Méthodes de recherche en didactique et en psychologie : emprunts et perversions

Par Daniel GAONAC’H
Publication en ligne le 13 septembre 2018

Texte intégral

1Faut-il poser la question de la possibilité de « parler d’une méthodologie spécifique pour la didactique du français » ? Ou plus exactement : pourquoi la question se poserait-elle de manière spécifique pour la didactique, et non pas pour beaucoup d’autres disciplines ? En quoi l’emprunt de méthodologies à des « disciplines proches » (qui, elles, disposeraient d’une spécificité indiscutable ?) poserait-il un problème spécifique dans le cas de la didactique ?

2Si l’on pose la question au psychologue, celui-ci ne peut manquer de relever que la psychologie fait appel à une grande variété de méthodes de recherche, venant de ou partagées avec d’autres disciplines : la méthodologie expérimentale, pour l’essentiel d’inspiration biologique ; les méthodes d’observation, souvent construites en référence à des disciplines comme l’ethnologie ; la méthode clinique, qui, pour concerner principalement le domaine de la psychopathologie, est néanmoins utilisée dans d’autres champs, en psychologie cognitive par exemple. Outre qu’aucune de ces méthodes ne peut être considérée comme « la » méthode de recherche de la psychologie, les débats épistémologiques au sein de la discipline font rapidement apparaitre à la fois des discours théoriques positifs quant à la complémentarité de ces différentes méthodologies, mais aussi souvent des exclusives assez radicales quant à la possibilité de leur coexistence, tant sont forts les présupposés théoriques qui leur sont sous-jacents.

3La psychologie n’est peut-être pas un modèle à ce propos, puisque depuis tant d’années se pose la question de « l’unité » de cette discipline, et que revient régulièrement sur le tapis son éventuel découpage – dans le cas de la France, au Conseil national des universités (cnu) par exemple – sans que quiconque n’ait osé jusqu’à présent l’opérer concrètement. La question de « l’unité » de la didactique se pose-t-elle vraiment ? Non, puisque l’on est plus porté à poser celle de son existence, ou à tout le moins celle de son autonomie (la référence au cnu constituant de ce point de vue un élément de réponse radical). Si l’on pose la question de la spécificité de la méthodologie d’une discipline, c’est sans doute qu’on a aussi en tête la question de la spécificité de la discipline elle-même, et il convient alors de se demander ce qui fonde la spécificité d’une discipline.

4La spécificité d’une discipline se définit d’abord par son objet, ce qui reste encore assez vague. Si l’on examine ce à quoi on peut se référer pour définir la spécificité de la psychologie par rapport à d’autres sciences « voisines », on est surtout amené à se référer à un certain « découpage » de la réalité : s’intéressant au comportement, la psychologie se démarque des neurosciences dont les objets sont des structures cérébrales, voire des neurones ou des molécules dans ces structures ; s’intéressant aux comportements individuels, la psychologie laisse à d’autres disciplines le soin de traiter des phénomènes de groupe et surtout des phénomènes relevant du fonctionnement des institutions. Encore que, dans l’un et l’autre cas, des disciplines « frontières » comme la neuropsychologie et la psychologie sociale prennent bien en compte à la fois le fonctionnement cognitif et des caractéristiques neuroanatomiques, dans le premier cas, les contraintes institutionnelles du fonctionnement individuel dans le second cas. Dans tous les cas, une caractéristique essentielle de la démarche de recherche en psychologie est d’accepter un découpage de la réalité qui conduit le chercheur à prendre en compte, aux fins de son activité de recherche, des aspects relativement restreints de cette réalité. C’est bien ce découpage qui rend souvent difficile le dialo­gue avec d’autres disciplines, et de manière générale le dialogue avec les non-spécialistes.

5La caractéristique majeure, à nos yeux, d’une discipline comme la didactique (elle n’est pas la seule, loin s’en faut : dans un domaine proche de la psychologie, on peut faire le même type de raisonnement à propos de l’ergonomie) est que son objet de recherche se prête mal, par définition, à des découpages trop fins, dans la mesure où l’une des choses qui fait sans doute sa spécificité est justement la prise en compte de la complexité des situations auxquelles elle s’intéresse. Si l’on accepte ce fait, on est amené à se poser deux questions différentes, qui relèvent de deux démarches non contradictoires :

61. Existe-t-il des méthodologies qu’on puisse considérer comme particulièrement pertinentes pour analyser ce type de situations, et ce indépendamment de la ou des discipline(s) dont elles pourraient être inspirées ?

