- Accueil
- > Revue papier (Archives 1993-2001)
- > Questions d'épistémologie en didactique du françai ...
- > AXE 2 : RELATIONS AVEC LES DISCIPLINES CONNEXES
- > Emprunter, bricoler, construire... Les relations de la didactique avec les disciplines connexes
Emprunter, bricoler, construire... Les relations de la didactique avec les disciplines connexes
Par Jean-François DE PIETRO
Publication en ligne le 13 septembre 2018
Texte intégral
1Il est connu que, pour une part, le prestige d’une discipline scientifique tient à sa spécificité et à sa cohérence méthodologiques et conceptuelles : certaines méthodes (l’analyse distributionnelle, etc.), certains concepts (« assimilation-accomodation-équilibration », « énonciation », etc.) suffisent souvent à situer une démarche dans un champ défini. En même temps, nombre de scientifiques sont bien conscients des limites de ces enfermements disciplinaires et en appellent régulièrement à plus d’interdisciplinarité, à plus d’ouverture aux disciplines connexes. Dans le cas de la didactique, les mêmes discussions se retrouvent évidemment. Mais elles s’y trouvent en quelque sorte exacerbées, du fait, entre autres, que la didactique des langues est une discipline récente, émergée en quelque sorte aux confins de la linguistique appliquée, voire de la linguistique tout court, de la pédagogie et de la psychologie, et qui doit encore se justifier de sa légitimité.
2Ainsi, la question peut se poser de savoir si la didactique n’est qu’une mise en œuvre pratique, à des fins spécifiques, de théories échafaudées ailleurs, ou si elle doit viser à une autonomie scientifique. Ce n’est là, toutefois, qu’une partie de la question, car l’autonomie peut être obtenue par la construction de concepts et méthodes spécifiques, mais aussi en revendiquant à une ou plusieurs disciplines des emprunts qui seraient intégrés, solidarisés dans un moule scientifique nouveau, recevant sa légitimité selon d’autres critères (modalités spécifiques d’intégration, validité pratique...). Un tel « métissage » court cependant le risque, on le sait, d’être faussement perçu par les scientifiques eux-mêmes qui, faute de mesurer les effets de système provoqués par l’insertion des concepts dans un nouveau jeu de relations, n’y voient souvent qu’un simple applicationnisme.
3En fait, les positions défendues par les chercheurs qui, plus ou moins explicitement, relèvent d’une discipline « didactique » sont extrêmement diverses et, surtout, plus complexes qu’il n’y parait au premier abord. Deux extraits des textes proposés aux participants de l’atelier le montrent très clairement : R. Galisson, tenant apparent d’une autonomie radicale, écrit en effet, en ouverture à sa contribution aux journées d’étude : « Dans la mesure où je ne me réclame pas de la didactique du français [...], mais de la didactologie des langues-cultures et où, après avoir été un linguiste très appliqué, j’ai cru devoir distendre mes liens avec les disciplines de référence, avant de les rompre radicalement dans le cadre de la didactologie, […] » ; J.-L. Chiss, de son côté, affirme : « Sans cela, le risque – très réel aujourd'hui – est que la mythologie du « terrain », la vindicte anti-applicationniste et le désenchantement face à la linguistique, marginalisent les intérêts de connaissance liés à la langue et aux discours et provoquent une évanescence des objets à traiter dans les discours de la didactique ». On le voit, les positions paraissent tranchées. Le sont-elles si nettement ? Les pratiques effectives de recherche reflètent-elles ces prises de position ? Quels sont les concepts et les méthodes effectivement utilisés ? D’où viennent-ils ?
4Les contributions proposées dans notre atelier ne permettent pas nécessairement de répondre de façon simple à de telles questions. Mais il nous parait utile de les conserver en arrière-plan, dans la mesure où il s’agit non seulement de mieux comprendre les positions défendues par les didacticiens qui composaient cet atelier, mais bien de nous interroger, chacun d’entre nous, sur nos pratiques effectives. Il se pourrait bien, dès lors, que la principale tendance qui se dégage relève finalement, dans une mesure plus ou moins forte, d’un « bricolage » méthodologique et conceptuel – au sens lévi-straussien du terme évidemment (Lévi-Strauss 1962) ! Cela ne signifie en aucune façon que tout est permis, que tout peut être emprunté sans conditions. Mais cela pourrait signifier qu’il s’agit surtout de savoir pourquoi on emprunte, de quelle manière, et que, dans le fond, ce sont surtout les critères définissant la pertinence d’un emprunt qui relèvent de la « didactique » – discipline qui a assurément à construire ses conditions de validité en fonction des finalités, théoriques et praxéologiques, qui sont les siennes. Saussure, à sa manière, ne procédait-il pas ainsi lorsque, construisant l’autonomie de la linguistique, il la situait pourtant clairement, en tant que composante de la sémiologie, comme « une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie générale » (Saussure, 1972 [1916] : 33) ?
