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La censure artistique à Vienne autour de 1900, l’exemple de Gustav Klimt
Par Valérie DE DARAN
Publication en ligne le 27 octobre 2015
Texte intégral
1Le père de la psychanalyse affirmait n’avoir rencontré à Vienne, en cinquante ans, aucune idée nouvelle. En Autriche, à l’aube du XXe siècle, les avant-gardes artistiques percent difficilement, la politique culturelle s’enlise dans un conformisme de bon aloi. On assiste au triomphe de la peinture officielle, des « bons vieux modèles classiques » que représentent alors des peintres comme Gérôme, Menzel, Lenbach, Kaulbach, Makart. Leurs œuvres, souvent monumentales, s’inscrivent dans la pure tradition de l’académisme historiciste. Elles recueillent les suffrages du grand public, des jurys et des pouvoirs en place. L’œuvre de Gérôme (1824-1904), primée et achetée par l’État français, jouit d’une réputation européenne. Kaulbach (1822-1903) et Lenbach (1836-1904), tous deux disciples de Piloty (1826-1886), auteur de théâtrales et pathétiques compositions historiques, assimilent l’art des maîtres anciens sans souci d’innovation. Les portraits de Lenbach, ses innombrables Bismarck en particulier, ainsi que les énormes « machines » de Hans Makart (1840-1884)1, qui magnifient et mythifient de grandes scènes de l’Histoire, bénéficient d’un immense engouement de la part de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie viennoises, soucieuses de représentation. En Autriche-Hongrie, on recommande l’étude de Menzel (1815-1905)2 non pour son audace quasi impressionniste (la fameuse « Chambre au balcon » de 1845) mais pour sa probité et son exactitude « à la Meissonier »3. Le critique allemand Richard Muther résume la situation viennoise autour de 1900 en ces termes : « A Vienne, le rapport des collections d’Etat à l’art moderne est plus ou moins platonique. On conserve le vieil héritage. Cela suffit »4. Dans ce contexte, on ne peut s’étonner que l’impressionnisme, qui ne s’est jamais réellement épanoui en Autriche, fasse figure d’avant-garde dérangeante, que le symbolisme et les nouvelles tendances décoratives défendus par la Sécession (association fondée en 1897 qui rassemble des artistes viennois dissidents, en rupture avec l’académisme lénifiant de la Künstlerhaus) soient voués aux gémonies. Les pouvoirs officiels, relayés par la presse et ses critiques, orchestrent les blocages et les phénomènes de refus. Cet article, qui effectue la synthèse de faits connus, porte sur les affaires et scandales que suscita Gustav Klimt (1862-1918), le chef de file du mouvement sécessionniste, et tente une analyse de la censure dont il fut victime. Klimt, comme un certain nombre d’artistes viennois (on pourrait penser à l’architecte Otto Wagner, auteur d’un nombre impressionnant de plans restés sur papier) n’a jamais quitté Vienne où il ne fut pourtant, de son vivant, jamais pleinement reconnu ni soutenu.
2Les démêlés de Klimt avec les autorités et la presse commencent dès 1898, lors de la première exposition de la Sécession. Cette exposition est annoncée par une affiche, un dessin en noir et blanc représentant Thésée et le Minotaure : le corps athlétique de Thésée est d’une beauté encore très académique, mais sa posture fait l’objet d’une stylisation ressentie peut-être comme outrancière : tendu à l’oblique, réduit à des lignes essentielles, le héros qui se détache sur un fond blanc, s’apprête à enfoncer son glaive dans la gueule du taureau, le Minotaure surgi de son antre noir. Cette affiche, reprise sur la couverture de la revue sécessionniste Ver sacrum (cahier 5/6, mai-juin 1898)5, est vite jugée immorale : ce qui choque, c’est le sexe nu de Thésée exposé au premier plan. Klimt modifie le dessin en couvrant ce sexe de quelques lignes noires verticales, pudiques troncs d’arbre qui nous paraissent aujourd’hui bien incongrus. Les esprits se sont offusqués de l’absence d’une feuille de vigne. Mais personne ne semble avoir été sensible au message subversif porté par le motif mythologique, qui seul peut-être aurait pu justifier la censure. Le Minotaure, c’est l’art historiciste, à caractère monumental, la peinture des Salons, l’académisme, plébiscités par l’aristocratie et la bourgeoisie viennoises. Thésée, c’est la Sécession, l’avènement du symbolisme et d’un nouvel art décoratif. Thésée tue le Minotaure, comme la Sécession assassine l’art académique dont elle est pourtant issue. On assiste au meurtre du Père.
