L’épistemologie comme art d’identifier les objets didactiques

Par Francis GROSSMANN
Publication en ligne le 13 septembre 2018

Texte intégral

1Précaution liminaire : ma contribution veut être délibérément un papier de travail, fait pour être discuté. Situons le propos par rapport aux enjeux généraux de nos journées : je souhaiterais mettre en cause l’idée d’une épistémologie générale de la didactique. Non pas que les problèmes d’épistémologie générale soient inintéressants ou inutiles : je les considère au contraire comme fondamentaux : c’est bien l’épistémologie sous-jacente d’une discipline qui oriente ses directions de recherche, et qui lui permet de clarifier ce qu’elle a vraiment à dire. Mais, d’une certaine façon, une discipline a l’épistémologie qu’elle mérite : dans la phase actuelle, je ne suis pas certain que nous puissions aller très loin en la matière, dans la mesure où les résultats de recherches que nous pourrions interroger restent encore insuffisants. La réflexion épistémologique ne doit pas devenir un alibi commode pour nous échapper dans la sphère des nuées, ou nous cantonner dans des problématiques générales.

2Si la réflexion épistémologique veut être utile, il faut qu’elle soit en mesure à la fois de préciser le contour des objets didactiques et de prendre en compte leur insertion dans des milieux spécifiques. Parler, par exemple, de « didactique de la lecture », de « didactique de l’écriture », de « didactique de la grammaire », etc., est en effet beaucoup trop vague et conduit à nombre de malentendus, qui ont des incidences directes sur les apprentissages.

3Soit l’objet « lecture », tel qu’il a été construit dans les pratiques scolaires. On peut montrer que cet objet massif se fonde traditionnellement sur une représentation implicite, reposant sur une triple caractéristique : « lire » est un intransitif (on apprend à « lire », sans que soit précisé ce que l’on lit) ; l’apprentissage de la lecture est perçu comme une progression linéaire, en trois phases d’ampleur inégale : apprentissage informel (en classe maternelle) ; apprentissage formel (qu’on le cantonne au cp, ou qu’on l’étende au « cycle des apprentissages ») ; consolidation, lecture courante (tout le reste de la scolarité) ; enfin, l’accès au sens est lui-même vu comme allant d’un sens « simple », ou « littéral », à un sens « complexe », « figuré », « symbolique », cette partition se retrouvant dans le déroulement curriculaire (cf. Tauveron, 1999).

4Un démontage critique de cette conception traditionnelle de la lecture scolaire conduit dans un premier temps à interroger méthodiquement chacun de ces postulats. Si lire n’est pas intransitif, et que l’on lit toujours « quelque chose », en quoi ce « quelque chose » a-t-il des incidences sur l’apprentissage ? Cette question pose la question des contenus de la lecture, mais aussi des finalités de l’activité elle-même, et de la diversité des lectures pratiquées à l’école et hors l’école. Le deuxième postulat, qui porte sur le découpage en trois phases, engage d’autres réflexions. Attardons-nous un instant sur l’opposition « formel » vs « informel », elle aussi ambigüe. « Formel » peut signifier « systématique », « organisé », l’antonyme « informel », à l’inverse, toujours appliqué à l’apprentissage, caractérise un mode de découverte non programmé, lié aux rencontres fortuites qui peuvent se présenter dans les situations de communication.

5Mais « formel », appliqué à l’apprentissage de l’écrit, est aussi à mettre en relation avec le fait que l’on ne s’attache pas seulement aux contenus sémantiques et aux fonctions de l’écrit, mais aussi à la manière dont il fait système, grâce au signifiant graphique. L’apprentissage « formel » de la lecture, se fonde sur l’identification, le repérage des éléments graphiques faisant partie du code. Du fait de cette polysémie, il est difficile de savoir où l’on trace la frontière entre apprentissage formel et informel : ainsi, il va de soi que l’on peut très tôt attirer l’attention de l’enfant sur certaines caractéristiques formelles des systèmes d’écriture, et même commencer à le sensibiliser aux caractéristiques du code alphabétique, sans pour autant entrer dans un dispositif « formel » d’apprentissage, dans le premier sens. Enfin, le dernier terme de la représentation de la lecture pose, entre autres, la question de la superposition considérée comme allant de soi, entre deux compétences très différentes : interpréter des textes implique entre autres choses la constitution de bases culturelles (intégrant aussi les aspects rhétoriques et linguistiques) ; lire de manière courante suppose, selon la vulgate en usage, une automatisation des processus de décodage et de reconnaissance des mots. Décomposer l’objet permet par conséquent de mieux distinguer les différents axes du travail didactique.

