Censure(s) et identité(s)

Par Marie-Aline BARRACHINA
Publication en ligne le 27 octobre 2015

Texte intégral

1A l’origine de ce volume, un questionnement direct de la thématique Mémoire, identité, marginalité. Quels instruments permettent à la mémoire d’émerger et de composer un récit ? Quelles opérations établissent les limites au-delà desquelles la norme est transgressée et la marginalité déclarée ? Quels processus conduisent à la constitution puis à la définition d’une identité ? Dans chaque réponse partielle à ces interrogations, on rencontre le tri, la sélection, la séparation : séparer l’accessoire de l’essentiel, le  négatif du positif, le mal du bien, l’autre du même. Au bout de chaque réponse, on trouve le ciselage d’un récit de légitimation du soi individuel ou collectif qui passe par le rejet, par le refus, par le silence, par la condamnation. Tout naturellement émergeait alors la notion de censure comme notion structurante, indispensable à toute recherche sur l’identité. D’où le choix de ce premier objet d’étude : censure(s) et identité(s).

2Encore fallait-il s’entendre sur les objectifs poursuivis. Cela ne fut pas une petite affaire, compte tenu de la minceur de la bibliographie récente sur le sujet, (peu d’ouvrages publiés après 1980) ; compte tenu de la rareté des études théoriques et générales consacrées à ce sujet ; compte tenu du fait, enfin, que plus rares encore sont les productions de la recherche en sciences humaines qui peuvent faire l’économie de considérations sur les implications censurantes de telle ou telle instance, de telle ou telle démarche. Le thème de la censure apparaissait ainsi comme un thème diffus dans un champ beaucoup trop vaste et mal défini, ou au contraire comme un thème bien exigu et déjà maintes fois exploré dans une multitude d’études de cas voisins dont les spécificités, plutôt qu’aux modalités du processus censorial, seraient imputables aux caractéristiques des objets censurés, variables selon les exigences des particularismes nationaux, religieux, culturels. C’est la difficulté à lever de telles ambiguïtés qui a, pourrait-on dire, créé la dynamique de recherche.

3« Parler de censure au singulier, a-t-on pu écrire, c’est commettre un contresens terminologique »1. Le respect scrupuleux de ce postulat semble avoir encouragé jusqu’aux années 80 la multiplication des monographies relevant des études juridiques ou de la recherche en sciences politiques, appliquées aux productions culturelles et aux médias (à titre d’exemple, signalons que depuis 1984 en France, 32 thèses sur la censure ont été soutenues, 32 thèses portant de façon explicite sur telle ou telle forme particulière de censure : censure du texte écrit, censure théâtrale, censure cinématographique …). Par leur existence même et par la variété de leurs objets, ces travaux confirment que, « pour que la censure puisse s’exercer, encore faut-il qu’existe préalablement le média qui sert de support à l’expression ou à la diffusion du message censurable ».2

4La piste d’une censure attachée à l’expression (esthétique, religieuse, politique) conduit à une interrogation sur la nature de l’objet censuré et à son appréciation qualitative. La censure peut intervenir sur l’œuvre et sa diffusion selon des stratégies distinctes, qu’il faudrait classer selon deux grandes catégories : stratégies dénaturantes / stratégies disqualifiantes.

5En traquant le détail qu’elle interdit, la censure s’emploie à dénaturer une œuvre dont elle n’autorise au bout du compte qu’une version édulcorée dans le meilleur des cas – c’est ce que l’on constate dans l’exemple cinématographique en Grande-Bretagne. Dans le pire des cas, que l’on observe dans la censure soviétique analysée par Jean-Marc Négrignat, la traque du détail et son interdiction conduisent à une version complètement falsifiée de l’œuvre dans son essence même.

6La stratégie disqualifiante consiste de son côté à récuser l’œuvre en tant qu’œuvre esthétique, en la déclassant. Laideur et pornographie sont les deux catégories qui, appliquées à l’œuvre, permettent de la disqualifier et de justifier de ce fait un interdit total ou partiel. On observe ce phénomène de façon exemplaire dans le cas décrit par Valérie De Daran, où un Parlement et une profession s’érigent en censeurs de l’œuvre de Gustav Klimt au nom d’un combat contre la laideur. On notera que les jeunes artistes émigrés russes sont victimes d’un phénomène analogue, quoique sur un mode plus feutré, censurés qu’ils sont au nom d’un prétendu « bon goût » par des rédacteurs conservateurs. L’étude d’Hélène Ménégaldo sur l’exemple de l’émigration russe est très éclairante à ce sujet.

