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Didactique des langues et disciplinarisation
Par Jean-Louis CHISS
Publication en ligne le 13 septembre 2018
Table des matières
Texte intégral
L’inestimable objet de la transmission
Pierre Legendre
Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde
Albert Camus
1On sait désormais qu’une formulation comme « Relations de la didactique du français avec les disciplines connexes » suscite moins de réponses qu’elle ne signifie la nécessité d’une déconstruction, d’un déplacement – sauf à accepter par adhésion, commodité ou lassitude, les présupposés de chacun de ses éléments. Puisqu’il faut bien commencer et – limites de la contribution obligent – vite finir, on partira de l’empiricité : il existe des savoirs et des techniques concernant le langage, les langues et les discours ; ces savoirs et ces techniques font l’objet de diverses modalités de transmission dans les sociétés et constituent de fait une culture dans laquelle nous sommes immergés. Si ce qu’on nomme la didactique d’une langue, le français par exemple, découpe son champ pour partie dans cette culture, ce dernier reste tout autant tributaire des cultures éducatives, sans qu’il faille entendre ici un partage disciplinaire de l’objet entre les « sciences du langage » et « les sciences de l’éducation ». C’est qu’il s’agit, de mon point de vue, de cesser de placer la revendication de scientificité au centre du processus de constitution de la didactique des langues. Disant cela, on n’avalise évidemment pas le primat du conflit des opinions sur la réflexion argumentée. On déplace « seulement » le débat de l’hypothétique scientificité des savoirs sur le langage, les langues et l’école, vers la question de leur historicité, donc du problème de l’autonomie de la didactique vers celui de sa spécificité 1.
1. Les savoirs savants dans la culture du langage
2En lieu et place de la bipartition savoirs savants / savoirs enseignés, le concept de disciplinarisation des connaissances linguistiques explicite l’hypothèse d’un continuum entre l’invention et la transmission2 qui implique chez les « savants » eux-mêmes une attention aux reformulations successives et différentes de la « théorie », au degré de cohérence et de consistance des savoirs savants, aux avatars de la réification qui a toujours déjà commencé. On ne saurait ainsi se satisfaire d’une conception de la transposition didactique qui, en quelque manière, présupposerait une compacité voire une « pureté » des savoirs savants. Ce qu’il s’agit de mesurer, pour notre champ, c’est précisément leur variabilité, leur historicité en prenant en compte l’impact des transmissions et l’effet en retour de leur didactisation universitaire et scolaire.
3L’élaboration d’une notion est tributaire de tout un ensemble de considérations sociales et culturelles et la culture de la langue ne comprend pas seulement les représentations « savantes » mais aussi les « idées générales » qui circulent sur cette langue dans un/des contexte(s) déterminé(s). Focaliser une recherche sur la transposition d’une notion issue d’une théorie (la transformation chomskyenne, l’acte de parole austinien par exemple) court le risque (malgré la volonté de rétablir la complexité aux origines de la transposition didactique chez M. Verret ou Y. Chevallard) d’en revenir à une vision de la « dégradation » de la théorie et de ne pas conjurer, dans le maintien de la logique descendante, les errements de l’applicationnisme. Au lieu de repousser le cri primal du « Voyez ce que les manuels et les enseignants font de la théorie », il s’agit d’analyser les réceptions de ces « savoirs savants » dans les cultures linguistiques et didactiques nationales et transnationales, de se demander pourquoi et en vue de quoi tel concept a été prélevé et s’est plus ou moins installé ou marginalisé, quelle est la temporalité variable de ces réceptions. De ce point de vue, le fonctionnement d’une notion comme la « communication » dans l’univers linguistique-scolaire n’est pas seulement à référer au schéma de R. Jakobson ou aux modèles de la pragmatique mais aussi aux « cultures de la communication » dans tel ou tel pays, à ses enracinements anthropologiques (voir par exemple la « compétence de communication » chez Dell Hymes), aux spécificités nationales (par exemple l’importance de la conversation lettrée en France). Plus largement, l’existence de représentations structurantes dans une culture langagière donnée comme le « génie » de la langue française ou la « crise du français », la postulation et l’examen d’une « literacy » à la française où se jouent les relations oral/écrit et les modes d’acculturation au scriptural doivent être prises en considération pour situer les caractères discriminants d’une didactique du français dans le champ de la didactique des langues-cultures.
