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Fonctionnement des locutions adverbiales du français : complexité interne et externe1
Par Marie-Hélène Antoni
Publication en ligne le 29 novembre 2017
Résumé
On propose ici une description des « locutions » qui commencent par une préposition (à l’insu de, à l’évidence, en l’occurrence…). Ces unités sont en soi porteuses de complexité que l’on pourrait dire interne - celle qui régit ce mode de formation lexicale –, et « externe » – celle qui régit le comportement syntagmatique, au niveau lexical, syntaxique et textuel. Sur la base d’une classification statistique (Analyse Relationnelle des Données) des propriétés de ces unités, on examinera leur catégorisation en partie du discours et les liens entre qu’entretiennent leur complexité interne et externe.
Table des matières
Texte intégral
Introduction
1Ce travail s’articule en deux parties, la première présentant les unités sur lesquelles on a travaillé ici, ainsi que la méthodologie d’analyse, en termes d’objectifs et de moyens mis en œuvre, la seconde exposant pourquoi toutes ces unités sont regroupées ici sous le terme de locutions adverbiales et s’intéressant aux rôles qu’elles assument en discours.
2Ces unités sont en soi porteuses de complexité que l’on pourrait dire interne (Marie-Hélène Antoni-Lay, 1990) : celle qui régit ce mode de formation lexicale, présentant des patterns plus ou moins fixes, répondant à divers « degrés de figement ».
3Cette complexité trouve aussi à s’exprimer de façon « externe » : il s’agit alors des propriétés syntagmatiques d’articulation aux autres unités lexicales d’une part, et du rôle joué au niveau textuel, en termes de construction du cadre énonciatif au sens large, incluant le « poser à l’existence » comme la structuration argumentative du discours.
4Le nombre de travaux en cours et de colloques qui se tiennent autour de la composition et de la terminologie témoignent de ce que cette zone de la lexicographie est peu à peu apparue comme déterminante dans les contextes d’applications industrielles en traitement de l’information : qu’il s’agisse de détecter l’information clé, de la traduire de façon pertinente ou d’améliorer les résultats des analyseurs syntaxiques, l’identification de ces unités de taille supérieure au mot s’est avérée essentielle.
5Nous définirons les unités qui ont retenu notre attention comme des unités lexicales complexes, dont la taille excède celle du mot défini comme chaîne de caractères compris entre deux blancs. Nous les désignerons par la suite sous le terme de locutions. Les locutions dont il est question ici commencent par une préposition (à l’insu de, à l’évidence, en l’occurrence…). Le besoin de les traiter s’inscrit dans plusieurs types de préoccupations :
61. dans un contexte d’indexation, il s’agit
– d’éliminer la prise en compte d’unités qui n’ont pas l’emploi recherché, (différence de valeur pour occurrence entre une occurrence et en l’occurrence) ;
– de détecter des spécifieurs particuliers, entre autres les indicateurs de quantité (à profusion, sur une grande échelle).
7Dans un contexte d’analyse de contenu, il s’agit
– d’isoler des marqueurs de zones dont il faudra extraire l’information significative (en résumé, en conclusion) ;
– d’attribuer des marqueurs de valeur épistémique ou aléthique.
82. Dans un contexte d’analyse de discours, ces mêmes marqueurs auront portée
– de « structurants » du discours ;
– de modalisateurs d’opinion (ils ne sont bien sûr pas les seuls, on y associera aussi des marques verbales).
9La perspective présentée ici est dans un premier temps lexicographique, il s’agit d’encoder ces unités dans un dictionnaire, et donc d’établir un protocole lexicographique. Il est très vite apparu que nous n’avions pas une idée suffisamment claire des propriétés de ces unités pour en faire une description cohérente et stable, qui permette de prédire leur comportement et leur fonction dans un corpus.
1 Corpus et méthode
1.1 Critère préliminaire de sélection : « locution » dont le premier terme est une préposition
10Pour constituer notre corpus (Marie-Hélène Antoni, 1995), nous avons recensé tout ce que l’on peut regrouper sous l’appellation de locutions introduites par une préposition. Pour ce faire, nous avons procédé de trois façons : extraire toutes les unités de ce type attestées dans Le Dictionnaire de Notre Temps2 (qu’elles soient en entrée ou dans le corps des articles), extraire celles que l’on trouvait attestées dans un certain nombre de dictionnaires informatisés disponibles au centre scientifique d’IBM-France, enfin, examiner tous les groupes prépositionnels extraits d’un large corpus informatisé. Il en est résulté un ensemble d’environ 2500 unités lexicales complexes commençant par une préposition, recensement d’une taille tout à fait comparable à ceux donnés en d’autres lieux (si ce n’est pour les recensements du LADL – Maurice Gross, 1986 –, ce dont on ne saurait s’étonner). Cette population pose un certain nombre de problèmes qui lui sont propres, et qu’on ne souhaite pas ignorer : ils sont en effet récurrents, étant donnée leur fréquence d’utilisation. Exprimant très largement le temps (Borillo, 1990) (à l'époque), le lieu (à gauche), le degré (à peu près), l'organisation argumentative (en conclusion) et des précisions sur le cadre de l'énonciation (au dire de), ces unités sont susceptibles d'apparaître dans tous les types de textes. Curieusement, leur pratique assidue (par exemple pour décrire leur structure interne) amène à pressentir une grande homogénéité sémantique, au-delà d'une très grande hétérogénéité apparente : au fur et à mesure, à gauche, à tue-tête, à discrétion, à la bonne franquette, à toute berzingue.
