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La complexité à l’œuvre : l’exemple d’un entretien politique1
Par Paul CAPPEAU et Sylvie PLANE
Publication en ligne le 29 novembre 2017
Résumé
Cet article porte sur un entretien radiophonique. Les auteurs chercheront, à travers des regards croisés, à montrer la complexité de cette production. Dans une perspective conversationnelle, il s’agira d’observer comment chacun des deux locuteurs se plie aux règles de l’échange et d’identifier les transgressions, en particulier à travers les réponses de l’interviewé qui dispose de divers procédés pour “répondre sans répondre”. Un relevé d’indices formels (liaisons, lexique, parenthèses, etc.) viendra compléter cette description et s’attachera à illustrer l’hétérogénéité de la production : soutenue, planifiée et en même temps décontractée. Un même “soin” de transgression semble donc exister aux divers niveaux. Ces divers angles d’observation montreront donc que ce corpus, objet limité par nature, est surtout un objet complexe.
Le propos de cet article est de décrire un objet limité, mais complexe à différents points de vue. Limité, car il s’agit d’un unique entretien, situé dans le temps, entre deux interlocuteurs précis : notre corpus est constitué de l’enregistrement d’un échange d’une durée d’environ 8 minutes entre le journaliste Olivier Mazerolle et Valéry Giscard d’Estaing au cours d’une émission de radio réalisée le 31 août 1998. Complexe, parce que ce type d'émission place l'invité politique dans un dispositif particulier, une situation hybride dans laquelle il s'adresse à un interlocuteur, le journaliste, mais vise en même temps un public bien plus vaste, les auditeurs. De plus, ici les conditions sont particulières puisque les interlocuteurs ne sont pas en présence l'un de l'autre mais discutent par téléphone, ce qui modifie, semble-t-il, quelque peu le fonctionnement des échanges et notamment les interruptions du journaliste. De fait, les interventions de l'homme politique sont longues et rarement interrompues par le journaliste.
Table des matières
Texte intégral
1Toute émission politique dans les médias laisse attendre chez le principal interviewé une certaine préparation. On se trouve donc en présence d'un oral déjà en partie élaboré qui n'a plus les caractéristiques des productions spontanées. En même temps, les questions n'étant pas connues à l'avance – même si elles sont hautement prévisibles –, l'interviewé doit s'engager sur du discours non répété, non prévu. Tels sont les aspects auxquels nous nous attacherons en nous intéressant à quelques traits relatifs au fonctionnement interactionnel et linguistique de cet entretien.
2En tant qu’échange, cet entretien s’inscrit dans le cadre d’un genre codifié qui impose ses règles et en prévoit même les transgressions. Dans une perspective conversationnelle, nous nous attacherons à relever dans cet entretien quelques éléments caractérisant la dynamique des échanges opérés sous la surveillance muette d’un auditoire qu’on suppose vigilant, et essayerons de repérer quelques stratégies mises en œuvre par les deux interlocuteurs pour gérer des contraintes multiples et contradictoires.
3Du point de vue linguistique, notre but sera de dégager quelques aspects sensibles dans l'organisation du corpus, sans doute en rapport avec les enjeux de la situation, de façon à montrer que la production de l'homme politique présente simultanément deux caractères apparemment opposés :
– d'une part, cette production présente un certain nombre de traits linguistiques qui en font un discours maitrisé voire parfois soutenu ;
– d'autre part, on trouve dans cette production des aspects qui l’apparentent à un oral plus relâché en raison de traits pouvant être considérés comme des écarts par rapport aux formes attendues, et qui sont sans doute à mettre au compte de la difficulté même du travail de production langagière orale, difficulté responsable de ce que la praxématique qualifie de « ratage » (Barbéris & Maurer, 1998).
1. L’entretien politique : un jeu réglé
4Les entretiens politiques constituent un genre dont les règles sont institutionnalisées et parfaitement connues de ceux qui s’y adonnent. Ils se déroulent dans un cadre communicationnel délimité avec précision, en termes d’enjeu, de rôles, de medium et de durée. Dans une perspective d’analyse conversationnelle, Léon (1999, 27) s’est attachée à décrire le format des entretiens publics, description dont nous retiendrons quelques éléments pour caractériser l’interview à laquelle nous nous intéressons, afin de situer la prestation de l’homme politique invité. Léon définit le format des entretiens publics comme un ensemble de mécanismes issus de la transformation des mécanismes de la conversation ordinaire, et qui donnent à cet échange son caractère institutionnel. Toutefois, le format, tout en étant conventionnel, n’est pas pour autant statique, car il fait l’objet d’une négociation continue comme le montre l’exemple du corpus ici analysé.
1.1. Asymétrie et déplacement
5Contrairement à la conversation familière dans laquelle les positions des interlocuteurs ne sont en général pas définies a priori, l’une des caractéristiques de l’entretien public tient au fait que les deux interlocuteurs occupent d’emblée des positions asymétriques : l’un questionne, ce qui le place en position haute, l’autre est tenu de fournir une réponse à la question posée, et donc imposée par son interlocuteur. Mais, en retour, le jeu de l’entretien ouvre la possibilité à des négociations au cours desquelles un interlocuteur peut tenter de redéfinir sa position ou de conquérir une position différente de celle qui lui avait été attribuée (Kerbrat-Orecchioni, 1998). Toutefois, on notera que, dans le cas qui nous intéresse, le fait que l’entretien ait lieu par téléphone neutralise le terrain de la rencontre. Ainsi se trouvent en partie oblitérées les questions de territoire qui dans les cas de rencontres physiques – qu’il s’agisse de conversations privées ou d’entretiens publics – constituent souvent un paramètre important pour l’interprétation des actes en terme de menaces ou d’anti-menaces, et interfèrent ainsi sur les mécanismes interactionnels (Traverso, 1996, 38). Mais le territoire ne se limite pas à l’espace physique : les réserves d’information et le contrôle des domaines de conversation font partie, au même titre que l’espace personnel ou la place, de ce que Goffman (1973, 44) a appelé les territoires du moi, et sont donc des lieux symboliques à défendre ou à conquérir dans un entretien public.
1.1.1. Les positions instaurées
6Dans cet entretien, conformément aux caractéristiques du format tel que le décrit Léon, le journaliste joue un double rôle : d’une part, il détermine le thème de l’entretien et impose ainsi les objets que l’interviewé devra traiter dans son discours ; d’autre part, il régule en tant qu’animateur la conversation en relançant le questionnement chaque fois qu’une réponse a été fournie à la question qu’il a posée.
7En effet, globalement, l’ensemble de la conversation est constitué d’une succession de paires adjacentes dans lesquelles l’initiative revient – ou du moins, à première vue, paraît revenir – à l’intervieweur, tandis que l’interviewé dispose, en compensation, de la possibilité de développer ses réponses. La comparaison quantitative des interventions fait apparaître que l’intervieweur a pour fonction d’initier des séquences que le discours de l’homme politique vient combler : les 15 interventions du journaliste, correspondent au total à l’équivalent de 237 mots graphiques alors que les 14 interventions de l’interviewé occupent 1433 mots (auxquels s’ajoutent des amorces de mots et des euh). Dans le ballet réglé qu’est cet entretien l’accord s’est fait sur une répartition du temps de parole nettement en faveur de l’homme politique – ce qui n’est pas toujours le cas dans les entretiens – dont le tour de parole le plus long atteint 247 mots, alors que les interventions du journaliste ne dépassent pas 57 mots.
8A ces deux rôles d’animateur et de promoteur des thèmes de discussion assurés par le journaliste, s’ajoute un troisième rôle, consistant à instaurer le statut et la position de son interlocuteur au moment de l’ouverture. L’entretien commence classiquement par un échange de salutations initié par le journaliste, et se termine par une formule de clôture qui prend la forme d’un bref remerciement – mais qui a la particularité de n’avoir été précédée d’aucune formule de pré-clôture annonçant la fin prochaine de l’entretien.
9Dans la formule d’ouverture comme dans celle de clôture, l’identité de l’interviewé, dont le nom n’aura été cité qu’à ces deux seules occasions, est mentionnée : bonjour monsieur Giscard d’Estaing / merci monsieur Giscard d’Estaing. Dans les usages radiophoniques, la mention du nom d’un locuteur peut avoir une double fonction : elle sert à faciliter l’identification de ce locuteur par les auditeurs de l’émission, elle permet aussi au meneur de jeu de distribuer les tours de parole. Cette mention est donc dans le même temps la marque de la prérogative du journaliste animateur d’émission à qui il revient d’allouer la parole à un invité ou, dans d’autres configurations, à un journaliste présent dans le studio – mais en position subalterne – ou éloigné. Il est en effet usuel qu’à l’ouverture d’une séquence radiophonique de reportage, le rédacteur d’une émission en poste fixe nomme le correspondant local ou l’envoyé spécial auquel il cède momentanément la parole.