5C’est bien dans ce sens, me semble-t-il, que s’oriente Ch. Barré-De Miniac, qui conçoit la didactique comme un champ scientifique autonome, dont une tâche primordiale consiste à construire un objet, et qui invite à des relations très ouvertes aux disciplines connexes, permettant les emprunts pour autant toutefois qu’ils soient subordonnés, intégrés, au cadre théorique autonome construit par la didactique. C’est une définition rigoureuse et cohérente de la didactique et de son objet qui fonde ici la possibilité et la pertinence des emprunts. Pour Ch. Barré-De Miniac, le point de vue spécifique, qui sous-tend toute la construction, est constitué par un cheminement entre les pôles du triangle didactique : c’est cela qui est fondateur, qu’il s’agit de ne jamais oublier, et qui permet d’intégrer dans un tout solidaire les méthodes et concepts qui proviennent d’autres disciplines. Autrement dit, les contenus des différents pôles – qui sont en partie issus d’autres disciplines – deviennent didactiques dans la mesure où ils sont réorientés vers les autres pôles du triangle et qu’ils peuvent être validés selon des critères didactiques d’opérationalisation et d’analysabilité. Comme le montrent les exemples traités, cette auteure revendique ainsi – dans le cadre épistémologique présenté – le droit à l’emprunt, et même à un certain « hétéroclitisme » : « concernant les modèles cognitifs, rien n’interdit à la didactique de puiser dans des courants différents, voire divergents. Mais à deux conditions au moins : que ces emprunts soient clairs quant à leurs présupposés et leurs limites ; que ces emprunts lui permettent de cheminer le long du triangle didactique : élaborer des contenus, élaborer des formes d’intervention ».
6L’exemple, emprunté à Dolz et Schneuwly (1998), de la notion de « modèle didactique d’un genre » est à cet égard exemplaire, dans la mesure où ces modèles représentent, au terme d’un processus réfléchi et explicite de transposition, des variantes scolaires – « didactiques », pourrions-nous dire – de genres « simplement » communicatifs, centrées à la fois sur l’objet (le genre en tant que pratique sociale de référence), sur l’apprenant (ce qui – dans ces pratiques – apparait comme « apprenable ») et sur l’enseignant (ce qui est « enseignable », voire « à enseigner ») : « à l’interface des descriptions de débats divers, des théories (multiples et hétérogènes) du genre, des capacités observées des apprenants et des objectifs de l’enseignement, le modèle didactique [du genre « débat public »] représente en effet le produit d’une construction qui […] assure la légitimité et la pertinence de l’enseignement, tout en créant un objet original, cohérent, solidaire » (De Pietro et al. 1996/97 : 125).
7Comme nous l’avons suggéré en introduction, la position revendiquée par R. Galisson apparait presque à l’opposé : « À l’origine de la dlc [didactologie des langues-cultures], il y a aussi, évidemment, la prise de conscience lente mais forte que la linguistique n’est pas la discipline de référence de la didactique des langues et encore moins la discipline-mère. C’est au terme d’un long parcours et d’une amère expérience de linguiste appliqué, de méthodologue et de didacticien que j’ai été amené à ce constat […] ». En fait, un didacticien ne peut qu’être d’accord avec de telles formulations. Et, comme le rappelle Berrendonner (1999) – pourtant un linguiste – dans un article récent à propos des types de phrase, on ne saurait jamais être trop prudent dans nos emprunts à la linguistique... Mais est-ce vraiment de cela qu’il s’agit ici ? Est-il vraiment question de rechercher « la vérité, la solution unique et stable » ? R. Galisson nous semble faire référence à un applicationnisme qu’on rencontre certainement encore-ci et là, et qui mérite assurément qu’on le dénonce, mais qui a déjà souvent été critiqué par la linguistique appliquée elle-même. Dans un article récent où il tente de clarifier les relations entre linguistique appliquée, linguistique et didactique, B. Py (qui se reconnait pourtant comme « linguiste appliqué ») souligne d’emblée, à propos de l’analyse contrastive en l’occurrence, que l’applicationnisme a « rencontré très tôt des difficultés importantes » (p. 12) ; il ajoute par la suite : « L’évolution historique dont nous venons d’esquisser quelques aspects a entrainé une profonde modification de la notion d’application. On n’attend plus aujourd’hui de la linguistique qu’elle projette ses modèles sur le plan de la didactique » (Py, 1996 : 16).