11Il semble donc s’agir là d’un ensemble limité d’unités usuelles et relativement bien repérées ; pourtant, il est un fait que leur description est très irrégulière, non seulement d'un ouvrage à l'autre (p.e, Emile Benvéniste, 1966 ; André Martinet, 1979 ; Bernard Pottier, 1974) mais souvent à l'intérieur d'un seul dictionnaire (Dictionnaire de Notre Temps, Petit Robert, etc).
12Certaines de ces unités ont la particularité de pouvoir être fermées par un fonctionnel (préposition ou conjonction) ; à l'exclusion de, à l'époque de, à la merci de. Les descriptions de cette particularité sont loin d'être homogènes, indépendamment du fait que seule une des formes soit attestée (comme c’est le cas pour à l’improviste, à l’insu de).
13Ces locutions avec fonctionnel peuvent être présentées
141. soit comme une unité lexicale à part entière :
15dans ce cas on trouvera à la gauche de et à la gauche comme deux entrées distinctes, ou au moins deux sous-entrées distinctes, avec attribution d’une partie de discours,
162. soit comme une variante de l'emploi « absolu » (ou inversement) ;
17présenté comme variante, le fonctionnel peut
– faire partie du composé,
– introduire un complément de la tête du groupe prépositionnel : cette distinction donne
à la tête de (qqch) ou à la tête (de qqch)
183. soit comme partie d'une forme verbale figée (Dictionnaire des locutions et Expressions Figées) :
se trouver à la tête de qqch
19Ainsi, on trouve dans le Dictionnaire de Notre Temps (pris à seules fins illustratives, il ne s’agit nullement d’une critique « sélective ») :
à l'intérieur et à l'intérieur de (les deux formes)
à l'extérieur mais pas *à l'extérieur de (l’une des deux)
aux alentours de mais pas *aux alentours
(une seule des deux, malgré le changement de sens)
être à la merci de qqn (un syntagme verbal, présenté comme un synthème)
20De plus, ces unités semblent déroger à la règle qui veut qu'on puisse attribuer à la locution décrite dans le dictionnaire une « étiquette grammaticale3 » ou « partie du discours » (comme à toute entrée d’un dictionnaire en général). Seuls 30% d'entre eux sont étiquetés dans le DNT, et de façon parfois un peu contestable : on désigne leur fonction dans l'exemple donné, mais rien de plus. Enfin, et c'est la conséquence logique de ce qui précède, cette attribution varie d'une description à l'autre : selon les travaux, on trouve de bonne humeur parmi les adjectifs ou parmi les adverbes ;
21Dans un premier temps, il s’agit de bien cerner les propriétés de ces unités afin d’en faire une description cohérente et stable ; nous avons donc construit un ensemble de critères descriptifs permettant
– de déterminer pourquoi on ne leur attribue pas systématiquement de catégorie syntaxique,
– de chercher des corrélations entre des descripteurs syntaxiques et sémantiques.
22Nous en revenons donc à un problème classique en linguistique, celui de la catégorisation des unités.
1.2 Classification : de l’observation d’un comportement à la prédiction d’un comportement
23Il s’agit de faire émerger des régularités, des propriétés communes, qui, conjointes, amènent des regroupements possibles ; c’est à ce prix que l’on peut émettre des hypothèses valables pour toute une catégorie, et se dégager des contraintes de recensement exhaustif des réalisations en discours, le discours se trouvant cantonné dans le rôle de terrain d’expérimentation. C’est sur le partage de propriétés par un certain nombre d’unités que l’on fait émerger des notions telles que celles de verbe, nom, etc. … C’est sur l’observation du partage d’un sous-ensemble de ses propriétés (et ce sous-ensemble peut avoir valeur définitoire) que l’on peut prédire les régularités de comportement (il s’agit alors de propriétés descriptives). Lorsque ces régularités ne jouent plus librement, on peut le plus souvent dégager un phénomène linguistique qui, à son tour exploré méthodiquement amène d’autres hypothèses, faisant reculer la « définition-description » vers la « définition-opératoire », qui a pour objet, non pas de recenser exhaustivement les propriétés d’une unité, mais d’établir l’appartenance à une catégorie pour prédire ses comportements. On sait que ce travail, qui semble faire l’objet d’un consensus pour les grandes « parties du discours », est loin d’être achevé et que les interrogations méthodologiques fondamentales sont toujours d’actualité, comme en témoignent par exemple les réflexions d’un Nolke (Henning Nolke, 1990, 1992, 1994) sur la classification des adverbes, envisageant l’entreprise de classification comme une élucidation des regroupements. C’est cette dynamique qui nous a permis d’élaborer une définition opératoire de la composition lexicale, comme de poser l’existence de la complémentation des adverbes, et d’envisager dès lors, le fonctionnement de toute cette classe au niveau de la contextualisation des propos, et de désolidariser les adverbes, quels qu’ils soient, des constituants sur lesquels ils portent.
24Les résultats exposés ici ont pu être obtenus par la mise en œuvre de problématiques et d’outils issus de plusieurs univers, dans un contexte applicatif particulier de la linguistique informatique : l’outil informatique a été utilisé à des fins d’analyse de phénomènes linguistiques, utilisé afin de construire des représentations catégorielles d’unités suivant leurs propriétés, et de coder de façon homogène les informations nécessaires dans un dictionnaire informatisé, destiné a priori à une utilisation par la machine. Le contexte de travail choisi fournit des outils et contraintes qui lui sont propres, les contraintes concernent le grand degré de formalisation nécessaire à tout traitement, la liberté réside en ceci que ces mêmes outils permettent de traiter massivement des données, et de tester rapidement diverses hypothèses.
