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Vers une didactique du plurilinguisme
Par Véronique CASTELLOTTI1
Publication en ligne le 13 septembre 2018
Table des matières
Texte intégral
1. Introduction : un déplacement des objets et des moyens
1La didactique des langues a jusqu’à présent surtout raisonné sur l’apprentissage d’une seule langue étrangère, en tant que telle, ou en relation à la langue considérée comme maternelle ; cette option, longtemps considérée comme la seule réaliste et efficace, a entrainé le développement de conceptions didactiques marquées par un apprentissage relativement contrôlé, s’appuyant sur un nombre limité de supports d’enseignement gradués et par un curriculum représenté comme aussi homogène, unidimensionnel et linéaire que possible.
2C’est vers un renversement de cette tendance que s’oriente notre travail, en posant comme une nécessité que, désormais, le questionnement doit aussi porter sur les conditions dans lesquelles s’opère la construction d’une compétence dans plusieurs langues, ce qui conduit à penser l’apprentissage comme recours à des supports multiples, non tous filtrés par un processus d’enseignement et accessibles par d’autres biais que celui de systèmes de formation organisés, et à concevoir l’élaboration de curricula multidimensionnels, qui prennent pleinement en considération ce double déplacement vers la pluralité des langues apprises et la pluralité des accès à ces langues.
3La recherche entreprise engage un examen de chacun de ces trois volets : mise en place de capacités plurilingues, multiplicité et multidimensionnalité des supports, conception des curricula. Il s’agit de contribuer à la réduction du décalage évoqué entre une didactique de l’apprentissage linéaire et calibré d’une langue étrangère et (l’absence d’)une didactique du plurilinguisme accotée à la multiplicité des ressources et supports d’apprentissage. Un tel déplacement oblige à différencier les questionnements et les instruments d’observation.
4Dans la mesure où une attention spéciale est portée à l’accès à une multiplicité de ressources et supports présentant des données langagières, et où les compétences plurilingues sont notamment étudiées en termes de capacités de réception et de compréhension, les études se concentrent avant tout, quoique non exclusivement, sur la face réceptive des activités langagières : par une caractérisation des objets langagiers en relation à la perception et aux représentations que peuvent déclarer en avoir les usagers.
5Après cette présentation générale, je détaillerai plus spécifiquement les travaux développés dans le premier axe de l’équipe, qui s’intéresse aux caractéristiques de ce que peut être une compétence plurilingue et aux conditions de sa construction.
2. Construction et gestion d’une compétence plurilingue
2.1 Notions de compétence plurilingue et de compétence partielle
6Le premier déplacement opéré est celui que marque le passage d’une représentation monolingue ou bilingue à une représentation plurilingue de l’apprentissage et de ses objectifs.
7Parler de compétence plurilingue, c’est s’intéresser à la compétence à communiquer d’acteurs sociaux en mesure d’opérer dans des langues différentes, à même aussi de gérer et de remodeler cette compétence plurielle au cours de leur trajectoire personnelle.
8Ce domaine d’étude se trouve, notamment dans ses rapports à l’enseignement / apprentissage, marqué par différents paradoxes qui pèsent sur la réflexion et l’intervention. Quels que soient les traits d’origine de la notion de compétence de communication, elle s’est développée, en relation à l’enseignement des langues, sur le modèle du natif communicateur idéal : la compétence de communication (comme distincte de la compétence strictement linguistique) est caractérisée par les capacités, les connaissances et les dispositions de type sociolinguistique et pragmatique de locuteurs implicitement présumés natifs monolingues ou, du moins, considérés comme opérant dans des instances de communication endolingue.
9Si, pour ce qui relève de l’aménagement et des politiques linguistiques, la pluralité des langues et des cultures constitue une donnée fondamentale, intégrée depuis longtemps à l’analyse avec ses dimensions ethnologiques et sociologiques, il n’en va pas de même pour les travaux sur l’acquisition et l’enseignement / apprentissage des langues, où prévalent nettement les modèles « binaires » quant aux modes de contact entre deux langues ou entre deux cultures. Cette distinction entre pluri d’un côté, et bi de l’autre, répond certes à des raisons méthodologiques et à la différence des objets d’étude ; mais elle a contribué à induire des représentations individuelles et collectives non neutres.
10Dans cette même perspective, la notion de compétence partielle dans une langue donnée trouve sa place : il s’agit de poser que cette maitrise, imparfaite à un moment donné, est partie d’une compétence plurilingue plurielle qu’elle enrichit, et de préciser que cette compétence dite partielle est en même temps une compétence fonctionnelle par rapport à un objectif délimité. La compétence partielle peut concerner des activités langagières (par exemple de réception : mettre l’accent sur le développement d’une capacité de compréhension orale, ou écrite) ; elle peut concerner un domaine particulier et des tâches spécifiques. Une compétence acquise dans une langue est partielle dans la mesure où elle est partie d’une compétence plurilingue qui l’englobe et dans la mesure où, s’agissant de cette langue, elle dote l’acteur considéré de capacités pour certaines activités langagières ou pour certains contextes d’usage plus que pour d’autres activités ou d’autres contextes, ce qui vaut aussi bien, à des degrés divers, pour les langues premières que pour les secondes langues.