4En désenclavant l’histoire des disciplines scolaires de son orientation parfois trop « autonomiste », de sa tendance à réduire le poids des références savantes dans le procès de constitution des savoirs et savoir faire à l’école, on doit en retenir, pour la didactique du français, les éclairages fondamentaux qu’elle apporte en particulier pour la genèse de la « matière » français érigée en corps disciplinaire à partir de la seconde moitié du XIXe siècle : c’est qu’il s’agit de se représenter la complexité de dispositifs historiquement situés où la distance/proximité avec les savoirs universitaires est variable tout comme l’est la relation aux pratiques langagières-sociales ou aux politiques linguistiques.
2. La didactique entre terrain, objets et concepts
5L’intérêt de l’interrogation, de la prise didactique,est ainsi d’opérer le retour à des contextualisations indispensables, de souligner les adhérences culturelles des savoirs, de nous alerter sur leurs déterminations conceptuelles et institutionnelles, de les inscrire dans un monde intellectuel plus vaste. C’est pourquoi aussi il apparait impossible de refuser la réflexion épistémologique en didactique au nom de l’urgence ou de l’utilité sociales. Si l’on souhaite à bon droit substituer une logique ascendante à la logique descendante précédemment évoquée, il faut transformer la perception de ce qu’il est convenu d’appeler le « terrain » et cesser d’en faire un mot d’ordre, une incantation ou un foyer de ralliement des options anti-théoriques. Constituer la didactique du français et des langues à partir du « terrain », y puiser le questionnement pour les « disciplines connexes », supposent un niveau de formulation suffisamment pertinent, intrinsèquement lié à cette culture du langage et de la discipline. La formulation même d’un problème didactique implique une prise de distance, une réflexivité, une verbalisation qui sont conditionnées par le degré d’acculturation au fonctionnement du langage, de la langue et aux impératifs de la transmission scolaire.
6Sans cela, le risque – très réel aujourd’hui – est que la mythologie du « terrain », la vindicte anti-applicationniste et le désenchantement face à la linguistique, marginalisent les intérêts de connaissance liés à la langue et aux discours et provoquent une évanescence des objets à traiter dans les discours de la didactique. Si l’on se place du côté du savoir enseignant, qui me semble être le lieu majeur de l’intervention de la didactique, la question de la pertinence des contenus et de l’outillage linguistique et intellectuel est incontournable. Mais ce n’est plus en relation avec des théories constituées – et qu’on aurait décontextualisées pour les besoins de l’efficience – qu’il convient de penser la didactique du français puisque – nous l’avons dit – ces théories elles-mêmes sont prises dans le processus de disciplinarisation. En réalité, il s’agirait, à chaque fois, de déployer l’ensemble des implications conceptuelles que recèle un problème de langue, d’écriture ou de lecture, de retrouver à partir de là quelques grandes interrogations dont la didactique du français et des langues a à traiter : rôle des problématiques de la « communication », fonctions de l’écrit aujourd’hui et conséquences à en tirer pour les activités scolaires en lecture-écriture, éventuelles transformations à opérer dans l’édifice grammatical en regard des variations synchroniques et diachroniques de la langue française, compatibilité possible et souhaitable entre les cultures littéraire et scientifique dans les classes...
