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Pour une didactique complexe
Par Christian Puren
Publication en ligne le 13 septembre 2018
Table des matières
Texte intégral
1Pour mon intervention, j’ai choisi de reprendre simplement, et dans l’ordre, les différentes questions posées dans la présentation du thème de l’atelier.
1. Quelle définition de la « didactique » ?
2Je donnerai de la « didactique des langues étrangères » (dle) – c’est la seule qui ait fait l’objet de mes pratiques d’enseignement et de recherche – la définition suivante : « discipline d’observation et d’intervention sur le processus conjoint d’enseignement et d’apprentissage des langues-cultures ».
3Il y a déjà là, bien entendu, ample matière à discussion. Ne serait-ce que parce qu’en mettant au centre de la discipline un processus réalisé conjointement par deux acteurs (l’apprenant et l’enseignant), elle instrumentalise sans les hiérarchiser toutes les théories extra-didactiques susceptibles d’être mobilisées, en particulier celles concernant la description de l’objet langue et de l’objet culture, celles concernant la description des mécanismes mentaux de l’apprentissage, et enfin celles concernant les phénomènes de type relationnel qui se produisent entre l’apprenant et son objet et processus d’apprentissage (motivation, croyances et représentations diverses, par ex.), entre l’apprenant et l’enseignant (la « relation pédagogique »), entre les différents apprenants.
2. Théories et modèles
4La définition ci-dessus ne renvoie pas dans mon esprit à une quelconque « théorie » de la dlce, mais à un « modèle » de cette discipline. Alors que la théorie se propose de décrire la réalité en elle-même (analyse structurale d’un fait de langue, analyse des mécanismes cognitifs à l’œuvre dans l’apprentissage linguistique, par exemple), le modèle correspond à la représentation qu’on se donne de la réalité de manière à pouvoir agir sur elle : il est à la fois outil d’appréhension de la réalité et schéma organisateur de l’action. Le critère de la vérité d’une théorie est son adéquation à la connaissance d’une réalité considérée comme objective ; le critère de la vérité d’un modèle, c’est sa pertinence et son efficacité concrète pour l’action telle qu’elle est décidée, effectuée et évaluée par les différents acteurs dans le cadre intersubjectif qui est nécessairement le leur. Autant dire que les enseignants dans leurs classes ou les didacticiens dans leurs recherches, parce que les uns et les autres se situent dans une perspective d’intervention, se réfèrent naturellement à des modèles, et non à des théories. Avis aux jeunes postulants à la carrière de « didacticien » : angoissés d’ontologie et assoiffés de certitudes s’abstenir.
5On peut montrer la pertinence de cette distinction conceptuelle à partir des différents modèles psychologiques d’enseignement /apprentissage qui se sont succédé en didactique scolaire des langues étrangères en France depuis un siècle, et qui peuvent être présentés de la manière suivante :
Figure 1 – Modèles psychologiques d’apprentissage en didactique scolaire des langues
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
|
Modèle |
Réception |
imprégnation |
action |
réaction |
interaction |
construction |
Postulat |
L’élève apprend par assimilation directe du savoir préparé et transmis par l’enseignant ou par le matériel. |
L’élève apprend par exposition intensive à la langue étrangère. |
L’élève apprend en réalisant des tâches en langue étrangère. |
L’élève apprend en réagissant aux sollicitations verbales du maitre ou du matériel : questions, amorces, stimuli d’exercices mécaniques, activités étroitement guidées. |
L’élève apprend au moyen d’échanges réalisés en langue étrangère. |
L’élève apprend par construction personnelle de son propre savoir. |
Modèle pédagogique de référence |
« pédagogie tradition-nelle » |
« bain lin-guistique » |
« méthodes directes », « méthodes actives » |
« méthodologie audio-orale », « méthodologie audiovisuelle |
« approche communicative » |
« approche cognitive » |
Exigence première de l’enseignant vis-à-vis des élèves |
être attentifs en classe |
multiplier en classe et hors classe les occasions de contact avec la langue |
participer en classe |
réagir en classe |
communiquer en classe de manière authentique ou simulée |
produire des énoncés pour vérifier des hypothèses (essais-erreurs), réfléchir sur la langue |
6D’une part ces modèles ne correspondent pas exactement aux théories (ainsi, le modèle de la réaction est à l’œuvre bien avant que n’apparaisse la théorie béhavioriste, dans l’application systématique de la méthode interrogative à l’intérieur de la méthodologie directe à partir de la fin du XIXe siècle), mais surtout dans leurs pratiques les enseignants mettent en œuvre sans le savoir l’un des principes de base de l’épistémologie complexe, à savoir qu’ils utilisent successivement de manière complémentaire, suivant leur analyse en temps réel de la situation d’enseignement /apprentissage, l’ensemble de ces modèles pourtant contradictoires.