10La précision de l’identité de l’interviewé contribue également à rappeler d’emblée à ce dernier que l’entretien se déroulera devant témoins et aura donc un caractère public. Le choix de la dénomination – qui peut avoir été négocié hors antenne ou non – installe donc l’interviewé dans le statut que le journaliste souhaite lui voir adopter. Ainsi, le titre officiel de président n’est pas mentionné, alors qu’on sait que les usages protocolaires prévoient que les anciens présidents de la République et les anciens présidents du Conseil (catégorie en extinction depuis l’adoption de la constitution de la cinquième République) aient le privilège de conserver leur titre de président une fois leur mandat achevé. Ce privilège est également accordé par les journalistes sportifs aux dirigeants de clubs de football pour des raisons qui restent à élucider, à moins que l’on n’adopte l’hypothèse de Flaubert qui estimait que M. Homais gratifiait l’officier de santé Charles Bovary du titre de docteur, dans la pensée qu’un peu de l’honneur qu’il lui faisait rejaillirait sur lui…
11Si le titre officiel n’est pas mentionné à l’ouverture de l’entretien, la présentation n’autorise pas non plus la familiarité : le nom est précédé de monsieur et le prénom de l’interviewé n’est pas indiqué, conformément aux usages de ce journaliste. Dans le cas présent, on peut penser qu’en nommant ainsi son interlocuteur, le journaliste signifie qu’il ne s’adresse ni au personnage officiel sorti de charge, ni à l’homme privé, mais à l’expert qu’est l’homme politique, voire au « sage » que son âge (72 ans au moment de l’entretien) autorise à voir en lui.
1.1.2. Les positions conquises
12C’est sans doute un truisme de dire que l’usage de l’entretien veut que l’intervieweur pose les questions et que l’interviewé y réponde. Pourtant, la chose mérite d’être examinée de plus près car cette règle, tout en étant globalement mise en œuvre dans le corpus qui nous intéresse, se trouve être l’objet de trois tentatives de transgressions.
13• Les salutations
14La première manifestation notable de ce phénomène intervient dès le premier tour de parole de l’interviewé qui s’inscrit dans le jeu initié par le journaliste tout en fournissant le signal d’une tentative de prise en main de l’entretien. Cette réponse de l’homme politique comporte trois éléments, dont deux participent d’une intervention réactive, alors que le troisième constitue un segment d’intervention initiative :
15– oui manifeste que le contact téléphonique a été établi ;
16– bonjour Olivier Mazerolle intervient en réponse à la salutation du journaliste ; l’emploi du prénom renvoie au titre de l’émission « l’invité d’Olivier Mazerolle », mais dans le même temps autorise à interpréter cette dénomination comme moins cérémonieuse que ne l’avait été celle employée par le journaliste pour présenter son interlocuteur ; la mention par la personnalité interviewée du nom du journaliste, et plus encore du prénom, constitue une pratique peu fréquente. Elle peut se comprendre comme une forme d’amadouage dont il arrive même que la visée séductrice soit renforcée par une qualification comme celle qu’emploie P. Seguin dans une émission politique lorsqu’il commence son premier tour de parole par : tout dépend chère Anne Sinclair de la conception… (POI 95 – SEGUIN), tour de parole qu’il conclut en assurant son interlocutrice qu’il est parfaitement d’accord avec elle…
17– comment allez-vous constitue une intervention initiative qui poursuit la salutation, et conditionne la réponse du journaliste, tout en mettant en péril la tenue de l’entretien politique.
18En effet, comme l’ont montré Goffman dans sa description des rites d’accès (1973, 88), et Traverso dans son analyse des conversations familières (1996, 71), l’ouverture par une salutation sous forme d’une question du type « comment allez-vous ? » programme une réponse du type « bien, et vous ? », pouvant être suivie à son tour d’une réitération de la salutation… l’ensemble constituant un dispositif peu compatible avec l’entretien politique.
19On ne s’étonnera donc pas que dans d’autres entretiens publics du même type les salutations soient plus rapides et ne comportent pas les éléments précités. C’est le cas par exemple d’une émission plus longue, mais animée par le même journaliste, et qui débutait d’une façon plus abrupte :
bonsoir monsieur Léotard
bonsoir
nous allons parler avec vous ce soir des soldats français dont vous êtes le patron en tant que ministre de la défense […] (POI 95 – LEOTARD)
20Dans notre corpus, les propos de l’homme politique, destinés à instaurer un certain ton de bonhomie ou de simplicité – ce qui explique certains traits linguistiques dont nous parlerons plus loin – en recourant à une formule plus appropriée aux conversations privées qu’aux entretiens publics, contraignent le journaliste à opérer un double enchaînement acrobatique pour reprendre la conduite de l’entretien :
21– eh ben ça va enchaîne sur les propos de son interlocuteur, en en constituant la réponse attendue
22– mais apparemment la Russie va moins bien s’articule avec le début de l’énoncé dont il reprend l’élément verbal tout en lui affectant un autre sujet, de façon à annoncer le thème de la discussion.
23L’emploi de eh ben signale que le journaliste a eu à surmonter une difficulté. En effet, si nous regardons les contextes d’apparition de ce connecteur dans les entretiens politiques2, nous pouvons noter qu’il est employé en début d’énoncé à la suite d’une sollicitation insistante qui exerce une forte contrainte sur le locuteur cible, le plus souvent en l’engageant à poursuivre son propos comme dans les exemples suivants :
24– L’homme politique répond au journaliste qui l’interroge sur les décisions qu’il prendrait en cas de changement de majorité après les élections législatives :
– si les Français euh envoyaient une majorité différente eh bien je verrai(s) à en tirer les conséquences qui devraient en être tirées le
– c’est-à-dire
– eh bien c’est-à-dire que j’imagine que j’aurai(s) à réfléchir très sérieusement sur euh le les raisons qui ont motivé le général de Gaulle à se retirer en soixante-neuf par exemple (POI 95 – CHIRAC)
25– L’homme politique est incité à préciser ses projets par un journaliste qui lui a reproché les précautions qu’il prenait en lui disant vous ne prenez pas de risque :
– j’ai exprimé un certain nombre d’inquiétudes de de craintes euh de regrets et aussi d’espérances
– oui oui
– eh bien par exemple je pense qu’il faut faire évoluer la pratique politique française
(POI 95 – JOSPIN 2)
26– L’homme politique est interrogé par le journaliste sur une « amitié de trente ans » qui l’unit à un autre homme politique :
– je lui en ai donné des preuves des preuves importantes alors pour euh la deuxième partie de l’équation si j’ose dire c’est à lui qu’il faut vous adresser
– les preuves euh c’est-à-dire que
– eh bien je lui ai donné l’en- X mon entière confiance et nous avons travaillé ensemble dans un climat et dans un état d’esprit de de confiance totale (POI 95 – CHIRAC)
27Pour ces trois occurrences ainsi que pour celle que nous avons relevée dans le corpus étudié, le connecteur eh ben remplit une double fonction :
28– une fonction interlocutoire en confirmant la prise en compte de la demande de l’interlocuteur qui exigeait le prolongement d’un énoncé déjà émis par le locuteur
29– une fonction métadiscursive en signalant la difficulté de convoquer des éléments qui satisfassent cette demande.
30Dans notre corpus, les rôles se trouvent donc inversés : l’homme politique emploie une formule de salutation qui joue le rôle de continueur, et le journaliste se trouve réduit à prolonger les salutations qu’il avait entamées, d’où l’emploi du eh bien, et la nécessité d’un recadrage de l’entretien.
31Le recadrage opéré par le journaliste prend trois formes :
32– l’emploi de la formule ça va permet d’esquiver la présence d’un pronom représentant la personne du locuteur (contrairement à la formule possible dans un autre cadre communicationnel : je vais bien). L’emploi d’un pronom ne référant pas à un animé va en outre permettre la rethématisation qui interviendra ensuite : la Russie va moins bien
33– alors que d’ordinaire la routine conversationnelle qui utilise la forme d’une demande d’information sur la santé pour constituer une ouverture classique de conversation appelle en retour une question symétrique (comment allez-vous / ça va et vous ?), le journaliste transgresse cet usage en ne fournissant pas le renvoi de la question prévisible ;
34– le journaliste rappelle le titre officiel de son interlocuteur : eh ben ça va bien mais apparemment la Russie va moins bien monsieur le président […]
35Ainsi le journaliste reprend la main en mettant fin à la séquence d’ouverture et signalant le caractère politique de l’entretien.
