Méthodologies et validité des recherches en didactique du français

Par Jacques David
Publication en ligne le 13 septembre 2018

Texte intégral

1Cette contribution propose à la fois une synthèse des trois textes soumis à la discussion1 et un certain nombre d’analyses conçues comme autant de prolongements aux débats en cours. L’ensemble pose de façon centrale la question de la validité, de la spécificité, mais aussi de la légitimité des méthodologies de recherche en didactique du français. Nous avons constaté que l’emprunt aux disciplines connexes (la linguistique, la sociolinguistique, la psychologie du langage), tout du moins dans la phase d’émergence de cette didactique appliquée au français langue maternelle, s’est avant tout porté sur la dimension méthodologique ; étant entendu que les cadres théoriques se sont, eux, considérablement renouvelés, jusqu’à acquérir d’ailleurs une certaine autonomie.

2Pour appuyer la démonstration, nous envisageons de mettre en perspective les analyses formulées par les trois intervenants en soulignant les éléments susceptibles d’une discussion, et en pointant à la fois les termes d’éventuelles oppositions et les zones de convergence ou de complémentarité. Au-delà, nous formulerons une série de propositions susceptibles de renouveler les démarches et les méthodologies avancées ici et là pour l’étude des processus d’acquisition du langage oral et écrit.

1. Le travail sur corpus

3La constitution des corpus longs et/ou construits est comprise dans une filiation aux sciences du langage. Cette méthodologie offre de nombreux avantages pour la didactique, mais elle ne va pas sans poser quelques problèmes.

4Du côté des gains, S. Granger se réfère à C. Blanche-Benveniste (1996) pour qui les corpus longs permettent de distinguer les composantes essentielles des phénomènes plutôt périphériques du fonctionnement des langues. En accord avec cette analyse, nous constatons également que les recherches menées sur l’acquisition du langage bénéficient dans les mêmes termes du travail sur des corpus longs, concernant notamment l’appréhension des composantes linguistiques liées à la maitrise de langues différentes (D.I. Slobin, 1985 ; B. MacWhinney & E. Bates, 1989 ; W. Dressler, 1997). Cette méthodologie des corpus permet en effet de repérer les procédures majeures et efficientes sur le plan cognitif, et donc par contraste d’isoler les impasses ou « culs de sac » (l’expression est de W. Dressler, ibid.) de l’apprentissage. Cependant, cette démarche a des implications plus larges. De nombreux spécialistes du développement du langage vont plus loin2 ; pour eux, ces procédures efficientes correspondent à des opérations linguistiques fondamentales, à des noyaux langagiers qui transcendent les propriétés de chaque langue. Cette conception en rencontre d’autres qui visent la recherche d’invariants linguistiques propres à définir les propriétés universelles du langage. Le projet, certes largement critiqué au sein même des sciences du langage3, est cependant intéressant parce qu’il interroge, bien évidemment, les sciences cognitives (E. Bates et al., 1995 ; J.L. Elman et al., 1996 ; A. Gopnick & A.N. Meltzoff, 1997).

5Mais il ne suffit pas d’avoir un corpus étendu pour simplement repérer ou faire émerger les caractéristiques essentielles d’une langue, ou les facteurs fondamentaux de son acquisition. Il faut également formuler une théorie suffisamment forte pour décrire la totalité des systèmes et sous-systèmes, l’ensemble des phénomènes majeurs ou mineurs impliqués. Il convient en effet de les comprendre dans un modèle ou une macro-explication. Bref, il faut disposer d’une théorie du langage suffisamment homogène et cohérente.

6Au-delà des contraintes et des points de vue avancés à partir de ce type d’étude, il faut dès lors répondre aux questions que pose la méthode des corpus longs et du traitement automatique des langues (tal). Cette méthode implique en effet l’élaboration de programmes théoriquement fiables et suffisamment généraux pour rendre compte du langage humain et plus encore de son développement.