3Les réactions suscitées par ce modeste dessin préfigurent l’accueil réservé aux Fakultätsbilder qui sont à l’origine d’un scandale à rebondissements sans précédent dans l’histoire de la peinture en Autriche. Cette série de tableaux, conçue pour l’Université de Vienne, à laquelle Klimt travaille de 1898 à 1907, représente trois Facultés : Médecine, Jurisprudence / Droit, Philosophie. Elle devait s’intégrer à un ensemble plus vaste, le peintre Franz Matsch étant chargé d’une allégorie de la théologie et du tableau central représentant la Victoire de la Lumière sur les Ténèbres.
4Le premier de ces panneaux est La Philosophie : sur fond de ténèbres et de poussière d’étoiles se dresse à gauche une colonne de corps nus enchevêtrés (on distingue le dos d’un homme, des nus féminins, en haut un bébé, en bas le visage voilé d’une femme) tandis qu’à droite se dessine, dans la nuit de l’univers, un visage timide et incertain dans lequel on peut voir une allégorie de la Pensée ou du Doute. Pour la première fois dans l’histoire des arts en Autriche, le Parlement est chargé de se prononcer sur la valeur ou non-valeur d’une œuvre d’art. La Philosophie se heurte aux premières critiques dès le 26 mai 1898, lorsque Klimt présente les esquisses au Comité des Beaux-Arts de l’Université de Vienne : la commission émet le vœu que « l’idée » soit exprimée plus clairement.
5L’année suivante (1899), Klimt travaille à la Philosophie dans le secret de l’atelier pour l’exposer de nouveau, non achevée, en 1900, lors de la septième exposition de la Sécession. Pour parer au reproche du manque de clarté, Klimt fait figurer au bas de l’œuvre cette explication : « groupe de figures à gauche : la naissance, la fertilité, l’évanescence. A droite : le monde, le mystère terrestre ; la figure qui émerge du fond est le savoir. » Les réactions ne se font pas attendre. Le 12 mars 1900, la presse attaque violemment cette œuvre ; le 24, des professeurs de l’Université adressent une lettre au Conseil académique de l’Université pour protester contre l’installation du tableau dans la Salle des Actes (Aula magna)6.
6Pour quelles raisons l’œuvre suscite-t-elle pareille controverse ? Aux professeurs de l’Université, la Philosophie ne paraît pas magnifiée mais au contraire rabaissée : ce n’est qu’un visage, vaguement éclairé, perdu tout au fond du tableau, comme noyé dans les brumes du doute et de l’irrationnel. L’agrégat de corps nus enchevêtrés et les constellations, qui symbolisent les forces universelles de vie et de mort, dominent l’ensemble de l’œuvre et font presque oublier l’existence de la Pensée. Le contenu du tableau et son traitement (effets de flou, perte des contours) sont diamétralement opposés à l’esthétique académique (amour des lignes et d’un ordre classique) ainsi qu’à la vision positiviste du savoir, héritée du XIXe siècle, qui prévaut encore largement dans les murs de l’Université.
7Le jugement irrévocable émis par le Professeur Jodl, rapporté par Hermann Bahr (1863-1934), littérateur, porte-parole zélé de la Sécession, – « nous ne combattons ni le nu ni la liberté en art, mais la laideur »7 – résume l’attitude générale des universitaires. La Philosophie est disqualifiée d’un point de vue esthétique, elle est considérée comme « laide », sans doute moins par son contenu que par sa forme qui déroge au principe académique de la belle ligne, de la rigueur et du fini classiques. L’emploi du terme « laideur » suffit à discréditer l’œuvre. L’expressionnisme (ou pré-expressionnisme) autrichien est encore balbutiant. Le laid n’est pas, ou peu, exploité comme source possible d’un Beau esthétique. Le grand public, les amateurs d’art et la plupart des critiques d’art ne déprennent pas la représentation esthétique de l’objet qui doit, en soi, répondre à un Beau naturel, fait d’ordre et d’harmonie. L’historien d’art Franz Wickhoff (1853-1909), spécialiste de l’art romain auquel il redonne sa place propre8, est un des rares, avec Hermann Bahr, à plaider en faveur de la Philosophie, dans uneconférence intitulée « Qu’est-ce-que le laid ? », donnée le 9 mai 19009. Pour Wickhoff, ses collègues et le public sont victimes d’un passéisme qui identifie la beauté à des formes artistiques préexistantes, la perception est en retard sur la nouveauté. Le conférencier achève son discours sur un éloge de la valeur décorative du tableau, c’est-à-dire sur un jugement purement esthétique. A l’Exposition universelle de Paris, la Philosophie se voit récompensée par la médaille d’or de la meilleure œuvre étrangère, preuve qu’il existe un net décalage entre la réception autrichienne et la réception internationale. Klimt n’a guère de mal à se faire reconnaître dans un pays où les impressionnistes ont bousculé les canons académiques, où la peinture n’aspire plus à une stricte mimesis du Beau, où elle a déjà renoué avec la vie et la lumière. La France fête les symbolistes alors que l’Autriche, privée de la médiation impressionniste, sort péniblement d’une longue phase d’académisme.