36• Les questions de l’interviewé
37Cet entretien comporte une succession de questions dont l’auteur, comme on s’y attend, est la plupart du temps le journaliste. Six de ses quinze tours de parole sont constitués d’interrogations directes :
(OM3) croyez-vous qu’elle puisse sortir de la crise3
(OM7) mais alors est-ce que le président Eltsine doit laisser la place
(OM11) mais vous croyez qu’il y a qu’il y a quelqu’un d’autre en Russie qui pourrait
(OM13) mais croyez-vous qu’on puisse lui faire confiance
(OM 17) mais la communauté internationale doit-elle continuer à aider la Russie euh sans conditions
(OM 25) mais peut-on comprendre monsieur le président l’instabilité des bourses à travers le monde alors que tout de même le le poids économique de la Russie n’est pas si énorme
38On remarque que ces questions n’utilisent que trois schémas sémantico-syntaxiques :
39– (ligateur) + verbe d’opinion ayant pour sujet l’allocutaire (post-posé dans deux cas sur trois) + assertion :
40– ligateur + sujet représentant une instance politique + syntagme verbal modalisé par un verbe déontique ; l’interrogation étant marquée dans le cas de l’énoncé le plus bref par est-ce que, et par la post-position du pronom dans le cas de l’énoncé le plus long ;
41– ligateur + construction complexe introduite par un verbe de modalité dont le sujet est post-posé.
42Mais l’intervieweur n’a pas l’apanage du questionnement. L’homme politique formule en effet lui aussi des interrogations, mais les particularités énonciatives autorisées par la forme syntaxique de l’interrogation indirecte lui permettent de n’assumer que partiellement les questions qu’il est censé rapporter et qui sont les suivantes :
43Interrogation dont l’émetteur est identifié :
(VGE 6) et surtout les Russes se disent comment un système /Ø, de/ politique pareil peut-il marcher
44Interrogations non rapportées à une instance identifiée :
(VGE 8) la question est de savoir est-ce qu’il est bon pour la Russie qu’il reste là ou est-ce que un changement plus complet serait préférable.
45Contrairement aux schémas usuels de l’alternative, celle-ci recourt à des énoncés sémantiquement et syntaxiquement dissymétriques, de façon à éviter d’évoquer directement le départ de M. Eltsine.
(VGE 12) la question est les la Russie fonctionne au jour le jour comment peut-elle continuer de fonctionner.
46La reformulation prend ici la forme d’un rephrasage qui fait passer d’une interrogation indirecte à une interrogation directe.
47Aucune de ces trois questions n’est destinée à provoquer une réponse de la part de l’interlocuteur, d’ailleurs elles sont toutes situées dans le corps d’un tour de parole. La première d’entre elles constitue un élément de réponse à la question du journaliste ; les deux autres, introduites par la même formule, la question est, ont une fonction argumentative. L’une est destinée à permettre à l’auditoire d’envisager une réponse que l’ancien président ne saurait énoncer : la nécessité de la démission ou du renversement d’un chef d’état étranger. L’autre permet à l’homme politique d’apporter lui-même un élément de réponse dans la suite. Toutes les trois ont pour fonction d’autoriser l’interviewé à refocaliser l’entretien sur des thèmes qu’il choisit.
48• Les ratifications de propos
49Le journaliste, quand il ne salue ni ne questionne son invité, l’encourage à poursuivre son exposé en lui signalant qu’il est toujours à l’écoute. Ces marques d’écoute sont destinées autant à son interlocuteur auquel il est relié par le fil fragile du téléphone, qu’aux auditeurs de l’émission auprès de qui il doit manifester sa présence, voire sa maîtrise de la situation. Le journaliste emploie donc des continueurs :
(OM 5) oui
(OM 15) oui
(OM 21) hum hum
(OM 23) et alors
50Les oui, dans cet emploi de continueurs, sont caractérisés par une intonation qui permet de les distinguer des marques d’assentiment.
51On sait que l’emploi de continueurs constitue l’une des prérogatives de l’intervieweur (Léon, 1999, 32), qui, en compensation, doit s’interdire toute évaluation ou prise de position politique.
52Mais l’interviewé peut quant à lui ratifier ou évaluer les propos de son interlocuteur, ou ceux dont son interlocuteur se fait l’écho :
53Ratification de propos rapportés :
(VGE 4) oui tout ça est = exact
54Cette réponse de l’homme politique intervient après un tour de parole comportant trois éléments : l’affirmation du mauvais état de la Russie :
apparemment la Russie va moins bien
55une question incitant l’homme politique à donner son avis :
croyez-vous qu’elle puisse sortir de la crise
56une affirmation renforçant la première en la plaçant sous la double autorité d’un acteur politique (le général Lebed) et d’un journal qui rapporte les propos de ce dernier (le Figaro) :
le pouvoir politique russe peut s’effondrer en vingt-quatre heures
57La construction autoriserait à interpréter tout ça est = exact comme ratifiant l’exactitude de la relation de propos (oui, vous avez rapporté avec exactitude ce que dit le journal, ou ce que dit le général Lebed) ; mais le développement qui suit cette affirmation en le reformulant montre qu’il faut plutôt attribuer comme référent à tout ça le contenu sémantique des assertions fournies dans les trois segments de l’énoncé précédent, compte tenu notamment du fait que la question du journaliste, croyez-vous qu’elle puisse sortir de la crise, reposait sur l’affirmation présupposée de l’existence d’une crise.
58Évaluation des propos de l’interlocuteur :
(VGE 8) alors c’est = une question euh difficile
59Mise à distance ou mise en doute des propos de l’interlocuteur :
(VGE 28) ça dépend de ce que vous appelez résister
60Non ratification d’une assertion :
(VGE 10) non on l’a soutenu à juste titre.
61La réponse de l’ancien président peut paraître surprenante car il s’agit d’une réponse qui commence par un adverbe de négation indiquant donc un désaccord avec le propos de l’intervieweur, tout en se poursuivant par une affirmation reprenant en partie les propos de ce dernier :
(OM 9) les Occidentaux enfin les Européens et les Américains ont cru qu’il fallait le soutenir
(VGE 10) non on l’a soutenu
De fait le désaccord ne porte pas sur le fait d’avoir ou non soutenu Boris Eltsine, mais sur les modalités ou les conditions de ce soutien, accordé à tout prix, selon le journaliste, ou à juste titre, selon l’homme politique.
62Le journaliste, dans un premier temps ne réagit pas à l’annonce du désaccord, et enchaîne le questionnement suivant sur la fin de l’intervention de l’ancien président. Il lui faudra attendre le tour de parole 17 pour revenir sur ce désaccord et reformuler sa question : la communauté internationale doit-elle continuer à aider la Russie euh sans conditions(OM 17), avec une hésitation au moment de proposer, en fin d’énoncé, le complément qui remplace l’expression litigieuse.
63Ces procédés permettent à l’homme politique de reprendre une position haute, et de louvoyer avec adresse entre les écueils qui sont placés sur sa route.
1.2. Répondre sans répondre
64Les questions posées à un homme politique lors d’un entretien public sont telles qu’il lui est parfois impossible d’y répondre, mais le fait que l’entretien se déroule en public lui impose cependant d’y répondre. En effet, les interventions de l’intervieweur développent un programme de questions destiné à amener l’interviewé à prendre position sur des thèmes sur lesquels il n’existe pas de consensus. Elles servent dans le cas que nous étudions, à enclencher des séquences focalisées sur les thèmes particuliers qui permettent de décomposer et de décliner le thème majeur de l’entretien, à savoir la situation politique en Russie, et de le recentrer sur une question brûlante, celle du départ éventuel de Boris Eltsine, et de son possible remplacement par M. Tchernomyrdine. Le journaliste demande successivement à l’ancien chef d’état, si la Russie va s’effondrer, s’il est partisan du maintien de M. Eltsine, voire d’un soutien à lui accorder, et enfin de se prononcer sur le successeur éventuel de ce dernier.
65L’homme politique est donc sommé de faire des prédictions et de s’engager. Mais en s’engageant il engagerait également l’institution à laquelle il appartient, et ce devant le public qui l’écoute.
66Pour satisfaire ces contraintes contradictoires, l’homme politique use de quatre procédés, qui donnent un caractère magistral à ses propos, caractère magistral qu’atténuent en partie certains choix lexicaux ou syntaxiques.