7Pour ce qui concerne la fiabilité, il faut par exemple pouvoir s’appuyer sur une description à la fois fine et étendue d’opérations aussi complexes que la passivation (c’est l’exemple pris par S. Granger). Il faut ainsi que les mots étiquetés pour le tal identifient parfaitement les catégories et fonctionnements linguistiques. Pour ce faire, les marques – S. Granger parle d’étiquettes – doivent effectivement être représentatives de l’opération impliquée. Or, deux problèmes existent : d’une part l’étiquette choisie (en l’occurrence l’auxiliaire passif) est-elle à coup sûr et de façon intangible liée au passif ? d’autre part, n’y aurait-il pas d’autres étiquettes également révélatrices du passif. Plus largement, n’y a-t-il pas d’autres structures qui signifient également la passivation, et notamment cette opération majeure qui consiste à effacer certains actants ; c’est le cas aussi du factitif (Il a fait envoyer des fleurs) ou de la nominalisation (Il a prévu l’envoi des fleurs).

8Discutons maintenant du degré de généralité nécessaire à la description des performances des apprenants en langue maternelle ou étrangère, que cette description s’appuie ou non sur un traitement statistique des occurrences linguistiques. Nous dirons que pour parvenir à une analyse satisfaisante, il convient de disposer d’une théorie d’ensemble des fonctionnements langagiers appréhendés ; faute de quoi l’inter­prétation des données comptables ne fournirait qu’une idée approxi­mative des habiletés acquises par les apprenants (notamment le nombre d’aux(Passif) produits, pour reprendre le même exemple), mais pas une représentation ajustée de leurs compétences, par exemple : la capacité à manier l’effacement du sujet, ce qui est l’intérêt majeur du passif, entre autres dans la production de discours explicatifs ou argumentatifs.

2. Méthode expérimentale vs ethnométhodologie

9Examinons maintenant les deux autres paradigmes représentés et les différentes démarches impliquées : la méthode expérimentale, présentée par D. Gaonac’h, et l’ethnométhodologie – ou plus précisément l’analyse conversationnelle (ac) au sein de l’ethnométhodologie (em) – exposée par L. Mondada. Ces deux approches soulèvent des questions également très vives, et d’autant plus vives que les méthodologies évoquées relèvent de courants de recherche très différents, sinon opposés. La première méthode consiste pour l’essentiel à recueillir des données à partir d’expériences appropriées. Elle trouve son origine dans les sciences biologiques, ou sciences de la vie, voire plus étroitement dans la médecine (C. Bernard, 1865) et la psychologie (A. Binet, 1894 ; H. Piéron, 1939). La seconde, plus récente (H. Garfinckel, 1967, H. Sacks, 1992) tente de décrire précisément les procédures utilisées par les membres d’une communauté dans l’accomplissement d’une tâche, dans l’élaboration d’une décision, dans l’appropriation de savoirs. Elle est donc orientée vers l’analyse des contextes sociaux, non de manière passive pour les participants à l’action ou selon un processus de détermination (i-e du contexte sur l’action des sujets), mais de manière impliquée, y compris par l’action du chercheur dans la description même de l’action et de son interprétation. Il est évident que ces deux démarches se situent aux deux extrémités d’un axe qui irait du plus décontextualisé ou plus contextualisé ou, pour reprendre d’autres dénominations, du plus artificiel au plus naturel (ou naturaliste, ou encore écologique). Notons cependant que cette dichotomie n’est pas aussi définitive qu’il y parait, puisque D. Gaonac’h n’écarte pas, loin s’en faut, des approches de type interactionniste lorsqu’il admet justement que « la mise en œuvre de méthodologies expérimentales plus ou moins strictes n’est quasiment plus considérée comme pertinente pour traiter des phénomènes complexes qui sont en jeu dans la classe ».