11En tant que somme de compétences plus ou moins partielles diversement acquises et sollicitées selon les différentes langues en présence, la notion de compétence plurilingue peut être construite plus avant par l’explicitation de deux autres notions : celle de distance / proximité et celle de gestion de l’alternance des langues.
2.2 La notion de distance / proximité entre langues
12Dans l’apprentissage plurilingue, une des voies explorées a été celle de l’apprentissage de langues dites « voisines », résultant d’une même filiation (par exemple, les langues romanes), dont l’intercompréhension orale ou écrite peut être obtenue à moindre coût, suivant des combinaisons et à des degrés variables. Une des questions est de déterminer si, au-delà de ces voisinages génétiques, d’autres échelles de proximité / distance peuvent être identifiées, dont la prise en compte apparaitrait pertinente dans la construction de compétences plurilingues.
13D’un point de vue linguistique, il s’agit de définir des critères linguistiques repérables (par exemple la nature et la complexité du système phonologique ou l’importance des régularités de dérivation ou les ordres syntaxiques de base) pour établir une première approche typologique des degrés de distance. D’un autre point de vue, touchant plus aux représentations linguistiques « spontanées », on raisonne en termes de distance et proximité perçues, voire imaginées par des usagers de trois ordres : témoins « polyglottes », apprenants « ordinaires », enseignants de langues.
2.3 La notion de gestion de l’alternance des langues
14La compétence plurilingue se présente aussi comme une compétence à passer d’une langue à une autre dans la communication ordinaire comme dans l’apprentissage. Les modes de gestion de cette alternance ont donné lieu à des études en termes surtout d’usages constatés du jeu entre la langue maternelle et une langue autre. En se référant à différents types de situations langagières concernées, l’équipe s’interroge sur des modes plus complexes d’alternance et met celle-ci en rapport plus étroit avec l’apprentissage, tant de langues que de savoirs autres. Cette orientation de recherche s’articule sur les interrogations qui précèdent (quant à la notion de distance / proximité et celle de compétence partielle).
15On s’intéressera ici à la manière dont des sujets plurilingues se représentent leur gestion de l’alternance des langues non seulement en termes de production mais aussi de compréhension, soit dans des situations de réception d’un discours oral alternant dont ils sont destinataires dans une interaction, soit dans les cas où ils ont affaire à des supports écrits plurilingues. Là encore, la distance / proximité entre les langues co-présentes (par exemple, pour certains des cas évoqués, la nature des graphies) est à mettre en relation avec ces autres formes d’alternance.
3. Choix méthodologiques
16En fonction des orientations présentées ci-dessus, certains choix ont été opérés pour déterminer les modalités d’enquête et l’interprétation des données. Les protocoles visent essentiellement à faire émerger des représentations du plurilinguisme, à travers principalement la perception de la distance interlinguistique. C’est sur le rôle que ces facteurs de proximité et de distance – telles en particulier que perçues par les locuteurs – peuvent avoir sur les conduites langagières et les processus d’apprentissage que nous nous penchons plus spécifiquement.
3.1 Cadre de référence
17Il semble que cette question de la proximité / distance entre les langues (effective mais surtout représentée) joue un rôle important dans l’accès aux langues, que cet accès vise une simple sensibilisation ou une appropriation plus complète.
18En particulier, nous nous intéressons aux liens entre certaines représentations de la distance interlinguistique et la capacité à établir des mises en relation entre les langues dans la mise en oeuvre de stratégies d’accès au sens en langues inconnues ou peu connues. Notre travail s’appuie sur des travaux de recherche antérieurs ainsi que sur les études menées à propos de l’intercompréhension des langues. Toutes ces recherches ont permis de déceler chez les usagers des langues l’émergence de contraintes de transférabilité et de règles de passage d’une langue à l’autre. Elles ont aussi contribué à mettre en lumière le rôle particulier joué par la (les) langue(s) première(s) dans la perception des relations entre les différentes langues et celui acquis par les langues connues des locuteurs ou considérées par eux comme familières.
19En didactique des langues et des cultures, toutefois, les représentations peuvent être abordées selon plusieurs angles ; on peut en particulier les étudier du point de vue des contenus qu’elles portent ou, d’un point de vue plus formel, en analysant les traces qu’elles laissent dans les discours, en étant conscients que les formes ne sont pas de purs reflets mais bien aussi des outils de structuration des représentations.