8Comment Klimt accueille-t-il la critique autrichienne ? En 1898, il avait accepté de revoir l’œuvre à condition que sa liberté d’expression ne subisse aucune atteinte. Mais la version finale ne fait que persévérer dans la direction anti-académique : les contrastes sont encore atténués, ce qui accentue le caractère flou et impondérable de l’œuvre.
9Le second panneau des Fakultätsbilder, intitulé La Médecine, est présenté pour la première fois au public en mars 1901. Pour cette œuvre, Klimt adopte une composition qui est le reflet inversé de celle de La Philosophie. Les deux tiers de la droite du tableau sont occupés par une superposition de corps de femmes, d’hommes et d’enfants, de visages aux yeux fermés. De cette masse s’échappe un bras d’homme qui semble appeler à lui une femme dont le corps nu flotte, isolé, dans la partie supérieure gauche du tableau. Le panneau suscite d’emblée la réprobation unanime de la presse viennoise. On exige le séquestre du numéro de Ver sacrum où sont reproduits les dessins préparatoires ainsi que la destruction des exemplaires déjà parus. Cette fois, une sentence du tribunal de Vienne conteste la légitimité de la requête : on ne peut considérer cette parution comme inconvenante puisque les esquisses sont reproduites dans une revue spécialisée, à caractère technique et confidentiel, destinée principalement à des artistes ; l’ordre public n’est donc pas troublé. Un certain nombre de députés contre-attaquent en interpellant le Ministre de l’Instruction, von Hartel, qui est un homme de mesure, pour savoir s’il entend acquérir l’œuvre et donner ainsi son aval au mouvement sécessionniste, c’est-à-dire à une peinture « qui s’oppose aux sentiments esthétiques de la majorité du peuple autrichien ». La réponse du Ministre est pondérée : « Les courants artistiques ne naissent ni ne disparaissent à l’aide d’interventions extérieures ou artificielles ; ils résultent d’une évolution continue, conditionnée et déterminée par des transformations profondes dans la vie spirituelle du pays ». Le tableau est accueilli assez froidement à la huitième exposition internationale de Munich. Seul l’artiste Max Klinger (1857-1920), auteur de gravures visionnaires et fantastiques, défend ce qu’il appelle la « sensualité viennoise »10.
10Là encore, pourquoi l’accueil réservé à cette œuvre est-il si mitigé ? Hygie est présentée comme une figure altière et hiératique, somptueusement parée. Son attitude et l’apparat qui l’entoure pourraient plaire au public, resté friand d’un décorum à la Makart (pensons à la Caterina Cornaro de ce dernier). Mais ce regard qu’elle dirige droit dans les yeux du spectateur, son attribut, un serpent ramené à une arabesque décorative dans le pur goût sécessionniste, ainsi que son vêtement, libre création ornementale, brisent avec la tradition du grand style décoratif du XIXe siècle, où les personnages restent distants, lointains, pétrifiés sur la scène de l’Histoire. Hygie occupe ici le premier plan sans dominer pour autant l’humanité souffrante (femme enceinte, visages tourmentés, groupés autour de la Mort). Sur le côté, en haut à gauche, s’échappe et flotte la Souffrance, un nu peint en contre-plongée qui fut jugé provocant, parce que le corps s’offre sans retenue, parce qu’il s’abandonne et n’a plus la réserve corsetée du nu académique, lisse, glabre, parfait. Ce nu reste énigmatique et l’œuvre, comme toute œuvre symbolique / symboliste, nécessite de la part du public un effort d’interprétation (trop) important. Commencé en 1900, modifié en 1901 puis 1903, le tableau connaît sa version définitive en 1907 seulement. Klimt reste fidèle au schéma de la première version qu’il ne cesse d’enrichir et de préciser, cette fois en accentuant les contrastes de valeurs.