10Mais revenons à cette opposition, même si elle n’est pas aussi insurmontable que certains voudraient le faire croire. Avec la méthode expérimentale, on épure les variables pour saisir les faits dans ce qu’ils ont de central ou de spécifique, dans l’analyse conversationnelle appliquée à l’ethnométhodologie, à l’inverse, on rassemble le maximum de données, parfois même des détails, sur les faits, quitte à les hiérarchiser par la suite. Avec la première, la méthode expérimentale, l’analyse préexiste, elle est préalable à l’étude des faits, elle est formulée en termes d’hypothèses et de rapports à un modèle. Avec la seconde, l’approche em, l’analyse se construit progressivement par et dans l’étude des faits ; on pourrait dire que les hypothèses et le modèle évoluent avec elle. Avec la méthode expérimentale, il s’agit de vérifier que les faits s’ajustent au modèle, le confirment ou l’infirment ; avec l’em et l’ac les faits sont observés en situation, ils ne peuvent être préalablement codés, insérés dans des grilles préétablies, ou saisis à travers des enregistrements passés. Bref, ils ne peuvent être compris que par des catégories propres, ils sont fondamentalement incarnés dans l’activité des acteurs (avec leurs points de vue réciproques mais aussi leur intersubjectivité), ils sont produits dans des lieux précis (la famille, l’école, le travail) et sont soumis à des interactions observées en tant que telles et non reconstruites.

3. Convergences méthodologiques sur l’explicitation des savoirs

11Loin d’opposer les méthodologies4, nous entendons montrer certaines congruences. Ainsi, nous souscrivons volontiers aux propos de D. Ganoac’h lorsqu’il énonce que toute méthodologie acquiert une certaine validité à partir du moment où elle se définit par rapport à son objet, et à partir du moment où elle propose un découpage du réel en fonction de ses objectifs. De fait, si la psychologie cognitive recourt principalement à la méthode expérimentale, c’est parce qu’elle est ajustée aux fonctionnements cognitifs qu’elle entend décrire (ceux de la mémoire, du langage, mais aussi de l’apprentissage…), et que ces fonctionnements échappent en grande partie à l’observation directe. Il y a donc une relative adéquation entre la démarche utilisée et la nature même de l’activité cognitive que l’on tente de décrire. L’approche expérimentale pose alors de façon cruciale la question de l’accès aux processus d’apprentissage et donc de l’interprétation des données. D. Gaonac’h a pris l’exemple de la mémoire et des apprentissages implicites vs explicites. Cet exemple a également été évoqué, mais plus en terme de type d’activités par S. Granger. Il s’agit précisément de distinguer des procédures qui n’arrivent pas à la conscience des sujets, qui ne sont pas utilisées de façon intentionnelle ou réflexive, et dont l’acquisition relève d’appren­tissages implicites, non déclarés (non déclaratifs, pour reprendre la terminologie des psychologues). Or, ce concept d’implicite appartient également à la description des faits de langue ou de discours. En l’occurrence, le dernier ouvrage de C. Kerbrat-Orecchioni (1998) traite de cette question, mais sous un angle et des critères linguistiques différents – tout du moins dans une première approche – à savoir la présence de contenus précis qui échappent à des règles, et qui sont toujours mobilisés dans la production langagière et sa réception-interprétation. Pour reprendre l’expression de cette linguiste, nous dirons qu’il s’agit d’identifier ces éléments d’implicite qui « pèsent lourd dans les énoncés » et qui sont fortement déterminés : i) par leur statut c’est-à-dire la manière dont ils se présentent, et ii) par leur genèse, c’est-à-dire les processus à l’œuvre dans leur emploi et leur compréhension (ibid., p. 6-9). Ces contenus implicites relèvent à la fois du contexte extra-langagier (en gros les savoirs encyclopédiques), mais aussi du recours à des règles, voire des lois conversationnelles, et enfin de certains mécanismes logiques, c’est-à-dire qui empruntent à la logique naturelle. Nous sommes très proches des propos formulés par L. Mondada, bien évidemment. Mais quel rapport entre les connaissances implicites au sens où l’entend D. Gaonac’h et ces contenus implicites décrits par C. Kerbrat-Orecchioni ? Le rapprochement se trouve de toute évidence du côté de la didactique, et en l’occurrence dans le repérage des capacités manifestées par les élèves à traiter des informations non-verbales. Ainsi, apprendre à parler vs apprendre à lire vs à écrire suppose une progression ou un passage évident du plus implicite5 au plus explicite, et notamment mettre en œuvre des règles d’écriture précises, qu’elles soient d’ordre morphologique ou rhétorique. Au-delà, concernant d’autres dimensions du langage écrit, il s’agit de parvenir à invoquer des savoirs pour comprendre un texte, pour l’interpréter ; il s’agit de ces activités qui supposent également d’autres savoirs procéduraux, plus ou moins spécifiques et étendus selon les activités impliquées. Ce peut être, par exemple, l’activation de certaines structures textuelles notamment narratives, la mobilisation de connaissances en rapport avec les thèmes ou les disciplines traités dans le texte.