25L’outil statistique utilisé ici est habituellement mis en œuvre à des fins de textmining et de knowledge extraction. L’objectif est généralement (et c’est le cas ici, nous l’avons souligné) de dégager un jeu formel de descripteurs qui sont définitoires d’une classe et permettent de prédire rigoureusement les comportements « autorisés » (dans un autre contexte, on prédit par exemple des comportements d’achat d’une clientèle particulière). Une telle description, intensionnelle et prédictive quant aux propriétés corrélées, permet l’économie des descriptions extensionnelles disparates, qu’on peut tout à fait trouver aussi dans l’orbe de la linguistique computationnelle : des listes pléthoriques plus ou moins triées et dupliquées suivant les modes de tri tenant lieu de modèle de représentation (M. Gross, 1986, 1988).
26Après avoir rappelé les principes d’une démarche de tests statistiques sur des propriétés, nous présenterons les variables descriptives retenues, l’outil statistique utilisé et la méthodologie employée lors des diverses opérations de description / classification : les corrélations pertinentes pour la caractérisation d’une classe (ensemble restreint de variables discriminantes) devant faire émerger des propriétés explicatives du regroupement (les variables explicatives ne font pas partie du jeu initial de variables descriptives prises en compte pour les calculs lors de la classification) dont on inférera des particularités de fonctionnement en discours.
27La démarche classificatrice impose de clarifier les critères qui permettront d’assigner telle ou telle catégorie à telle unité, ou encore ceux qui, apparaissant conjointement chez un certain nombre des unités étudiées, justifient l’apparition d’une classe. L’évidence de cette proposition ne s’assortit pas aussi aisément de clarté et de cohérence dans la mise en œuvre de la démarche. Dans les trois références données plus haut, Henning Nolke va jusqu’à reformuler radicalement la question des méthodes en classification, en posant explicitement ces quatre questions, dont on s'étonne qu’elles ne préexistent pas à toute tentative de classification :
[critère1] Que classifier ? [critère2] Pourquoi classifier ?
[critère3] Comment classifier ? [critère4] Quels critères appliquer ?
28Primordiale (antérieure à toute autre) est évidemment la question de savoir quelle est la nature de ce qu'on se propose d’observer. Se basant sur l'observation des classifications d'adverbiaux qu'il discute, Nolke souligne que :
La distinction fondamentale entre unité lexicale et fonction syntaxique ne paraît jamais très nette chez les auteurs cités. En fait, ceux‑ci font semblant de classer les adverbes, mais ce qu'ils font réellement, c'est classer leurs occurrences.
Ils se concentrent en fait sur leurs emplois, sans se soucier de voir dans quelle mesure ces emplois sont réservés à des adverbes. Or : Un même adverbe peut avoir des fonctions fort différentes. […]. Dans cette optique, on doit admettre la possibilité que des unités formelles autres que les adverbes puissent assumer la fonction d'adverbial
29Nolke met ici l'accent sur le fait que, si l'on souhaite se servir de tests comme critères dans le travail classificateur, il faut préalablement chercher à savoir quelles sont les propriétés véritablement testées [critère4] Et les exemples sont nombreux, où il semble que la confusion règne entre un test de fonctionnement syntagmatique, et une propriété catégorielle4. Ce manque de définition de l'objet à classifier [critère1] et de ce qui est testé remet en cause la pertinence de la classification. Un autre facteur peut la compromettre : que le projet classificatoire [critère2&3], le pourquoi et le comment, ne soient pas assez clairement posés. Cette notion de projet classificatoire est tout à fait déterminante : il ne suffit pas d’exiger d'une classification qu'elle soit une taxinomie exhaustive, qu'elle contienne des classes homogènes et en nombre limité, il faut aussi qu'elle soit intéressante. Il est donc important de déterminer avec soin quels sont les objectifs de la classification, ce qui déterminera le choix des tests, c’est à dire les propriétés que devront partager les éléments des classes, leur définition intensionnelle. Ce point implique un long travail d'élaboration des propriétés testées. En effet pour qu'un test puisse servir à une classification, il faudra :
1. qu'il soit pertinent ;
2. qu'il soit reproductible ;
3. qu'il s'applique sans problème à n'importe quel élément de l'ensemble étudié ;
4. qu'il fournisse une réponse claire.
30C’est à ce prix seulement que l’on pourra interpréter de façon cohérente les résultats de la classification, chose impossible si l'on ne dispose pas d'outils de mise en perspective, c'est‑à‑dire de construction du sens à partir des observations révélées par la classification : une bonne classification, de notre point de vue, n’est pas seulement mathématiquement pertinente, elle se doit d’être interprétable. Dans un tel contexte, un comportement « atypique » d'unités appartenant par ailleurs ostensiblement à une classe devient tout à coup porteur de sens.
31On l’a dit, le recours à un outil automatique de classification statistique permet de battre en brèche les impossibilités classiques, liées à la manipulation de masses de données : si l'ensemble qu'on désire classifier est d'une certaine taille, on ne peut vérifier directement ni l'exhaustivité, ni l'homogénéité des classes. L’organisation rapide des classes et les possibilités d’observer divers regroupements (de tester plusieurs hypothèses) permettent de veiller à la cohérence des recoupements effectués.