11Enfin, dernier caisson exécuté pour l’Aula magna, la Jurisprudence, dont l’exécution s’étend de 1903 à 1907 et dont on ne connaît qu’une seule version. Au premier plan du tableau, organisé cette fois en plans horizontaux, se dresse un vieillard nu et décharné, au dos courbé et au ventre flétri. La tête inclinée sous le poids des ans, les mains croisées dans le dos, il est la proie résignée d’un poulpe géant. Ce poulpe est entouré de trois femmes aux yeux tour à tour ouverts, clos et mi-clos. Elles flottent, lascives, au milieu de leurs cheveux et posent leur visage sur leurs mains effilées, repliées en une gestuelle proche de celle qu’on retrouve dans certains portraits de Schiele. Séductrices et menaçantes, Grâces et Parques à la fois, elles attendent. Dans la partie supérieure du tableau, où se révèle tout le talent décoratif de Klimt, se tiennent, minuscules et comme momifiées dans leurs ornements, trois figurines : une première femme, nue, une seconde, au visage sévère, enchâssée dans sa somptueuse parure, une troisième qui tient tout près de son visage les tables de la Loi. Là encore, la Loi, le Droit ne sortent pas grandis de la représentation : la chevelure sombre en volutes qui émane des trois Parques démoniaques, enserre tel un serpent le vieillard condamné, prisonnier de cette pieuvre qui pourrait symboliser à la fois le Temps et la Loi, pareillement implacables. La Loi (lex), représentée comme en mandorle dans la partie supérieure du tableau, sur fond d’émaux byzantins, mais terriblement rapetissée, semble régner plus par son arbitraire que par son sens de la justice.
12La Jurisprudence, que nous ne connaissons que par des photographies en noir et blanc (elle disparut en 1945 dans un incendie), est traitée par Josef Langl, critique d’art conservateur, de Farbennarretei (« délire de couleurs »)11. Ennemi de tout ésotérisme, Langl n’est nullement séduit par le mysticisme et le symbolisme de cette œuvre qui pose au contemplateur « de multiples énigmes ». Faute de résoudre ces énigmes, il ironise : « dans la Jurisprudence, n’avons-nous pas affaire à l’artiste lui-même pris dans les polypes de la Sécession ? » – cette année-là, le groupe traverse une crise et Ver sacrum cesse de paraître. Notre critique trouve surtout beaucoup de laideur à cette œuvre et il s’indigne de ce qu’un artiste ose présenter « une vieille femme décharnée dans sept positions différentes » et des individus « maladifs, rebutants, évoqués dans des contours mal finis »12. La condamnation est d’ordre moral plus qu’esthétique : l’art de Klimt renchérit sur la laideur, il déroge à la convenance, à la décence, au bon goût ; il sombre dans l’esquisse, le « mal fini », contraires aux canons de la peinture classique et au fini léché, minutieux, porcelainé de la peinture Biedermeier. Langl dénonce la publicité de scandale dont bénéficient les trois panneaux mais lui-même alimente le battage en condamnant toute la série des Fakultätsbilder. C’est avec elle, selon lui, que s’est dégradé l’art du Klimt des débuts, celui, plus sain et serein, encore que déjà symboliste, de l’évocation de Schubert, peinture conçue pour un dessus de porte du Palais Dumba à Vienne. Après le Schubert, « le contenu des tableaux est devenu vacillant, confus et incompréhensible »13.
