n’est pas juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir. C’est la vision directe de l’esprit par l’esprit.28

23Federico Luisetti, dans son article « A Futurist Art of the Past », note ainsi que les photodynamiques de Bragaglia accomplissaient de fait la représentation, dans l’espace du cadre photographique, de ce que Bergson appelle la durée et qui se tient dans l’esprit :

Whereas philosophers have mostly understood Bergson’s intervals of duration and these segments as ineffable or spiritual units, Bragaglia uses them as topoligical phenomena that can be constructed and represented through artistic technologies.29

24Si « les technologies artistiques » sont encore un oxymore en photographie en 1913, Bragaglia en perçoit très clairement l’usage et la possibilité qu’elles offrent de photographier l’invisible pour l’œil humain : « saisir ce qui se passe dans l’intervalle d’un geste est plus qu’humain » (p.34). La technique, la machine permet cela, de saisir l’intervalle, l’invisible trajectoire, que Bragaglia désigne comme l’« esprit du mouvement ». La trajectoire tracée par la photodynamique, d’un point à un autre et sans rupture, constitue ainsi pour lui « une photographie transcendantale du mouvement » (p.34) au sens où elle reconduit non seulement les moments de départ et d’arrivée du geste, mais aussi les intervalles innombrables dans l’espace et dans le temps. Cependant le discours de Bragaglia, s’il s’inspire de philosophie, de technique et de science30, porte surtout un enjeu esthétique :

La synthèse requise par la représentation du mouvement ne devra pas être seulement la synthèse du mouvement. Celle-ci ne pourra être que la partie essentielle, intérieure, du mouvant ; cette partie qui s’adresse à notre sensibilité et qui provoque des émotions, c’est cette trajectoire, esprit du geste […]. (p.45)

25On peut le comparer aux injonctions des peintres futuristes dans le manifeste de Milan du 11 avril 1910 :

Le geste que nous voulons reproduire sur la toile ne sera plus un instant fixé du dynamisme universel. Ce sera simplement la sensation dynamique elle-même.

En effet, tout bouge, tout court, tout se transforme rapidement. Un profil n’est jamais immobile devant nous, mais il apparaît et disparaît sans cesse. Étant donné la persistance de l’image dans la rétine, les objets en mouvement se multiplient, se déforment en se poursuivant, comme des vibrations précipitées, dans l’espace qu’ils parcourent. C’est ainsi qu’un cheval courant n’a pas quatre pattes, mais il en a vingt, et leurs mouvements sont triangulaires.31

26Même constat du tout mouvant, même recherche de la « sensation dynamique » à traduire dans ce que Boccioni appelle le « dynamisme pictural »32, c’est la solution plastique qui diffère absolument, car si le Dynamisme d’un chien en laisse de Balla présente cette démultiplication des pattes du chien dans le mouvement, avec la superposition partielle des lignes qui forment comme des brouillons triangulaires, et qui pourraient paraître assez proches d’un flou de bougé, les photodynamiques de Bragaglia manifestent de plus une variation importante qui ne tient pas seulement à la netteté des lignes dissoutes dans le bougé : le geste rapide affecte de surcroît la perception des couleurs (en photographie des valeurs de gris) qui s’éclaircissent selon la vitesse. Aussi la dématérialisation des corps dans le mouvement rapide associe-t-elle à la destruction des formes (des lignes) l’altération des couleurs.