32L’analyse de données a pour objet de mettre en évidence l'organisation ou la structure d'un ensemble d'éléments, appelé corpus. Dans notre cas, le corpus est formé d'unités lexicales caractérisées par plusieurs descripteurs de propriétés linguistiques. Les méthodes d'analyse de données employées à cette fin sont donc des méthodes de réduction de dimensions qui permettent de représenter les relations d'un grand nombre d'éléments entre eux en fonction des descripteurs que l'on a choisis. Il s'agit ensuite de donner une représentation fiable des propriétés globales des unités lexicales en fonction des descripteurs (Jean-Pierre Benzécri, 1980 ; Jean-François Marcotorchino, 1983). Indépendamment du respect d’un certain nombre de préceptes méthodologiques, il faut, lorsque l’on décide de recourir à l’outil statistique à des fins exploratoires, choisir quel critère mathématique on retiendra. La méthode de classification utilisée ici, l’analyse relationnelle des données, (Marcotorchino & Michaud, 1976) est une méthode non hiérarchique dont l'objet est d'extraire du corpus des groupes homogènes, appelés classes, d'éléments qui se ressemblent entre eux et se distinguent des autres.
1.3 Le choix des indices de comparaison : Descripteurs du corpus
33Les propriétés testées qui seront évoquées ici correspondent aux dimensions de la complexité interne et de la complexité externe.
1.3.1 Modalités actives
34Les calculs se font sur les seules propriétés externes : nous voulons apprendre des choses sur les relations de la séquence décrite avec les autres éléments de la phrase et comprendre, entre autres, pourquoi l'attribution d'une catégorie syntaxique n'est ni systématique ni homogène. Pour chacune des unités, on a testé les relations qu’elle pouvait entretenir avec des constituants (avec ou sans collocation) ou des groupes de plus en plus larges.
Verbe : il court à toute vitesse ; il pleut à torrents
Substantif : chasse à l'affût ; travail au noir
à côté de l'escalier ; au niveau sottise ; à foison, des fleurs
Adjectif : jaune à cent pour cent ; gentil à souhait ;
à peu près jaune ; à moitié plein ; à tous égards, gentil
35Relations avec la « phrase » en général (a été différencié en cours de traitements)
à vrai dire, il m'agace
à l'époque, les choses étaient différentes
à l'usage, j'ai fini par abandonner ce critère
à l'abri, les enfants jusque là craintifs se sont détendus
à la merci de ses détracteurs, il n'avait aucune marge de manœuvre
à propos de cet enfant, il faudra prendre une décision
à l'opposé de Pierre, Marie ne se vexe jamais
à la suite de cet événement, on ne le revit plus
1.3.2 Modalités explicatives
36La complexité interne n’est présente qu’au titre de variable explicative, notre propos n’étant pas de faire un inventaire des structures : la structure syntaxique interne des locutions a par ailleurs fait l'objet d'une classification (MH Antoni-Lay, 1990). De plus, on note dans les descripteurs l'observation des parties figées et semi‑figées des composés, toutes les variations qui pourraient avoir une incidence sur les compatibilités externes des unités au niveau syntaxique comme au niveau sémantique.
37A. « Non-compositionnalité du sens » sous laquelle nous rangeons :
38A.1 sens du composé non déductible du sens des composants : au pied de la lettre ;
39A.2 sens figuré : à nu ; à plat
40A.3 sens très restreint d'un mot : au beau milieu ; à l’article de la mort
41B. Non-autonomie d'un constituant : à tue-tête ; au fur et à mesure
42C. Collocation : chanter à tue‑tête ; chanter à gorge déployée
43Collocation ici entre les éléments décrits et leur environnement lexical ; c'est une propriété de combinatoire entre l'unité décrite et le reste du lexique : leur champ d'apparition est extrêmement restreint ; les deux exemples donnés impliquent la présence d’un verbe décrivant l'émission d'un son par un être vivant.
44D. Variation de déterminant : à cet (tous les, certains) égard(s), à peu de choses près ; ces variations ont parfois des répercussions sur les compatibilités externes : c'est à peu près pareil / c'est à peu de choses près pareilà peu de choses près, je pense qu'il a tort / *à peu près, je pense qu'il a tort
il a raté son examen à peu de choses près / *il a raté son examen à peu près
1.3.3 Modalités passées de actives à explicatives
45On réserve une place spéciale à la présence ou l’absence du fonctionnel de fin de groupe (de, où, en, que, …), de façon à observer la réalité des distinctions entre les diverses parties du discours qu’on leur attribue.
46A. Emploi absolu ou pas :
à l'extérieur de la maison, il faisait très froid
à l 'extérieur, il faisait très froid
par opposition à
à l 'aide de cet outil, on devrait aller plus vite
*à l'aide, on devrait aller plus vite / il a appelé à l'aide
47B. Répercussion sur les propriétés sémantiques : aux alentours (de)
aux alentours de la maison : emploi locatif
aux alentours de huit heures : emploi temporel
aux alentours, c'était le désert : emploi locatif ;
*aux alentours (+temps)
48C. Combinaison de propriétés :
A fleur de peau mais pas *à fleur
A son aise mais pas *à l'aise de Pierre
à l'avenir mais pas *à l'avenir demaintenant
au reste mais pas *au reste duproblème
A l'époque de (x) ‑> à cette/son époque
A moment de (x)‑> à ce/*son moment
Au détriment de (x)‑> à *ce/son détriment
au cours de (x)‑> à *ce/*son cours
49D. Absence de fonctionnel et complémentation
(ce qui est plus inattendu)
« au niveau » capacité de travail, il n'y a pas de problème
50« au plan » journalistique
51En fait, c’est en cours d’étude que ces modalités sont passées du statut de modalités actives à celui de modalités explicatives, des tests ayant montré qu’elles n’aboutissent en fait qu’à dupliquer des classes. Or c’est sur elles que reposent majoritairement les choix d’attribution de catégorie.