1.2.1. Répondre par un récit
67La réponse par un récit constitue une mise à distance qui permet à l’homme politique de ne pas s’engager tout en évitant l’écueil de la généralisation dénoncée par Ali Bouacha (1992, 100) qui signale la propension des discours médiatiques relayant les discours officiels à utiliser des repères fictifs.
68Le récit est marqué par deux traits : la présence d’un actant-sujet, le président Eltsine dont le portrait est dressé – avec une certaine bienveillance – en VGE 10, et la présence de repères temporels qui structurent l’exposé.
69Les repères chronologiques sont très présents dans les propos du président, qui construit méticuleusement le cadre temporel dans lequel il situe son propos. En effet, alors que la question initiale comportait un tour prédictif (croyez-vous qu’elle puisse sortir de la crise […] ce matin […] le pouvoir politique russe peut s’effondrer en vingt-quatre heures), le président reconstruit dans ses interventions successives une chaîne chronologique dont l’origine se situe plusieurs mois avant le moment de l’entretien :
(VGE 4) ce qui s’est passé depuis six mois
en mars le président euh Eltsine a fait partir brusquement le Premier ministre
à ce moment-là c’était il y a six mois
(VGE 6) six mois plus tard le gouvernement s’est = effondré X Eltsine met à la porte son jeune nouveau Premier ministre et il fait revenir en qu– quarante-huit heures celui qu’il avait lui-même limogé il y a six mois
(VGE 8) ayant changé de cap en X pendant les six derniers mois
(VGE 10) dans les moments de crise il y a quelques années
(VGE 14) il a échoué en mars dernier
au cours des années précédentes il y a eu une certaine amélioration
70Le président justifie également l’évocation du passé, comme ayant une fonction explicative : une formule qui a déjà échoué dans le passé et qui peut = être au mieux une formule de transition pendant quelque temps
1.2.2. Répondre par une explication
71Le président répond d’une façon qui mêle des caractères magistraux et d’autres plus familiers. Familier, ou du moins proche, il l’est dans les salutations, comme nous l’avons vu, et dans certains traits linguistiques dont nous parlerons plus loin. Il n’est pas exclu que cette familiarité ou cette bonhomie soit destinée à compenser l’austérité de l’exposé explicatif. En effet le propos de l’ancien président comporte une caractéristique qui l’apparente à l’explication technique, ce qui n’est pas étonnant vu les fonctions qu’il a exercées et sa formation d’origine. Cinq traits peuvent être retenus :
72• La décomposition du référent en plusieurs éléments, deux le plus souvent :
(VGE 4) la situation de la Russie est = actuellement très difficile sur deux plans le plan politique et le plan financier les deux sont liés bien sûr mais en réalité c’est deux crises
(VGE 8) vous avez trois pôles de pouvoir vous avez le président vous avez le gouvernement et vous avez le parlement
(VGE 10) par contre dans la deuxième fonction
(VGE 20) qui veulent dire deux choses l’augmentation des impôts donc une baisse du niveau de vie des Russes et deuxièmement faire payer
(VGE 24) elle comporte deux volets différents un volet politique un volet économique
(VGE 26) il y a deux fac- deux facteurs
73• Le recours à des définitions et à des reformulations
74Les reformulations sont rarement hétéro-déclenchées, pour reprendre la typologie présentée par de Gaulmyn (1987) et Gülich et Kotschi (1987). On n’en trouve qu’une occurrence en VGE 10 lorsque le président corrige la formule à tout prix employée par le journaliste en la remplaçant par à juste titre.
75Les autres reformulations sont donc toutes auto-déclenchées, et sont la marque d’un travail destiné soit à faciliter la compréhension, ce qui suppose une analyse de la compréhension du locuteur alors qu’il n’y a pas de rétroaction disponible pour informer sur l’état de cette compréhension ; soit à corriger l’interprétation autorisée par une première formulation.
76Certaines reformulations introduisent des changements de registre, donnant au propos un ton plus familier :
(VGE 4) en mars le président euh Eltsine a fait brusquement partir le premier ministre
(VGE 4) il l’a mis à la porte
(VGE 6) qu’il avait lui-même limogé
77D’autres reformulations spécifient des termes génériques :
la deuxième fonction qu’il a c’est-à-dire d’essayer de sortir la Russie
(VGE 10) enfin de faire évoluer le le l’économie russe
78Les reformulations sont marquées par des commentaires métadiscursifs :
(VGE 26) ça veut dire, non pas de … mais de
79• Les marques d’enchaînement
80L’énoncé VGE 14 abonde en marques d’enchaînement : donc… parce que ; puisque … néanmoins…, qui ont deux fonctions :
81– elles constituent la trace d’une opération énonciative ;
82– elles fonctionnent comme un signal engageant à établir une relation entre deux propositions.
83• Le guidage de l’attention
84Certaines formules sont destinées à conforter l’auditoire dans ses efforts d’attention ou de mobilisation de savoirs :
il faut vous souvenir que (VGE 20)
Il faut se rappeler qu’il y a eu la crise (VGE 26)
85Le vous et la formule impersonnelle permettent de s’adresser simultanément aux auditeurs et au journaliste.
86• Le lexique de l’explication ou de la vulgarisation
87Le recours au vocabulaire métaphorique (bouclier VGE 28, tourmente VGE 24) constitue des traits du discours de vulgarisation scientifique, alors que l’emploi de noms d’action (ébranlement, VGE 26) relève davantage du discours théorique non vulgarisé.
1.2.3. Répondre en changeant de thème
88C’est l’homme politique qui oriente l’entretien sur les questions économiques, en choisissant son thème dès VGE 10. Le journaliste n’avait envisagé les questions économiques que sous deux angles :
89– l’aide accordée à la Russie
90– les problèmes fiscaux.
91L’homme politique quant à lui étend le champ de l’économie et traite également de la dévaluation et de l’euro en entrant dans des considérations techniques.
92Lorsque l’homme politique choisit son thème ou refocalise la discussion, le journaliste se trouve en difficulté et ne peut plus enchaîner ses questions sur les réponses de l’interviewé. Il en est donc réduit à enchaîner ses questions sur ses propres propos, fait qui peut aussi s’interpréter comme un harcèlement, ou comme une mise entre parenthèses des propos de l’interviewé, ce que la tonalité générale de l’entretien ne permet pas de retenir comme hypothèse ici. On note toutefois que le tour de parole 17 la communauté internationale doit-elle continuer à aider la Russie euh sans conditions enchaîne avec le tour 9 mais longtemps les Occidentaux enfin les Européens et les Américains ont cru qu’il fallait le soutenir à tout prix parce que pensaient-ils il était le seul à permettre à la Russie de se démocratiser, et permet ainsi au journaliste de revenir en arrière, et d’annuler provisoirement les réponses de l’homme politique.
1.2.4. Répondre en transformant la demande de prédiction en l’expression d’une attente des événements
93Le journaliste demande à l’homme politique de faire des prédictions à court terme. Lorsque le terme est éloigné, les risques ne sont pas bien grands car il est probable que les auditeurs auront oublié les prédictions ou auront confondu les auteurs ; mais quand, comme dans le cas présent il s’agit de se prononcer sur un fait qui pourra être vérifié le lendemain, l’oubli n’aura pas joué son rôle et l’homme politique risque d’être en difficulté. Pour répondre à cette contrainte, l’homme politique signale que la réponse sera apportée par les événements eux-mêmes et qu’il suffit d’attendre ; l’emploi du futur périphrastique et de la date dans un énoncé répondant à une question commençant par croyez-vous permet d’annuler la question posée
(VGE 12) on va l’a- on va le savoir dans la journée d’aujourd’hui
94Il se distingue du futur employé dans un conseil aux dirigeants du pays :
le gouvernement devra certainement revoir ses prévisions économiques et donc budgétaires pour l’année mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit dix-neuf
2. Des caractÉristiques linguistiques hÉtÉrogÈnes
95Un certain nombre de faits de langue permettent de préciser la dualité de cette production. En effet, dans cette intervention (préparée) des caractéristiques singulières fort éloignées d’un oral du tout venant voisinent avec des aspects plus relâchés. On essaiera dans cet inventaire classé de mettre en évidence l’imbrication de ces deux composantes à travers trois entrées : les marques d'un discours soutenu, les indices d’une production planifiée et le rapport particulier que cette production entretient avec l’écrit.
2.1. Une production soutenu
96L'idée d'un discours soutenu renvoie, notamment, à la notion de registre de langue et conduit à relever des caractéristiques signalées en sociolinguistique. Les exemples les plus frappants dans cette production concernent les liaisons et l’emploi de certains termes.