13Les critiques de Langl illustrent l’esprit d’une presse réactionnaire au service de la censure officielle, mais ses attaques ne sont pas les plus viles. Karl Kraus (1874-1936)14 fait preuve à l’égard de Klimt de la plus totale incompréhension. En mai 1910, on peut lire dans Le Flambeau / Die Fackel : « Le grand succès de Monsieur Klimt et de la Sécession à Paris consiste dans le fait que les Parisiens se sont moqués de cet art importé en le qualifiant de goût juif »15. Pour Kraus, Klimt n’est qu’un épiphénomène de l’art viennois dont le seul succès est de susciter des réactions antisémites. Dans le numéro du 21 novembre 1903, Kraus se gausse de la Jurisprudence en ces termes :
Gustav Klimt qui, par deux fois16, a recouvert la pâleur de ses idées de couleurs lumineuses, a voulu peindre la Jurisprudence et il a peint le droit pénal. Dans une ambiance de farce d’étudiant : un criminel et un animal monstrueux, en forme de polype […] se tiennent à la barre.17
14Incapable de tout jugement esthétique, Kraus se moque de manière absurde des couleurs du tableau qui, si l’on prend pour référence celles du Schubert, devaient être splendides. Il trouve même à se placer sur le terrain politique : cette Jurisprudence commandée par le ministère est une « blague de peintre » qui consiste à employer « l’harmonie noir-rouge-or strictement interdite par les autorités autrichiennes »18. A l’aube du XXe siècle, l’Autriche-Hongrie doit lutter contre les mouvements nationaux-allemands. Elle se débat avec le parti pangermaniste de Georg von Schönerer qui milite pour l’Anschluss et pratique l’obstruction parlementaire à outrance. Or les couleurs évoquées ici sont précisément celles du Deutscher Bund (1848-1866). Enfin, Kraus dénonce la conception erronée que Klimt se fait de la notion de Jurisprudence qui semble s’épuiser en « délit et peine », comme si on pouvait attendre d’un artiste des connaissances juridiques précises !
15Face à ces détracteurs, quelques défenseurs prennent la parole. Ludwig Hevesi (1843-1910), chroniqueur attitré de la Sécession, auteur de deux sommes critiques (Altkunst-Neukunst et Acht Jahre Sezession ) et ami personnel de certains Sécessionnistes, est séduit par le talent du coloriste. Il commente un Pommier, œuvre à caractère néo-impressionniste, en faisant allusion, à titre de comparaison, à la « gamme des polypes riches en nuances de la Jurisprudence »19. Il s’étonne des inventions décoratives présentes dans la Philosophie : « il est impossible de dire avec les mots l’effet décoratif qu’a cette traînée blanche verticale […] »20. Il dénonce, comme avant lui le Nietzsche des Unzeitgemäe Betrachtungen (Considérations inactuelles) le passéisme qui préside aux réalisations de la fin du XIXe siècle, les préférences historicistes de ces « Messieurs les universitaires » qui ne supportent pas la Philosophie de Klimt parce que son style ne correspond pas à celui de l’édifice Renaissance de Heinrich Ferstel (1828-1885), l’un des grands architectes historicistes viennois de la seconde moitié du XIXe siècle. Hevesi perçoit l’historicisme ambiant comme un affront à la vie :
Ces messieurs exigent un tableau Renaissance pour leur plafond. Un faux naturellement, car les vrais peintres de la Renaissance sont morts depuis longtemps. Il n’y a que de la peinture académique stéréotypée, à tant et tant de florins au mètre carré.21
16Pour Hevesi, les universitaires, accoutumés à la peinture d’histoire ou de genre à vocation essentiellement narrative, sont inaptes au jugement esthétique :
Leur pétition s’attache principalement au contenu, à la symbolique et à la composition du tableau ; ces messieurs ont été élevés à la peinture anecdotique qui sous la forme d’une action clairement racontée […] cherchait à impressionner un public nombreux et dépourvu de sensibilité artistique.22
17Quel fut le destin de ces trois panneaux ? En novembre 1903, la Commission artistique accueille favorablement les trois œuvres de Klimt tandis que celles de Matsch sont critiquées, mais le style des deux peintres est si différent que l’on prend prétexte de cette différence pour disjoindre l’ensemble et exposer les œuvres de Klimt à l’Österreichische Galerie plutôt que dans l’Aula magna. Klimt ne supporte pas cette avanie. Le 3 avril 1905, par lettre au Ministre de l’Instruction Publique, il renonce à l’exécution des panneaux et demande la restitution des esquisses correspondantes. Le Ministère répond que les études en question sont propriété d’Etat. Klimt se voit alors contraint de racheter la Jurisprudence, la Médecine et la Philosophie. Les œuvres atterrissent finalement chez des particuliers, triste sort pour des panneaux décoratifs, créés spécialement pour un édifice. Puis elles périssent en 1945, dans l’incendie du château d’Immendorf, comme si l’Histoire avait voulu sceller les décrets de la censure23.