2. Interprétation des résultats
2.1 attribution d’une seule catégorie « adverbe » à ces diverses locutions
52On voit que l'attribution de la partie du discours « adverbe » à l'ensemble des unités ne va pas sans soulever un certain nombre de problèmes, qui légitiment les hésitations ou incohérences que nous avons relevées lors de notre étude sur l'existant, tant au niveau d'analyses spécifiques qu'au niveau de la pratique dictionnarique :
53A- bon nombre d'entre eux ne portent pas sur le verbe (à dire vrai, au fond, au plus tôt)
54B- certains apparaissent de façon privilégiée ou fréquente comme modifieurs du nom (à dormir debout, à huis clos). Mais on réserve habituellement le nom d’adverbe tout simplement à ce qui n’entre pas dans les autres grandes parties du discours, alors ?
55C- le statut du fonctionnel de fin, qui amène les catégorisations classiques à distinguer entre adverbe (sans fonctionnel) à ce moment, préposition (le fonctionnel est une préposition) au moment de, ou conjonction (le fonctionnel est une conjonction) au moment où, semble bien être le problème majeur.
56Parmi les éléments spécialisés dans l’expression de « la manière » (lieu de prédilection adverbiale) les formes avec fonctionnel sont suffisamment rares pour être absorbées par les classes qui n’en contiennent pas. La seule différence que l’on peut faire dans leur fonctionnement résidant en ceci qu’il leur faut une expansion, cette différence n’est pas suffisante pour justifier leur exclusion (il s’agit là d’un phénomène statistique). Pour ce qui est des éléments qui expriment les propriétés du cadre contextuel (ou co-textuel), les choses sont différentes : un grand nombre d'individus peut apparaître avec un fonctionnel (la préposition de, majoritairement), et sera identifié comme l’ensemble des locutions prépositionnelles. Les classes se trouvent en quelque sorte dupliquées, l’une présentant les adverbes, l’autre les prépositions.
57La similitude des listes d’éléments présents dans les classes amène à s’interroger sur le bien fondé de cette distinction, basée sur des habitudes descriptives venues des « mots simples ». Ainsi, on peut faire correspondre aux prépositions spatiales de base des adverbes spatiaux de base et opposer sur à dessus.
58Pour les composés, on opposera à l'intérieur de et à l'intérieur.
59Mais ce parallèle est-il justifié ? Nous avons vu que leur enregistrement n'est pas systématique dans les dictionnaires. La cohérence formelle de ces ouvrages laisse parfois à désirer, ne serait-ce que pour des impératifs de gain de place, mais les « incohérences » de codage semblent ici plutôt être l'expression d'une intuition linguistique solide : il n'y a qu'une unité, il ne s'agit donc pas de l'enregistrer plusieurs fois. Les distinguer systématiquement ne va d’ailleurs pas sans mal, il y a de réelles difficultés à distinguer « à gauche de la maison » de à gauche : une telle précision implique en effet que l’on sache sous quelle sous-entrée faire figurer les exemples en discours, il faudra donc éviter soigneusement toutes les formes du type à sa gauche, la réabsorption de l’expansion amenant forcément tout un cortège de questions légitimes. Le problème ne vient-il pas tout simplement de ce que la tradition française récuse fermement que l’adverbe puisse avoir un complément ?
60Nous avons pris le parti de nous inscrire en faux contre cette tradition et de coder toutes ces unités comme des adverbes. Ils peuvent par ailleurs être analysés différemment en contexte : ils sont susceptibles d'assumer diverses fonctions syntaxiques. Le problème est bien sûr délicat dans les cas où la forme sans fonctionnel n’est pas attestée (à l'exclusion de ; au dire de), et c’est sans doute l’une des raisons de cette persistance à les traiter comme des prépositions. Mais il nous semble cohérent d’envisager trois types de schémas de complémentation
61A. des adverbes « prototypiques », n’acceptant pas de compléments : A discrétion / Aux anges
62B. des adverbes qui acceptent un complément ;
ces compléments peuvent le plus souvent être « repris » par un possessif ou un démonstratif. Dans ce cas, la préposition est absorbée par le pronom, un peu comme y absorbe à : j’habite à Poitiers / j’y habite ; un peu comme en absorbe de : je viens de Paris / j’en viens.
63On observe alors un bouleversement de la linéarité de surface, l'expansion étant intégrée à l'unité lexicale.
64sa absorbe de : à gauche de la maison / à sa gauche
cette absorbe de : à l’époque de ma première dent / à cette époque.
65B.1 complément obligatoire ;
66l'adverbe n'apparaissant jamais sans son expansion :
A l 'exclusion de X / *A l 'exclusion ;
Au dire de X, *Au dire ;
A la manière de X ,*A la manière
67B.2 complément facultatif ;
68l'adverbe pouvant avoir un emploi absolu :
A gauche de X / A gauche ;
A l'époque de la X / A l'époque
69Dans le cas où le complément facultatif n'est pas réalisé, on peut avoir des modifications des propriétés. C’est le cas par exemple pour les couples Aux alentours / Aux alentours de. (temporel / spatio-temporel) ; au fond ou à l'opposé qui, sans expansion, prennent un sens plus abstrait et fonctionnent dans le système de l' argumentation.
70Là encore, on peut tenir la comparaison avec le système verbal : rire de et abuser de se distinguant de rire et d’abuser, comme on peut tenir la comparaison avec toutes les « catégories majeures » : les adverbes sont comme elles tout à fait susceptibles d’accepter des compléments la présence peut être obligatoire ou non, son optionalité pouvant avoir des incidences sémantiques : les formes « absolues » n'ont pas toujours le même sens que les formes « saturées ».