7Une autre manière de modéliser cette mise en œuvre de l’épistémologie complexe dans les pratiques d’enseignement est de présenter de la manière ci-dessous, sur le mode du continuum (ou, autre métaphore, sur le mode du « curseur » que l’on va déplacer entre des positions extrêmes), la relation enseignement / apprentissage telle qu’elle peut se construire dans la salle de classe :
Figure 2
L’ENSEIGNANT |
↔ |
L’APPRENANT |
||||
faire apprendre l’enseignant met en œuvre ses méthodes d’enseignement méthodologie constituée de référence, type et habitudes d’enseignement |
enseigner à apprendre l’enseignant gère avec les apprenants le contact entre les méthodes d’apprentissage et ses méthodes d’enseignement |
enseigner à apprendre à apprendre l’enseignant propose des méthodes d’apprentissage différenciées |
favoriser l’apprendre à apprendre l’enseignant aide à l’acquisition par chaque apprenant de méthodes individuelles d’apprentissage |
laisser apprendre l’enseignant laisse les apprenants mettre en œuvre les méthodes d’apprentissage correspondant à leur type individuel et à leurs habitudes individuelles d’apprentissage |
8Comme on le voit, ce modèle pragmatique inclut dans la même cohérence d’ensemble des positions compatibles et d’autres incompatibles avec la théorie constructiviste actuellement dominante.
3. La conception de la « didactique des langues étrangères »
9La « didactique des langues étrangères » est une appellation commune qui ne correspond plus depuis déjà longtemps à la conception que les didacticiens en ont actuellement :
10a) On parle toujours de « didactique » (terme qui renvoie, de par son étymologie, au seul enseignement) alors qu’on y considère en priorité le processus d’apprentissage et la relation entre le processus d’apprentissage et celui d’enseignement.
11b) On parle toujours de « didactique des langues », alors qu’on s’y intéresse tout autant aux cultures correspondantes ainsi qu’à relation entre la langue et la culture dans le processus d’enseignement / apprentissage.
12c) On parle toujours de « didactique » pour une discipline qui, pour gérer la complexité de son objet, s’est, au cours de cette prise de conscience, elle-même naturellement complexifiée au cours de son histoire au point que l’on peut actuellement en proposer une modélisation à trois niveaux :
131) Le niveau « méthodologique », qui correspond :
14– aux activités d’élaboration, développement, opérationnalisation et mise en pratique sur le terrain d’une « méthodologie constituée » déterminée (comme l’ont été dans le passé les méthodologies directe, audiovisuelle, audio-orale, et encore dans une certaine mesure l’approche communicative) ;
15– ou, plus récemment, aux activités de montage en temps plus ou moins réel ou différé, d’une manière plus ou moins empirique ou réfléchie, de « briques méthodologiques »1 par les enseignants dans leurs classes.