Nous avons pu prouver que la lumière aussi, elle-même, détruit les corps, décolore les images, elle fournit au mouvement une part de blanc qui blanchit le mélange sombre des couleurs, le faisant devenir d’un gris clair qui est d’autant plus clair que la vitesse est grande et ainsi plus vive la lumière elle-même. (p.48)

27Bragaglia observe de fait, à l’inverse d’une multiplication, une diminution de la matière, celle-ci « s’éparpille » (p.49) à la lumière pour laisser place à « l’essence de la trajectoire ». Il compare ainsi cette dernière à une radiographie : c’est l’intériorité qui apparaît quand l’extériorité des formes et des couleurs disparaît. Marta Braun33 a montré tout ce que ces remarques doivent aux théories scientifiques et parascientifiques du temps (c’est en effet l’époque de la photographie des fluides vitaux, entre autres phénomènes, qui inquiètent alors la science), mais l’enjeu est aussi esthétique : Bragaglia revendique l’utilité de ses recherches sur « le style du rythme d’un geste » (p.50) pour les peintres et les sculpteurs, il s’appuie sur les thèses de Seurat, sur le divisionnisme des couleurs et le mélange optique34, afin de « rajeunir l’expression nécessaire à l’émotion du public » (p.50).

28La servilité traditionnelle de la photographie auprès des beaux-arts est sensible dans son discours : les photodynamiques sont moins des œuvres en elles-mêmes que les résultats d’expériences de figuration du dynamisme au service de l’art véritable dont Bragaglia ne paraît pas considérer que la photo puisse faire partie. Il n’en reste pas moins que les propositions plastiques qu’elles constituent sont à ses yeux, on l’a vu, non seulement plus justes à l’égard de la représentation du mouvement que toutes les reconstructions artificielles réalisées à partir de séquences d’instantanés (chronophotographie et cinéma), mais aussi plus belles parce qu’elles émeuvent : elles traduisent et provoquent la sensation même du mouvement.

La photodynamique rappelle aussi tout ce qui fut d’un état à un autre : […] les gestes [sont] tracés en un même point qui reste toujours lié à son propre devenir, entraîné par le mouvement et par la lumière […]. (p.34)

« L’essence esthétique du mouvement » (p.45)

29Que la fluidité remplace la saccade, le flou dynamique l’imposture de la netteté ; que le blanchiment dilapide les couleurs des corps en action : le vœu de Bragaglia pour une représentation moderne de la vitesse dans l’image fixe n’a pas pris. Il faut sans doute chercher du côté du discrédit ordinaire de la photographie dans les milieux de l’art de l’époque35 la raison de ce refus de la démonstration bragaglienne. Si le flou de bougé, cette « signature du photographique, inconnu des autres modes de représentation. »36 est accueilli avec mépris par les peintres, c’est aussi et peut-être surtout qu’il porte à faux toute la tradition picturale depuis l’invention de la perspective : l’introduction de la durée dans le point de vue avec le temps de pose long déconstruit, au sens plein, la tradition de la netteté et des couleurs qui apportaient à la représentation sa stabilité – artificielle mais naturalisée par cinq siècles de culture visuelle. Le coup porté à la netteté (du trait ou du contour en peinture) est reçu par Boccioni comme une négation de toute l’histoire de son art, la peinture ; et manifestement, bien qu’avant-gardiste, celui-ci se refuse à renoncer à ces fondamentaux. Par ailleurs, Raymond Bellour, dans une note de L’Entre-images remarque un autre écart que forme le bougé par rapport à la perspective :

quant aux effets de bougé limités, ils ne sont pas sans rappeler, même s’ils ne sont pas figurativement signifiants, la présence inquiétante de l’anamorphose en peinture 37.

30Si le critique traite ici du bougé de l’appareil, différent du bougé des corps dans l’image au temps long qui nous occupe, l’écart par rapport à une lisibilité du signe ainsi que l’allusion à l’anamorphose s’avèrent des opérations comparables dans les deux types de bougé. Dans les photodynamiques de Bragaglia, le corps en mouvement qui se dématérialise perd, avec ses contours, la forme qui en arrêtait sa signification peinte ou photographiée de corps représenté. Ce qui est figuré n’est plus de l’ordre de la signification, mais de la signifiance : le sens n’est plus arrêté, circonscrit, net dans la figuration normée ; il s’étend par le geste dans un au-delà indéfini des limites que lui conférait la tradition de la netteté et des couleurs en peinture38.