2.2 Structuration de l’ensemble des locutions adverbiales : comment, quand, où et ce qu’on peut en dire…
71L'étude des unités lexicales complexes introduites par une préposition, que nous avons identifiées comme des locutions adverbiales, nous a amenée à discerner deux grandes classes d'unités :
72Classe 1 : l'une exprime la manière,
73Classe 2 : l'autre le contexte au sens le plus large, incluant les repères spatio-temporels, mais aussi ce que, après Nølke (1990, 14), nous appellerons les contextuels (qui incluent vraiment tout le reste, y compris les illocutoires).
Sera considéré comme adverbial contextuel tout adverbial dont l'interprétation fait systématiquement appel à des éléments du contexte non spatio‑temporel […] les adverbes de point de vue (stylistiquement ; en ce qui concerne sa santé, etc.) sont des adverbes contextuels dans la mesure où ils servent à préciser la « dimension thématique » du contexte non spatio-temporel.
74La première des classes (Classe1), caractérisée essentiellement par le fait qu'elle permet d'exprimer la manière à tous les niveaux de l'organisation syntagmatique, a pour autre caractéristique d'être très fortement marquée par le figement sémantique, tant interne (non-autonomie ou emploi figuré d'un constituant), qu'externe (collocation).
75Cette classe se sous-catégorisera en expression
76(Classe1a) d’un mode de réalisation avec encore 3 sous-classes (manière, manière intense, vitesse) : à la bonne franquette, en douce, en catimini, à toute vitesse, , à prix d’or, à gorge déployée
77(Classe1b) de l’intensité péjorative : à dormir debout,
78(Classe1c) de la quantité. à foison, à volonté, à profusion, en quantité
79Les unités qui la composent appellent majoritairement et sans hésitation la catégorisation adverbiale. Il s'agit avant tout d’adverbes de constituant apparaissant très fréquemment en collocation, extrêmement figés, et dont le degré d’intégration à l'énoncé ne fait aucun doute (chanter à gorge déployée).
80La seconde des classes (Classe2), caractérisée par sa spécialisation spatio‑temporelle, contextuelle et argumentative, fait elle aussi immédiatement penser à une partie du lexique très fortement marquée par la notion d'adverbe. On peut isoler sans difficulté des adverbes spécifiant ce qu'on appelle habituellement le cadre de l'énonciation, mais nous préférerons parler simplement d’adverbes de cadre, sans préjuger de leur relation au cadre énonciatif.
81Cette classe se sous-catégorisera en
(Classe2a) adverbes spatio‑temporels ; à gauche, aux calendes grecques
(Classe2b) adverbes de manières pouvant eux aussi porter sur les modalités de l'énoncé ; au hasard, au débotté
(Classe2c) adverbes d'énonciation proprement dits, qui portent sur le dire à mon avis,
(Classe2d) adverbes exprimant les modalités du cadre de l'énonciation et la structure argumentative, l'organisation logique d'un énoncé étant donné un certain contexte, textuel ou non (à savoir, à propos, au dire de, au demeurant, à l'instar de, en conclusion).
822.3 Liens entre les structures internes et externes
83Nous avons mis en évidence les corrélations entre le degré de figement interne des unités et leur apparition dans des collocations, et dégagé, en partie sur cette base, que la possibilité de recourir à la modification (les variations de réalisation des parties « libres » du composé) concerne préférentiellement les adverbes les plus extérieurs à l'énoncé. C'est cette idée qui nous mènera ici d'une classe à l'autre.
A Les adverbes de constituant - Classe1.
84Les adverbes de constituant (par opposition aux adverbes d'énoncé et aux adverbes d'énonciation) ont de toute évidence un degré de cohésion très important avec le contenu de l'énoncé. Cette propriété est corrélée au fait qu'ils n'acceptent pas les modifications (à la lettre, aux petits soins). Cette cohésion sémantique avec les constituants de l'énoncé et sa corrélation avec le figement le plus total est la plus forte pour les adverbes apparaissant dans des collocations.
85Et c'est précisément parmi ces adverbes apparaissant dans des collocations que l'on va trouver une bonne partie de ceux qui entretiennent des liens privilégiés avec des substantifs : achat à crédit, procès à huis clos. Il y a là une réelle difficulté à trancher, car le « complément du nom » est rarement vu comme un adverbe ! Mais cette vision du complément est peut être trop liée à des phénomènes d’organisation syntagmatique de surface. Le plus souvent, on peut mettre en évidence des liens très forts (déverbalisation ou dénominalisation) entre les syntagmes nominaux et les syntagmes verbaux, même si l'équivalence n'est pas toujours attestée :
86chanter à gorge déployée / un chant à gorge déployée
acheter à crédit / un achat à crédit
chasser à l'affût / chasse à l'affût
mettre à niveau / mise à niveau
Procès à huis clos ; Procès ( ?qui se tient) à huis clos
Personne à vif ; Personne ( ?qui a les nerfs) à vif
Homme à la rue ; Homme ( ?qui se trouve) à la rue
Jardin à l'abandon ; Jardin ( ?qui est laissé) à l'abandon
87Il semble s'agir d'une recatégorisation fonctionnelle qui fait passer des adverbes à des emplois adjectivaux. Ce phénomène rappelle la recatégorisation qui permet, pour les unités simples, des emplois « adverbiaux » d'adjectifs :
88la pluie tombe dru par opposition à de l'herbe drue
89Il est à noter qu'on peut aussi trouver des emplois « adverbiaux » dans des séquences où une analyse syntagmatique penche pour l'identification d'un adjectif : Il n'a pris qu'une rapide tasse de thé ; il est certain ici que la tasse n’est pas rapide pour autant. On peut ici souligner la diversité de ce que recouvrent les adjectivaux : les éléments présentés ici nous semblent indiquer des particularités de « mise en scène », de mise en contexte des substantifs, plutôt que de description des propriétés associées aux substantifs. Il arrive d'ailleurs qu'une hésitation apparaisse lorsqu'on cherche à faire un accord à distance. Témoin en est cette phrase entendue au sujet de l'eau d'une douche : De toute façon c'est rare qu'elle coule chaud... chaude ?