7Dans les cas de figure évoqués jusqu’ici, la censure apparaît de façon quasiment univoque comme une instance préventive (retenue ou amputation de l’œuvre à la source, avant diffusion) ou comme une instance répressive (interdiction, pénalisation, disqualification et oblitération de l’œuvre publiée) liée à tout un appareil qui va délibérément à l’encontre des libertés individuelles et collectives. A ce stade de l’observation, on est tenté de se ranger sans hésitation à l’avis des penseurs des Lumières qui les premiers en ont fait le procès, ainsi qu’à celui des intellectuels progressistes du XIXe siècle, pour qui la censure serait fondamentalement nuisible car antidémocratique et réactionnaire, malheureux résultat d’une « tyrannie de l’opinion, de la médiocrité collective engendrée là où la discussion, la liberté de la pensée, sont opprimées »3. De fait, la censure est en effet le plus souvent et avant tout perçue comme une atteinte et une entrave à la liberté de l’expression – esthétique, religieuse, politique.

8Si elle intervient comme une instance – le plus souvent institutionnelle – mettant en cause l’expression et la diffusion d’une pensée esthétique, religieuse, politique, la censure intervient aussi et très significativement, à travers des instances plus diffuses qui mettent aussi bien en cause le dire que l’être etle faire. D’après le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert (édition 1953), le mot censure s’applique effectivement aux institutions dont le rôle est de contrôler, d’autoriser et d’interdire les productions intellectuelles et culturelles, ainsi qu’à l’activité de ces institutions :
– au sein de l’Église d’abord, où la censure ecclésiastique autorise les publications relatives au dogme ou à la morale,
– dans un État, ensuite, où diverses procédures permettent le contrôle des publications et des manifestations publiques.

9Mais ce même dictionnaire, comme bien d’autres, rappelle que le sens premier du mot censure remonte à l’époque romaine, où il désigne la dignité ou la charge du Censeur, c’est-à-dire du magistrat chargé d’établir le cens et autorisé de ce fait à contrôler les mœurs des citoyens. Par extension, le mot censure désigne ensuite le fait de critiquer et de réprimander les actions et les paroles d’autrui. C’est en dernier lieu seulement que ce mot s’applique au contrôle préventif ou répressif des productions intellectuelles et artistiques.

10Dans ces conditions, n’était-il pas possible d’aller au-delà d’une conception juridique et institutionnelle, de dilater la notion de censure au point d’en faire une catégorie intégrant de multiples formes d’interdits ? En d’autres termes, n’est-il pas légitime d’étendre la notion de censure à certaines modalités du  contrôle des comportements sociaux – collectifs ou individuels ? L’histoire sémantique du mot « censure » légitime, aux yeux de leurs auteurs, l’ampleur du champ que couvre la demi douzaine d’études de cas qui constituent ce volume.

11Dans l’introduction de sa précieuse thèse de sciences politiques sur La censure, la prédication silencieuse, Maxime Dury glose l’origine latine du mot censure, précisant tout d’abord que, de son point de vue,

Il n’existe aucun rapport – mis à part, bien sûr, le nom – entre la censure romaine, mécanisme lié au recensement, à la classification des individus, et la censure contemporaine comme contrôle de la production intellectuelle4

12Il ajoute néanmoins que la censure romaine « occupe une place fondatrice » dans l’histoire de la censure, car depuis Rome, « la structure centrale de la censure est restée inchangée : un organe politiquex spécifique évaluant la conduite d’un citoyen pour le classer, lui donner sa juste place au sein du groupe social »5.

13Si quelque chose en effet est resté dans nos cultures de la censure au sens romain, c’est bien ce processus par lequel une instance plus ou moins définie, formellement constituée ou au contraire diffuse et se confondant avec la vox populi ou opinion commune, s’arroge le droit de frapper d’ignominie toute déviance par rapport à la norme implicite d’une société donnée.