31L’anamorphose qu’évoque Raymond Bellour, qui joue en peinture d’un déplacement de construction perspective, c’est plutôt chez le peintre Duchamp qu’on la trouvera en 191339, et de fait le bougé d’appareil que le critique commente est un déplacement – léger – de point de vue. Cependant on peut noter que le bougé dans l’image produit un peu la même sorte d’effet repérable à l’intérieur du cadre : sans déplacer le point de vue (ou le point de fuite, qui lui répond) qui construit l’ensemble de l’espace en deux dimensions dans la photo, c’est à l’intérieur même de cet espace stable que s’effectue le déplacement (celui du corps, donc). Et dans cet espace nullement perturbé, s’effectue la transformation réglée d’un des éléments : les mains de la dactylographe sur le clavier net, les mains du guitariste sur son instrument. Le flou de bougé déplace l’effet de l’anamorphose d’une conception de l’espace regardé40 vers une conception du temps vécu dans l’espace de l’image41. Cependant l’inquiétude de l’anamorphose comme construction optique se résout d’ordinaire, à la manière d’une énigme, avec le rétablissement de la position correcte devant le tableau (cette expérience par laquelle la rassurante stabilité du monde dans sa représentation se recouvre) ; mais le déplacement dans le flou de bougé, dans l’image, est littéralement irrécupérable, la dissolution des formes définitive et sans solution. La confusion et le vertige irrémédiables – c’est-à-dire durables, et de fait, fixes.

32Il semble que ce soit par contraste que l’effet du flou de bougé se fasse le plus prégnant, et ce, à trois niveaux : le centrage, la lumière, et enfin les éléments statiques dans l’espace enregistré. Les photodynamiques publiées dans Fotodinamismo futurista manifestent un soin porté au cadrage et à la mise en scène dans l’espace de l’image qui met en valeur chacun des gestes en le centrant. Or centrer un mouvement dans un cadre est en soi un problème qui justifie l’accent mis et répété dans le discours de Bragaglia sur l’obsédante « trajectoire » : l’espace entre le point A et le point B est celui qui doit être centré, en largeur ou en hauteur selon le geste (par exemple, le jeune homme qui se balance en largeur ; le charpentier qui scie, en hauteur dans la diagonale). Les sorties de champ ou le décentrement sont rares : on trouve la première dans « L’homme qui marche », « Faisant un tour » et « Changeant de position » ; le deuxième dans le portrait de l’artiste peintre Giacomo Balla qui pose (ou plutôt remue) à côté de son tableau Dynamisme d’un chien en laisse42. Pour tous les autres gestes, il s’agit par conséquent dans la mise en scène devant l’appareil de prévoir les limites horizontales ou verticales du mouvement (même si bien sûr, le recours au recadrage n’est pas exclu), afin d’équilibrer l’espace entre les limites du geste et les bords du cadre. Cette sorte de stabilité qu’apporte le centrage du mouvement dans le cadre fait jouer l’opposition entre fixe et mobile qui contribue à la sensation de mouvement. Pour le dire autrement, les photodynamiques font rarement l’objet d’une composition dynamique, ce qui renforce par opposition le dynamisme du sujet en mouvement.

33Les photographes (car, on l’a vu, Arturo Bragaglia participe aux expériences promues par son frère Anton Giulio) choisissent aussi invariablement un fond sombre, sur lequel les sujets éclairés – et surtout leur blanchiment lié à la vitesse – se détachent par contraste. Enfin, les éléments statiques dans l’image, et en particulier la chaise dans « L’homme qui se lève » ainsi que, on va le voir, dans « La gifle », fait jouer une matérialité inédite : lors même que la dématérialisation, cette ouate filée de la trajectoire, envahit l’image, le meuble, qui est - sera - a été renversé, acquiert une étrange puissance de présence (figure 1).