8Pourtant, à y regarder de plus près, lorsqu’on se demande ce que les chercheurs font effectivement, la position de R. Galisson n’apparait peut-être pas si éloignée, finalement, de celle de Ch. Barré-De Miniac ! Pour tous deux, en effet, il importe d’une part que les questionnements partent « de l’observation et de l’interrogation du terrain » (R. Galisson), pour tous deux il faut également qu’il y ait intégration (Ch. Barré-De Miniac, supra), « internalisation » qui assure l’autonomie (R. Galisson). Et, dans ces conditions, R. Galisson ne rejette pas non plus les emprunts divers et hétéroclites, bien au contraire : « Comme les autres sources d’information et de savoir, elles [les disciplines théorétiques sollicitées] constituent des magasins de pièces détachées où les chercheurs peuvent faire leur marché (de détail), découvrir le concept ou l’idée qui manque à leurs constructions transdisciplinaires ». Tout se passe comme si, finalement, il n’était guère possible de ne rien emprunter... En fait, les vraies différences entre les deux approches précitées résident, me semble-t-il, dans les critères définissant la validité des emprunts : ceux-ci sont établis dans une perspective résolument et exclusivement interventionniste chez R. Galisson, et n’ont de ce fait qu’une portée locale (« Dans la mesure où la théorie est ainsi ajustée aux questions que pose ou se pose le terrain […], les réponses proposées ne sauraient prétendre à l’universalité, elles s’inscrivent dans la singularité et la précarité »), alors qu’ils sont définis dans une perspective à la fois d’opérationalisation et d’analysabilité chez Ch. Barré-De Miniac, qui, ce faisant, revendique simultanément une visée praxéologique et une visée théorique (supra). Ce que R. Galisson, finalement, refuse, au nom d’une autonomisation de la didactologie des langues-cultures, c’est l’idée même d’une théorie didactique !
9La position de J.-L. Chiss permet en quelque sorte d’« arbitrer » ce débat – en prenant plutôt parti, comme nous le verrons, pour Ch. Barré-De Miniac, mais en nuançant la position de cette dernière. En effet, J.-L. Chiss, tout en reconnaissant pleinement la pertinence des questionnements issus du terrain, défend très clairement l’exigence d’une réflexion épistémologique, contre une logique qui serait exclusivement de terrain : « Si l'on souhaite à bon droit substituer une logique ascendante à la logique descendante précédemment évoquée, il faut transformer la perception de ce qu'il est convenu d'appeler le « terrain » et cesser d'en faire un mot d'ordre, une incantation ou un foyer de ralliement des options anti-théoriques. Constituer la didactique du français et des langues à partir du « terrain », y puiser le questionnement pour les « disciplines connexes » suppose un niveau de formulation suffisamment pertinent, intrinsèquement lié à cette culture du langage et de la discipline ». Mais J.-L. Chiss n’accorde pas à l’idée d’autonomie disciplinaire de la didactique la même importance que Ch. Barré-De Miniac. C’est en effet l’historicité de la didactique des langues qui l’intéresse, dans son contexte culturel de disciplinarisation continue des connaissances – qu’il s’agisse d’ailleurs de savoirs savants mais aussi d’« idées générales ». La spécificité, historique, de la didactique apparait ainsi fortement liée au contexte culturel dans lequel elle émerge, liée à des traditions nationales, à des débats idéologiques, à des ancrages institutionnels. Quant à lui, en raison de son histoire propre, ce ne peut être que le lien didactique des langues / sciences du langage que, dans ce jeu de positionnements, il privilégie. Mais d’autres options seraient possibles, qui montrent la fragilité des frontières1. L’important, c’est d’assumer ces liens dans la visée d’une problématisation didactique inscrite dans ce continuum culturel que constitue le couple savoirs / transmission des savoirs.
