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À propos de la liste de notions soumises à la discussion
Par Claudine GARCIA-DEBANC
Publication en ligne le 13 septembre 2018
Table des matières
Texte intégral
1L’inventaire de notions énumérées qui nous sont soumises me parait tout à fait hétérogène : si les concepts de transposition didactique (ou transpositions didactiques ?) ou de contrat didactique me paraissent bien des notions de didactique, il n’en est pas de même pour les notions de tâche ou d’activité (empruntées à l’analyse du travail), de médiation (notion empruntée à la sociologie), d’évaluation formative, de régulation, de métacognition (empruntées aux théories de l’apprentissage). Quant au tri de textes, c’est un type d’activité qui n’a pas grand chose à voir avec les autres notions mentionnées. Il est vrai que ces termes sont couramment utilisés dans les travaux de didactique. Sont-ils pour autant organisateurs du champ ?
2Il me semble tout d’abord important de distinguer :
3– des travaux relatifs à l’enseignement du français. On parle dans ce cas de productions didactiques, comme en fle il y a des matériels didactiques.
4– la didactique du français en tant que « science ayant pour objet l’étude des conditions, des moyens et des étapes de l’appropriation par des élèves, au sein de l’institution scolaire (dans des classes ordinaires aménagées selon des dispositifs adéquats), de pratiques culturelles, de compétences ou de notions se rapportant à la pratique et à l’analyse de la langue et des discours, notamment littéraires, sous l’effet d’interventions d’enseignement conçues grâce à un traitement didactique explicite des sciences d’appui pertinentes pour le domaine d’apprentissge concerné (sciences du langage, psycholinguistique, sociologie des pratiques culturelles...) » (Garcia-Debanc, 1991).
5Si les notions mentionnées ici relèvent des travaux didactiques au premier sens du terme, fort peu d’entre elles appartiennent au champ de la didactique du français au second sens du terme. Or, c’est ce second point, considéré sous un angle épistémologique, qui nous intéresse au cours de ces journées.
6Il me parait intéressant, comme je l’ai montré dans une contribution déjà ancienne (Garcia-Debanc, 1990) d’emprunter à des didactiques d’autres disciplines des concepts construits par celles-ci pour en éprouver la validité dans un autre champ disciplinaire. Ceci non dans la perspective de fonder une didactique générale floue mais de mettre à l’épreuve des analyseurs transversaux permettant de mettre en évidence les spécificités disciplinaires, dans la perspective d’études en didactiques comparées, comme les appelle de ses vœux Samuel Johsua.
1. Des concepts importants qui manquent dans la liste proposée
7Si, dans la liste de concepts cités, l’on retient seulement transpositions didactiques et contrat didactique comme spécifiques au champ de la didactique du français en tant que discipline en émergence, il manque, selon moi, au moins six autres concepts, souvent empruntés à la didactique des sciences, dont je vais essayer d’indiquer rapidement l’origine et la pertinence dans notre champ.
2. Transpositions didactiques ou pratiques de référence ?
8Jean-Louis Martinand (1986) propose le concept de pratique de référence pour rendre compte des conditions de mise en place d’une discipline nouvelle, la Technologie, qui, elle-même, s’applique à définir sa légitimité par rapport à des pratiques du monde du travail.
9La notion de pratique de référence permet d’interroger la pratique d’enseignement, dans ses écarts avec les pratiques sociales. En didactique du français, selon les objets d’enseignement, c’est la notion de transposition didactique ou celle de pratique de référence qui permet de rendre le mieux compte de la distance entre les contenus enseignés et les théories de référence. La notion de transposition didactique est tout à fait précieuse, par exemple, pour analyser les chaines de reformulation des savoirs entre travaux de référence linguistiques et exercices proposés par les manuels scolaires pour l’étude d’une catégorie de marques linguistiques comme les connecteurs (Garcia-Debanc, 1998). En revanche, lorsqu’il s’agit plutôt de compétences de lecture ou d’écriture, c’est la notion de pratique de référence qui s’avère plus opératoire. Par exemple, pour enseigner l’argumentation, choisit-on comme pratique de référence celle de l’avocat, celle de l’orateur ou le modèle de la dissertation transmis par la tradition scolaire ?
10La question de la référence pour l’enseignement du français est particulièrement complexe à analyser, dans la mesure où il me semble important de distinguer trois niveaux :
11– celui de l’histoire de la discipline scolaire, de ses évolutions, en particulier à travers les changements de programmes.
12– celui du statut de la question de la référence dans les travaux de recherches en didactique. La question est-elle explicitement posée ? Comment ? Avec quels effets d’une part sur les programmes, d’autre part sur les pratiques d’enseignement effectives ?