14Maxime Dury explique en effet qu’en privant de son nom le citoyen coupable (ignominia), le rôle du censeur romain était bien d’exclure temporairement ce citoyen de la communauté afin d’en préserver l’ordre. Il prend soin aussi de souligner que c’est d’un ordre autre que de l’ordre juridiquement défini qu’il s’agit. C’est d’ailleurs sur des notions aussi floues que celle de « bonnes mœurs » que s’appuie le censeur romain pour dicter sa nota censuria.

Les censeurs avaient donc pour charge de faire respecter des règles à caractère sacré non intégrées dans l’orde juridique par ailleurs organisé, mais qui étaient néanmoins considérées comme nécessaires à la cité, et qui occupèrent une place tout singulière à côté de l’orde législatif écrit. Coexistaient de la sorte deux types de systèmes normatifs, l’un écrit, laïc et judiciaire, de la compétence des juges, l’autre non écrit, sacré et extra judiciaire, de la compétence des censeurs, qui n’avaient ni le même statut, ni la même fonction : si l’un codifie, règle et organise la vie sociale, l’autre rappelle que cette organisation s’appuie sur des principes indestructibles qui forment le lien ultime et structurant de la communauté, autrement dit que cette organisation a un sens qui à la fois dépasse et fonde l’ordre écrit sans pouvoir jamais s’y incarner.6

15Autrement dit, le censeur romain est le gardien d’une morale collective dans laquelle se reconnaissent les citoyens, et qui est irréductible à la loi. S’il aspire à rester au sein de la communauté, ou à y être réintégré si d’aventure sa conduite a incité le censeur à lui apposer le malum nomen, le citoyen romain se doit donc d’accepter une censure dont l’arbitraire même garantit la transcendance.

16Dans leurs attendus, les instances censurantes des époques postérieures gardent la mémoire de cette fonction structurante qui n’est pas sans poser le problème du statut du censeur et du paradoxe de sa fonction. Le censeur n’est-il pas celui qui doit lire, voir et entendre ce que la communauté ne doit ni entendre ni lire ni voir, sous peine de se perdre ? N’est-il pas celui dont la force morale et l’adhésion aux valeurs de la communauté sont réputées telles qu’il est jugé capable de résister aux sollicitations diaboliques ou déstructurantes, et de prendre la distance critique et ironique nécessaire ? On observe des exemples de cette fonction paradoxale dans les études de cas réunies dans ce volume où une censure institutionnelle est en œuvre : visionnement par le censeur de passages filmiques jugés insoutenables (texte de Bernard Gensane), interprétation judicieuse des « coquilles » débusquées par la censure soviétique dans une traque minutieuse (texte de Jean-Marc Négrignat), privilèges de lecture pour les  membres les plus haut placés dans la hiérarchie soviétique (texte d’Hélène Ménégaldo), anticipation soupçonneuse des effets sociaux et moraux du boléro (texte de Marie-Catherine Chanfreau), des œuvres picturales de Klimt (texte de Valérie De Daran). Le censeur institutionnel fonde donc apparemment ses attendus sur un savoir du bien et du mal, sur une maîtrise de la norme qui lui permettent de s’exposer au spectacle de la déviance sans risquer une contamination qui menacerait son appartenance au groupe, car ni sa sérénité ni sa lucidité ne seraient affectées. En revanche, la censure émanant de la vox populi, de l’opinion commune, est une censure fondée sur l’affect. On la voit particulièrement à l’œuvre dans les résistances sociales à la professionnalisation des femmes. Apparemment atypique dans ce volume sur la censure et ses effets, l’étude de Susan Trouvé établit fermement cependant qu’une forme d’autocensure bride les femmes britanniques dans leurs aspirations professionnelles et que les interdits juridiques ainsi que les écarts salariaux fonctionnent comme des instruments au service d’une censure sociale fondée sur le principe traditionnel d’une autorité masculine intangible. Pour Marie-Aline Barrachina, c’est autour de la question de l’accès des filles à l’enseignement que s’articule tout au long de l’histoire le débat sur le rôle des femmes et sur l’identité féminine. Or l’histoire de ce débat est l’histoire d’une longue négociation où les acquis se payent au prix de bien des concessions faites à l’opinion commune. C’est ainsi que dans son étude sur la condition des institutrices dans les années 1900 en Espagne, elle montre que les recommandations académiques qui censurent rigoureusement les comportements susceptibles de choquer l’opinion publique, ont paradoxalement pour fonction d’atténuer la force de l’interdit en fixant les normes qui rendront tolérable sa transgression.