90Ces unités font penser à des adverbes dont la portée serait l'énoncé réduit au syntagme nominal, ou encore à ces adjectifs que l’on recense parfois comme traces de l’énonciateur dans l’énoncé.
91Parmi les adverbes de constituant toujours, on va trouver, dans la grande classe « manière », l’expression (20 %) de l'intensité, la quantité, la limite, qui sont largement assumées par le champ adverbial (beaucoup, très, trop …). Rappelons cependant que la quantification peut être assumée par d’autres vecteurs syntagmatiques : les noms de quantité par exemple jouent un rôle important ; dans ce cas, il est certain qu’une analyse « grammaticale classique » ne rend pas compte de la réalité linguistique de l’énoncé : dans une botte de radis ou une meute de loup, l’analyse amenant à la conclusion que « botte, meute » sont les têtes de syntagmes et qu’ils sont spécifiés par l’expansion prépositionnelle ne nous semble pas particulièrement efficace. Il y a une grande distance dans ce cas entre l’analyse syntaxique et l’analyse en termes d’incidence, au sens guillaumien (Cervoni, 1990) par exemple. Et c’est typiquement cette distance qui, sans cesse, va apparaître. Parmi une multitude d’exemple, nous retiendrons celui de à foison, qui vaut pour à profusion, en quantité et autres expressions du même type. En effet, dans des séquences telles que Des fleurs à foison, à foison, qui porte sur le nom (fonction a priori adjectivale), ressemble plus à beaucoup qu'à rouge et n'appelle donc pas immédiatement la partie du discours « adjectif ». Les unités de ce type ont un comportement tel qu’on peut identifier des quantifieurs pour lesquels on peut observer deux comportements :
921. peuvent se comporter comme adverbe de quantité :
Il y en a en quantité, à foison, beaucoup ;
Des fleurs à foison / beaucoup de fleurs ;
mais la postposition est rare pour des adverbes simples plus ou moins comparables très rapide (et non rapide très), et il est par ailleurs difficile de parler spontanément d'adverbes portant sur des substantifs (à l'exception de quelques quantifieurs justement : Moult, force et une vingtaine d’autres qui demandent à être suivis de la préposition de, dont : beaucoup).
932. peuvent se comporter comme nom de quantité, à savoir antéposé :
une (grande) quantité de fleurs
des fleurs en quantité / en quantité, des fleurs
une (grande) profusion de fleurs
des fleurs à profusion / à profusion, des fleurs
B Les adverbes de cadre : du verbe à l’énoncé – Classe2
94Une des caractéristiques des adverbes de manière est d’être facilement autonomisables. Lorsqu'ils sont autonomisés, on peut considérer qu'ils portent toujours sur le constituant auquel ils étaient antérieurement rattachés, même s'il est en fait assez difficile de justifier leur point d'incidence :
95A toute vitesse, Jean descend les escaliers
96Il est possible de dégager une « proximité sémantique du contenu » avec des phrases telles que Jean dévale les escaliers et de dire que l’adverbe autonomisé porte sur le verbe, mais on a plus de difficultés avec A toute vitesse, elle prit son petit déjeuner et se mit en route, et on peut avancer l’hypothèse qu'ils contribuent essentiellement à la mise en scène de l'énoncé. Néanmoins, la cohésion avec le contenu de l'énoncé nous semble maintenue.
97Nous considérons que cette cohésion avec le contenu est assurée aussi pour les adverbes de cadre « de manière » tels que en cachette ou à l'abri. La mise en relief par extraposition peut se faire dans des conditions tout à fait comparables :
98En cachette, elle partit. / Elle partit en cachette
99Nous considérons que la cohésion avec le contenu reste assurée même lorsqu'on ne peut pas trouver de constituant sur lequel faire porter l'adverbe :
100En cachette, elle reprit espoir
A l'abri, elle s'endormit tranquillement
A tempérament, ça fait des traites sur dix ans.
101Par contre, cette cohésion est bien moindre dans des cas comme
102Pour le reste, il faudra en discuter avec Jean.
A tout hasard, passe prendre des billets.
103Dans ce cas, on ne peut pas trouver de candidat privilégié pour le point d'incidence.
104Nous en conclurons que des adverbes qui peuvent très bien être analysés comme des adverbes de constituants, surtout s’ils sont intégrés à l'énoncé, peuvent exprimer selon nous des propriétés de « manière » concernant le cadre de l’énonciation, quasiment au même titre que les indicateurs spatio-temporels. Nous les distinguons des adverbes dits « contextuels » qui apportent des informations sur le produit linguistique et participent de toute autre façon à la création du contenu de l’énoncé. Les adverbes de « manière du cadre de l'énonciation » dont nous parlons ne peuvent être modifiés, ou plus exactement, la modification implique le retour au statut de syntagme libre, qui ne pose aucun problème.
105Les liens avec les indicateurs de lieu et de temps sont plus étroits qu’il n’y paraît : même si eux sont décrits comme acteurs de l’expression du cadre de l’énonciation (par opposition aux adverbes de « manière » qui ne le sont pas), ils peuvent être directement liés aux verbes, verbes de mouvement principalement qui allient l'espace et le temps.