72. Les raisonnements de la didactique peuvent-ils (doivent-ils ?) prendre en compte les résultats de disciplines « voisines », et ce même lorsque ces disciplines mettent en œuvre des méthodologies qu’on peut juger comme non pertinentes au regard des spécificités de la didactique ?

8La réponse à la première questionne peut être que très pragmatique. Dans le principe, toute méthode peut être considérée comme bonne dès le moment où elle est adaptée à l’objet sur lequel elle porte. Comme les objets de la didactique sont complexes et variés, on pourrait prendre le parti d’accepter la plus grande variété de méthodes... Pourtant, certaines méthodologies semblent de fait exclues : la mise en œuvre de méthodologies expérimentales plus ou moins strictes – qui a eu son heure de gloire il y a quelques décennies dans certains domaines de la pédagogie ou des « sciences de l’éducation » – n’est quasiment plus considérée comme pertinente pour traiter des phénomènes complexes qui sont en jeu dans la classe.

9Si l’on prend au pied de la lettre la contrainte fondamentale d’une démarche didactique – la prise en compte de l’ensemble des contraintes liées à l’objet d’enseignement, à la situation de classe, aux impératifs institutionnels, etc. –, seules pourraient être considérées comme pertinentes des méthodologies d’observation qui ont comme principal point commun d’impliquer peu ou prou l’observateur lui-même : la démarche de recherche est alors aussi celle d’un intervenant (ce qui nous rapproche à nouveau fortement d’une discipline comme l’ergonomie), dont la grille de lecture de la réalité est fortement déterminée par sa formation initiale, par son propre rôle dans la démarche, par son statut institutionnel proche (dans la classe, l’école) ou distant (les aspects politiques de sa mission de chercheur). C’est à cette seule condition que le chercheur en didactique peut se donner les moyens de « lire » convenablement les données – comportementales, linguistiques – qu’il est susceptible de recueillir afin d’en assurer une interprétation correcte dans des contextes qui peuvent être de grande complexité. Cette exigence est celle – qu’on rencontre dans beaucoup d’autres disciplines, et notamment dans certaines branches de la psychologie – d’une articulation forte entre la démarche du chercheur et celle du praticien que devrait être également tout chercheur. Dans ce raisonnement, la spécificité de la didactique n’est pas tant dans la nature d’une démarche de recherche centrée sur un objet donné à un moment donné (l’acquisition de telle structure à travers telle pratique de classe), que dans la capacité du chercheur à situer cette démarche ponctuelle dans un contexte beaucoup plus large et complexe : un tel point de vue peut être assez trivial et relever de l’applicationnisme s’il se contente de souhaiter une sorte de « recontextualisation » de recherches pointues ; il l’est beaucoup moins si les exigences correspondantes portent sur tous les aspects de la démarche de recherche, et donc conduisent à définir la spécificité d’une démarche à travers non la méthodologie utilisée mais à travers des compétences spécifiques – pas toujours faciles à expliciter – de celui qui la met en œuvre.

10Le danger d’un tel raisonnement est alors de faire de l’homme (de la femme) de terrain la personne par définition compétente pour traiter les questions didactiques. Si l’on accepte que la pratique puisse constituer une condition nécessaire à la menée de recherches pertinentes en didactique, il n’est pas question d’admettre qu’elle en soit une condition suffisante. Sur cette question, la doctrine que je souhaite défendre n’est pas – là non plus – différente de celle qu’on peut défendre à propos de beaucoup d’autres disciplines. Le monde de la recherche est actuellement marqué par une double tendance, apparemment contradictoire : une hyper-spécialisation des domaines de recherche, et la nécessité absolue de collaborations entre disciplines. Dès lors, la compétence centrale de cet(te) homme (femme) orchestre qu’est le chercheur en didactique devrait être de pouvoir repérer ce qui, dans un certain nombre de champs disciplinaires, peut constituer des concepts ou/et des méthodes pertinents par rapport à des questions de didactique. Qui plus est, une telle démarche ne peut être qu’à géométrie très variable dans le temps : qu’est-ce qui, à un moment donné, peut constituer un élément utile d’avancée pour répondre de manière plus pertinente à une question didactique, mais aussi en amont pour poser des questions pertinentes en didactique ?