17Tout censeur – toute censure – justifie ses attendus par des arguments qui relèvent d’une morale, (morale nationale, morale religieuse, morale sexuelle). Dans les sociétés d’ancien régime, la morale qui informe la censure est à la fois religieuse et politique. On en trouve un exemple dans le cas de l’Espagne des derniers Bourbons évoquée par Marie-Catherine Chanfreau. À partir du moment où l’Église se trouve séparée des instances de pouvoir, la censure ecclésiastique devient caduque ou peu performante dans la plupart des États. Ce sont néanmoins les critères élaborés par l’Église qui informent les censures laïques, que ces censures émanent de l’État, des instances privées de la production culturelle, ou de l’opinion.

18Il n’y a là rien que de très logique, tant il est vrai que la naissance du sentiment religieux est contemporaine de la naissance de l’interdit, dans le monde judéo-chrétien plus encore que dans tout autre. Faut-il rappeler que sept des dix commandements sont des interdits, dont deux relèvent sans ambiguïté du « délit d’expression » (« tu ne prononceras le nom de Dieu qu’avec respect », « tu ne mentiras pas ») et trois relèvent du désir (« tu ne feras pas d’impuretés », « tu n’auras pas de désirs impurs volontaires », « tu ne désireras pas injustement le bien d’autrui »). Le sentiment religieux et l’interdit créent en quelque sorte la loi structurante de l’identité du peuple de Dieu, et c’est sur ce modèle paradigmatique que se constituent les identités successives7.

19Parmi les cibles les plus constantes de la censure, dans une continuité sans rupture entre censure religieuse et censure laïque, se trouvent sans conteste les relations entre les sexes, étroitement associées à la sexualité dans ce qu’elle représente comme menace de transgression d’un ordre établi ou d’un nouvel ordre à établir. C’est ainsi que, au fur et à mesure que s’affirmaient les principes de la « révolution prolétarienne », la méfiance de Lénine pour les questions spécifiquement féminines, et parmi ces dernières, pour la question de la libération sexuelle alla croissant. Il reprocha à Clara Zetkin de tolérer que, « dans les soirées où les camarades femmes se réunissent pour lire et discuter, on traite particulièrement de la question sexuelle et du mariage », puis, s’élevant contre l’engouement pour Freud, il ajouta :

je me méfie de ceux qui ont les yeux constamment fixés sur la seule question sexuelle, comme Bouddha sur son nombril […] Dans le parti, au sein du prolétariat en lutte, conscient de son appartenance de classe, il n’y a pas de place pour ça.
Pouvez-vous sérieusement m’assurer que lors de ces soirées de lecture et de discussion, la question de la sexualité et du mariage a été traitée du point de vue du matérialisme historique vivant et arrivé à maturité ? Ceci suppose des connaissances multiples et profondes, une assimilation parfaite, marxiste, d’une masse énorme de matériaux. Disposez-vous actuellement de telles forces ?8

20Comme la préservation de l’ordre traditionnel, la préservation du nouvel ordre que prétend instaurer l’orthodoxie marxiste passe par la censure de la rébellion sexuelle. Dans tous les cas, le discours sur le corps et le discours du corps sont codifiés, passés au crible d’une norme morale ou esthétique, voire scientifique, comme c’est le cas ici9.