2.1.1. L'abondance des liaisons facultatives
97L'importance des liaisons réalisées constitue un indice intéressant pour mesurer le caractère soutenu ou non d'une production. En effet, «la liaison constitue un indicateur sociolinguistique explicitement très fort, qui à lui seul permet de classer socialement un locuteur» (Gadet, 1989, 71). Ce sont les liaisons facultatives qui présentent le plus d’intérêt. Elles peuvent faire l'objet d'un relevé précis :
liaisons réalisées |
liaisons omises |
liaisons sans enchaînement |
|
à droite du verbe |
21 |
5 |
1 |
autres cas |
1 |
4 |
1 |
98Valéry Giscard d’Estaing réalise un grand nombre de liaisons facultatives. Toutefois, un examen plus précis des données conduit à observer que :
99a) un type de liaison est largement dominant. Il s'agit de celles réalisées à droite du verbe. Dans les autres contextes, la liaison est rarement effectuée4 :
(VGE 6) l'autorité de Eltsine est = évidemment profondément • atteinte
(VGE 10) ce n'est pas • un homme qui connaît bien ces problèmes
100b) la quasi totalité des liaisons réalisées intervient à droite du verbe être :
(VGE 2) tout ça est = exact
(VGE 2) qui était = en place
(VGE 6) le gouvernement s'est = effondré
101On rencontre finalement peu d'autres formes verbales à droite desquelles la liaison est réalisée :
(VGE 16) et qui peut = être au mieux une formule de transition
(VGE 28) toutes les monnaies vont = être moins chères
102On n'a trouvé qu'un cas de liaison non réalisée à droite du verbe être, ce qui renforce l'hypothèse que la liaison est étroitement attachée à la forme verbale utilisée :
(VGE 2) c'était • il y a six mois
103Ce déséquilibre en faveur d'un seul verbe conduit à s'interroger sur le caractère quelque peu automatique de la liaison. Cette hypothèse est renforcée par la présence de liaisons sans enchainement (Encrevé, 1988) dans lesquelles la consonne finale (suivie par ° dans la transcription) est sonorisée sans former une syllabe avec la voyelle (ou éventuellement la consonne) qui suit :
(VGE 10) il a complètement° échoué
(VGE 14) l'économie russe était° en situation
104Ce premier point d’observation fournit finalement un résultat contrasté : certes, les liaisons facultatives sont fréquentes mais elles touchent essentiellement les formes du verbe être. Elles sont, de fait, nombreuses mais peu variées.
2.1.2. L'emploi de tours peu utilisés
105Cette intervention politique se caractérise aussi par l'emploi de certaines locutions et de quelques termes qui sont particulièrement rares dans les productions orales5. Leur présence accentue le sentiment d'une langue quelque peu précieuse, d'une expression recherchée qui s'écarte par moments de la «langue ordinaire». Quatre séquences ont été repérées et les relevés effectués sont particulièrement significatifs :
106a) en raison de
(VGE 2) Eltsine a fait partir brusquement le Premier ministre qui était = en place en raison de son échec économique
107C'est une tournure exceptionnelle que l'on n'a trouvée qu'à deux reprises dans la banque de données orales consultée.
108b) néanmoins
109L'emploi de cet adverbe en tant que connecteur à l'initiale d'une construction verbale est rare. Il n'en existe que quatre occurrences sur un million de mots6.
(VGE 14) néanmoins au cours des années précédentes il y a eu une certaine amélioration régulière de la situation en Russie
110c)à même de
111Cette locution qui introduit un infinitif n'est attestée en dehors de ce corpus que dans un cas :
(VGE 12) non il n’y a actuellement personne d’autre qui paraisse à même de le faire
celui qui est le plus à même de vous conseiller (POI 94 – Mézil)
112d) moindres
113Cet adjectif est d'un emploi assez réduit. Il existe un décalage net entre le singulier qui se rencontre quelquefois et le pluriel qui est rarissime. Un seul autre exemple a pu être relevé :
(VGE 14) il apparait donc comme l’homme d’une transition raisonnable et à moindres risques
alors qu'à Madagascar dans les moindres églises qu'elles soient catholiques ou protestantes c'est plein (Océan Indien)
114Un terme grammatical peut être ajouté à cette liste : le pronom relatif dont. Ce n’est d’ailleurs pas la forme en soi qui est significative puisqu’elle se rencontre chez de nombreux locuteurs. C’est plutôt sa construction qui est ici pertinente :
(VGE 16) on ne peut plus attendre la solution à partir de Eltsine dont l’autorité n’existe plus
115A l’oral, ce pronom relatif se réalise souvent dans deux contextes « privilégiés » (Soihili, 1996) :
116– en complément de certains verbes tels que parler, avoir besoin…
117– comme composante d’une formule quasi figée (la manière dont, la façon dont)
118Ici, la formulation développée montre que le pronom relatif porte sur le syntagme sujet ce qui est d’un usage rare à l’oral :
Eltsine dont l’autorité n’existe pas -> l’autorité d’Eltsine n’existe pas
119Si l’analyse des liaisons avait conduit à un résultat finalement contrasté, les éléments observés dans cette partie fournissent des indications plus probantes. Cette série d’indices convergents, regroupés dans un entretien assez bref, souligne le caractère soutenu de cette production.
2.2. Une production planifié
120Cette production contient à plusieurs reprises des marques qui montrent que le locuteur planifie son discours, prévoit une séquence d’une certaine ampleur. Cette organisation en séquences larges lui permet de garder la parole plus longuement (puisque par exemple un premièrement laisse attendre un deuxièmement). De nombreuses productions orales révèlent une architecture très élaborée qui apparaît lorsque l'on travaille sur des passages un peu longs (Blanche-Benveniste 1997). Ici, les mécanismes observés sont plus apparents et en quelque sorte soulignés par le locuteur. Cela tient à deux raisons : d’une part l’organisation globale de sa production (cf. 2.2.2) : décomposer le référent pour l’expliquer), d’autre part la relation avec un support écrit (cf. 2.3)
2.2.1. Annonce et explicitation
121Ce premier procédé repose à la fois sur le lexique employé et sur l'organisation dans laquelle il s'insère. Deux étapes distinctes peuvent être identifiées :
122– l'annonce introduit un terme lexical
123– l'explicitation (généralement binaire) réutilise le lexique précédent
124Les deux exemples suivants reprennent ce même schéma :
(VGE 2) la situation de la Russie est = actuellement très difficile sur deux plans le plan politique et le plan financier
(VGE 24) elle comporte deux volets différents un volet politique un volet économique
125Dans un cas, le schéma n'est pas mené à son terme. Le locuteur commence l'explicitation mais l'interrompt avant d'avoir fourni la deuxième partie du couple annoncé :
(VGE 2) sûr mais en réalité c’est deux crises la crise politique euh il faut bien sou- X de se souvenir de ce qui s’est passé depuis six mois
126Toutefois, on retrouvera peu après une reprise du cadre esquissé ici et le locuteur distinguera bien (quoique sans recourir à cette organisation) deux sortes de « crises ».