162) Le niveau « didactique » proprement dit, qui correspond à un niveau métaméthodologique. Entre autres termes, je définis pour ma part le champ de la « didactique », dans le sens restreint de ce niveau interne à la discipline, comme l’ensemble des différentes positions extérieures à partir desquelles il est possible d’analyser et de traiter directement un problème méthodologique. J’en ai proposé depuis déjà plusieurs années la schématisation suivante :
Figure 3
17Dans un ouvrage récent2, j’ai proposé d’illustrer le fonctionnement de ce champ par l’expérience mentale suivante :
18Un enseignant s’interroge sur les raisons pour lesquelles ses élèves ne parviennent pas à assimiler une structure grammaticale qu’il a pourtant introduite, expliquée et fait travailler comme les autres, et recherche donc la faille dans la méthode qu’il a utilisée. Il devra pour cela – du moins s’il adopte une perspective véritablement didactique, c’est-à-dire complexe – considérer chacun des éléments du champ disciplinaire et leurs relations éventuelles :
19– les modèles : il se demandera par exemple si ce n’est pas le type de description linguistique auquel il a eu recours pour faire conceptualiser le fonctionnement de la structure, et pour construire les exercices, qui est inadéquat ;
20– les objectifs : il se demandera par exemple s’il n’a pas introduit trop tôt cette structure dans la progression de son cours, ce qui fait que les apprenants manquent de la motivation et/ou des moyens linguistiques qui seraient nécessaires à son réemploi ;
21– les situations (d’enseignement / apprentissage) : il se demandera par exemple s’il n’a pas expliqué et fait travailler initialement cette structure à un moment où les apprenants manquaient particulièrement de concentration (en fin de semaine, ou la veille de vacances, ou à une heure qui précédait ou suivait un contrôle de mathématiques...) ;
22– les matériels : il se demandera par exemple si la structure n’a pas été introduite dans un contexte (dialogue ou texte) qui oriente les apprenants sur des hypothèses erronées concernant son fonctionnement ;
23– l’évaluation : il se demandera par exemple combien exactement parmi ses apprenants maitrisent cette structure et à quel niveau (en reconnaissance, en production dans le cadre d’exercices ad hoc, en situation d’expression personnelle spontanée), et il envisagera de leur faire réaliser les tests correspondants ;
24– les pratiques : il se demandera par exemple s’il n’a pas expliqué la structure étrangère de manière tout à fait différente de celle dont le professeur de langue maternelle ou d’une autre langue étrangère explique le fonctionnement d’une structure parallèle dans ces langues ; ou encore s’il n’a pas utilisé, pour le faire, des termes inconnus des élèves.
253) Le niveau « didactologique », qui est à son tour « métadidactique », et où se situent actuellement un certain nombre d’activités de recherches non encore articulées entre elles (si tant est qu’elles puissent l’être un jour), parmi lesquelles l’analyse du fonctionnement du champ didactique en relation avec son contexte institutionnel et social, les problèmes de politique linguistique, l’élaboration de curricula, l’évolution historique de la didactique, ou encore les analyses et propositions concernant l’épistémologie, l’idéologie et la déontologie en didactique des langues.
4. Quelle spécificité pour la didactique du français ?
26Je ne vois pour ma part que trois grands modèles possibles de conception des relations entre la didactique des différentes langues :
271) Le modèle de spécificité totale, dans lequel on va considérer que les particularités liées à chaque objet langue-culture produisent une cohérence globale différente :
Figure 4
282) Le modèle de spécificité partielle, dans lequel on va considérer qu’il existe des problématiques communes et des problématiques spécifiques, et donc une « didactique générale » conçue comme un tronc commun :
Figure 5
293) Un modèle que j’appellerai « de spécificité contextuelle », dans lequel on va considérer que la discipline « didactique des langues » correspond essentiellement à un dispositif de questionnement complexe (ou de « problématisation ») mis en place au sein d’une situation d’observation-intervention didactiques forcément complexe, au sein de laquelle interviennent de multiples paramètres parmi lesquels, entre autres, le paramètre « langue enseignée », mais dont n’importe lequel peut se retrouver être déterminant. L’âge des élèves, le nombre de leurs années d’apprentissage, les objectifs institutionnels, le degré de motivation interne des apprenants sont comme la langue enseignée des facteurs lourds et permanents, bien entendu, mais – pour prendre un exemple à l’extrême opposé – l’humeur de tel ou tel élève peut constituer à n’importe quel moment, pour n’importe quel enseignant, le paramètre le plus important de sa situation didactique, celui auquel il devra sur le champ apporter une réponse. La formation didactique ne correspond donc pas essentiellement à la transmission d’un stock de réponses pré-déterminées, mais à l’entrainement au questionnement didactique, et c’est précisément ce qui rend nécessaires les différentes « positions méta » présentées plus haut. On peut aussi opposer à cette notion de « didactique générale » la notion de « didactique générative » (une didactique conçue comme une mécanique à générer des questions) en disant que la première est « orientée produit » – c’est l’ensemble des réponses communes données à des questions posées – alors que la seconde est « orientée processus » – c’est un dispositif de questionnement permanent.