10L’intérêt majeur de la contribution de J.-L. Chiss est de nous faire voir l’historicité des mouvements scientifiques dans lesquels nous sommes impliqués, de nous rappeler ce faisant que les concepts – quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent – ont une histoire, s’inscrivent dans des contextes culturels, dans des débats, dont il faut veiller à ne pas être dupe. Ses exemples, qui invitent à examiner minutieusement, pour chaque contexte, comment les « savoirs savants » et les concepts sont reçus par les « cultures linguistiques et didactiques », sont à cet égard très parlants. Mais en se plaçant ainsi au-dessus de la mêlée, en prenant quelque peu de haut la volonté exprimée par certain(e)s d’une autonomisation de la didactique, J.-L. Chiss ne risque-t-il pas, dans le contexte de lutte sociale permanente pour la place et le nom (Bourdieu 1979), de faire le jeu de ceux qui, justement, refusent l’émergence d’une problématisation didactique fondée épistémologiquement et ancrée institutionnellement ?
11En soulignant l’historicité et la permanence des processus de disciplinarisation, en exprimant de manière aussi forte « l’hypothèse d’un continuum entre l’invention et la transmission », J.-L. Chiss nous invite en outre à nous interroger sur les effets en retour de la didactisation sur l’élaboration même des savoirs. Il s’agit là, selon moi, d’une question importante et d’un enjeu considérable, tout aussi à même de fonder la légitimité de la didactique – ou de la problématisation didactique – que le critère d’autonomisation. La pertinence d’un point de vue, en effet, ne devient-elle pas évidente au moment où celui-ci suscite de nouvelles interrogations dans les disciplines voisines en rendant de ce fait visibles leurs lacunes ? Les conséquences fort discutables du processus permanent de disciplinarisation qu’a connu la grammaire française dès le XIXe siècle (Chervel 1977) sont certes connues, mais il est plus étonnant d’observer aujourd’hui un mouvement contraire, à savoir que la linguistique se trouve interpelée à partir de l’analyse d’erreurs commises par des élèves ayant suivi un enseignement grammatical (Béguelin 2000)... Dans une perspective semblable, il serait également intéressant d’examiner le rôle de l’école, de l’instruction, dans la constitution et l’évolution, historiquement situées, des pratiques langagières d’une communauté linguistique...
12Au terme de cette brève discussion à propos des relations de la didactique aux référents théoriques des disciplines connexes, quatre points me semblent ressortir – qui expriment au moins ma propre position dans la discussion :
131. l’importance d’une conscience historique à propos des processus (culturels, scientifiques, idéologiques, institutionnels) en jeu dans la circulation permanente des savoirs et dans leur disciplinarisation ;
142. la reconnaissance, dans ce contexte historique, de l’enjeu constitué par l’élaboration disciplinaire de la didactique ;
153. la nécessité en vue de cette élaboration d’une réflexion épistémologique prenant en compte à la fois des visées praxéologiques et théoriques ;
164. le choix, dans la définition des relations interdisciplinaires, d’une position souple, ouverte, mais qui explicite ses critères de validité des concepts et méthodes utilisés – quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent.
17Il apparait ainsi que la question fondamentale, à ce propos, n’est pas tant celle des relations entre disciplines et des emprunts que la didactique fait à celles-ci que la question des conditions qui définissent ces relations et emprunts : explicitation des critères de validité des emprunts conceptuels et méthodologiques, réciprocité des questionnements, etc. C’est en entrant pleinement dans ce système d’échanges « contrôlé », et non par une autonomisation au forceps (qui conduit le plus souvent à une dérive terminologique jargonnante...) voire a-théorique, que la didactique, tout simplement, existe.
Notes
1 . Il est frappant ici de remarquer que B. Py, en tant que « linguiste appliqué », soutient une position qui me parait très proche : « L’expression initiale a retrouvé l’arbitraire du signe, et les habitudes de dénomination ont évolué au gré des vicissitudes institutionnelles. Dans certaines Universités, l’expression traditionnelle a été contestée parce qu’elle évoquait une subordination malvenue de la didactique des langues à la linguistique théorique. Dans d’autres, elle offrait au contraire une place de choix dans les institutions universitaires. En fait, le découpage des activités désignées par l’expression linguistique appliquée relève dans une large mesure de l’histoire » (1996 : 12).