« La gifle » : flou de bougé et mise en scène

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Figure 1. Anton Giulio Bragaglia, Lo shiaffo, gelatin silver print, 11,6 x 15,8 cm, 191243

34Dans « La gifle » (Lo schiaffo), la chaise est centrée et comme surcadrée par les jambes du jeune homme assis à califourchon. L’homme debout à droite se trouve à mi-chemin entre le jeune homme assis et l’angle du mur – cet angle est notable parce que les parois sont sombres et le sol clair. Ce renfoncement crée une profondeur qui n’apparaît pas dans les autres photodynamiques (le plus souvent frontales, avec un cadrage excluant le sol), il génère la sensation du lieu dans ses trois dimensions, ou pour mieux dire, il génère la sensation de la scène.

35Ainsi le garçon assis en chemise blanche au centre n’est-il déjà pas figuré comme les autres sujets humains des photodynamiques : il est comme on dit en pied, tout entier dans l’image, et au centre ; le lieu autour de lui fait qu’il y prend corps assis sur sa chaise – on pense à la même sorte d’effet de présence que produit La chaise de Vincent peinte dans son encoignure (National Gallery, 1888) : non plus une nature morte mais comme un portrait, vivant. Le garçon tient un temps – le même temps que la chaise reste définie dans ses contours – le regard levé vers celui dont il va recevoir – reçoit – a reçu le coup. Dans la trajectoire, de droite à gauche, de haut en bas, du corps qui s’effondre, le visage levé et son regard se dédoublent en haut comme dans un retard au départ du mouvement : deux fois clairement perceptible avant de se dissoudre en traînée vers l’angle inférieur gauche. Sans doute cette trajectoire contraire au sens de lecture ordinaire de l’image renforce-t-elle l’effet de retard ; et il faut remarquer à quel point se décentre à gauche le mouvement complet : du regard levé qui attend le coup au corps ramassé dans l’angle, l’équilibre de la composition comprend de fait, du début à la fin, l’homme debout à droite, silhouette sombre sur fond sombre et l’angle du mur, pendant que le mouvement à gauche vient réparer leur déport liminaire sur la droite pour (re-)centrer tout l’ensemble dans une composition pyramidale.

36Ce que rend également sensible cette photodynamique, c’est la mise en scène, c’est-à-dire à la fois l’artificialité de la répétition et la vérité physique de l’acteur. Le cadrage prévu pour la composition de l’image qui intègre la chute à gauche, ce regard levé qui attend le coup, le reçoit et tombe, la disparition de la chaise en même temps que du corps (de lui il reste un peu à terre comme le souvenir brouillé de sa chemise blanche et de son pantalon ; d’elle : rien) : l’image a été arrêtée, l’obturateur refermé juste avant que tous deux ne reprennent vraiment forme. L’enregistrement efficace de la disparition de ce qui était tellement présent, physique, stable, centré, homme et chaise tout d’abord immobiles en leur lieu, se densifie par l’effet puissant de théâtralité. Le regard dans l’image clôt comme un quatrième mur, et la répétition se fait sensible non seulement par la préparation nécessaire à la composition de l’image dont on a parlé, mais aussi parce que la fixité de l’image invite à lire et à relire le mouvement de l’effondrement, dans son sens logique aussi bien qu’à rebours. C’est ainsi cette tension entre l’impossible réalisé par l’image (la disparition des corps, le mouvement qu’on peut lire à l’envers) et la représentation d’un corps vivant sur scène qui (re-)prend sa position prévue pour le geste à produire (à subir) qui semble former l’exception de Lo schiaffo, son énigme sensible.