106Les adverbes définissant le cadre spatio-temporel peuvent donc, pour partie, s’assimiler à nos adverbes de manière du cadre : ils sont très fortement liés aux objets et événements décrits, et supportent, aux aussi, peu de modifications, toutes limitées à
1071. l'intériorisation du repère (exprimé ou non) : reprise de l'expansion par démonstratif ou possessif, l'article défini – qui est le « standard » lors de l'enregistrement dans les dictionnaires de la forme « canonique » de la locution – pouvant être vu comme la forme la plus indéterminée de la reprise anaphorique par un démonstratif « pauvre ».
A gauche de la maison : A sa gauche ; A gauche
A l'époque de la Régence : A cette époque ; A l'époque
1082. la possibilité (peu fréquente) d’intérioriser la précision qu’on accorde à la référence au repère :
Au beau milieu de la mare ; A mi‑hauteur
Nous parlons ici « d'intériorisation » dans la mesure où la précision par rapport au repère est à l'intérieur du composé ; ce n'est pas le cas le plus répandu : juste à gauche / *à juste gauche
C Les contextuels - Classe2
109Après les adverbes de cadre viennent les adverbes contextuels à proprement parler qui se laissent diviser en deux grands blocs.
1101. Ceux qui sont utilisés pour structurer l'argumentation, en marquer les étapes, le développement, les contrastes, les oppositions : au contraire, au hasard, à seule fin de. Ceux‑là sont tout aussi figés que les adverbes dont nous avons précédemment parlé ; ils leur ressemblent d'ailleurs beaucoup, mais il est difficile d'envisager qu'ils portent sur autre chose que l'ensemble du « produit linguistique » : ils en indiquent le contexte. Mais il ne s'agit pas de la mise en scène picturale (ou cinématographique pour tenir compte de la dimension temporelle), il s'agit du contexte discursif et argumentatif dans lequel ils s’inscrivent pour prendre sens. A ce titre, ils mobilisent en fait des paramètres qui sortent du cadre de l’énoncé en tant que tel.
1112. Ceux que l'on pourrait appeler de pertinence, les plus difficiles à situer. On en distingue deux types :
2a. ceux qui expriment les notions d'adhésion (ou non), quitte à cibler cette adhésion par des opérations de restriction. Ceux‑là sont figés (à la vérité, à la réflexion) ;
112 2b. ceux qui expriment la pertinence de l'énoncé. Ils donnent certes une modalisation de point de vue, ce qui les rapproche d'adverbiaux d'énonciation : à tous égards, il exagère, mais ils peuvent être analysés comme des adverbes d'énoncé : c'est à tous les égards qu'il m'indispose. Ils peuvent très bien fonctionner dans la structuration logique et porter sur des constituants : analyse normale à tous égards. Ces unités, dont le degré de cohésion à l'énoncé semble le plus impalpable et les emplois les plus diversifiés, sont aussi les plus modifiables. Mais si les modifications sont très libres dans leur forme, – les moyens préférentiels sont les prédéterminants, adverbes et adjectifs exprimant l'intensité, leur combinatoire étant libre – elles sont très contraintes sémantiquement : il s'agit de préciser le « degré » et le « champ » de pertinence du produit linguistique.
113On peut donc imaginer que les adverbes permettent de préciser la mise en scène ; l'énoncé exprimant d'une part les acteurs dont on dit comment ils sont habillés, comment ils se tiennent, ce qu'ils font, et d'autre part les circonstances globales de l'événement qui intégreraient la manière, l'intensité, etc. et, de fait, il s’agit là de l’application d’une conception somme toute classique du rôle de l’adverbe, dont le point d’incidence, devenu impalpable sera « l’incidence elle-même » ; les perspectives guillaumiennes, comme présentées dans (Cervoni, 1990), semblent ici fort convaincantes.
114Pour en revenir à un simple positionnement de ces locutions adverbiales, et du rôle qu’elles sont amenées à jouer dans les textes, reprenons un instant les divers éléments lexicaux et leur contribution respective dans l’élaboration du sens : on peut distinguer des types d'éléments lexicaux permettant de dissocier
– des descriptions de faits ou d'objets,
– des descriptions de procès,
– l’expression de l'organisation de ces faits et procès entre eux,
et ce dernier point ne relève donc pas de la seule syntaxe, vue comme le ciment reliant les diverses pierres entre elles. La création de la phrase, du sens, du rendu du monde combine les deux aspects, statique et dynamique, spatial et temporel. Les outils mis à disposition par la langue pour procéder à cet « agencement » ne se limitent pas aux phénomènes de structure syntaxique et aux morphèmes grammaticaux. Elle comprend une catégories d'unités lexicales dont la propriété est de transcender les constituants de l'énoncé pour porter à la fois sur « tout et rien » en même temps : c'est ce qui permet l'ordonnancement logique et tout autre type de mise en scène. Ces unités sont (préférentiellement, toujours) des adverbes, puisque c'est la seule classe où l'on observe un tel comportement.
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Notes
1 . Nous remercions Mario Barra-Jover et Sylvie Hanote de leur relecture attentive, et des remarques et suggestions dont ils nous ont fait part.
2 2. Le Dictionnaire de Notre Temps, Hachette, Paris, 1992.
3 . Rappelons que l’intégration à une classe de monèmes est une condition nécessaire chez les fonctionnalistes, par exemple.
4 . On trouve des tests de reprise pronominale dans Gross, 1989 qui en font par exemple partie : s’il est vrai que Jean est malade ou pierre est petit peuvent se pronominaliser en il l’est, il n’est pas vrai que cela tienne au statut adjectival de malade ou petit. Ainsi, Pierre est le fils de ma meilleure amie se pronominalise en il l’est, ce qui ne montre en rien que le fils de ma meilleure amie est un adjectif.