18La réticence, les refus des pouvoirs publics autrichiens ne touchent pas uniquement des artistes aujourd’hui passés à la postérité comme Klimt ou Wagner, mais aussi des artistes beaucoup moins novateurs. Il existe une censure par omission aussi terrible que la censure par décrets. Le peintre réaliste Karl Schuch (1846-1903), connu pour ses éclatantes natures mortes qui n’ont rien de révolutionnaire, fut longtemps ignoré des musées viennois. C’est la Galerie Miethke, dirigée par Arthur Roessler, grand amateur d’œuvres expressionnistes, qui l’exhume et l’expose en avril 1906. Ludwig Hevesi déplore que les initiatives de cette galerie entreprenante n’entraînent pas celle des grands musées. Lors de la vente aux enchères du Nachlass de Theodor von Hörmann (1840-1895), représentant majeur de ce qui peut être considéré comme l’impressionnisme autrichien, le directeur de la Galerie impériale laisse filer, faute de moyens, un « Midi hivernal en forêt » pour se rabattre sur une œuvre de second plan24. Ainsi partent à l’étranger les œuvres les plus grosses d’avenir, les artistes les plus prometteurs (les architectes Joseph Maria Olbrich et Adolf Loos par exemple), en direction de l’Allemagne surtout, avec qui l’Autriche entretient des relations ambivalentes.
19La censure apparaît ici comme un refus d’intégrer la nouveauté par crainte que cette nouveauté n’ébranle un équilibre culturel et identitaire déjà très fragile. Il faut maintenir la cohésion de l’empire multinational qu’est alors l’Autriche-Hongrie jusque dans le domaine artistique. Aussi les avant-gardes internationales trouvent-elles peu d’écho à Vienne (reconnaissance tardive de l’expressionnisme allemand, du cubisme), ville repliée sur un art symboliste resté narratif, dans la tradition de la peinture d’histoire ou de genre, ou bien sur un art décoratif pétri de la tradition de la grande peinture de représentation à la Makart. Le repli national et la frilosité s’expriment par les refus et phénomènes de censure que nous venons d’évoquer. Cette censure / ces censures, au lieu de conforter l’identité culturelle en permettant aux artistes autrichiens de se frotter aux grands artistes étrangers, contribuent grandement à fragiliser l’édifice impérial en le privant de ses forces vives.
Notes
1 Hans Makart est le grand représentant de la peinture d’histoire du XIXe en Autriche. Son influence et sa renommée furent considérables. On lui doit, entre autres, une Entrée de Charles Quint à Anvers (1878) ainsi que Venise rendant hommage à Caterina Cornaro, une composition festive monumentale.
2 À l’époque, Menzel est connu surtout pour la série de dessins qu’il consacre à L’Histoire de Frédéric le Grand de Kugler (1840-1842). Mais il est aussi l’auteur de scènes de la vie quotidienne et de scènes en extérieur qui préfigurent l’impressionnisme.
3 Josef Langl, Die Wage, Wien, 1907, p. 40. Meissonier (1815-1891) est l’auteur de scènes de genre historiques, inspirées de la peinture flamande. Peintre de guerre de Napoléon III durant la campagne d’Italie de 1859, il compose aussi de grandes scènes historiques représentant l’épopée de Napoléon Ier (exemple : La Retraite de Russie).
4 Richard Muther, Studien und Kritiken, Band 2, Wien, Wiener Verlag, 1901, p. 96.
5 Ver Sacrum paraît de 1898 à 1903. Cette revue mensuelle publie des textes à caractère programmatique, des critiques, des poèmes, des dessins, des gravures et des lithographies, des plans d’architectes qui s’inscrivent dans la mouvance Sécession / Jugendstil / Art nouveau.
6 Voir à ce sujet la documentation rassemblée par Sergio Coradeschi, Tout l’œuvre peint de Klimt, Paris, Flammarion, 1983, p. 81-112.
7 Hermann Bahr, Gegen Klimt, Vienne / Leipzig, 1903, p. 15.
8 Germain Bazin, Histoire de l’histoire de l’art de Vasari à nos jours, Paris, Albin Michel, 1986, p. 156-158.
9 Günter Metken, La Naissance de la théorie de l’art, art. paru dans Vienne 1880-1938, L’Apocalypse joyeuse, sous la dir. de Jean Clair, Paris, éd . du Centre Pompidou , 1986, p. 347.
