Les concepts de la didactique du français : rareté et foisonnement

Par Bernard SCHNEUWLY
Publication en ligne le 13 septembre 2018

Texte intégral

1Aborder par le biais des concepts de la didactique les conceptions, théories et modèles qui la caractérisent : tel est le but de la présente contribution au débat sur l’épistémologie de la didactique. Impossible bien sûr, dans ce dessein, d’effectuer le tour de la didactique du français langue maternelle (dflm) dans son entier pour en répertorier les concepts utilisés. Je me limite à explorer en détail les présentations générales de la didactique du français pour y trouver ceux qui font d’une certaine manière école puisqu’ils y sont récurrents : les deux ouvrages de Halté (1992) et de Simard (1997) et l’ouvrage collectif édité par Chiss et al. (1995), auxquels s’ajoute le texte d’orientation de l’association regroupant les chercheurs en didactique du français langue maternelle (aidflm, 1998), textes qui reflètent fidèlement l’évolution de la dflm. Le résultat de mes investigations est paradoxal : il y a d’une part rareté de concepts reconnus par les chercheurs en dflm, mis à part ceux qui définissent la discipline dans son ensemble ; il y a en même temps foisonnement extraordinaire de concepts utilisés par quelques chercheurs et provenant des disciplines de référence, plus particulièrement de la linguistique et de la psychologie.

2Théoriquement, mes réflexions sont guidées par un cadre (Hofstetter et Schneuwly, 2000)1, dont voici les principales dimensions : fruit d’une disciplinarisation secondaire qui suit l’établissement d’un champ professionnel, les sciences de l’éducation – dont la didactique – sont conditionnées dans leur devenir et leur évolution par une double tension dynamique, moteur de la discipline, mais dont les pôles constituent en même temps autant de points d’attraction qui menacent la constitution même de la discipline :

3– tension entre demandes sociales et nécessité de suspendre l’action pour construire le champ disciplinaire ;

4– tension entre imbrications dans d’autres sciences sociales et autonomie comme champ disciplinaire.

5La réflexion sur les concepts force immédiatement de différencier des niveaux d’analyse. On peut par ordre décroissant de généralité d’abord distinguer les concepts fondateurs du domaine, à savoir « didactique » et « français (langue maternelle) », à un deuxième niveau, relever des concepts qui finalisent le travail dans la discipline (qu’est-ce que faire de la didactique du français langue maternelle ?) et, à un troisième niveau, repérer les concepts utilisés pour définir des problématiques et proposer des solutions.

1. Des concepts délimitant la discipline : « didactique » et « français »

6À l’issue d’un colloque portant sur l’état de la discipline dflm, Reuter (1995) peut constater qu’il y a « un relatif consensus » sur l’idée que la didactique se caractériserait par une « matrice disciplinaire » et qu’elle serait « centrée sur des savoirs et des savoir-faire propres à la discipline (ce qui la distinguerait de la pédagogie) en tant que ces savoirs et savoir-faire seraient pris dans des actes d’enseignement-apprentissage (ce qui la distinguerait des disciplines de référence) » (p. 244).

7Le premier consensus concerne donc le fait que la dflm se développe dans le cadre d’une « matrice disciplinaire », terme emprunté à la théorie des paradigmes scientifiques de Kuhn. La didactique disciplinaire est-elle une discipline ? Serait ici à discuter toute la problématique de son institutionnalisation académique et des effets de ce processus sur le rôle des didacticiens, les effets d’une nouvelle division de travail dans le champ du didactique, la transformation profonde de la didactique qui, par son institutionnalisation académique, se dédouble en une pratique et une discipline et la question de son insertion académique2.

8Il est intéressant de constater que le contenu de la dflm – deuxième élément de consensus – ne semble pas poser le moindre problème de définition. À première vue, on pourrait dire que cette définition procède par un redoublement, à un niveau théorique, d’une pratique humaine – l’enseignement du français —, donc de la théorisation d’une pratique ; le point de vue à partir duquel est saisi l’objet n’est pas explicité. Les contributions de Dabène (1995) et de Halté (1995) dans le même recueil illustrent cette idée en ce qu’elles définissent le travail des didacticiens comme travail dont la visée est la pratique de la classe (nous y reviendrons plus bas). Mais la définition laisse également la porte ouverte à une saisie théorique de la pratique, à une reconstruction théorique, conceptuelle de la pratique qui ne vise pas la pratique mais la connaissance (nous y reviendrons également).