13– celui du choix de la référence dans les pratiques d’enseignement effectives dans les classes par les enseignants de terrain.
14J’ai essayé, dans un chapitre d’un ouvrage collectif consacré à la fécondité de cette notion dans divers domaines disciplinaires (Garcia-Debanc, 2000), d’illustrer l’intérêt d’interroger les pratiques de l’enseignement du français en référence... à la référence.
3. Traitement didactique
15La notion de traitement didactique a été proposée en didactique du français langue maternelle par Romian et al. (1989) pour rendre compte du processus de transformation contrôlée des notions empruntées aux sciences d’appui pertinentes pour le domaine d’apprentissage concerné dans l’élaboration d’interventions d’enseignement.
16La didactisation d’une notion empruntée à une description linguistique modifie la nature même de cette description. Lorsque, par exemple, les linguistes du texte s’efforcent de rendre compte des composantes d’un récit, ils le font dans une perspective heuristique, en vue de dégager des invariants sous la variation des textes. S’ils choisissent des textes plus faciles à modéliser pour les commodités de leur exposé, c’est sans perdre de vue la complexité de la plupart des textes. La modélisation proposée aide à interroger la complexité et la variation.
17Lorsqu’il s’empare de cette analyse sans la rapporter à sa finalité heuristique, l’auteur d’un matériel d’enseignement fait d’une description une norme de fonctionnement. Souvent par commodité, il reprend le texte qui a été antérieurement analysé par le chercheur. Mais cette fois, ce texte est exhibé comme modèle de fonctionnement à imiter, à respecter. Ne seront plus alors retenus dans l’enseignement que les textes qui vérifient le modèle (Nonnon, 1999). Les propriétés de cet objet textuel très particulier sont réifiées et érigées en préceptes normatifs. La phase qui permettrait aux élèves de relativiser la portée du modèle ainsi mis en place n’est pas toujours réalisée.
18L’enseignement a toujours tendance à réduire un modèle heuristique à une norme. Ce mouvement ne peut être contrebalancé que par une formation des maitres exigeante qui permette aux enseignants de considérer ce qu’ils enseignent comme une simplification provisoire et donc comme provisoirement erroné. Le choix de textes plus complexes à analyser permettra, dans la suite de la séquence d’apprentissage, de relativiser la portée du modèle. C’est dans cette perspective que les modèles linguistiques peuvent retrouver leur finalité heuristique originelle.
19La didactique a pour tâche d’analyser de façon critique ces transformations profondes apportées aux théories de référence par leur importation dans le champ de l’enseignement. Ceci peut s’opérer à propos des matériels d’enseignement existants, extérieurs au travail de recherches didactiques ou à propos des outils d’analyse ou des matériels d’enseignement conçus par les recherches didactiques elles-mêmes.
20Analysons par exemple le traitement didactique opéré pour la construction de critères d’évaluation de récits à l’école primaire dans le cadre de la recherche inrp sur l’évaluation des écrits. La détermination de critères d’évaluation est importante à la fois pour rendre efficace l’évaluation des écrits et pour délimiter des objets d’enseignement. Quatre versions successives ont été nécessaires pour prendre des distances avec l’applicationnisme linguistique. En effet, la première version de la grille juxtaposait des indices issus de théories diverses : énonciation, morphologie du conte, structure du récit, schéma actanciel. La mise au point de la grille est passée par un regroupement et une hiérarchisation des dimensions à prendre en compte, leur modulation en fonction du niveau scolaire des élèves, et la recherche de formulations non modélisantes. Ainsi, à la formulation très normative : « les rôles fonctionnels des personnages sont permanents » est substituée une formulation plus variationniste : « les changements de rôle actanciel, quand ils existent, sont justifiés ». Le contrôle du traitement didactique des notions de référence, en particulier grâce aux interactions entre chercheurs didacticiens, a permis d’échapper un peu aux risques de l’applicationnisme.
21Reste à voir jusqu’où le traitement didactique peut être ainsi maitrisé. Comme le souligne Schneuwly (1995) « le processus de transposition didactique se passe dans le dos des acteurs sans qu’ils puissent le voir et le contrôler ou si peu », même si la double posture de concepteur de matériel d’enseignement et d’analyste critique des procédés de traitement didactique aide parfois à gagner en distance critique.
4. Objectif-obstacle, niveau de formulation
22Cette notion est empruntée à Develay (1995), et renvoie à la didactique de la biologie. La prise en compte des conceptions des élèves et des lieux de résistance permet de hiérarchiser et de sérier les objectifs d’apprentissage pour un niveau donné. Le seuil d’exigence sur le niveau de formulation sera variable : on n’enseigne pas la respiration de la même manière à des élèves de Terminale et à des élèves de Grande Section d’école maternelle.