1.2.2. Emploi d'articulateurs
127Ce rythme binaire est à plusieurs reprises souligné par l'emploi d'articulateurs. De tels éléments sont de fait assez rares dans un oral spontané. Ils sont plutôt l'indice d'un oral préparé (qui s'appuie sur un canevas). C'est à nouveau un balancement binaire qui est privilégié dans ce corpus. Dans ce premier exemple, les articulateurs renforcent le parallélisme des constructions syntaxiques utilisées :
(VGE 10) c’est = un homme d’abord qui a du talent et ensuite qui a dans les moments de crise il y a quelques années souvenez-vous défendu la le système démocratique
128L'exemple suivant allie deux sortes de procédés : la réitération (à la fois du lexique verbal échoué et de la construction de ce même verbe) et le parallélisme doublement souligné (par la présence d'articulateurs couplés d’abord … ensuite et par la reprise de la conjonction parce que). Cette organisation permet de réduire l'influence perturbatrice d’une construction incidente, placée entre crochets dans l’extrait :
(VGE 10) il a complètement° échoué il a échoué d’abord parce qu’il a pas de compétences [ce n’est pas un homme qui connait bien ces problèmes] et ensuite parce qu’il n’y a pas de suivi dans son action
129Il existe bien évidemment des formules «mixtes» qui empruntent aux deux organisations décrites. Le passage ci-dessous est construit sur le modèle : annonce (deux remarques) + explicitation. Mais cette deuxième composante ne réutilise pas le lexique introduit et repose sur des articulateurs plus disparates (d'abord, la deuxième chose). Cette hétérogénéité se retrouve aussi dans les constructions verbales utilisées qui ne sont plus symétriques :
(VGE 28) alors deux remarques d'abord si cette crise financière ne s'est pas transformée […] la deuxième chose c'est que le gouvernement devra certainement revoir ses prévisions
2.2.3. La gestion des parenthèses
130Il peut être a priori surprenant de s'appuyer sur les parenthèses pour argumenter en faveur d'un discours planifié. Pourtant, l'organisation des constructions avant et après la coupure, l'interruption que constitue la parenthèse montre une maitrise intéressante du locuteur sur sa production. Il parvient en effet à insérer des parenthèses sans perdre le fil de son discours. L'indice retenu pour cette analyse serait que la reprise du fil syntaxique ne s'accompagne d'aucun phénomène de bribe, de réitération d'une forme déjà employée avant la parenthèse. Ce serait le cas de l'apparition du participe passé dans une forme verbale composée. Un passage relativement long s'intercale entre l'auxiliaire et le participe ce qui ne donne lieu à aucune hésitation, pas de reprise de l'auxiliaire, etc. :
parce que c’est = un homme d’abord qui a du talent et ensuite qui a dans les moments de crise il y a quelques années souvenez-vous défendu la le système démocratique en Russie et évité le retour en arrière euh euh vers un système autoritaire (VGE 10)
131La longueur de la parenthèse excède largement ce que l'on rencontre habituellement dans les productions orales (du moins dans cet emplacement particulier) et ne correspond pas aux séquences qui s'intercalent habituellement entre l'auxiliaire et le participe.
132Un autre exemple du même type a été relevé dans une intervention d'homme politique lors d'un débat. Toutefois, la coupure y est moins importante :
et ils ont plutôt + c’est la justice qui le dit contribué à l’aggraver (POI 95)
133L'exemple suivant est moins spectaculaire. Il illustre tout de même la mise en paradigme de deux séquences interrompues par une parenthèse :
(VGE 12) je crois que l’idée d’avoir un nouveau gouvernement est = évidemment indispensable d’abord il n’y en a plus il en faut un que probablement le candidat qu’on propose actuellement est l’homme le plus expérimenté
je crois que l’idée d’avoir un nouveau gouvernement est évidemment indispensable
(d’abord il n’y en a plus il en faut un)
que probablement le candidat qu’on propose actuellement est l’homme le plus expérimenté
134Les divers aspects observés dans cette partie ont tenté de présenter un certain nombre d’outils dont l’homme politique interviewé se sert pour organiser sa production orale. La structuration de séquences larges n’est pas en soi remarquable et se retrouve pour de nombreuses productions orales. Ce sont plutôt les procédés utilisés qui présentent quelque originalité. Ils semblent en effet fortement influencés par l’écrit. C’est d’ailleurs sur ce dernier aspect que va porter le paragraphe suivant.
2.3. Une influence de l'écrit
135L'emploi de marqueurs qui signalent la structuration souligne le caractère planifié du corpus et laisse aussi entrevoir un lien étroit avec l'écrit. D'ailleurs d’un point de vue syntaxique, on peut identifier, dans ce corpus, un certain nombre de faits qui se rencontrent aisément à l'écrit. Quelques points serviront à appuyer cette description :
2.3.1. L'organisation des constructions verbales
136Halliday (1985) a souligné que la complexité syntaxique caractérise l’oral. On y trouve en particulier des phénomènes d’imbrication (dus notamment à l’emploi de formules introductrices telles que je crois que, il me semble que, etc. et à des parenthèses multiples) qui sont moins répandus à l’écrit. Or, cette production orale se caractérise par :
137– de nombreuses constructions courtes reliées par parataxe. Dans l’exemple ci-dessous, chaque changement de ligne correspond à une unité syntaxique différente (une construction verbale). Les points frappants de cette série tiennent au nombre important de constructions verbales (pour un passage relativement court) et leur caractère ramassé. Hormis la construction (c), chaque énoncé comporte un nombre très réduit de termes :
(a) alors c’est = une question euh difficile
(b) on peut pas dire oui ou non et décider ça pour les autres
(c) mais il faut se dire il y a une crise politique en Russie parce que les institutions politiques russes sont pas encore stabilisées dans la démocratie
(d) /et, Ø/ vous avez trois pôles de pouvoir
(e) vous avez le président
(f) vous avez le gouvernement
(g) et vous avez le parlement +
(h) le président est très affaibli
138La simplicité syntaxique dégagée peut orienter vers un lien avec l’écrit. Le passage présente toutefois d’autres particularités plutôt réservées à l’oral. Ce serait le cas de la série (d) à (g) qui reprend le même schéma de construction avec le même lexique verbal.
139– un nombre assez réduit de structures imbriquées
140Ce phénomène d’emboitement conduit souvent, dans l’oral spontané, à un développement important des constructions verbales. Dans l’exemple suivant, le passage en italiques se construit par imbrications successives :
je finis par lui dire j'ai quelque chose à t'avouer eh ben c'est que je suis navré de ne pas te l'avoir dit que j'étais euh rentré dans une usine de pétrole parce que étant donné que Péchiney était euh très fort dans cette usine ça aurait pu faire un pétard et il m'a dit ben tu as drôlement bien fait (Inspecteur pétrolier)
141Ce type de prolifération semble peu exploité dans le corpus décrit.
2.3.2. La construction des sujets
142Les sujets présentent des caractéristiques inégalement réparties à l’oral et à l’écrit. Les sujets seront commentés sous deux angles : la distribution des formes lexicales, la reprise ou l’absence du sujet dans une succession de deux verbes.
143a) la densité des sujets lexicaux
144La proportion de sujets lexicaux est un indicateur très sensible. Dans les échanges spontanés, des sujets de ce type peuvent ne représenter que 5% des emplois (Blanche-Benveniste, 1994). Cet interview ne constitue bien évidemment pas une production spontanée et plusieurs facteurs ont permis de souligner le caractère préparé de cet entretien. Le pourcentage élevé des sujets lexicaux est certes remarquable. Il n’est cependant pas inhabituel, puisque certains corpus d’explication peuvent atteindre ces proportions.
(VGE 6) six mois plus tard le gouvernement s'est = effondré
(VGE 28) l'euro a été le bouclier des monnaies européennes
145Toutefois, la plupart de ces sujets figurent en chaine centrale alors qu'à l'oral les sujets lexicaux sont plus présents en position régie :
(VGE 2) parce que la situation de la Russie est = actuellement très difficile
146Cette particularité est à mettre en relation avec l'organisation syntaxique qui comporte finalement beaucoup de constructions peu développées, ce qui limite le nombre de subordonnées.
147b) Un sujet pour deux verbes
148En français parlé, lorsque deux verbes successifs possèdent le même sujet il est assez habituel d’utiliser un pronom devant le deuxième verbe (Cappeau, 1996). A l’écrit, on se passera plus facilement de cette forme grammaticale. Le corpus présente un seul exemple pertinent dont le premier sujet est lexical (ce qui est le cas le plus répandu à l’oral). La présence d’un seul sujet utilisé pour trois verbes est, elle, bien plus rare. A nouveau, la configuration utilisée se signale par son caractère hétérogène (à la fois proche et distincte de ce que l’on rencontre à l’oral) :
(VGE 20) le rouble a complètement disparu a été dévalué massivement et euh n’a plus de cotation à l’heure actuelle
2.3.3. Les nominalisations
149On sait que les nominalisations sont abondantes dans l'écrit technique, dans la presse mais plutôt rares à l'oral. Ici, plusieurs lexèmes peuvent être relevés et notamment :
(VGE 20) dévaluation
(VGE 26) effondrement
(VGE 26) ébranlement
150Aucun de ces éléments ne serait, à lui seul, probant. Mais la conjonction de ces différents facteurs rend ce corpus particulier. Le locuteur y fait preuve d'une maitrise de la langue inhabituelle dans les productions orales même formelles.
3. Des signes d'un dialogue spontanÉ voire dÉcontractÉ
151Plusieurs indices relevés dans la partie précédente ont fourni des indications hétérogènes. Cette dernière partie va creuser la seconde composante qui affleurait à de nombreuses occasions. Il s’agira ici de rechercher les marques d’une production orale du tout venant.