20Si nous pensons effectivement que les représentations sont des objets de discours qui se construisent dans l’interaction, grâce au langage et à la médiation d’autrui, observables au moyen de traces, notre visée à plus long terme, qui implique une orientation clairement didactique, nous oblige cependant à traiter conjointement ces deux points de vue, ce qui détermine fortement nos choix en matière de cadre théorique de référence, ainsi que dans les procédures de recueil et d’analyse des données.
21Ainsi, si nous nous référons aux travaux des psychologues sociaux ceux-ci ne nous suffisent pas pour analyser dans le détail les productions, verbales et non verbales, issues de nos enquêtes. Pour ce qui concerne plus spécifiquement les productions verbales, nos recherches s’inscrivent dans la tradition des travaux qui jugent que les processus acquisitionnels sont étroitement liés aux processus interactionnels. On considère en effet que c’est à l’intérieur de l’interaction que se développent, se négocient, se testent et s’affinent les savoirs linguistiques et extra-linguistiques.
3.2 Recueil et analyse des données
22Compte tenu de notre objet et de nos hypothèses, nous avons élaboré des protocoles d’enquête très diversifiés, susceptibles de nous fournir des données de différentes natures, verbales et non verbales, que nous avons commencé à expérimenter auprès de deux types de publics essentiellement, des étudiants en début de scolarité (ou des lycéens en fin de scolarité) et des enfants en cours de scolarité primaire (8-11 ans).
23Ces protocoles, différents dans leur forme et leur conception selon chacun des publics, reposent sur un certain nombre de caractéristiques communes :
24– le choix de faire effectuer aux sujets des tâches, déterminées par des consignes précises, et de leur faire expliciter les démarches les ayant guidés dans la réalisation de ces tâches et/ ou les résultats de celles-ci ; il semble que nous obtenions ainsi un matériau plus riche pour accéder aux traces des représentations qu’à travers une simple mise en discours ;
25– le travail en tandem ou en groupe, qui oblige les sujets à étayer leur point de vue et à expliciter leur position, en particulier lorsque la consigne impose de ne donner qu’une seule réponse ;
26– la verbalisation a posteriori au moyen d’entretiens semi-directifs complémentaires destinés à expliciter, commenter et préciser les données recueillies.
27La multiplicité des outils est due à la fois à notre souci d’appréhender les représentations en fonction de leurs diverses manifestations, d’essayer d’en saisir notamment les traits pertinents du point de vue d’une recherche à visée didactique et aussi de les adapter au public cible.
4. Conclusion : pour une didactique générale des langues
28Ce bref panorama retraçant les principales orientations et activités de l’équipe « Plurilinguisme et apprentissages » permet de faire apparaitre quelques embryons de réponse aux questions posées dans le préambule introductif de l’atelier 3. La volonté, en particulier, de s’inscrire dans une perspective délibérément plurilingue, tant du point de vue des compétences que des supports et des curricula, oblige à repenser les relations entre les différentes langues dans l’apprentissage, leurs places respectives (notamment celle de la L1) et à étudier les possibilités et les conditions d’apparition d’une intégration didactique. On aura compris, en particulier, qu’il ne saurait y avoir pour nous qu’une didactique des langues, qui pose (et se pose) les questions en termes de relations et de complémentarités ; ses objectifs, qui se déclinent dans la perspective d’une éducation linguistique générale et transversale, imposent de considérer la diversité des publics et des contextes non comme un obstacle mais comme une donnée constitutive de son objet d’étude, d’expérimentation et d’intervention. Ainsi, les premiers résultats de nos enquêtes montrent qu’au-delà de différences mineures, les représentations des témoins font largement appel aux mêmes catégories de référence, à des perceptions comparables des relations entre les langues, à des schémas heuristiques qui interrogent en retour ceux des linguistes. Elles font apparaitre, en particulier, des conceptions des langues et de leur apprentissage fortement marquées par leur expérience de la langue première et par les modèles scolaires à travers lesquels ils ont vécu leur rapport à celle-ci.
29Ces travaux invitent en outre à s’interroger sur la coupure épistémologique traditionnellement opérée entre pratiques et représentations ; si les traces de ces représentations, portées à la conscience au moyen d’outils graphiques et/ou verbaux, peuvent parfois sembler en retrait par rapport à des pratiques déjà partiellement ancrées dans des modes de gestion plurilingue, ces pratiques mêmes, au moyen notamment de leur dimension interactive, contribuent dans le même temps à l’évolution des représentations.
30Une remise en question et un dépassement du découpage binaire s’impose donc sans doute aussi dans ce domaine.
Notes
1 Cette contribution n’est pas une communication personnelle mais reflète une partie du travail et des réflexions menés au sein de l’EA 2534 « Plurilinguisme et apprentissages », dirigée par Daniel Coste. En ce sens, elle retrace les grandes lignes du projet de recherche de cette équipe et des opérations de recherche en cours susceptibles d’apporter quelques éléments liés à la problématique abordée dans cet atelier.