23Ces concepts me paraissent présenter l’avantage de focaliser l’observation du côté des apprentissages en cours chez l’élève. Ils mettent aussi en évidence les distances entre le savoir tel qu’il est enseigné dans la classe et les théories de référence : on est souvent amené à enseigner des éléments provisoirement faux. L’expertise professionnelle de l’enseignant est de savoir analyser et traiter ces distances.
24Ces concepts me paraissent particulièrement utiles en didactique du français chaque fois que des savoirs notionnels sont en jeu d’un point de vue métalinguistique, que ce soit pour une notion grammaticale ou pour le schéma narratif.
5. Trame conceptuelle
25Pour des notions précises données, les scientifiques élaborent des trames conceptuelles comme aides à la décision pour des enseignants qui ne sont pas nécessairement formés dans le domaine de spécialité concerné. Ces trames conceptuelles sont constituées de notions en réseau. De tels outils me paraissent également très utiles pour tout ce qui se rapporte à l’enseignement de la langue à l’école et au collège. Particulièrement au collège, la tripartition introduite par les nouveaux programmes français entre grammaire du discours, grammaire du texte et grammaire de phrase, impose de montrer aux enseignants les choix de perspectives et les possibles, pour éviter une lecture mécaniste des programmes. C’est ce à quoi s’emploie une équipe toulousaine sous ma responsabilité (ouvrage à paraitre crdp de Toulouse/Delagrave).
6. Matrice disciplinaire
26Notion également empruntée à Develay, qui désigne ainsi un ensemble des notions-clés sous lesquelles se reconnaissent les enseignants d’une discipline. L’expérience montre que c’est pour l’enseignement du français que le choix est le plus conflictuel : communication ? littérature ? Ce choix en dit long sur les finalités que l’enseignant assigne à sa propre discipline. Concept qui me parait décisif pour interroger les finalités et les valeurs sous-jacentes au choix des objets d’enseignement prioritaires et de l’utilisation du temps de l’enseignement.
7. Configuration didactique
27Le concept est proposé par Halté pour rendre compte de l’agencement interne de l’ensemble des activités de français. Ce problème me parait assez spécifique à notre discipline, dans la mesure où il implique une réflexion sur les articulations entre pratique de la langue et discours et réflexions sur la langue et les discours. Ces articulations ont profondément varié au cours de l’histoire (cf., par exemple pour l’école primaire française, les Instructions officielles de 1923 revues en 1935, le Plan de Rénovation de l’enseignement du Français de 1972, les actuels programmes, voir Marchand (1987)). Ces choix de configurations didactiques ont des incidences sur les contenus d’enseignement eux-mêmes. Ainsi une configuration didactique qui, comme celle formulée dans les Instructions officielles françaises de 1925 revues en 1938, fait de la rédaction le lieu de réinvestissement des savoirs appris en grammaire, en vocabulaire, en conjugaison ou en orthographe tout au long de la semaine. Les contenus d’enseignement de la grammaire ne sont pas les mêmes dans une configuration didactique qui accorde une place première à des projets d’écriture et considère les leçons de grammaire comme le lieu de résolution de problèmes rencontrés par les élèves en lecture et en écriture. Dans le premier cas, les activités de grammaire portent exclusivement sur une grammaire de phrase, dans le second cas, les contenus relèvent non seulement de la grammaire de phrase pour la résolution de problèmes orthographiques d’ordre morphosyntaxique mais aussi de la grammaire textuelle ou des dimensions énonciatives.
28On pourrait allonger la liste de ces concepts utiles dans notre champ disciplinaire. Le fait même qu’elle soit possible montre que les didactiques des disciplines ont désormais une histoire et que leur épistémologie est possible. Cela souligne l’intérêt d’une didactique comparée.
29D’un point de vue épistémologique, les deux questions essentielles à poser ne me paraissent pas celles d’inventorier les concepts essentiels mais bien :
301) de s’interroger sur les objets d’étude de la didactique du français ;
312) de situer la place des modèles d’expertise dans les divers courants en didactique.
8. Les concepts mais aussi les objets d’étude
32Les notions convoquées ci-dessus se rapportent à des niveaux très différents : les unes concernent un ensemble de notions à enseigner, d’autres les choix globaux de la discipline. Certaines ont une opérativité dans l’aide à la décision pour l’enseignant, d’autres dans l’aide à l’analyse... Le choix de les privilégier présuppose également la sélection d’objets d’étude différents.