1. Un exemple de définition d’objet : les lectures partagées à l’école maternelle

6Définir un objet didactique consiste d’abord, on l’a vu, à faire un travail critique portant sur les représentations qui le fondent parfois implicitement. Mais le travail critique n’a de sens que s’il conduit à une motivation ou à une remotivation des pratiques, en les finalisant et en les intégrant dans une perspective qui leur redonne tout leur sens. C’est ce que j’ai tenté de faire, à propos des « lectures partagées » à l’école maternelle, pratique courante s’il en est puisque quasi quotidienne dans nombre de classes, mais qui a pour caractéristique d’être souvent routinière, et dont le lien avec les enjeux de l’apprentissage sont loin d’être clairs pour les enseignants eux-mêmes.

7Transformer les lectures partagées en objet didactique suppose donc au préalable un travail d’explicitation. Mais sur quels apports disciplinaires ou scientifiques peut se fonder un tel éclaircissement ? La réponse, selon moi, varie à la fois suivant la nature de l’objet didactique identifié, mais aussi des différents « sous-objets » qui se seront progressivement élaborés au fur à mesure de l’avancée de la réflexion. Les lectures partagées peuvent être considérées comme une sorte de rite propre à l’école maternelle, rite qui, s’il n’a pas les fonctions de sécurisation d’avant-coucher qu’il revêt dans le milieu familial, trouve aisément des motivations assez voisines : sas de décompression entre deux activités intenses, retour au calme, attente de l’heure de la sortie, etc. À cela s’ajoutent des motivations plus directement didactiques, mais souvent assez vagues : susciter le plaisir de lire, ou fournir le prétexte à une activité ultérieure, par exemple.

8Le travail d’explicitation peut ici s’appuyer sur le champ de recherches foisonnant que représente actuellement l’ethnographie. Le moment proprement ethnographique consiste à recueillir des faits observables, notamment à travers l’observation participante, et à tenter ensuite de présenter une vue plus ou moins cohérente des phénomènes observés sous la forme, par exemple, de monographies. Cette méthode peut être appliquée à l’institution scolaire elle-même, non pas seulement du point de vue d’une ethnographie de la communication, mais plus globalement, en mettant l’accent sur les routines, les rites qui se développent au cours de l’histoire en son sein1. Le premier moment, en ce qui concerne les lectures partagées, consiste à identifier cette pratique et à l’observer dans le cadre scolaire, notamment à l’aide d’enregistrements vidéos. On réunit ainsi un matériel descriptif qui peut être plus ou moins important, et qui peut faire l’objet d’analyses fines (en recourant aussi aux outils de la linguistique et de la pragmatique).

9La description débouche sur une analyse, conduisant à des typologies (Dickinson et Smith, 1994, Martinez & Teale, 1993, Grossmann, 2000) qui concernent les styles ou les formes que revêtent ces lectures d’histoire en classe maternelle. Ainsi, Dickinson et Smith (1994), analysant les pratiques de lecture d’histoire dans le cadre de programmes éducatifs destinés à des enfants issus de milieux défavorisés, distinguent trois styles principaux utilisés par les maitres : dans le style co-constructif, les échanges verbaux sont très nombreux durant la lecture, le sens étant construit conjointement par l’adulte et par les enfants ; dans le style didactique, l’adulte oriente beaucoup plus précisément l’échange ; les enfants sont conduits à rappeler des énoncés du texte lu ou à répondre à des questions, le but essentiel étant de maintenir leur attention et de faciliter leur compréhension au fur et à mesure de la lecture ; dans le troisième style, orienté vers la représentation (« performance-oriented book reading »), l’adulte privilégie la discussion après l’histoire (pour parler des personnages, évaluer les évènements ou les comportements) ou, assez rarement, interrompt la lecture pour encourager les enfants à formuler des hypothèses.

10Cependant, une telle tripartition échoue à rendre compte de la complexité des phénomènes observés : il serait d’ailleurs trop rapide, comme semblent le faire Dickinson et Smith, de conclure que telle « manière de lire » les histoires aux enfants est, en tant que telle, plus efficace qu’une autre. Ce serait là chercher à forcer trop vite les résultats de la recherche, et à sous-estimer des facteurs explicatifs plus généraux. On aboutit par conséquent au deuxième temps (« ethnologique ») dans lequel on tente de comprendre ce qui préside aux logiques de lecture d’histoire en classe maternelle.