10 Coradeschi, op. cit., p. 85s.
11 J. Langl tient la rubrique culturelle de la revue hebdomadaire Die Wage qui paraît de 1898 à 1926 (Die Wage, eine Wiener Wochenschrift, éd. par R. Lothar, J. Eckstein, Dr. Shiller-Marmorek, Wien, 1898-1926). L’expression citée ici apparaît dans un numéro de 1903, p. 1284.
12 Die Wager, 1904, p. 414.
13 Die Wager, 1905, p. 377.
14 Grand journaliste et satiriste viennois, il fonde à Vienne, en 1899, la revue Die Fackel (Le Flambeau) qui paraît jusqu’en 1936.
15 « Der grobe Erfolg des Herrn Klimt und der Secessionin Paris besteht darinn, dass die Pariser der importierten Kunst den Spottnamen “goût juif” verliehen haben », Die Fackel, mai 1910, n° 41. Cité d’après : Christian M. Nebehay, Gustave Klimt, von der Zeichnung zum Bild, Wien, Ed. Christian Brandstätter, 1992, p. 72.
16 Allusion aux œuvres précédentes, La Philosophie et La Médecine.
17 « Gustav Klimt, der zweimal schon des Gedankens Blässe mit den leuchtendsten Farben übertüncht hat, wollte die “Jurisprudenz” malen und hat das Strafrecht symbolisiert. In studentulkiger Stimmung : ein Verbrecher und ein polypenartiges Fabeltier […] stehen vor den Gerichtsschranken », Die Fackel, 21 novembre 1903. Cité d’après : Christian M. Nebehay, Gustave Klimt, von der Zeichnung zum Bild, Wien, Ed. Christian Brandstätter, 1992, p. 75.
18 « [Kneipfrohe Akademiker mögen…] sich des Malerwitzes freuen, der die von österreichischen Behörden sonst streng verpönte Farbenharmonie Schwartz-Roth-Gold in der vom Ministerium bestellten “Jurisprudenz” so glücklich verwendet hat », Die Fackel, 21 novembre 1903. Cité d’après : Christian M. Nebehay, Gustave Klimt, von der Zeichnung zum Bild, Wien, Ed. Christian Brandstätter, 1992, p. 75.
19 Ludwig Hevesi, Altkunst-Neukunst, Wien 1894-1904, Wien, Konegen, 1906, réed. par Otto Breicha, reprint 1984, Klagenfurt, Ritter Verlag, art. du 21 juillet 1907, p. 206.
20 Ludwig Hevesi, Acht Jahre Sezession, März 1897-Juni 1905, Kritik-Polemik-Chronik, Wien, Konegen 1909, réed. par Otto Breicha, reprint 1986, Klagenfurt, Ritter Verlag, art. du 16 mars 1901, p. 318.
21 « Die herren verlangen also ein Renaissancebildan ihren Plafond. Ein falsches natürlish, denn die echten Renaissancemaler sind ja längst tot. Es gibt nur […] nachgeahmte Bilder dieser Art, akademische Schablonenmalerei zu so und soviel Gulden das Quadratmeter », Hevesi, Acht Jahre Sezession, p. 251.
22 « Die petition klammert sich hauptsächlich an Inhalt, Symbolik und Komposition des Bildes. Die Herren sind eben in einer Zeit der Anekdotenmalerei erzogen, die in Form einer klar erzählten Handlung […] auf ein grodes, nicht künstlerisches Publikum wirken wollte », Hevesi ; Acht Jahre Sezession, p. 261.
23 Klimt adresse quelques réponses picturales à la critique et à la censure. Citons la Nuda veritas (1899), allégorie de la Vérité dans les arts qui porte l’épigraphe : « KANNST DU / NICHT ALLEN / GEFALLEN DURCH / DEINE THAT UND DEIN / KUNSTWERT--/ MACH ES WENIGEN RECHT. / VIELEN GEFALLEN / IST SCHLIMM – SCHILLER » (« Si tu ne peux pas plaire à tous par tes actes et par ton art, plais à un petit nombre. Il est mal de plaire au grand nombre »). Citons surtout les Poissons rouges, œuvre elle-même refusée, commencée en 1901, poursuivie en 1902, exposée à Dresde en 1904. Au premier plan du tableau s’étale un généreux postérieur de femme. Lors de l’inauguration de cette exposition, une pétition exige le retrait de cette œuvre que Klimt, par esprit de provocation, voulait intituler À mes détracteurs / À mes censeurs.
24 Ludwig Hevesi, Acht Jahre Sezession, p. 123s.