21On aura remarqué qu’aucune des contributions réunies dans ce volume n’a pour thème la censure au sens psychanalytique du terme. Une telle lacune ayant suscité quelques interrogations parmi les auteurs, la curiosité les a poussés à interroger les écrits de Freud, pour y constater que le terme « censure » est paradoxalement absent des titres et des sous-titres de chapitres d’une œuvre dans laquelle, pourtant, la censure occupe une fonction déterminante. Faut-il rappeler que ce phénomène joue un rôle clé dans l’échafaudage psychanalytique, puisque c’est vers la levée de la censure que tend le processus analytique ? Or chez Freud, la notion de censure ne surgit que de manière annexe, dissimulée sous des notions telles que le refoulement, l’interdiction, le renoncement, la limitation ou la restriction, les notions de transformation/déformation, de déplacement/transposition. Voilà un champ d’étude qui mérite, sans doute, d’être exploré, mais qui touche à des spécialités qui ne sont pas de notre ressort10.

22Quoi qu’il en soit, c’est aux mécanismes et aux effets sociaux du phénomène censorial qu’est consacré ce volume. Et dans cette perspective, on observe que l’exercice d’une censure au sein d’une collectivité quelconque équivaut, en fait, à l’affirmation d’une transcendance – religieuse, morale, idéologique – sur le mode du rejet de ce qui la contredit ou la menace. Si l’on admet que toute collectivité se structure et définit son identité à la fois en posant ses limites et en référant son existence à un au-delà d’elle-même – divinité, tradition, projet –, on devra considérer qu’une forme ou une autre de censure est consubstantielle à toute communauté humaine, si démocratique soit-elle.

23Mode de régulation indispensable de l’existence sociale, la censure apparaît en même temps comme une tentative récurrente et vaine d’entraver la dynamique de l’évolution historique. Tout se passe comme si la collectivité était incapable de se passer  d’une forme de sacralité, et que cette sacralité, dont la caractéristique est l’affirmation d’une pérennité insensible aux convulsions du temps, appelait une censure dont la logique est de contenir la société dans un carcan stérilisant à terme, et qui est par conséquent vouée à être remise en cause en même temps que la sacralité qui la fonde.

24Peut-on dès lors distinguer la censure caractéristique des sociétés traditionnelles – ou « d’ancien régime » –, la censure des pays démocratiques modernes et la censure des régimes totalitaires ?

25Dans les sociétés traditionnelles, la « transcendance » qui nourrit les pratiques de censure est le produit historique d’une civilisation. Même si cette civilisation a été à ses origines fondée par un volontarisme, voire une contrainte exercée sur les populations par les pouvoirs et les élites, ses valeurs ont été par la suite assimilées puis légitimées par les potentialités qu’elles offraient. Aussi, lorsque dans ce type de formation, le pouvoir applique la censure, il n’agit jamais dans une pure extériorité coercitive par rapport à la société dans son ensemble : la censure suppose et réaffirme un consensus. On pourra ainsi voir les autorités tenter d’endiguer une expression culturelle jugée subversive, et même s’efforcer de la transformer en mode de réaffirmation des normes dominantes (c’est ce qui se produit avec le boléro dont le rôle et les enjeux sont analysés par Marie-Catherine Chanfreau). Dans un tel contexte, l’instance censurante n’est pas nécessairement le pouvoir, politique ou religieux. Face aux comportements ou aux formes d’expression qui apparaissent comme contraires à l’ordre traditionnel, l’exercice d’une censure peut être le fait de la société elle-même, notamment lorsque les « déviances » proviennent de réformes adoptées par un pouvoir gagné à une logique de modernisation – n’est-ce pas ce qui se produit dans le cas des institutrices, en Angleterre comme en Espagne ?