11On va recourir alors à des hypothèses explicatives qui portent, d’un côté, sur les parcours biographiques des acteurs, sur le rapport qu’ils ont pu tisser avec l’écrit ; d’un autre côté, on s’interroge aussi sur les contraintes (liées aux espaces, au nombre, à l’âge…), et aussi sur les fonctions que joue la lecture d’histoire dans l’économie scolaire. Les stratégies d’action ne pourront être envisagées qu’à partir de cette mise à plat des logiques de lecture, et comme un moyen de les reconfigurer ou de les infléchir en prenant en compte l’ensemble des paramètres qui auront été mis à jour.

12L’hypothèse de travail sous-jacente est que ces différentes manières de lire – et de dialoguer à partir du livre – reposent sur des gestes professionnels qui ont été progressivement rôdés, pour le meilleur et pour le pire, et qu’il convient d’analyser en prenant en compte l’ensemble du contexte dans lequel ils prennent sens. Démarche didactique et démarche ethnographique sont donc ici complémentaires et s’épaulent mutuelle­ment. Ajoutons deux éléments essentiels : d’abord, l’exemple choisi – celui des lectures partagées – se prête particulièrement à une approche de type ethnographique, en raison justement du caractère rituel, peu conscient des fins qu’il revêt2. Ce type d’approche semble donc convenir chaque fois que l’on que l’on doit se confronter à des pratiques routinières, intégrées depuis longtemps dans les pratiques, et non aux démarches plus novatrices ou plus créatrices3. D’autre part – et la même remarque pourrait être adressée à l’approche des ethnométhodologues en général – l’accroissement de la réflexivité ne peut pas tout résoudre ; les facteurs proprement sociologiques (liés par exemples aux contradictions entre modèles culturels) contraignent les acteurs et limitent leurs possibilités d’action. Il reste que l’auto-analyse de ces pratiques de lecture, effectuée collectivement, représente une réelle découverte pour les enseignants qui la mettent en œuvre, et que, comme le remarquait une enseignante, « on ne peut plus lire de la même façon » une fois qu’on a pris l’habitude d’analyser et d’observer les différentes manières de lire des textes aux enfants. Une démarche de type ethnographique me semble donc tout à fait pertinente en didactique dès que ce que l’on vise est une prise de recul par rapport à sa pratique. Elle n’est cependant pas suffisante.

13En cours de route, enseignants et chercheurs découvrent en effet la nécessité d’examiner de plus près des micro-objets4, qui vont nécessiter de nouvelles collaborations disciplinaires : l’étude des caractéristiques textuelles des textes lus mobilise des compétences en linguistique textuelle, mais aussi en sémiologie de l’image (étant donné la nature des supports utilisés, principalement des albums) ; l’oralisation du texte écrit, effectuée par les enseignants, intéresse le linguiste spécialiste de la prosodie. Les contenus culturels supposent une réflexion dans laquelle interviennent l’histoire et l’anthropologie culturelle, et engagent à réfléchir sur la récupération, par les lectures d’enfance, de certains pans des traditions orales. Je me suis intéressé personnellement à un micro-objet particulier, lié aux lectures partagées : les différentes sortes de reformulations, mais aussi les gloses et les commentaires qui s’effectuent dans le courant de ces lectures. Une telle étude peut s’effectuer selon un triple point de vue : d’un point de vue linguistique, il est intéressant de dégager les caractéristiques formelles des reformulations, et de les comparer aux segments correspondants du texte-source. D’un point de vue fonctionnel, il est nécessaire de préciser les fonctions exactes de ces reformulations, dans le processus de communication et d’acculturation. D’un point de vue psycho-linguistique, il peut être utile de comprendre le rôle qu’elles jouent dans l’acquisition langagière, mais aussi dans la familiarisation avec des structures ou des lexiques typiques de l’écrit.

14Bien entendu, il est impossible pour une seule équipe de tout faire. Le seul fait de préciser les contours de l’objet didactique « lectures partagées » conduit à mieux percevoir la complexité du travail à mener, et oblige le chercheur, en fonction de ses compétences, à se focaliser sur l’un ou l’autre de ces objets. Il est important de souligner que les collaborations interdisciplinaires, si souvent invoquées et si rarement mises en œuvre, ne prennent leur sens que lorsque ce travail de configuration de l’objet est suffisamment élaboré.