37Lo schiaffo est la seule des photodynamiques publiées dans Fotodinamismo futurista qui enregistre un échange entre deux personnes et non un mouvement autonome, ce qui participe à sa théâtralité. L ’effet de corps d’acteur (l’acteur est celui qui a préparé les mouvements qu’il va faire) est aussi un effet de fiction : la gifle est préparée et jouée, la violence non pas vécue mais performée pour la représentation – cette nuance est délicate, mais c’est bien cette artificialité du geste pourtant réalisé que l’on perçoit, et qui double l’artificialité obvie de la dématérialisation. La synthèse du photodynamisme n’est ainsi pas seulement celle du rapport du temps à l’espace dans Lo schiaffo, car en plus du déplacement s’y retrouve l’énergie du geste (du coup), la chute et la poussée, avec la sensation physique du poids du vivant que connaissent les artistes de scène (les comédiens, les danseurs). Le flou de bougé sollicite quelque chose qui, dans une telle mise en scène, ne relève plus seulement de l’optique, mais d’une kinesthésie. En somme, c’est l’excès de présence formé par la mise en scène et le cadrage, et sa contradiction patente par l’évanescence filée (et interrompue avant le rétablissement de la netteté), qui accomplissent l’oxymore dans cette photodynamique d’une énergie fixe – et jouée.

38En effet, paradoxalement, ce n’est pas tant l’innovation de la proposition technique – ou plutôt pas seulement – qui ouvrait une nouvelle voie potentielle parmi les arts modernes de la représentation du dynamisme, mais peut-être plus précisément une réflexion portée sur une antithèse différente : la performance et son enregistrement. Lo schiaffo déplace de manière magistrale la question du dynamisme vers celle de l’énergie, c’est-à-dire le motif même du mouvement. En en représentant la cause physique (la gifle), la photodynamique fixe dans le même temps long le choc et sa conséquence, le moteur et le mouvement, le regard qui attend et le corps qui disparaît, la chaise centrée qui s’évanouit dans l’espace. Cette énergie n’est pas tout à fait celle d’une étoile filante aux équilibres complexes, même si on l’enregistre par le même moyen ; Bragaglia ne s’appuie pas dans son discours sur les photos de comètes (comme celles de Janssen, par exemple, parmi les mieux connues) ; il ne cesse de parler de vivant et de modernité ; et dans la mise en scène de La gifle, on peut reconnaître l’homme de théâtre qui s’essaie à l’expérimentation de la représentation du mouvement par la photographie, avec l’aide de son frère qui s’y connaît mieux en technique que lui. A aucun moment de son discours promouvant le photodynamisme, Bragaglia ne rappelle son expérience du théâtre, du corps vivant sur scène : il ne dit rien de ce savoir des mesures du plateau, du poids des accessoires, de la gravité des corps et des équilibres de forces, rien de ce savoir-faire des comédiens et des danseurs qui consiste justement à transformer tous ces paramètres.

39Ainsi, à relire le projet conquérant du photodynamisme, « détruire les vieilles valeurs de la ligne et de la couleur », à l’aune de cette autre forme d’expression qu’est l’art vivant, c’est bien ce savoir des corps qui gouverne la proposition plastique inédite du flou de bougé aux futuristes. La démonstration réalisée par la « photo floue » proteste contre l’irréductibilité des corps à leur représentation par des contours et des choix de palettes qui ignorent le mouvement, c’est-à-dire le vivant. Les découpes nettes des instantanés dans la chronophotographie et le cinéma ont imité ces choix des peintres anciens, leur conférant en outre le ridicule de « la mécanique plaquée sur du vivant » repéré par Bergson. Le flou de bougé, par la dématérialisation des corps qu’il effectue, démontre la fluidité originale du vivant – Bragaglia ne cesse de répéter cette thèse – mais elle semble s’illustrer vraiment quand cette fluidité est représentée comme au spectacle, cadré comme au théâtre : frontaux, les corps et décor tout entiers visibles pour présenter l’action, le drame ; ce dernier est précisément l’expérience sensible d’une brève absence des corps à leur propre visibilité – si l’on doit encore entendre par là la signification cernée par des contours nets et des couleurs inchangées… C’est pourtant bien ce défaut, cette lacune (cette « erreur bestiale », dit Bragaglia) d’une conception de la représentation des corps astreinte à des formes nettes pour être lisibles que dénonce le photodynamisme : la belle photo floue engendrée par le dynamisme du vivant est une échappée significative de ce faux système. La puissance sensible du flou de bougé semble se révéler dans l’introduction de la conscience de la scène dans la technique photographique, lorsque mise en scène et photographie performent ensemble, chacune à leur manière et en même temps. Au fond, c’est l’hybridation44 de la technique et de la performance, celle-ci jamais explicitée par Bragaglia dans son discours, qui accomplit son programme esthétique : la sensation de la vitesse dans l’image fixe passe par les corps enregistrés qui l’éprouvent en filant.