9Le troisième élément d’accord réside dans le fait que la dflm est définie comme une didactique disciplinaire (Halté, 1995 : 75) qui se distingue de la didactique générale. On pourrait donc penser que la discipline scolaire – le français3 – serait la pierre angulaire de l’édifice dflm4. Il n’en est rien, et l’on trouve, au contraire, jusque dans le texte d’orientation de l’aidflm (La Lettre de la dflm n° 23, 1998 : 29) une définition de la didactique qui, bien que faisant référence à la discipline scolaire, traite sur pied d’égalité le travail sur le français comme discipline scolaire et le travail sur le français comme langue d’enseignement : « Son champ intègre donc à la fois l’enseignement / apprentissage du français et l’enseignement / apprentissage en français. ». Ceci met d’une certaine manière en cause le concept de « didactique disciplinaire », sur lequel il y a apparemment accord, et plus généralement celui de discipline scolaire5.

2. Des concepts structurant la discipline

10Les concepts structurant le champ de la dflm sont ceux qui définissent la finalité en vue de laquelle l’objet didactique est saisi. Il est à cet égard intéressant de noter une certaine homogénéité des distinctions établies. Halté (1992 : 16) voit une didactique à dominante épistémologi­que et psychologique et une autre à dominante praxéologique ; Simard (1997 : 4) constate que la didactique a une orientation théorique et pratique ; Bronckart & Schneuwly (1991) font la différence entre une didactique de l’ordre du savoir et de l’ordre de l’agir ; et l’on pourrait sans doute continuer la liste.

11Sous cette homogénéité peuvent cependant se cacher des positions divergentes. On peut en distinguer très schématiquement deux : dans l’une, le pôle théorique est en quelque sorte subsumé sous le pôle pratique, ce que marque du sceau terminologique l’appellation « discipline praxéologique » proposée par Halté. La didactique « est une discipline théorico-pratique : son objectif essentiel est de produire des argumentations « savantes », étayées et cohérentes, susceptibles d’orienter efficacement les pratiques d’enseignement. » (p. 17).

12Dans l’autre, on reconnait au pôle théorique une large autonomie. Selon cette deuxième position, la définition de problématiques de recherche peut et doit aussi se faire en dehors de toute préoccupation pratique, selon une logique de construction de connaissances sur le domaine à explorer. Autrement dit : si la didactique, comme toute science humaine en fin de compte, a une fin pratique dans la mesure où toute connaissance permet d’agir autrement, son questionnement peut être aussi dirigé par des nécessités de construction de connaissances. C’est ce que veut marquer la distinction proposée par d’aucuns entre une didactique de l’intervention et une didactique descriptive et/ou explicative (Bouchard, 1992).

3. Des concepts à l’intérieur de la discipline

13La liste des concepts utilisés est extrêmement longue sans qu’il soit possible d’en repérer qui seraient particulièrement opérationnels, repris massivement, structurant un questionnement commun permettant l’accumulation de données et de connaissances. On est au contraire plutôt frappé par le fait qu’il y a une prolifération de termes et de concepts qui s’articulent toujours autour de problématiques essentiellement pratiques. Prenons quelques exemples.

14La problématique sans doute la plus travaillée est celle de l’apprentissage de la production de textes écrits. Les concepts qui y sont associés sont notamment ceux de diversification des écrits et évaluation (formative), et les nombreux concepts, empruntés à la psychologie (processus rédactionnel, planification, macrostructure, révision, etc.) et à la linguistique textuelle et énonciative (texte et discours, types et genres de textes, cohésion, cohérence, appareil énonciatif, etc.), permettant de décrire le processus de production et le fonctionnement des textes. L’énumération montre que la spécificité didactique des concepts ne réside pas tant dans les concepts en eux-mêmes que dans leur « solidarisation » (Bronckart & Schneuwly, 1991 : 19) dans un ensemble cohérent à visée pratique.