33Par rapport aux trois niveaux de la transposition didactique tels que posés dès Chevallard (1984), à quel niveau s’intéressent prioritairement / exclusivement les travaux actuellement disponibles en didactique du français langue maternelle ? De ce point de vue, la situation me semble être en train d’évoluer :
34– le premier niveau de la transposition didactique concerne les distances entre théories de référence et savoirs à enseigner, tels qu’ils apparaissent dans les programmes, matériels d’enseignement. Beaucoup de travaux didactiques ont porté sur cet aspect. La didactique aux concours de recrutement du second degré s’intéresse exclusivement à cette dimension ;
35– le deuxième niveau de la transposition didactique porte sur les écarts entre savoirs à enseigner et savoirs effectivement enseignés, tels qu’on peut les reconstruire à partir d’observations des interactions dans des classes. Cette dimension, presque absente des études en didactique il y a une dizaine d’années, est actuellement étudiée à travers l’analyse des interactions orales en classe : recherches inrp L’oral pour apprendre 1 et 21, recherches du Centre de Recherches en Didactique du Français de l’Université de Metz2, journées d’étude dflm de Montpellier et Perpignan3 ;
36– le troisième niveau se rapporte aux distances entre savoirs enseignés et savoirs appropriés par les élèves. Cette dimension a été très présente en France dans les recherches en didactique des sciences et en didactique du français portant sur l’école primaire, par exemple à propos de l’évaluation formative des écrits.
37Les mêmes concepts sont dans l’ensemble opératoires pour analyser chacun des niveaux. Encore faut-il distinguer clairement ces trois niveaux et vérifier que les recherches actuelles en didactique les prennent bien en compte. De ce point de vue, il me semble repérer des choix très différents en fonction des objets de l’enseignement du français : si les recherches en didactique de l’orthographe privilégient une entrée par le troisième niveau de la transposition didactique, la didactique de la littérature qui est en train de se développer me parait privilégier presque exclusivement le premier niveau. Peut-être aurait-elle besoin de se doter elle aussi de méthodologies et de projets pour aborder également les deux autres niveaux. Mais c’est un domaine que je connais mal et peut-être j’ignore certains travaux.
38Ceci me conduit à poser une question sur la place des modèles d’expertise dans les diverses théories en didactique du français langue maternelle.
9. La place des modèles d’expertise dans les diverses théories en didactique du français langue maternelle
39Que ce soit par référence au modèle de production langagière de Vygotski pour nos amis genevois ou à des modèles plus psycholinguistiques, il me semble que de plus en plus, en didactique du français, les modélisations proposées s’ancrent sur des théories du langage et de son apprentissage. Qu’en est-il sur l’ensemble des parutions récentes en didactique du français ? Quel statut a cette référence dans les modèles didactiques ? En quoi les recherches didactiques se distinguent-elles de recherches psycholinguistiques ? Quel statut donner à la preuve dans les recherches didactiques ? Que penser de la didactique expérimentale, quelles qu’en soient les formes ? Autant de questions qu’il me parait urgent de se poser si l’on veut faire progresser la méthodologie de la didactique comme discipline de recherche et si l’on veut favoriser une diversification et une rigueur des recherches conduites dans ce domaine.
10. Didactique et formation professionnelle des enseignants
40Enfin, la didactique, au-delà de ses exigences scientifiques, a également une importante responsabilité sociale par rapport à la formation des maitres. En France, les iufm4 ont formalisé les conditions de développement d’une expertise professionnelle. Les didactiques des disciplines y occupent une place privilégiée. Comment utiliser en formation d’enseignants et en formation de formateurs les concepts forgés par les didactiques des diverses disciplines ? Quelle place réserver à la didactique du français dans la formation des enseignants ? Quels genres de travaux sont ici les plus utiles ? Comment analyser la didactique du français comme discipline de formation5. Là aussi s’ouvre pour nous un chantier important.
Notes
1 . Sous la direction de Sylvie Plane, Michel Grandaty, Claudine Garcia-Debanc. Voir par exemple le n° 17 de la revue Repères, L’oral pour apprendre, inrp, 1997.
2 . Sous la direction de Jean-François Halté, voir par exemple le n° 103-104 de la revue Pratiques, Interactions et Apprentissage, Metz, cresef, Novembre 1999.
3 . Journées coordonnées par Dominique Bucheton, voir, La Lettre de la dlfm, numéro spécial : Actes des journées d’étude d’étude de Montpellier, n° 21, 1997-2.
4 . Instituts universitaires de formation des maitres, créés en 1989 et mis en place depuis 1990.
5 . Concept proposé par Élisabeth Nonnon dans son Habilitation à diriger des recherches soutenue à Paris V en décembre 2000.