152A côté de ces marques d'un discours soutenu, le locuteur utilise à plusieurs reprises des expressions qui se rattachent plutôt à la langue « commune ». La plupart des éléments repérés ici appartiennent au lexique, ils portent donc sur une composante sur laquelle le locuteur peut plus aisément garder un certain contrôle. C’est de plus un indice qui est plus facilement repéré par les auditeurs. Il peut donc être tentant pour un homme politique d’employer quelques termes lexicaux particuliers pour donner une certaine coloration à sa production. De plus, comme on l’a déjà souligné, le caractère matinal de l’interview incite probablement l’homme politique averti à «accrocher» son auditeur matutinal.
153Le caractère « familier » étant plutôt délicat à cerner, la liste pourra paraître quelque peu hétérogène :
(VGE 2) il l'a mis à la porte
154L'expression peut être relevée ici car elle sert à reformuler le passage qui précède (Eltsine a fait partir brusquement le Premier ministre) en termes plus « familiers ».
(VGE 2) il entre en bagarre
155L’originalité tient ici à l’expression entrer en bagarre qui n’est pas habituelle et semble en concurrence avec la locution entrer en conflit. Le choix du nom bagarre apparait comme plus familier que conflit.
(VGE 20) le rouble a complètement disparu a été dévalué massivement et euh n’a plus de cotation
156Cet exemple met en contact deux formulations qui appartiennent à des registres fort différents. La première passe par des termes familiers, la deuxième utilise un vocabulaire plus technique (dévalué, cotation) et un adverbe plus spécifique (massivement vs complètement)
(VGE 28) ça veut dire que toutes les monnaies vont = être moins chères donc que tous les produits des autres vont = être plus compétitifs et ça veut dire que toutes les valeurs d’épargne dans le monde auront baissé et qu’il y aura donc moins d’investissements
157Là encore le locuteur juxtapose des expressions hétérogènes. L’une avec moins chères peut être vue comme banale, tout comme la formule introductive répétée à trois reprises (ça veut dire). Par la suite, ce sont des termes techniques qui vont dominer (compétitifs, valeurs d’épargne, investissements).
158Les quelques indices morpho-syntaxiques relevés constituent plus des indices propres à toutes les productions orales que des faits qui pourraient être rattachés à du familier ou du commun. On pense notamment à :
159a) l'emploi de c'est devant un SN pluriel
160Il s'agit là d'une forme déjà abondamment commentée. La forme normative ce sont est très peu présente dans les productions orales. L’emploi de la forme neutralisée est tout de même remarquable ici car il coïncide mal avec les relevés faits dans la deuxième partie.
(VGE 2) c'est deux crises
161b) l'emploi de la forme ça
162Là encore cet emploi n'a rien de bien singulier à l’oral. Il n’est intéressant que par contraste avec les formes relevées dans la partie précédente et souligne à nouveau les deux composantes de la production.
oui tout ça est = exact
ça n’est pas lui qui peut redresser la situation
163c) la négation incomplète
164A nouveau rien de très significatif dans l'absence du « ne » de négation. On peut tout de même remarquer que ce corpus s’éloigne de la description de Moreau (1981). Cet auteur établissait que les sujets lexicaux étaient plus souvent accompagnés d’une forme complète. En revanche, les sujets pronominaux ne constituaient pas un contexte propice. Les exemples relevés laissent envisager que la séquence on ne peut pas soit en quelque sorte « préformée » pour ce locuteur. On pourrait faire l’hypothèse qu’il s’agit d’un bloc qui a été travaillé pour être produit tel quel (ce qui renverrait à l’aspect préparé de la production) :
(VGE 14) on ne peut pas lui faire une grande
(VGE 16) enfin pour résumer on ne peut plus attendre la solution
(VGE 20) non on ne peut pas aider la Russie
165En contrepartie, la séquence lexicale constituerait un cas de contrôle moindre de la production :
(VGE 8) que les institutions politiques russes sont pas encore stabilisées dans la démocratie
166Ces trois aspects peuvent être analysés comme des marques de relâchement sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit d’un choix délibéré du locuteur qui voudrait se rapprocher par ces indices perceptibles, identifiables de l’usage commun (le lexique est un signal plus facilement perçu par l’auditeur). L’ancien président a une pratique de la langue fondée sur l’écrit (ce qui se retrouve à plusieurs reprises dans la façon dont sa production orale est planifiée). Il pourrait alors volontairement émailler ses interventions de certains faits pour éviter d’être perçu comme un locuteur trop expert, au langage peu naturel. Ces intrusions de formes en rupture seraient destinées à renforcer le caractère décontracté de l’échange. Il est en effet difficile d’étiqueter comme des erreurs ces écarts par rapport à la norme écrite qui sont l’usage quasi normal à l’oral.
167Pour les deux derniers points, l’interprétation sera différente. Il s’agit de véritables infractions à la norme qui n’entrent pas dans le cadre des tolérances (comme l’emploi de c’est + SN pluriel peut l’être à l’oral). Elles ne peuvent être vues comme volontaires. Elles illustrent encore l’hétérogénéité propre à toute production. On passe ainsi de tournures qui relèvent d’une production soutenue à des incorrections. Les deux points suivants échappent vraisemblablement à la gestion de la production par le locuteur.
168a) L'interrogation
169Les formes d'interrogation font partie des points de syntaxe souvent commentés et figurent dans de nombreux relevés sur l'évolution de la syntaxe (par exemple dans Blanche-Benveniste, 1995). Ici, une tournure présente un mélange entre les formes de la question directe et indirecte. L'écoute de la bande permet d'écarter l'idée d'un changement de construction. Il y a bien enchainement sans pause ni rupture :
(VGE 8) la question est de savoir est-ce qu’il est bon pour la Russie qu’il reste là ou est-ce que un changement plus complet serait préférable
170Cette tournure, bien que banale à l’oral, reste pour l’instant ignorée des grammaires.
171b) Non accord sujet-verbe
172L'écart ici est plus inattendu. L'accord pluriel du verbe intervient dans un contexte particulier (de part et d'autre sont présents des SN pluriels) qui peut laisser envisager un accord de proximité :
(VGE 20) parce que c’est la remise en ordre des finances publiques russes qui veulent dire deux choses
Conclusion
173Le caractère hybride de cette production est apparu à de multiples reprises, à travers l’examen de la situation (le jeu réglé de l’entretien politique), de la position de chacun des interlocuteurs, des stratégies d’évitement de l’interviewé, de multiples indices formels (liaison, tournures lexicales et syntaxiques). L’ensemble de ces faits, observés à travers deux volets descriptifs a priori assez éloignés, a permis de prendre en compte l’hétérogénéité du corpus utilisé (dont les caractéristiques peuvent, à première vue, apparaitre peu compatibles), d’en faire ressortir la complexité mais aussi de dégager de fortes convergences.