Notes

1 Michel Frizot, L’homme photographique, Hazan, 2018, p.283.

2 Le flou de bougé dont il sera question ici est l’effet produit sur la pellicule par un temps de pose supérieur à la vitesse du mouvement du sujet enregistré : son déplacement dans l’espace est rendu visible et se traduit par une masse filée sans netteté.

3 Voir Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, Gallimard, coll. « Art et artistes », 2000, p.209 et sq.

4 Les dessins mécanomorphes de Picabia, entre 1915 et 1921, traduisent l’expression d’un l’inconscient lié à la machine et à son fonctionnement. Voir par exemple Parade amoureuse, huile sur toile, 97x74cn, 1917, coll. part.

5 Voir Gabriel Bauret, « Les manifestes dans l'histoire de la peinture », Littérature n°39. Les manifestes, 1980, pp. 95-102.

6 Voir le début de Bergson, Durée et simultanéité, PUF, « Quadrige », 1998 (1922).

7 Voir André Gunthert, La conquête de l’instantané, thèse de doctorat, EHESS, 1999. Consultable en ligne : https://issuu.com/lhivic/docs/la-conquete-de-l-instantane

8 Gros fait partie, avec David ou encore Delacroix (mais d’une autre manière), des grands représentants, sous le Premier Empire, de la peinture d’histoire à sujet moderne. Voir par exemple Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau en 1807, huile sur toile, 521x784cm, 1808, Paris, musée du Louvre.

9 Voir dans ce même volume l’analyse de Marion Perceval.

10 Voir Michel Frizot, É.-J. Marey (1830-1904) : la photographie du mouvement, Paris, éditions du Centre Georges Pompidou, 1977, et Étienne-Jules Marey : chronophotographe, Paris, Delpire, 2001.

11 Voir Michel Frizot, L’homme photographique, Hazan, p.132 à 136.

12 « […] le jugement esthétique, conditionné plus tard par l’instantané, a condamné le flou comme un ratage et valorisé la précision (le « piqué ») d’une épreuve ; mais, vers 1850, les critères de réussite ne sont pas les mêmes, ils conduisent plutôt à accepter les données primaires imposées par le fonctionne- ment d’un dispositif qu’il s’agit, en somme, de dompter et d’accorder à des intentions. » Michel Frizot, ibid., p.283.

13 Après la publication du manifeste Naturalistic photography en 1889, Emerson fait paraître « The Death of Naturalistic Photography » en 1891.

14 Voir au sujet du pictorialisme et de ses techniques les travaux de Julien Faure-Conorton.

15 Demachy et Puyo, Les procédés d’art en photographie, Photo-club de Paris, 1906.

16 Ou peut-être est-ce un flou de boîtier, c’est-à-dire une instabilité de l’appareil, c’est difficile à dire. En tout cas, ce n’est pas le mouvement des corps représentés dans l’image qui intéresse Coburn.

17 Michel Frizot, op.cit., p.333.

18 Ibid. Voir notamment la partie « L’âme, au fond. L’activité photographique de Munch et de Strindberg », p.325 à 342.

19 Anton Giulio Bragaglia, Fotodinamismo futurista, Einaudi, 1980, p.15 (notre traduction).

20 « Marinetti utilise aussi, dans ses manifestes, les mots « avenirisme » et « aveniristes » comme synonymes de futurisme et futuristes qu’il a finalement préférés afin d’éviter toute confusion « avec l’art de l’avenir » de Richard Wagner et avec « le soleil de l’avenir » des socialistes, des nationalistes et des révolutionnaires de toutes sortes. » (Giovanni Lista, « introduction », Le Futurisme, textes et manifestes (1909-1944), Champvallon, coll. « Les classiques », 2015, epub.