7Un tel travail se soutient d’une attention constante aux solidarités et aux contradictions, d’une lecture des « conflits » dans leur historicité : l’opposition entre les options communicatives et métalinguistiques est une construction de la didactique des langues, accentuée dans ses versions contemporaines, et qui amène par exemple à réinjecter la grammaire la plus traditionnelle dans des « méthodes » axées sur l’acquisition d’une compétence de communication ; la dichotomie entre la codification (les règles du bien écrire) et l’habitus (la disposition socialement acquise au même bien écrire) continue de perturber l’édification d’une didactique de la production écrite ; l’écartèlement entre les dimensions de maitrise de la combinatoire et l’objectif de l’accès à la compréhension reste, malgré l’existence de multiples travaux de type interactionniste, une donnée structurelle de la perception du lire dans la communauté enseignante... et didactique. Le recouvrement idéologique de ces couples ne facilite pas les choses, politisant directement par exemple des dichotomies du type cognitif vs culturel. Il est clair aussi que la rémanence de catégories méta-théoriques dont raffole la didactique des langues, par exemple simplicité/complexité, naturalité/artificialité, constitue un obstacle épistémologique alors même qu’il faudrait hâter leur obsolescence, au moins comme concepts opérateurs.
3. Débats disciplinaires et prise de parti
8On l’aura compris : si cette contribution participe au débat initié par l’intitulé « Relations de la didactique du français avec les disciplines connexes », elle ne saurait le faire en termes de domaines et de frontières entre des ensembles disciplinaires. De ce point de vue, face aux conceptions extensives du champ, j’ai toujours plaidé pour une vision réductionniste, convaincu sur le fond que, selon le mot de Judith Schlanger, « le propre de la discipline, c’est de circonscrire et de renoncer ». Il est certain que la tentation même d’un champ disciplinaire réputé mouvant et mutidimensionnel est de se solidariser avec les domaines qui lui apparaissent proches et d’apparaitre au centre d’une constellation marquée par une multiplicité de liens et de connexions. À rebours de cette spatialisation que matérialisent les nombreux schémas des didacticiens et dont la valeur heuristique se mesure aux débats qu’ils suscitent, il me semble qu’il y a moins lieu de penser globalement la didactique des langues face aux autres disciplines qu’à penser ce que peut être la problématisation didactique, dès lors que c’est le langage et les langues qui sont au centre de la réflexion, comme objets de savoir certes mais surtout comme lieux d’inscription des savoirs et des sujets dans leur historicité. C’est pourquoi m’importent les questions que la didactisation des savoirs pose à ces savoirs eux-mêmes.
9Si tant est qu’une forme de regard ethnométhodologique porté sur sa propre activité de chercheur dans un cadre donné ait une quelconque pertinence, j’ai le sentiment de ne pas pouvoir séparer dans mon travail l’intérêt pour le fonctionnement de la langue et des discours et l’attachement intellectuel à la question de la transmission. Si la traduction institutionnelle de cette position ne peut consister, en l’état actuel des choses, que dans la revendication du lien privilégié entre la didactique d’une langue et les « sciences du langage », mon implication n’a de sens que par la tenue ensemble d’un examen des cultures linguistiques, didactiques et éducatives dans des situations spécifiques. Entre la prétention totalisante à l’universalité des réponses et leur émiettement aléatoire dans une logique du « cas par cas », la didactique des langues se sait confrontée à une multiplicité de variables tout en cherchant les axes d’une théorisation d’ensemble. La double vocation réflexive et interventionniste de cette discipline doit être maintenue car il y va de la transmission et du langage qui, à la fois, construisent et transforment.
Notes
1 . La présente contribution reprend, de manière synthétique et abrupte, des éléments de réflexion contenus dans Chiss (1995, 1996, 1997) et Chiss et Puech (1999, 2000).
2 . La revendication ferme du terme transmission dans les débats en didactique n’entraine aucune prise de parti sur les fonctionnements pédagogiques ; ce dont il s’agit ici n’est en rien assimilable aux directives pédagogiques, impositives, frontales.