15Une autre problématique concerne ce qu’il est convenu d’appeler « activités métalangagières ». Elle comprend les problèmes difficiles, et centraux pour tout enseignement, du rapport entre explicitation des règles et leur appropriation et maitrise. Les concepts discutés dans ce contexte sont ceux, outre bien sûr les termes utilisés dans la pratique didactique même comme « grammaire » et « vocabulaire », la dichotomie « langue » et « discours » venant de la linguistique, la terminologie cognitiviste de la « métacognition » et les « savoirs procéduraux et déclaratifs », ou « savoir » et « savoir-faire », distinctions empruntées à l’imagerie computationnelle.

16Je pourrais continuer en esquissant les problématiques de l’« entrée dans l’écrit » et les multiples concepts s’y référant (code, correspondance graphie-phonie, clarté cognitive, etc.), ou celui de l’orthographe (plurisystème, phases d’acquisition, etc.), ou encore celui de la littérature.

17Un bilan s’impose : la didactique du français contribue à propulser ces notions par un mouvement double de précision et de prolongation de pratiques existantes et d’intégration de concepts provenant essentielle­ment de la psychologie et de la linguistique ; elle ne produit pas ses propres concepts, mais utilise ceux des sciences de référence, les intègre et les transforme, ce faisant, dans une perspective essentiellement pratique. Elle se situe d’une certaine manière comme partie d’un tout visant la réforme de l’enseignement du français sans frontière précise, sans problématique propre, sans point de vue original. Autrement dit : elle fait un travail – sans doute mieux, de manière plus approfondie et plus systématique, avec plus de moyens étant donné la division du travail – auquel participent, en tant que linguistes, psychologues, enseignants, de nombreuses autres personnes. La discipline n’a pas besoin de concepts propres. Comme discipline, elle se confond ainsi tendanciellement avec son objet. Halté peut dès lors dire « Il faut donc impérativement, que les enseignants fassent de la didactique, pensent de manière didactique, se fassent didacticiens, non pas applicateurs de recettes quelconques mais, pour filer la métaphore, producteurs de leur propre cuisine… » (Halté 1992 : 122).

18À côté de ces concepts, outils de théorisation de la pratique didactique, apparaissent des concepts opérationnels, potentiellement communs à plusieurs didactiques. Je pense notamment à ceux de traitement didactique et de modèle didactique (voir à ce propos le texte de Reuter dans le présent volume), ou ceux de solidarisation, de séquence didactique ou d’objectif-obstacle (pour ce dernier, voir le texte de Garcia-Debanc dans le présent volume). Il est intéressant de remarquer que ces concepts pratiques sont pour la plupart, au moins potentiellement, « transdidactiques », ce qui pose de redoutables problèmes quant aux conceptions des didactiques disciplinaires comme disciplines autonomes.

19Parallèlement à ces chantiers, longtemps dominants en dflm, se développe un travail sur des domaines constitutifs de toute didactique disciplinaire : nous pensons plus particulièrement à ceux définis par les concepts de transposition et de système didactique (comprenant d’une part le triangle didactique et les lois de son fonctionnement dont l’objet est souvent métaphoriquement désigné par le terme de « contrat »)6. Transposition didactique et système didactique sont en quelque sorte les points de vue selon lesquels l’objet réel « pratique didactique » peut être abordé et qui définissent l’objet comme objet de connaissance. Les deux concepts se définissent d’ailleurs corrélativement : la transposition est le processus affectant les objets qui entrent dans le système7 tout comme le système n’existe que dans la mesure où il y a transposition d’objets ; la transposition fonde la possibilité du système d’exister ; et l’existence du système est la base du processus de transposition.

20Ces deux objets de connaissance sont depuis longtemps traités de manière approfondie dans de nombreuses recherches en didactique du français et ont abouti à un corps de concepts descriptifs, souvent peu visibles ; je pense notamment à ceux produits au cours du travail d’analyse historique de la naissance et du développement de la discipline « français » et qui portent autant sur des processus de transposition que sur l’évolution du fonctionnement du système triadique ; et je pense aux travaux de plus en plus nombreux sur les processus en cours de transposition didactique (manuélisation, analyse de programmes, etc.) et sur le fonctionnement du système triadique où sont investis les concepts tels que tâche, activité, médiation, signification des objets enseignés qui pourront devenir des éléments pour une charpente conceptuelle spécifiquement didactique.