15Cependant, la réflexion proprement didactique a aussi pour fonction d’établir des priorités. Certains aspects, tout à fait passionnants du point de vue scientifique, apparaissent moins immédiatement utiles pour permettre aux acteurs de comprendre ce qu’ils font lorsqu’ils lisent des textes aux enfants. Les choix de priorités sont cependant toujours provisoires, et peuvent être remis en cause. Il apparait assez souvent que ce que l’on avait cru secondaire, ou de peu d’importance du point de vue didactique, se révèle en définitive fondamental.

16Mon exemple montre en quoi la didactique n’est pas forcément « à côté » (en-dessous, derrière, etc.) d’une démarche scientifique propre à une science particulière, mais comment elle peut faire un bout de chemin assez long en sa compagnie5. En aidant à préciser les contours de ses objets, elle rencontre des logiques disciplinaires qui l’aident à préciser ce qu’elle cherche elle-même. La configuration de l’objet didactique, et son découpage en micro-objets permet de préciser les différentes dimensions à prendre en compte. Dans le cas présent, l’approche ethnographique conduit d’abord à analyser les lectures partagées en tant que rite, et à s’interroger sur ses fonctions dans l’institution scolaire. Si l’on s’intéresse ensuite à ces lectures en tant que pratique langagière, d’autres aspects sont à considérer : la dimension interactive et dialogale de ces lectures, l’utilisation en arrière-plan du texte écrit et de l’image, etc. La didactique représente un moyen, non pas de tout rationaliser (dans toute pratique langagière, fût-elle à orientation didactique, l’inconscient nous joue de bons ou mauvais tours), mais de mieux finaliser l’activité. Les lectures partagées peuvent par exemple être considérées (cf. Bruner, 1985) comme un format particulier permettant des formes d’étayage linguistique spécifiques. Elles peuvent être regardées aussi comme un moyen de communication culturelle (cf. Wallon, 1972), favorisant le développement des capacités interprétatives des textes écrits, dès avant l’apprentissage de la lecture proprement dit. En précisant les angles de vue à travers lesquels on peut regarder l’objet, le didacticien permet aussi au praticien de mieux savoir à qui parler, pour quoi et pourquoi collaborer.

Notes

1 Une autre approche intéressante consiste à faire l’ethnographie des pratiques extra-scolaires (mais qui ont une incidence sur les apprentissages) comme le fait M.-Cl. Penloup (1999). Les approches ethnographiques, en tout état de cause, cherchant à reconstruire les logiques sociales des sujets, tendent à ne pas se cantonner dans un seul « milieu » de référence : ainsi les lectures faites par l’adulte à l’école mais aussi dans d’autres lieux (crèches, famille…) méritent d’être comparées.

2 Ce qui ne remet pas en cause son intérêt, ni son importance du point de vue du développement des fonctions langagières et sémiotiques.

3 Pour prendre un exemple très différent, l’exercice de la dictée ou encore celui de la copie mériteraient eux aussi d’être étudiés selon une démarche ethnographique. Mieux qu’aucune critique a priori ou a posteriori, une telle enquête permettrait sans doute d’évaluer ce qui se joue – et se noue – dans ces pratiques et les font résister au temps, malgré les critiques dont elles ont fait l’objet.

4 Micro par rapport à la problématique générale des lectures partagées ; mais objets encore immenses si l’on cherche à les explorer !

5 Elle doit alors respecter l’épistémologie, et la logique de cette discipline, et non vouloir la bricoler à sa guise.

Pour citer ce document

Par Francis GROSSMANN, «L’épistemologie comme art d’identifier les objets didactiques», Cahiers FoReLLIS - Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et dans les arts de l'Image et de la Scène [En ligne], Questions d'épistémologie en didactique du français, Revue papier (Archives 1993-2001), AXE 2 : RELATIONS AVEC LES DISCIPLINES CONNEXES, mis à jour le : 13/09/2018, URL : https://cahiersforell.edel.univ-poitiers.fr:443/cahiersforell/index.php?id=604.

Quelques mots à propos de :  Francis GROSSMANN

Maitre de conférences en linguistique et didactique du français à l’université Stendhal de Grenoble. Il est membre de l’équipe « Pratiques langagières et didactique de l’écrit » du Laboratoire de Linguistique et Didactique des Langues Etrangères et Maternelles (lidilem) de l’université Stendhal (Grenoble III). Ses travaux portent sur le développement des compétences en lecture, l’acculturation à l’écrit et la sémantique des discours. Il a publié : Lecture(s) et sémiotique de l’écrit. Enjeux de l ...