21 Précisons tout de suite qu’il s’agit du bougé des corps en mouvement dans l’image, et non de l’autre bougé qui est celui de l’appareil mobile. Bragaglia évoque bien dans son texte les images qui pourraient être faites à partir d’un appareil embarqué dans une voiture lancée à vive allure dans les rues de Rome ; Clément Chéroux décrit aussi « les différentes tentatives photographiques des futuristes qui, […] totalement libérés des contraintes techniques, s'autorisèrent allègrement des temps de pose prolongés pour des points de vue éminemment mobiles : trains bien sûr, mais aussi voitures, bateaux et avions. » (Clément Chéroux, « Vues du train. Vision et mobilité au XIXe siècle, Etudes photographiques n°1, novembre 1996. Accessible en ligne : 

22 Giovanni Lista, Le Futurisme, textes et manifestes (1909-1944), Champ Vallon, 2015 (epub). Dans ce recueil, le texte de Bragaglia traduit par G. Lista, « La photographie du mouvement (Le photodynamisme futuriste) » est celui publié dans Noi e il mondo le 1er avril 1913. Le texte n’apparaît pas en tant que tel dans l’opuscule publié par Bragaglia : on comprend ainsi qu’il a fait l’objet d’une réécriture. On remarquera, dans cette première version publiée dans la presse, que les attaques contre l’instantané sont tout aussi vives, mais celles contre la peinture et les vieux modes de représentation bien moins agressives qu’elles ne le seront dans l’opuscule. (Certaines formules se retrouvent cependant à l’identique à partir de la page 37 de l’opuscule : quand cela sera possible, nous utiliserons la traduction de G. Lista.)

23 Lista, Qu’est-ce que le futurisme ? suivi de Dictionnaire du futurisme, Gallimard, « Folio Essais », 2015 (epub).

24 Ibid.

25 Anton Giulio Bragaglia, Fotodinamismo futurista, Turin, Einaudi Literatura, 1980 (1913). Les numéros de page renverront désormais à cette édition dans notre traduction.

26 Anton Giulio Bragaglia, « La photographie du mouvement (La photodynamique futuriste) » (traduction de Giovanni Lista), Le futurisme, op. cit., epub, np.

27 Anton Giulio Bragaglia : « nous ne voulons pas de la reconstitution précise d’un mouvement qui a été d’abord découpé, mais seulement cette partie du mouvement qui produit la sensation encore profondément palpitante, dans notre conscience, d’un souvenir. […] La question de la cinématographie est, dans ce cas, absolument débile et n’a pu naître que d’un cerveau superficiel et imbécile, dans une ignorance crasse de ce dont il s’agissait. » Fotodinamismo futurista, op.cit., p.26-27 (notre traduction).

28 Henri Bergson La pensée et le mouvant, édition numérique La Gaya Scienza, 2011 (1934), epub, np.

29 Federico Luisetti, « a futurist art of the Past », Ameriquest 12.1, 2015.

30 A propos du contexte parascientifique des recherches de Bragaglia, voir Marta Braun, « Fantasmes des vivants et des morts. Anton Giulio Braglia et la figuration de l’invisible », Etudes photographiques n°1, 1996. Accessible en ligne : https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/100#quotation consulté le 5 juin 2021.

31 « Manifeste des peintres futuristes », Milan, le 11 avril 1910, signé par Boccioni, Carraà, Russolo, Severini et Balla. In G. Lista, Le Futurisme. Textes et manifestes, op.cit., epub, np.

32 Umberto Boccioni : « […] ce que nous avons appelé dynamisme pictural est l’une des intuitions artistiques les plus géniales de notre temps. Nous voulons que les formes s’étalent dans le milieu ambiant, se superposant entre elles et débordant les unes sur les autres, comme des vibrations saisies dans le tourbillon général des vibrations qui concourent à l’intensité de la lumière globale du tableau. », « La peinture futuriste », conférence à Rome le 29 mai 1911, Ibid..