12Cependant, la construction de ces savoirs procéduraux ou implicites peut-elle passer en dehors d’une explicitation, d’un travail réflexif, d’un raisonnement ? Autrement dit, l’apprentissage correspond-il (toujours ?) au passage du déclaratif/explicite au procédural/implicite, ou bien comme le suggère J.R. Anderson (1983) au passage du déclaratif au procédural dans un processus de « procéduralisation » ? Ou bien correspond-il au cheminement en U que décrit A. Karmiloff-Smith (1986, 1992) ? Il propose, sur la base de quatre types de représentations cognitives : les connaissances implicites, les connaissances explicites primaires, les connaissances explicites secondaires, les connaissances explicites tertiaires, c’est-à-dire, pour l’acquisition du langage, trois phases repérées où se succèdent : i) l’acquisition de formes linguistiques extraites de l’environnement et stockées en mémoire mais sans lien les unes avec les autres ; ii) l’exercice d’un contrôle interne sur les formes acquises antérieurement (les connaissances explicites primaires) ; iii) la mise en relation et la reconfiguration des connaissances en fonction, cette fois-ci, de facteurs externes, en l’occurrence l’enseignement. Ce schéma développemental montre bien comment les savoirs linguistiques (i-e. les connaissances explicites secondaires et tertiaires) parviennent à la conscience humaine, ou plutôt comment ils deviennent accessibles à cette conscience.

13Nous pourrions également évoquer les travaux d’A. Culioli (1968, 1999) qui n’utilisent pas le terme d’implicite, mais qui a fortement marqué la construction du concept dans sa distinction entre opérations métalinguistiques et opérations épilinguistiques6. Il nous faudrait également développer l’apport de recherches récentes, comme celles de B. Laks (1996) qui reprend ces concepts d’implicite et d’explicite dans une nouvelle approche connexionniste afin de distinguer un explicite structural et un implicite procédural, notamment dans l’acquisition de règles à différents niveaux d’organisation linguistique. Mais la place nous manque pour faire le tour de la question ; nous nous bornerons à constater que ces notions d’explicite et d’implicite recouvrent d’autres conceptualisations proches qui transcendent à la fois les modélisations théoriques et les méthodologies7. En revanche, nous devons souligner leur importance pour la didactique des langues, car elles nous amènent à réexaminer le problème des activités conjointes vs disjointes, en privilégiant soit des apprentissages en listes soit des apprentissages par règles, qui opposent les grammaires déduites des grammaires induites, etc. Le rapprochement est évident avec la maitrise des fonctionnements syntaxiques, notamment chez S. Granger qui propose justement des activités conjointes de type language awarness, associées à un travail disjoint de type consciousness-raising où les apprenants doivent confronter leurs propres productions, puis découvrir les traits distinctifs de leur interlangue.