26Alors que les civilisations traditionnelles se conçoivent comme uniques et immuables, les sociétés modernes démocratiques postulent la coexistence de traditions différentes et valorisent la dynamique du « progrès ». Mais l’acceptation de la règle de droit qui organise cette coexistence exige des cultures traditionnelles l’entrée dans un processus de laïcisation auquel celles-ci résistent avec plus ou moins de véhémence, car elle y voient une menace radicale de destruction. Dans ce contexte, plusieurs types de censure se font jour. Le pouvoir peut exercer une censure au nom du consensus minimal de valeurs entre les diverses traditions coexistantes, ou plus simplement au nom du consensus majoritaire dans la société. La censure esthétique entre dans ce cadre. Les autorités instituées interviennent par délégations, au nom des normes admises par le plus grand nombre en matière de goût esthétique et de morale, pour rejeter des audaces de créateurs qui se proposent précisément de renouveler les formes du langage artistique. On peut aussi voir une profession artistique donnée reprendre à son compte cette logique de censure par délégation et exercer elle-même un contrôle sur la production. Mais la logique démocratique travaille en permanence ce concensus minimal et ne cesse de faire reculer les limites du permis. Les interdits censoriaux sont délégitimés les uns après les autres, et les défis les plus hardis rejoignent les cohortes du banal. Un autre type de censure peut apparaître, émanant des communautés qui pressentent que la logique démocratique individualiste, tout en leur offrant des possibilités d’existence sociale, conduit à termes à leur dissolution dans la société environnante. La démarche pourra consister à demander au pouvoir d’exercer une censure à l’encontre d’une expression jugée attentatoire au système de valeurs d’une communauté particulière. Mais plus spécifiquement, la sécularisation démocratique induit des réactions d’affirmation identitaire où telle communauté entend se pérenniser en resserrant son système de valeurs et de normes, et exerce par conséquent une censure interne généralement plus rigide que celle qui règne dans la société environnante. Ce cas de figure est notamment celui des communautés immigrées.

27Les régimes totalitaires exercent une censure au nom d’une transcendance qui n’est ni le produit d’une civilisation constituée, ni un consensus institutionnel donné, mais une doctrine qui s’affirme vérité universelle, alors qu’elle est à elle-même sa source de légitimité. Initialement attribut d’un parti minoritaire, cette doctrine va devenir, après que ce parti est parvenu au pouvoir, le fondement d’une entreprise de reconstruction de la société, (et potentiellement du monde), et l’horizon que le nouveau pouvoir va imposer à la société comme indépassable. Endoctrinement et terreur vont concourir à construire de manière volontariste dans la conscience sociale un consensus par contrainte, et la censure s’exercera en seconde instance, afin de refouler toute menace de délégitimation, c’est-à-dire, d’effacer les traces publiques de non coïncidence entre la réalité et l’image qu’en surimpose l’idéologie officielle. Cela dit, la coercition n’est jamais totale : les régimes totalitaires trouvent des points d’appui dans la société et savent en susciter. Tous les promus et auxiliaires du régime sont demandeurs de la justification morale que fournit la doctrine aux exactions qu’ils sont amenés à commettre. Par là même, ils deviennent la « base sociale » de la censure étatique, dans son effort pour conserver à l’idéologie officielle le monopole de la vérité. Cette revendication de censure perdure, bien évidemment, lorsque le régime s’affaiblit, puis disparaît, tant il est vrai que la délégitimation de la doctrine jadis exclusive conduit à l’affirmation de son caractère criminel. Un tel processus peut même englober les simples citoyens non compromis activement avec le régime, lorsque se forme une situation historique où les aspirations réelles de la société et les intérêts du régime coïncident, et que par la suite, image propagandiste et mythologie collective vont tendre à se rejoindre.11