33 Marta Braun, art. cit.

34 Gaetano Previati, Les principes scientifiques du divisionnisme (la technique de la peinture), trad. de l’italien par V. Rossi-Sacchetti), Paris, Grubicy, 1910.

35 dont on connaît l’argument majeur depuis l’invention de la technique : la machine n’a pas d’imagination. Cf. Töpffer, De la plaque Daguerre, Le Temps qu’il fait, 2002 (1841), et Baudelaire, « Salon de 1859. Le public moderne et la photographie », Baudelaire critique d’art, Gallimard, Folio Essais, 1992, pp.274-279.

36 Michel Frizot, L’homme photographique, op. cit., p.283.

37 Raymond Bellour, L’Entre-image, La Différence, 1990, p.91.

38 Il est frappant de remarquer que Bragaglia ne semble proposer rien moins que de substituer le figural à la figuration, c’est-à-dire d’impliquer dans la représentation même ce qui relève de la pulsion et du désir. Bien sûr, Bragaglia ne s’exprime pas en termes lyotardiens, pourtant son vocabulaire du mouvant, du mouvement, du geste, de la vie, de la sensation vivante, peut évoquer les travaux du philosophe français de la fin du même siècle.

39 cf. Jean Clair, op. cit.

40 …et donc vécu. La leçon des Ambassadeurs d’Holbein est bien celle du déplacement devant le tableau comme expérience temporelle de la condition humaine (de sa finitude).

41 On se rappelle la citation de Bragaglia mettant en évidence la simultanéité inédite de la réalisation de l’image et de celle du mouvement.

42 Preuve (et sorte de pied de nez) publiée en 1913 dans le recueil, de la collaboration – un temps – entre les photographes et le peintre futuriste. La présence de ce portrait est d’autant plus remarquable qu’on peut le trouver assez mauvais : le contraste entre le flou du vivant peintre et la netteté de son tableau immobile n’est pas suffisant pour une démonstration, sauf à conjuguer délibérément le bougé dans l’image au bougé de l’appareil, dans la vision généralisée du mouvant, ce qui est encore possible… Les portraits « polyphysionomiques » publiés présentent une démarche plus claire à cet égard et en quelque sorte plus rigoureuse : le sujet y tourne la tête de gauche à droite (ou l’inverse), se présentant ainsi d’un profil à l’autre.

43 Reproduction disponible sur le site Artnet : http://www.artnet.fr/artistes/anton-giulio-bragaglia/lo-schiaffo-IcI9zx7GpBOMsycsoNfgAQ2 consulté le 24 mai 2021.

44 Cette hybridation des formes d’expression, pour le moins moderne, Bragaglia la poursuivra de fait après ses expérimentations photographiques, toujours en plaçant la scène au centre de ses essais : G. Lista évoque par exemple « l’idée de Bragaglia selon laquelle l’« artifice scénographique » est l’un des moyens qui peuvent amener le cinéma à l’art ». Voir G. Lista, Qu’est-ce que le fututisme ?, op.cit., chapitre « La scène et la danse ».

Pour citer ce document

Par Anne-Cécile Guilbard, «Fotodinamismo futurista : le flou de bougé et le projet de détruire « les vieilles valeurs de la ligne et de la couleur »», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue électronique, La vitesse dans l’image fixe, mis à jour le : 22/11/2022, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=1254.

Quelques mots à propos de :  Anne-Cécile Guilbard

Maître de conférences en littérature française du XXe siècle et en esthétique de l’image, Laboratoire FoReLLIS, Université de Poitiers
Spécialisée en littérature et en photographie, Anne-Cécile Guilbard travaille sur les textes et les images fixes qui interrogent le regard. Elle enseigne l’histoire de la photographie à l’université de Poitiers et est responsable du master Littérature et Culture de l’image.

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