3. Remarques conclusives

21J’aimerais conclure par deux remarques :

221. Une réflexion s’impose sur la possibilité de concepts spécifiques à la dflm autres que ceux strictement liés à ses contenus. La question des concepts pose donc inévitablement et immédiatement celle du rapport entre les didactiques disciplinaires et d’une approche comparative des didactiques que certains appellent de leur vœu.

232. La présentation ci-dessus pourrait laisser croire qu’il y a nécessité de choix entre une didactique de l’ordre de l’agir et de l’ordre du savoir ; il n’en est rien. Le modèle sous-jacent aux présentes réflexions (Hofstetter et Schneuwly, 2000) montre au contraire que le problème n’est pas la tension qui, au contraire, est le moteur du mouvement de la discipline ; le problème sont les écueils qui peuvent en découler, et plus particulièrement aujourd’hui en dflm celui de la confusion de l’objet réel et de l’objet de connaissance.

Notes

1 . Elaboré avec Rita Hofstetter, ce cadre, prolongeant de nombreux travaux en sociologie et histoire des sciences sociales, est à la base de nos travaux sur la disciplinarisation des sciences de l’éducation (Hofstetter et Schneuwly, 1998).

2 . Simard (1997) n’hésite pas à l’insérer dans les sciences de l’éducation ; voir pour une position analogue Schubauer-Leoni, 1998.

3 . Je n’entre pas ici en matière sur la question de dflm vs dfl1, discutée par Simard (1997) avec lequel je me sens en accord. Je trouve par ailleurs intéressant aussi d’utiliser l’abréviation « français » pour cette discipline scolaire qui se constitue comme telle au courant du 19e siècle (voir le très intéressant article de Savatovsky dans le livre par ailleurs foncièrement applicationniste de Collinot et Mazière, 1999).

4 . Une autre question, largement débattue dans ce contexte est celle du rapport dflm et dfle ; voir la contribution de Chartrand et Paret (1995) qui suggèrent la possibilité d’une « didactique unifiée ». Si la discipline scolaire est définitoire, dans une large mesure, de l’objet de la dflm, une telle didactique ne peut pas être conçue. Le débat est là encore ouvert sur le concept définitoire de la dflm

5 . Voir à ce propos les considérations très éclairantes de Johsua (1999), notamment le chapitre « La fin des “disciplines” ? ».

6 . Ce n’est sans doute pas un hasard que Reuter, après avoir constaté « que le nombre de concepts ‘spécifiques’ à la didactique est somme toute assez restreint », en énumère deux : transposition didactique et triangle didactique (p. 254). Nous avions nous-mêmes fait un constat analogue (Bronckart & Schneuwly, 1991).

7 . Notons que cette problématique n’a rien à voir avec l’applicationnisme, comme il est suggéré dans le dépliant préparant les journées dflm de Poitiers. Ce malentendu sur le concept est largement répandu en dflm (Schneuwly, 1995).

Pour citer ce document

Par Bernard SCHNEUWLY, «Les concepts de la didactique du français : rareté et foisonnement», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], AXE 1 : CONCEPTIONS DE LA DIDACTIQUE THÉORIES ET MODÈLES, Questions d'épistémologie en didactique du français, Revue papier (Archives 1993-2001), mis à jour le : 13/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=569.

Quelques mots à propos de :  Bernard SCHNEUWLY

Occupe la chaire de didactique des langues à la Section des sciences de l’éducation de l’université de Genève. Il travaille sur les méthodes d’enseignement de l’expression orale et écrite, la construction des objets d’enseignement dans les pratiques de la classe, le rapport entre enseignement et apprentissage et l’histoire des sciences de l’éducation. Depuis 1995, il préside la Société suisse pour la recherche en éducation (SSRE) et il co-dirige la collection Exploration éditée par cette société ...