28Les contributions qui sont proposées à la lecture pourraient être classées de différentes façons selon le choix des critères prioritaires. Un classement selon les aires géographiques permettrait de mettre en valeur la pluriculturalité des approches, puisque les études concernent le domaine anglo-saxon (« Cinéma et censure… », « Censure et autocensure chez les institutrices en Angleterre… »), le domaine germanophone (« La censure artistique à Vienne… ») le domaine hispanique (« Boléro et censure », « Être maîtresse d’école en Espagne… »), le domaine slave (« Censure, histoire et mémoire en URSS … », « Société en exil et censure… »). Un classement chronologique mettrait en valeur les ruptures et les continuités dans la mise en œuvre d’un phénomène qui traverse les époques et les régimes : le volume balaye l’ensemble de l’époque dite contemporaine, qui prend sa racine à la fin du XVIIIe siècle (le Boléro). C’est néanmoins le XXesiècle qui est privilégié dans cette étude, depuis les années 1900 (Klimt, l’émigration russe, les institutrices) jusqu’au passé immédiat (le cinéma dans les années 50 et 60) en passant par les années de crise du milieu du siècle (la censure en URSS). Néanmoins, dans la perspective qui est la nôtre, les critères géographique et chronologique ne sont que très partiellement pertinents. On leur a préféré des critères thématiques, afin de mieux définir les champs sociaux et culturels dans lesquels s’exerçait la censure, afin de mieux souligner aussi les rapports étroits qu’entretiennent censure et identité : identité nationale, identité sexuelle […]. C’est pourquoi, ne tenant pas compte de la chronologie, le volume s’ouvre sur trois contributions consacrées à des formes d’expression artistique : « Cinéma et censure en Grande Bretagne, les années cinquante et soixante », de Bernard Gensane, suivi de « La censure artistique à Vienne autour de 1900, l’exemple de Gustav Klimt », de Valérie De Daran, et de « Boléro et censure », de Marie-Catherine Chanfreau. Le lecteur trouvera ensuite deux contributions où écriture et propagande font l’objet d’une vigilante censure, bien que dans des perspectives fondamentalement différentes. « Censure, histoire et mémoire en URSS : autour de la seconde guerre mondiale » de Jean-Marc Négrignat parle en effet d’une toute autre Russie que celle qu’évoque Hélène Ménégaldo dans : « Société en exil et censure : l’exemple de l’émigration russe ». Enfin, le volume s’achève sur deux monographies consacrées au sort des institutrices en Angleterre et en Espagne. Censure et genre se retrouvent dans « Censure et autocensure chez les institutrices en Angleterre au début du XXe siècle » de Susan Trouvé et dans « Être maîtresse d’école en Espagne (1900) », de Marie Aline Barrachina.

29Dans ses applications, dans ses modalités, dans sa finalité enfin, la censure apparaît ainsi comme un phénomène complexe. Réductrice, certes, la censure traque la Liberté, les libertés, mais c’est par cela même qu’elle apparaît aussi comme un instrument structurant qui modèle les identités collectives. Quand ils stigmatisaient la censure de l’Ancien régime, les penseurs des Lumières n’étaient-ils pas déjà en train de jeter les bases d’un nouvel ordre qui lui-même fonderait son identité sur d’autres interdits, sur une autre censure ?

Notes

1  Teodoro González Ballesteros, Aspectos jurídicos de la censura cinematográfica en España, con especial referencia al periodo 1936-1977, Ed. Universidad Complutense, Madrid, 1981, 550 p., p. 351.

2  Ibid., p. 30.

3  John Stuart Mill, On liberty, 1859, ch. III, « of individuality ». Les éléments de réflexion qui sont à l’origine de ce paragraphe ont été fournis par Susan Trouvé.

4  Maxime Dury, La censure, la prédication silencieuse, Publisud, Paris, 1995, p. 7.

5  Ibid., p. 8.

6  Ibid., p. 11.

7  Les éléments de réflexion qui sont à l’origine de ce paragraphe ont été fournis par Marie-Catherine Chanfreau.

8  Clara Zetkin, Batailles pour les femmes, Éditions sociales, Paris, 1980, « Entretiens avec Lénine sur les femmes, l’amour et la révolution », p. 181-182.

9  Les éléments de réflexion qui sont à l’origine de ces paragraphes ont été fournis par Hélène Ménégaldo.

10  Les recherches et les remarques qui ont permis l’élaboration de ce paragraphe sont dues à Valérie De Daran.

11  Le développement sur les différentes modalités de la censure dans les systèmes traditionnels, démocratiques et totalitaires (p. 12-13) a été élaboré et rédigé par Jean-Marc Négrignat.

Pour citer ce document

Par Marie-Aline BARRACHINA, «Censure(s) et identité(s)», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Censure(s) et identité(s), mis à jour le : 27/10/2015, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=375.

Quelques mots à propos de :  Marie-Aline BARRACHINA

Professeur (Etudes hispaniques) à l’Université de Poitiers. Auteur d’une première thèse sur La Section féminine de la Phalange espagnole, elle a ensuite consacré sa thèse de doctorat d’Etat aux mécanismes et aux supports culturels de la propagande franquiste. Membre de l’association PILAR (travaux sur la presse et le livre, domaine ibérique et ibéro-américain), elle a publié une vingtaine d’articles sur l’histoire des femmes et l’histoire culturelle, ainsi qu’un ouvrage intitulé Propagande et cu ...