14Au-delà, cette discussion permet de réexaminer les démarches qui recourent à un travail mnésique plus ou moins important, par exemple dans l’apprentissage de la lecture ou de l’écriture, dans cette alternative souvent rencontrée dans les pratiques qui consiste à choisir entre mémoriser des formes indépendamment de leurs règles d’agencement ou expliquer et mettre en œuvre ces mêmes règles. C’est ainsi plusieurs décennies de débats sur l’apprentissage de la lecture qui se trouvent précipitées sous couvert de discours plus ou moins dogmatisés : doit-on reconnaitre les mots écrits sans recourir à l’assemblage des lettres, ou expliciter les correspondances grapho-phonologiques des mêmes mots sans tenir compte des représentations holographiques précocement construites ?

15Plus largement, ce débat sur ces deux types de connaissances concerne directement les apprentissages linguistiques – et peut-être plus largement les apprentissages en général. En effet, l’école n’a-t-elle pas pour fonction de rendre explicite des connaissances implicites, de structurer consciemment des savoirs internes et inorganisés, d’articuler des connaissances mémorisées et des règles de fonctionnement ? Cette perspective permettrait assurément de sortir de certaines impasses didactiques, par exemple dans le rapport entre travail métalinguistique et production orale ou écrite.

4. Quels apports pour la recherche en didactique du français ?

16Pour ce qui concerne la didactique du français – c’est sans doute moins vrai pour le français langue étrangère et la didactique des langues secondes –, les méthodologies ont été plus inspirées par les principes de l’expérimentalisme que par ceux de l’interactionnisme. Ce phénomène un peu paradoxal s’explique – tout du moins à l’origine des recherches en français langue maternelle – par une centration sur les compétences de l’apprenant (au sens de sujet épistémique) sans réelle prise en compte des apprenants (au sens de sujet social). C’est notamment le cas dans les recherches sur la production écrite et la lecture dans les années 808, ça l’est moins sur l’apprentissage du langage oral largement minoré durant la même période. Il reste que les travaux sur l’apprentissage de l’écriture, notamment, conduits à cette époque, ont eu recours à des démarches descendantes en s’appuyant sur des modèles psychologiques (le scripteur expert) pour proposer des modèles didactiques de la rédaction (voir l’analyse critique de cette démarche dans C. Garcia-Debanc, 1986/1990).

17Soyons juste, cette tendance s’est sensiblement inversée ces dix dernières années, jusqu’à exprimer un rejet parfois radical de la méthode expérimentale et manifester un intérêt croissant pour l’étude des interactions. Pourtant, à notre avis, les deux démarches ne sont pas irréductibles. Dans certains domaines, on a même pu constater des évolutions parallèles si ce n’est complémentaires. C’est le cas notamment de l’étude des processus d’écriture où les recherches conduites en linguistique génétique et en psycholinguistique ont évolué dans la même direction : de l’étude des textes et de ses variantes, ou brouillons, vers l’étude des interactions en situation de rédaction coopérative (R. Bouchard & M.-M. de Gaulmyn, 2000) ou des commentaires métagraphiques accompagnant la révision des écrits (J.-P. Jaffré & D. Ducard, 1996 ; J. David & J.-P. Jaffré, 1997), pour la première approche ; de l’étude des textes achevés à l’étude des manifestations (pause, débit…) ou des protocoles verbaux recueillis dans le cours même de la production9, pour la seconde approche (M. Fayol, 1997 ; A. Piolat & A. Pélissier (dir.), 1998). Ce passage de l’analyse inférentielle des traces à l’analyse directe des procédures pointe les limites relatives de certaines méthodologies ; elle révèle également l’intérêt d’un dialogue entre des recherches qui contribuent à décrire finement les différentes composantes du processus d’écriture. Au-delà, il est évident qu’il faudra traduire ces gains en terme d’apprentissage et stimuler en retour d’autres convergences de recherche.