Annexe
OM 1 – bonjour monsieur Giscard d’Estaing
VGE 2 – oui bonjour Olivier Mazerolle comment = allez-vous
OM 3 – X eh ben ça va bien mais apparemment la Russie va moins bien monsieur le président alors euh croyez-vous qu’elle puisse sortir de la crise le général Lebed dit ce matin dans Le Figaro le pouvoir politique russe peut s’effondrer en vingt-quatre heures
VGE 4 – oui tout ça est = exact c’est-à-dire que la situation de la Russie est = actuellement très difficile sur deux plans le plan politique et le plan financier les deux sont liés bien sûr mais en réalité c’est deux crises la crise politique euh il faut bien sou- X de se souvenir de ce qui s’est passé depuis six mois /et, X/ en mars le président euh Eltsine a fait partir brusquement le Premier ministre qui était = en place en raison de son échec économique il l’a mis à la porte et avec toute son équipe et il a essayé de nommer un Premier ministre beaucoup plus jeune il est = entré en bagarre d’ailleurs avec le parlement russe avec la Douma à ce moment-là c’était il y a six mois
OM 5 – + oui
VGE 6 – six mois plus tard le gouvernement s’est = effondré X Eltsine met à la porte son jeune nouveau Premier ministre et il fait revenir en qu- quarante-huit heures celui qu’il avait lui-même limogé il y a six mois donc l’autorité de Eltsine est = évidemment profondément atteinte et surtout les Russes se disent comment un système /Ø, de/ politique pareil peut-il marcher
OM 7 – mais alors est-ce que le président Eltsine doit laisser la place
VGE 8 – alors c’est = une question euh difficile on peut pas dire oui ou non et décider ça pour les autres mais il faut se dire il y a une crise politique en Russie parce que les institutions politiques russes sont pas encore stabilisées dans la démocratie /et, Ø/ vous avez trois pôles de pouvoir vous avez le président vous avez le gouvernement et vous avez le parlement + le président est très affaibli et euh ayant changé de cap en X pendant les six derniers mois devant traverser une crise financière épouvantable on va en dire un mot ça n’est pas lui qui peut redresser la situation la question est de savoir est-ce qu’il est bon pour la Russie qu’il reste là ou est-ce que un changement plus complet serait préférable en tout cas ça n’est plus lui qui peut redresser la situation
OM 9 – mais longtemps les Occidentaux enfin les Européens et les Américains ont cru qu’il fallait le soutenir à tout prix parce que pensaient-ils il était le seul à permettre à la Russie de se démocratiser
VGE 10 – non on l’a soutenu à juste titre parce que c’est = un homme d’abord qui a du talent et ensuite qui a dans les moments de crise il y a quelques années souvenez-vous défendu la le système démocratique en Russie et évité le retour en arrière euh euh vers un système autoritaire donc on avait raison de le soutenir par contre dans la deuxième fonction qu’il a c’est-à-dire d’essayer de sortir le la Russie enfin de faire évoluer la la l’économie russe il a complètement° échoué il a échoué d’abord parce qu’il a pas de compétences ce n’est pas un homme qui connait bien ces problèmes et ensuite parce qu’il n’y a pas de suivi dans son action et suivant les réactions de l’opinion publique il va plus loin dans le sens des réformistes ou il fait il revient brusquement en arrière ce qu’il est = en train de faire à l’heure actuelle
OM 11 – mais vous croyez qu’il y a qu’il y a quelqu’un d’autre en Russie qui pourrait
VGE 12 – non il n’y a actuellement personne d’autre qui paraisse à même de le faire alors la qu- X la question est les la Russie fonctionne au jour le jour comment peut-elle continuer de fonctionner je crois que l’idée d’avoir un nouveau gouvernement est = évidemment indispensable d’abord il n’y en a plus il en faut un que probablement le candidat qu’on propose actuellement est l’homme le plus expérimenté il représente une sorte de moyenne raisonnable dans la situation politique russe mais encore faut-il qu’il ait l’appui du parlement et on va l’a- on va le savoir dans la journée d’aujourd’hui
OM 13 – mais croyez-vous qu’on puisse lui faire confiance tout de même monsieur Tchernomyrdine est est = actionnaire de la société de gaz russe qui est = une grosse société et il veut pas que sa société paye des impôts alors comment peut-on faire confiance à un Premier ministre qui refuse de percevoir les impôts de sa propre société
VGE 14 – on ne peut pas lui faire une grande confiance puisqu’il a échoué en mars dernier que le le l’économie russe était° en situation de crise néanmoins au cours des années précédentes il y a eu une certaine amélioration régulière de la situation en Russie il apparait donc comme l’homme d’une transition raisonnable et à moindres risques encore faut-il qu’il soit accepté
OM 15 – oui
VGE 16 – il est très impopulaire ou enfin en tout cas il a pas de soutien populaire et d’autre part le le parlement se indique une réserve concernant ce nouveau gouvernement enfin pour résumer on ne peut plus attendre la solution à partir de Eltsine dont l’autorité n’existe plus la formule qu’on propose à l’heure actuelle est = une formule qui a déjà échoué dans le passé et qui peut = être au mieux une formule de transition pendant quelque temps et tout ceci va déboucher naturellement sur de nouvelles élections + présidentielles et peut-être ensuite pour la Douma X
OM 17 – mais la communauté internationale doit-elle continuer à aider la Russie euh sans conditions
VGE 18 – non
OM 19 – le F.M.I. a mis en garde monsieur Tchernomyrdine justement contre un retour
VGE 20 – non on ne peut pas aider la Russie sans commi- sans conditions parce que ça ne sert à rien mais il faut vous souvenir que en juillet dernier à la fin des X il y a donc un mois et demi on a annoncé une aide considérable pour la Russie le Fonds Monétaire International a annoncé vingt-deux milliards d’aide(s) à la Russie à la fin du mois de juillet et on a dit on fait cela pour éviter la dévaluation du rouble il y a eu un petit optimisme à la fin juillet nous sommes début septembre le rouble a complètement disparu a été dévalué massivement et euh n’a plus de cotation à l’heure actuelle et les marchés financiers russes se sont = effondrés donc /faut voir, voilà/ la violence de cette crise alors le redressement de l’économie russe c’est = un travail qui va être très très difficile et très patient parce que c’est la remise en ordre des finances publiques russes qui veulent dire deux choses l’augmentation des impôts donc une baisse du niveau de vie des Russes et deuxièmement faire payer les grandes féodalités russes par les ces grandes féodalités russes les impôts qu’elles doivent
OM 21 – hum hum
VGE 22 – et naturellement si tout ceci n’est pas fait l’aide internationale ne sert à rien
OM 23 – et alors
VGE 24 – donc la crise russe est sérieuse elle est profonde elle ne sera pas résolue en quelques jours elle comporte deux volets différents un volet politique un volet économique et naturellement l’aide internationale doit avoir pour objet d’aider la Russie à avancer lentement parce qu’il ne faut pas se faire trop d’illusions dans la direction des réformes
OM 25 – mais peut-on comprendre monsieur le président l’instabilité des bourses à travers le monde alors que tout de même le le poids économique de la Russie n’est pas si énorme
VGE 26 – oui mais il y a ac- il y a deux fac- deux facteurs d’abord les bourses avaient beaucoup monté donc on s’attendait de toute façon à une correction et deuxièmement il y a eu une répétition de crise lorsque j’entends nos dirigeants français dire mais la Russie ça représente un pour cent de notre commerce extérieur il faut se rappeler qu’il y a eu la crise des dragons asiatiques la crise de la deuxième puissance économique mondiale qu’est le Japon qui est la deuxième puissance économique mondiale maintenant l’effondrement financier de la Russie et en même temps un grand ébranlement des bourses ailleurs y compris dans les pays latino-américains qui sont = également des pays en développement actif donc /cela, ça/ veut dire que toute la toute la bulle financière du monde telle qu’elle existait à la fin de mille neuf cent quatre-vingt dix-sept est = en train à l’heure actuelle non pas de s’effondrer mais de se contracter assez fortement
OM 27 – mais la France et l’Europe peu- peuvent résister
VGE 28 – ça dépend ce que vous appelez résister ça /ne, Ø/ nous atteint pas comme une vague de plein fouet mais cela change l’environnement international autour de nous il faut pas l’ignorer ça veut dire que toutes les monnaies vont = être moins chères donc que tous les produits des autres vont = être plus compétitifs et ça veut dire que toutes les valeurs d’épargne dans le monde auront baissé et qu’il y aura donc moins d’investissements dans le monde ces deux phénomènes combinés veulent dire un un environnement moins favorable pour la croissance française et et européenne bien sûr alors deux remarques d’abord<- si cette crise financière ne s’est pas transformée en tourmente monétaire en Europe c’est = à cause de l’euro + c’est parce que nous sommes liés monétairement entre nous qu’on (n’) a pas joué les monnaies européennes les unes contre les autres au cours de cette période l’euro a été le bouclier des monnaies européennes la deuxième chose c’est que le gouvernement devra certainement revoir ses prévisions économiques et donc budgétaires pour l’année mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit dix-neuf parce que l’optimisme des Français c’est = un optimisme qui tient à une situation passée qui tient à l’expansion mondiale que nous avons connue à cause de l’expansion américaine et puis du fait° que les autres pays en en développement étaient dans une direction de de croissance forte et ceci étant = en train de changer nous devons nous-mêmes ajuster bien sûr nos notre comportement économique
OM 29 – merci monsieur Giscard d’Estaing
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Notes
1 . Nous remercions Philippe Caron et Sandrine Oriez de leur relecture attentive, et des remarques et suggestions dont ils nous ont fait part.
2 . Nous nous fondons ici sur les 16 corpus d’entretiens radiophoniques ou télévisuels collectés à Poitiers en 1995 sous la direction de Paul Cappeau.
3 . Les énoncés cités sont référencés de la façon suivante : les initiales indiquent le locuteur, le nombre qui les suit indique le tour de parole.
4 . Par convention, le signe = indique qu'une liaison facultative est effectuée, le signe • signale l'absence de liaison, les passages soulignés sont prononcés simultanément, les + signalent des pauses, les passages entre barres obliques signalent une hésitation entre deux écoutes concurrentes.
5 . On s'appuiera sur la banque de données informatisées (CORPAIX) qui contient un million de mots et comporte une grande variété de situations enregistrées.
6 . Un autre emploi (à un seul exemplaire) fait de néanmoins un modifieur de l'adjectif : (i) les professionnels sont néanmoins prudents (Alsace).