11Ce raisonnement débouche bien entendu sur la deuxième questionci-dessus, qui n’est pas directement dans la ligne de celles posées à propos de cet atelier, mais qui peut être lue notamment sous l’angle de la spécificité des méthodologies. Je souhaite en effet, à propos d’un exemple, défendre ici l’idée que la référence à une discipline voisine est très loin de constituer pour la didactique une simple démarche « d’emprunt », mais qu’elle constitue au contraire une démarche spécifique, c’est-à-dire contrainte par ses propres spécificités.

12À titre d’exemple donc, je propose qu’on se réfère à des notions développées en psychologie depuis dix ou vingt ans, à propos de la mémoire et des apprentissages : c’est, dans le domaine de la mémoire, la distinction entre mémoire explicite et mémoire implicite, qu’on peut rapprocher de celle établie entre mémoire déclarative et mémoire procédurale. Ces distinctions prennent en compte le fait que certains des éléments de ce que nous possédons en mémoire peuvent être énoncés de manière explicite (disons : verbalisée), alors que d’autres ne le peuvent pas, parce qu’ils ne s’y prêtent que très difficilement par nature ou/et que leur apprentissage s’est fait sous des formes qui ne conduisent pas à une explicitation (faire de la bicyclette, pour prendre un exemple classique). Si la mémoire implicite porte pour beaucoup sur des aspects moteurs des comportements, elle porte cependant aussi sur beaucoup d’autres aspects : pour ce qui concerne le langage, par exemple, beaucoup des aspects du fonctionnement de notre langue maternelle nécessitent, une fois appris et pour l’essentiel maitrisés, un travail (notamment scolaire) d’explicitation, et certains aspects (certaines caractéristiques phonologiques par exemple) resteront définitivement implicites pour la plupart des gens. Ces distinctions, dont la pertinence psychologique est établie à travers de très nombreuses recherches, a trouvé un étayage particulièrement fort dans des travaux de neuropsychologie qui établissent l’existence d’une double dissociation entre les troubles (liés à des lésions de structures neuroanatomiques) de la mémoire implicite / procédurale et les troubles de la mémoire explicite / déclarative : liés à des structures différentes, il y a tout lieu de penser qu’il s’agit là de processus fonctionnellement distincts.

13Dans le domaine des apprentissages, cette distinction peut être rapprochée des concepts utilisés dans des théories, comme celle d’Anderson (1983), qui mettent en avant l’importance des procédures qui permettent la transformation des connaissances déclaratives en connaissances procédurales. Anderson parle de « procéduralisation » des connaissances déclaratives ; un corpus assez important de recherches met en avant des données qui attestent de l’existence des différentes « étapes » successives par lesquelles il faudrait passer pour atteindre cette procéduralisation. Dans le domaine du langage, plusieurs recherches ont tenté – avec un succès assez mitigé ! – de mettre en évidence l’avantage qu’il y aurait à donner la priorité – dans les premiers apprentissages – à l’acquisition de connaissances implicites plutôt qu’à des connaissances explicites. Il faut préciser que ces dernières recherches – qui relèvent d’une méthodologie stricte de psychologie cognitive expérimentale – ont été menées sur des « grammaires » artificielles, c’est-à-dire à propos de quelques règles assez simples et univoques.

14La question des aspects implicite et explicite des apprentissages – tout à fait centrale en psychologie cognitive actuellement – peut sembler très pertinente dans une problématique de didactique des langues, mais reste pourtant peu étudiée de manière systématique et d’un point de vue qui puisse être considéré comme pertinent dans une démarche didactique. La référence à des théorisations comme celle d’Anderson peut en effet être considérée à la fois comme très riche pour la didactique (définition fine des processus en jeu dans différentes formes d’apprentissage, et des possibilités d’articulation entre ces différentes formes), et particulièrement perverse, d’un point de vue théorique et d’un point de vue méthodologique.