18Il reste que si certaines méthodologies s’inscrivent dans la même dynamique sur certains objets de recherche, la spécificité des unes et des autres apparait cependant dans leur inadaptation à appréhender des phénomènes particuliers. C’est ce que D. Gaonac’h explique lorsqu’il note que la démarche expérimentale n’est pas véritablement destinée à décrire des fonctionnements de classe, à analyser des interactions, à mesurer le poids des contextes… et, à terme, à donner une vision cohérente de la globalité de l’acte d’enseignement. De son côté, L. Mondada note que l’ac et l’em ne se sont guère intéressées aux processus d’acquisition ; l’école comme lieu d’interaction et d’appropriation de savoirs langagiers semble à peine prise en compte10. Pourtant, c’est la vocation principale de ces recherches d’étudier les échanges dans une communauté donnée, comme celle de l’école. Il faut reconnaitre que l’étude des interactions dans l’évaluation des performances – notamment orales – par l’école révèle une extrême complexité. Il est en effet plus facile de compter des mots, de mesurer l’étendue d’un registre lexical, de repérer l’emploi satisfaisant ou erroné d’une construction syntaxique, etc. que d’analyser les tours de parole dans un échange collectif, tout en tenant compte des points de vue avancés, des expériences cumulées, du rapport entre les locuteurs, de la place qu’ils occupent dans l’institution ou dans la communauté. Il n’est que de voir la difficulté avec laquelle les textes officiels – en France surtout – suggèrent des pratiques plus assurées de l’oral, mais ne peuvent fournir des indications et encore moins des aides pour son évaluation. Dans ce domaine, nous apparaissons encore bien démunis pour didactiser des travaux essentiels dans le domaine (F. François, 1993). C’est manifestement le cas lorsque nous avons à faire à certains élèves incapables de prendre en compte les propos de l’autre ou de maintenir un thème afin de le prolonger ou de s’en distancier.

19Il faudrait également prendre en compte les apports de la méthode clinique, évoquée par D. Gaonac’h. Cette méthode s’est développée dans deux autres paradigmes de recherche : la psychanalyse d’une part et la neuropsychologie d’autre part ; les deux ayant avant tout, et historiquement, une visée thérapeutique. La méthode clinique est sous-représentée en didactique du français – et sans doute en didactique des langues en général – ; sans doute parce qu’elle est trop centrée sur l’individu, qu’il présente ou non des pathologies, et qu’elle se trouve ainsi éloignée de l’étude de communautés comme les classes et donc des interactions entre les apprenants (voir toutefois L. Danon-Boileau, 1995). Nous aurions pu cependant souligner l’intérêt de travaux portant sur la description clinique des troubles du langage (aphasie, alexie) parce qu’ils mettent l’accent sur les variations interindividuelles et ouvrent par contraste des fenêtres sur les apprentissages réguliers. Dans ce domaine, loin de conforter les thèses déterministes, des observations effectuées récemment (E. Bates, 1999) montrent que les enfants atteints de lésions cérébrales précoces parviennent à récupérer certaines facultés de langage, prouvant ainsi que le cerveau possède une relative plasticité permettant de fait des réorganisations fonctionnelles. On pourrait également s’inspirer plus largement de cette méthode clinique parce qu’elle résiste prudemment à des tentatives de généralisation des fonctionnements cognitifs, souvent spéculatives.

5. Pour conclure

20Face à tous ces « angles morts » de la didactique du français – et du français langue maternelle en particulier –, nous sommes inévitablement conduits à regarder au-delà des limites de nos champs d’expérience et d’expertise, pour proposer plus surement des démarches, des progressions, des supports d’apprentissages suffisamment fiables. Sur l’axe méthodologique, nous avons tenté de montrer que des convergences apparaissaient, que des échanges potentiels ou réels offraient des perspectives de recherche. Pour les uns, cela suppose de surmonter des clivages épistémologiques et de considérer que la discipline « didactique » constitue le prolongement nécessaire, sinon la traduction socialisée des apports de la recherche. Pour les autres, cela nécessite de réexaminer les recherches produites en dehors de leur discipline, en reconnaissant préalablement que les sciences du langage ou de la cognition n’ont vraiment aucune prétention à piloter la recherche en didactique. Au-delà, il faudra repositionner les débats en cours pour montrer l’inanité de certaines doctrines qui rigidifient soit les fonctionne­ments cognitifs, soit les contextes scolaires, ou plus largement sociaux, sans tenir compte des dynamiques inhérentes à l’apprentissage.