30Cette troisième conception de la didactique des langues peut être représentée de la manière suivante :
Figure 6
5. Quel modèle pour la didactique des langues ?
31Il n’y a aucun intérêt à chercher à définir si le modèle du « triangle didactique » est plus en adéquation avec la « réalité en soi » de la dle qu’avec d’autres modèles, ou à rechercher le modèle idéal. La seule question intéressante est de savoir ce que permet de mieux faire tel ou tel modèle. Le modèle du « triangle didactique » revu par Rénald Legendre (qui inclut le triangle dans un cercle représentant le « milieu ») me semble ainsi le plus efficace pour structurer les projets d’observation de classe, et c’est celui que j’utilise dans mes modules de formation à l’observation de classes à l’iufm de Paris. Celui que j’ai élaboré pour ma part, par contre (voir Figure 3 plus haut), m’apparait plus performant pour décrire les méthodologies constituées, pour la simple raison que je l’ai élaboré moi-même précisément à partir de mes recherches sur l’histoire de ces méthodologies
6. Quel statut pour la didactique des langues ?
32Que la dle – ainsi conçue ou conçue différemment par d’autres – ait le statut de « science », de « discipline », de « domaine » ou simplement de « champ » ne relève aucunement d’une hypothétique nature de cette dle en tant que telle, qui serait à découvrir, mais de l’état du rapport de forces entre ses spécialistes et l’ensemble de la communauté universitaire : elle est à un moment déterminé, comme les autres, exactement ce qu’elle est reconnue être. De sorte que la question n’aurait pour moi aucune pertinence si la réponse qui lui est donnée dans l’institution universitaire ne commandait concrètement, en particulier, le sort réservé en France aux docteurs en didactique des langues – et donc celui qui attend mes propres thésards...
7. Quelle épistémologie pour la didactique des langues ?
33Sans restreindre l’importance de cette question – que j’ai abordée ces dernières années dans plusieurs articles et qui est en relation directe avec toutes les questions traitées ci-dessus –, je voudrais ici, dans la perspective pragmatiste qui est la mienne, déplacer la question vers cette autre : « Quels modèles épistémologiques peut utiliser la didactique des langues ? ». Sera en définitive reconnue comme son épistémologie propre celle que parviendront à imposer ses partisans parce qu’ils auront pu démontrer qu’elle est concrètement la plus efficace. Je me suis pour ma part largement inspiré, dans mes propositions concernant la didactique des langues étrangères, de l’ « épistémologie complexe » d’Edgar Morin, mais le débat reste encore largement ouvert, et ses résultats imprévisibles.
34Pour ne pas allonger ce texte au-delà des limites qui lui sont fixées, je me contenterai, à titre de participation à nos discussions, de reproduire ici deux des modèles que j’ai proposés récemment :
351) Le premier modèle s’applique à la réflexion didactique (métaméthodologique, donc), et présente les trois seuls types de cohérence méthodologique qu’il soit possible d’imaginer a priori :
Figure 7
cohérence unique |
cohérence ouverte |
cohérences multiples |
globale |
globale |
partielles |
forte |
faible |
fortes |
universelle |
universelle |
locales |
permanente |
variable |
provisoires |
Exemples |
||
– méthodologie directe – méthodologie audio-orale – méthodologie audiovisuelle |
– approche communicative |
– pédagogie du projet – pédagogie du contrat ou de la négociation – programmation de l’unité didactique par tâches – programmation des tâches par montage de briques méthodologiques |
362) Le second modèle provient de l’application de la « logique récursive », caractéristique de la pensée complexe, aux trois niveaux que je propose de distinguer dans la discipline « didactique des langues » (voir supra) :
Figure 8
37La réflexion didactique complexe, telle qu’elle est ainsi modélisée, consiste – leur prise en compte simultanée étant impossible – dans le passage constant d’un niveau à l’autre.
Notes
1 . Ces « briques méthodologiques » correspondent aux « méthodes », dans ma terminologie, lesquelles peuvent être classées, telles qu’elles sont apparues depuis un siècle en didactique scolaire des langues, en quelques couples opposés : transmissive / active ; directe / indirecte ; déductive / inductive ; onomasiologique / sémasiologique ; analytique / synthétique ; réflexive / répétitive ; imitative / applicatrice ; compréhensive / expressive ; écrite/orale. Chaque méthodologie constituée peut ainsi être décrite en partie en fonction de son « noyau dur » méthodologique, c’est-à-dire à partir des méthodes qu’elle a privilégiées et articulées à sa manière.
2 . R. Galisson, C. Puren, La Formation en questions, cle International, coll. « Didactique des langues étrangères », 1999, p. 51-52