15D’un point de vue théorique, que signifie dans la théorie d’Anderson la « primeur » accordée aux aspects déclaratifs des connaissances ? Le « passage obligé » par le déclaratif est loin d’être corroboré par ce que nous connaissons de l’acquisition des langues (notamment maternelle, mais aussi, dans une certaine mesure, secondes), et tout aussi loin d’être corroboré par l’intuition de l’enseignant : c’est même peut-être sur une bonne part d’implicite que peut s’appuyer celui-ci pour obtenir certains progrès en certains cas. Mais on peut se demander si le caractère implicite de certaines acquisitions permet de fait leur utilisation la plus efficace possible (en termes techniques : l’automatisation des processus correspondants) ; faut-il alors concevoir différentes formes d’implicite, selon qu’ils concernent les premières étapes d’un apprentissage, ou au contraire des étapes relevant d’un entrainement particulièrement élaboré, avec une étape intermédiaire relevant d’une explicitation ? Quel statut accorder par ailleurs aux données neuroanatomiques avancées pour étayer ces théories : l’émergence en Amérique du Nord d’une sorte de « neuropsychopédagogie », argument massue des marchands de formation, est pour le moins inquiétante, relevant d’une idéologie applicationniste particulièrement simpliste.

16Du point de vue méthodologique, le souci de rigueur méthodologique de la psychologie expérimentale – évidemment tout à fait louable et défendable en soi – a-t-il un sens lorsqu’il s’agit de traiter du rôle et du fonctionnement des apprentissages implicites dans la salle de classe, situation dans laquelle le caractère réellement implicite des apprentissages est par nature ô combien peu contrôlable (ce qui ne constitue qu’un, parmi bien d’autres, des problèmes méthodologiques posés en ce cas) ?

17Qu’on me comprenne bien : mon objectif n’est pas ici d’argumenter que la référence à des concepts et des méthodes de la psychologie cognitive n’est pas pertinente en didactique des langues : ce serait un discours peu cohérent avec mon parcours. Ce que je souhaite défendre surtout, c’est qu’une telle référence, dans une réelle démarche de didactique, aboutit nécessairement à une appropriation des concepts, voire à leur insertion dans un système conceptuel très éloigné du système originel, mais aussi à leur exploitation dans un cadre méthodologique totalement différent du cadre originel (et même parfois contradictoire avec lui). Que le cognitiviste voie là une réelle « perversion » des concepts et des méthodes propres à sa discipline importe peu : le critère de pertinence n’est plus alors celui de la discipline originelle, mais bien celui, défini de manière autonome, de la didactique. Elle seule peut en définir la nature, au regard de ses propres contraintes, notamment sociales et éthiques. On ne peut plus alors parler « d’aménagements » de méthodologies, mais d’une réelle appropriation, qui ne peut souvent apparaitre que comme une réelle perversion. L’intérêt d’une telle perversion réside à la fois dans les recherches concrètes qu’elle suscite, et dans les conséquences (positives...) qu’elle peut avoir à terme sur la pureté des concepts originels.

18En résumé, et s’il faut répondre de manière un peu abrupte : le fait que la didactique exploite des techniques de recueil de données qui relèvent d’un ensemble d’autres disciplines n’implique pas qu’on ne puisse parler à son sujet d’une méthodologie spécifique, la « méthodologie » d’une discipline ne pouvant être séparée de ses problématiques spécifiques et des conceptualisations qui en découlent.

Pour citer ce document

Par Daniel GAONAC’H, «Méthodes de recherche en didactique et en psychologie : emprunts et perversions», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Revue papier (Archives 1993-2001), Questions d'épistémologie en didactique du français, AXE 2 : RELATIONS AVEC LES DISCIPLINES CONNEXES, mis à jour le : 13/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=590.

Quelques mots à propos de :  Daniel GAONAC’H

Professeur de psychologie à l’université de Poitiers. Directeur du laboratoire Langage et Cognition (LaCo), umr 6096 cnrs – université de Poitiers. Ses domaines de recherche sont : les contraintes cognitives des activités de langage ; les fonctions exécutives de la mémoire de travail ; l’acquisition des langues étrangères. Il a notamment publié : Théories d’apprentissage et acquisition d’une langue étrangère (Paris, Hatier, 1987, coll. lal) ; en collab. avec C. Golder, Lire et comprendre : psych ...