Notes

1 Voir dans ce même volume les contributions de D. Gaonac’h, S. GrangeretL. Mondada.

2 Pour une revue argumentée de ces différents courants de recherche, cf. M. Kail, 2000.

3 Notamment à partir du programme de Grammaire universelle initié par N. Chomsky, programme qui a particulièrement marqué les débats et controverses de ces trois dernières décennies, et qui se poursuivent aujourd’hui sur la double question de l’origine des langues, d’une part, et de l’acquisition du langage, d’autre part (notamment dans la traduction de S. Pinker, L’Instinct du langage, O. Jacob, 1999).

4 Nous avons tenté ailleurs et sur des objets mieux délimités, de rapprocher des démarches de recherches que tout a priori opposait, cf. J. David, 1996.

5 Comme, par exemple, produire des énoncés oraux syntaxiquement bien formés mais morphologiquement erronés (j’ai peinduil disa…).

6 Voir notamment l’exploitation de ce concept chez J.-É. Gombert, 1990.

7 Voir les débats souvent discrets sur les enjeux sociaux des théories de la connais­sance, sur les modèles développementaux du langage humain et au-delà sur les degrés de déterminisme ou de liberté accordés aux phénomènes d’acquisition (cf. J. David, 1999).

8 À titre d’exemples, deux ouvrages collectifs, particulièrement importants dans le champ et parus au milieu des années 90, sont révélateurs de cette désaffection pour les apports de la sociologie ou de la sociolinguistique : Les Interactions lecture-écriture (Actes du colloque Théodile-Crel de Lille, 1993, parus en 1994 sous la direction d’Y. Reuter, Berne, Peter Lang) ne comporte que deux contributions de ce type sur treize ; Didactique du français. État d’une discipline (Actes des journées d’études de l’AIDR-DFLM de Saint-Cloud, 1994, parus en 1995 sous la direction de J.-L. Chiss, J. David & Y. Reuter, Paris, Nathan) n’en comporte qu’une seule sur les douze reproduites ; et c’est sans compter sur le fait que dans ces deux publications le même auteur, J.-M. Privat, a été sollicité sur le même paradigme de recherche.

9 Pour reprendre la terminologie anglaise, l’évolution va des méthodes off-line aux méthodes on-line.

10 Sauf, bien entendu, les travaux d’A. Coulon, 1993, qui explore cette voie mais de façon plutôt prospective. Exceptées aussi les recherches conduites en français langue étrangère, et dont les acquis sont exposés dans d’autres contributions au présent volume (cf. H. Besse, F. Cicurel et B. Py).

Pour citer ce document

Par Jacques David, «Méthodologies et validité des recherches en didactique du français», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Questions d'épistémologie en didactique du français, AXE 2 : RELATIONS AVEC LES DISCIPLINES CONNEXES, mis à jour le : 13/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=588.

Quelques mots à propos de :  Jacques David

Linguiste, professeur à l’Institut universitaire de formation des maitres de Versailles et enseignant-chercheur au cnrs (Laboratoire d’étude sur l’acquisition et la pathologie du langage chez l’enfant – « Leaple » umr 8606 - université Paris V). Il a conduit plusieurs recherches sur l’acquisition de la lecture et de l’écriture. Il étudie actuellement la genèse de l’écriture chez le jeune enfant. Auteur de plusieurs articles et ouvrages spécialisés en sciences du langage et en didactique du franç ...